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Salomon Reinach

La théorie du sacrifice

Conférence faite à l’Université populaire (1902)

Date de mise en ligne : samedi 30 décembre 2006

Salomon Reinach, « La théorie du sacrifice », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 96-104.

La théorie du sacrifice [1].

Le sacrifice est le centre de tous les cultes ; c’est le lien essentiel entre l’homme et la divinité. À cet égard, il peut se comparer à la prière ; mais tandis que la prière est un appel, un mouvement de l’âme, le sacrifice comporte l’usage d’un corps, d’une matière que l’on abandonne ou que l’on détruit.

En général, on se figure le sacrifice comme un don fait par l’homme à la divinité pour obtenir sa faveur, c’est-à-dire, en somme, comme une sollicitation par voie de cadeau. Hésiode dit que les présents persuadent les dieux et les rois. L’abbé Bergier, dans le Dictionnaire de Théologie, définit le sacrifice : « Offrande faite à Dieu d’une chose que l’on détruit en son honneur, pour reconnaître son souverain domaine sur toutes choses. » Si l’on presse cette phrase, on y trouve un non sens ; qu’est-ce que détruire une chose en l’honneur de quelqu’un ?

L’abbé Bergier dit encore : « Ce n’est point une absurdité de la part d’un pauvre de faire de légers présents à un riche qui lui a fait du bien ; il imagine que, sans en avoir besoin, ce bienfaiteur lui saura gré d’un témoignage de sa reconnaissance ».

Laissons ce que tout cela a de grossier. Voilà donc, aux yeux de la plupart des critiques, l’idée mère du sacrifice. Il a pour principe que l’homme agit, envers la divinité, comme ii agirait envers une ou plusieurs personnes douées d’une puissance très supérieure à la sienne, auxquelles il ferait des présents en leur adressant des prières.

S’il était vrai que le sacrifice-don fût le type primitif du sacrifice, il faudrait qu’il fût prouvé qu’au niveau inférieur des croyances religieuses, on regarde les êtres surhumains et mystérieux dont on croit dépendre comme des hommes agrandis, c’est-à-dire des personnalités ayant les limitations et les faiblesses de l’homme, mais avec des facultés plus hautes ou plus actives. On aurait traité ces êtres comme l’expérience a enseigné à traiter les puissants de ce monde, chefs ou prêtres. L’étiquette, suivie de tous les non-civilisés, veut que jamais on ne se présente à un chef sans lui apporter un cadeau. C’est ce qui constitue le sacrifice propitiatoire. Si l’on a reçu une faveur, on témoigne sa reconnaissance par de nouveaux dons : sacrifice d’actions de grâces. On croit le chef irrité ; alors, pour l’apaiser, on lui offre un sacrifice d’apaisement ou d’expiation [2].

Tout ce que je vous dis là est vrai, mais pour une certaine période relativement récente de l’histoire de l’humanité.

Vous savez ce qu’on entend par la doctrine de l’évolution : c’est la connaissance de l’universelle mobilité des choses, des transformations lentes qu’elles subissent suivant certaines lois à déterminer.

Un des axiomes qui doit inspirer le sociologue, convaincu de la doctrine de l’évolution, c’est que nos idées modernes, par cela même qu’elles sont modernes, n’ont pas pu être celles des premiers hommes, mais ont dû s’en dégager par une longue transformation.

Or, la théorie qui considère le sacrifice comme un don fait à la divinité par l’homme, la divinité étant conçue comme un homme immortel et particulièrement redoutable, ne peut pas être vraie pour l’origine, parce que c’est bien encore celle dont s’inspire la superstition d’aujourd’hui.

Ouvrez un de ces livres récents comme les Chinoiseries romaines de Sthéno, les Cordicoles de Téry, le Dossier des Pèlerinages de Noël Parfait, ou encore les excellents articles publiés dans la Semaine religieuse de Paris, par M l’abbé Hemmer : vous y verrez que le caractère essentiel d’une dévotion récente, comme celle de saint Antoine de Padoue, est l’idée d’échange, de donnant, donnant. Bon saint, fais-moi passer mon baccalauréat, fais-moi retrouver mon parapluie, et je te donnerai, suivant mes moyens, cent sous ou cent francs ; je te les offre même à l’avance pour te bien disposer à mon égard.

Messieurs, je ne dis pas que cela soit bien ou mal, raisonnable ou puéril ; nous étudions, nous ne polémisons pas.

Donc, l’idée du sacrifice-don étant non seulement moderne, mais contemporaine et comprise en général de tout le monde, ce ne peut être en même temps l’idée mère, l’idée primitive du sacrifice.

Or, sans quitter encore notre temps, observez que la religion comporte, à côté de ces sacrifices qui sont des dons ou des amendes, des privations que s’inflige le fidèle, un autre sacrifice beaucoup plus mystérieux et que très peu de gens comprennent. C’est ce qu’on appelle le sacrifice de la messe. Il consiste essentiellement en ceci, que le prêtre, représentant la communauté, absorbe, sous forme de pain et de vin, la chair et le sang de la divinité afin de se diviniser lui-même. De loin en loin, les fidèles sont admis à participer à ce sacrifice ; mais, depuis le moyen-âge et par des motifs purement utilitaires, on ne leur donne que le pain, et non le vin.

Messieurs, lorsque les incrédules, ceux qui s’appellent voltairiens, plaisantent sur cette forme du sacrifice, ils sont vraiment bien mal inspirés. On ne doit pas plaisanter sur d’anciennes et solennelles coutumes : on doit les étudier dans leur origine et leur développement, s’efforcer de les comprendre. La question de savoir si la divinité est ou n’est pas présente dans l’hostie n’est pas une question scientifique ; la réponse affirmative n’est qu’une opinion et ne se discute pas. Il s’agit seulement de savoir comment il se fait que dans notre religion contemporaine on trouve ainsi deux types de sacrifices : l’un très clair, très terre à terre, le sacrifice-don, que tout le monde comprend ; l’autre très obscur, enveloppé de mysticisme et d’un caractère si particulier que tous ceux mêmes qui communient ne savent pas au juste ce qu’ils font.

Si l’idée de l’évolution n’est pas une erreur, il est certain que le sacrifice aisé à expliquer, le sacrifice-don, doit être une chose récente, et que le sacrifice obscur, le sacrifice de la divinité, doit être une chose très ancienne, beaucoup plus ancienne, parce qu’elle est plus obscure, que le sacrifice-don.

Mais, objecterez-vous, comment le sacrifice de la messe serait-il plus ancien que l’autre, puisque la messe a été instituée il y a moins de deux mille ans, tandis que les Grecs, les Romains, les Égyptiens, trois et quatre mille ans avant J.-C., ont connu et pratiqué le sacrifice-don ?

C’est là précisément que gît l’illusion. Les Égyptiens, les Grecs et les Romains étaient des gens parvenus à un état de civilisation avancée ; ils connaissaient donc, comme nous, le sacrifice-don. Mais ils connaissaient aussi, bien qu’ils en aient parlé très rarement, les sacrifices mystérieux et ils savaient déjà que les rites de ces sacrifices mystérieux remontaient à une très haute antiquité.

Du reste, un peuple peut avoir vécu deux mille ans avant un autre et cependant représenter pour nous un état du civilisation plus avancée. Prenez un sauvage de l’Australie, vivant aujourd’hui, et comparez-le à un de ces Grecs qui, il y a 2.500 ans, ont construit les beaux monuments d’Athènes. Des deux, qui est l’homme primitif ? C’est le sauvage. Des deux, qui peut, qui doit avoir les idées les plus rudimentaires, les plus primitives en matière de religion ? C’est le sauvage. Il faut donc interroger le sauvage et c’est ce que l’on fait depuis une centaine d’années avec grand soin. Or, il arrive ceci. Un sauvage australien vous raconte une histoire singulière ; il vous dit, par exemple, qu’il lui est absolument défendu de manger tel animal, parce que cet animal est l’ancêtre dont il descend. Vous commencez par être fort étonné ; puis, si vous avez lu assez de livres, vous vous rappelez que les Grecs, les Égyptiens, les Hébreux nous ont parlé de croyances analogues existant chez eux à l’état de vestiges du passé, de survivances comme l’on dit. Bientôt vous arrivez à vous convaincre que le sauvage d’aujourd’hui ressemble à un banc de calcaire qui affleurerait dans un pays d’alluvions ; en creusant à une profondeur suffisante sous les sables, vous retrouverez ce même calcaire ; de même, en fouillant dans les profondeurs de l’histoire des peuples civilisés, vous retrouverez, trois, quatre, cinq mille ans avant J.-C., la manière de penser de notre sauvage.

Ainsi, un sauvage de nos jours sert à nous faire entrevoir, je dirai même à nous faire connaître les opinions de nos ancêtres les plus lointains, appartenant à des nations qui ont mûri et qui se sont civilisées plus vite, mais qui ont passé par la phase où le sauvage que nous étudions se trouve encore.

Revenons à l’idée du sacrifice-don. Si cette idée était primitive, il faudrait trouver dans les sociétés sauvages les plus rudimentaires, d’une part la croyance à un ou plusieurs dieux conçus sur le modèle des hommes, d’autre part l’institution de prêtres qui seraient les représentants et les trésoriers du dieu. Car, sans prêtre, il n’y a pas de sacrifice-don ; il faut toujours une paire de mains visibles pour recevoir l’offrande à la place du Dieu que l’on ne voit pas.

Eh bien ! Cela n’est pas. Les religions les plus primitives ne connaissent ni le dieu personnel à l’image de l’homme, ni le prêtre qui est le représentant du Dieu.

Vous m’objecterez la Bible. Mais, d’abord, si la Bible connaît dès le début un dieu personnel, elle ne connaît pas le prêtre ; le prêtre est un tard-venu dans l’histoire d’Israël. Et quant au Dieu à aspect humain de la Bible, il n’est guère plus ancien que l’an mille avant J.-C., l’époque la plus ancienne à laquelle puisse remonter la rédaction des récits de la Genèse. Mille ans avant J.-C., c’est presque hier et je vous le prouve. Vous savez tous aujourd’hui qu’il a existé une longue période de la vie de l’humanité où l’homme ne connaissait ni les métaux, ni les animaux domestiques, ni les céréales. Or, le rédacteur de la Bible est relativement si récent qu’il ne sait rien d’une pareille période ; il représente Adam soignant les arbres du jardin d’Éden, puis, aussitôt qu’il en est expulsé, se livrant à l’agriculture, comme si l’humanité, dès son origine, avait connu les arbres fruitiers et les céréales. Donc, l’écrivain auquel nous devons la Genèse biblique est moderne et l’idée qu’il se fait d’un Dieu semblable à l’homme ne peut être une idée primitive.

Avec les dieux des Égyptiens, qui sont des animaux ou ont des têtes d’animaux, nous remontons beaucoup plus haut dans le passé. vers les environs de 5.000 ou 6.000 avant J.-C. Donc, nous sommes disposés à penser que longtemps avant d’être conçue sous l’aspect humain, la divinité était figurée par les hommes sous les traits de certains animaux.

Or, voici une étonnante coïncidence ! Précisément les religions des sauvages modernes les plus primitifs ne connaissent pas de dieux humains, mais seulement des dieux animaux ou plantes. Ce n’est pas tel animal ou telle plante qu’ils adorent ; non, c’est telle espèce végétale, telle espèce animale qu’ils considèrent comme unie à eux par un lien mystérieux et très ancien. Ce sont, à leur avis, les protecteurs, les talismans de la tribu ou du clan, et souvent ils se persuadent qu’ils descendent de l’animal ou du végétal dont leur tribu, par surcroît, emprunte le nom.

Par exemple : certains Indiens de l’Amérique du Nord s’appellent eux-mêmes des Castors ; ils croient que leur ancêtre le plus lointain était un castor qui, par quelque miracle, a donné naissance à un homme ; toutes les fois qu’ils rencontrent un castor, ils lui témoignent des sentiments de respect et d’affection ; ils racontent des histoires de castors qui leur ont sauvé la vie, leur ont indiqué le gué d’une rivière, etc.

Les peuples primitifs qui ont ainsi le culte des animaux pratiquent, de loin en loin, un sacrifice d’une espèce particulière. Je suppose qu’une tribu soit affligée d’une famine, d’une sécheresse, d’une épidémie ; elle en conclura que l’animal qui la protège, le castor par exemple, s’est détourné d’elle pour quelque raison, qu’il cesse de la protéger. Alors, pour le ramener à elle, elle emploiera deux moyens. D’une part, elle offrira des cadeaux à son animal protecteur, c’est-à-dire lui apportera de la nourriture : c’est le sacrifice-don. Mais, d’autres fois, elle fera une chose bizarre : on convoquera une grande réunion des chefs de la tribu, on prendra un castor, on le tuera et chacun mangera un morceau de sa chair. Par là, on croira que l’on se divinise, que la part de force divine qui est dans chacun se trouve accrue : en un mot, les sauvages communieront aux moments de grande détresse ou de grand péril, en sacrifiant un animal qui est à leurs yeux divin et en le mangeant pour se diviniser à leur tour.

La grande découverte du professeur Robertson Smith, qui enseigna de nos jours a Cambridge et y mourut fort jeune, en 1894, fut de montrer que le sacrifice de communion était plus ancien et plus primitif que le sacrifice-don ; que c’était la forme la plus ancienne du sacrifice ; qu’on en trouvait des traces isolées chez les Grecs et les Romains, comme chez les Hébreux ; enfin que la communion chrétienne n’était qu’une transformation de ce rite sacrificiel très primitif. La communion n’est pas une invention du christianisme ; c’était, au contraire, une croyance très ancienne, très répandue, mais surtout dans les régions peu civilisées de l’Asie et dans les basses classes, parce que les classes éclairées de la population étaient depuis longtemps gagnées à l’idée plus simple du sacrifice-don. C’est donc aujourd’hui ce qu’on peut appeler une survivance, une survivance du passé le plus ancien de l’humanité, et cela explique à merveille deux choses : la première, c’est que le sacrifice en question, si singulier qu’il paraisse au premier abord, se soit imposé si aisément et si rapidement à la meilleure partie de l’humanité, qui y était tout à fait préparée par son passé religieux le plus ancien ; la seconde, c’est que, malgré la diffusion du rite de ce sacrifice, si peu de personnes, au moyen-âge comme de nos jours, aient pu exactement se rendre compte de ce qu’il signifiait. Il corresponde en effet, à cette très vieille conception de la divinisation de l’individu par la participation matérielle à la substance divine, qui est aussi éloignée de notre manière de penser moderne qu’une hache de pierre de Saint-Acheul l’est d’un fusil Lebel.

Aujourd’hui encore, on rencontre l’idée que lorsque deux hommes participent d’une même nourriture, cela suffit pour établir entre eux une sorte de lien physique et moral. À l’origine, cette conception était plus développée encore ; seulement, la nourriture qui établissait le lien sacré ne devait pas être quelconque. C’était précisément la chair de l’animal sacré et le mystère solennel de sa mort était justifié, aux yeux des hommes, par la croyance que le lien sacré entre les fidèles, d’une part, les fidèles et leur dieu, de l’autre, ne pouvait être établi ou confirmé que de cette manière. Ce qu’il y a de plus élevé dans la vie de la communauté primitive est donc le prix de la mort, du sacrifice périodique du dieu.

Essayons d’entrevoir par quelle évolution ce type primitif du sacrifice s’est confondu avec celui du sacrifice-don. D’abord, l’idée de la sainteté de certains animaux a disparu et l’on a commencé à se figurer la divinité sous l’aspect humain, du jour où, par la culture et la domestication des animaux, on s’est familiarisé davantage avec les formes de la vie animale et végétale. Cependant il restait une tradition, celle du sacrifice de certains animaux mangés en commun. On conserva le sacrifice et le banquet, en croyant que le dieu, conçu sous forme humaine, humait le sang et la fumée du sacrifice. Pour représenter le dieu, un prêtre assistait au sacrifice et au banquet ; avec le temps, le rôle rituel du prêtre alla croissant, tandis que diminuait celui des fidèles qui participaient au banquet. Ainsi le sacrifice et le banquet subsistèrent, mais ils changèrent tout à fait de sens.

Messieurs, je m’arrête ici, car il faut éviter, dans une question aussi difficile, de faire chevaucher les problèmes les uns sur les autres. J’ai voulu vous montrer que, dans le sacrifice primitif, l’idée de la communion, que l’on serait disposé au premier abord à croire moderne, revendique une grande part. Le savant anglais qui a le premier entrevu et établi cette vérité a été l’auteur d’une véritable révolution dans les études religieuses ; il a établi, pour ainsi dire, un pont solide entre le présent et le passé le plus lointain, celui où les hommes avaient des dieux à types d’animaux, en révélant la conception primitive et tenace de l’animal, de l’être divin, mangé et sacrifié rituellement. J’ai cru que cette découverte était assez considérable et, d’autre part, encore assez peu connue pour mériter de vous être exposée dans cet entretien.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La théorie du sacrifice », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 96-104.

Notes

[1Conférence faite à l’Université populaire de la rue Richer, 18 oct. 1902.

[2Goblet d’Alviella, Revue de l’Université de Bruxelles, 1897-98, p. 489-500. J’ai fait quelques emprunts textuels à cet excellent article.

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