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Salomon Reinach

La mort du grand Pan

Bulletin de correspondance hellénique (1907)

Date de mise en ligne : samedi 9 décembre 2006

Salomon Reinach, « La mort du grand Pan », Cultes, Mythes et Religions, Tome III, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 1-15.

LA MORT DU GRAND PAN [1]

I

Il y a près de deux siècles, un membre de l’Académie des inscriptions, l’abbé Anselme, lut à cette compagnie une dissertation sur le dieu inconnu des Athéniens, que saint Paul, parlant devant l’Aréopage, avait révélé à ceux qui lui rendaient hommage sans le connaître [2]. Traitant de l’origine de ce culte, l’abbé Anselme rappela l’histoire des ambassadeurs athéniens qui, envoyés vers Sparte, lors de la première invasion médique, pour demander du secours, furent arrêtés en chemin par le dieu Pan ; celui-ci se plaignit de n’avoir pas d’autel dans Athènes et réclama, pour prix de sa protection, les honneurs publics qui lui étaient dus [3]. Un des confrères de l’abbé Anselme fit remarquer qu’une aventure, comparable à celle qu’il relatait, était arrivée au temps de la mort de Jésus, qu’elle avait été écrite par Plutarque et rapportée par Eusèbe. « La réflexion qu’on m’y a fait faire à la première lecture, écrivait l’abbé Anselme en 1715, m’oblige de l’insérer dans cet endroit comme une preuve de l’idée qu’on avait autrefois du dieu Pan. » Il rapporte alors l’histoire bien connue, tirée du traité de Plutarque sur la cessation des oracles, où l’on apprend que le pilote d’un navire, passant près de l’îlot de Paxos, fut averti par une voix mystérieuse que le grand Pan était mort. « Ce n’est pas ici le lieu d’examiner, ajoute-t-il, si le dieu Pan était, comme on l’a cru, Jésus-Christ même, comme si ce divin Sauveur eût eu besoin d’emprunter le nom d’un de ses ennemis, ou si le démon fut contraint de confesser lui-même sa défaite entière par la croix. » La première de ces explications avait déjà été proposée par Eusèbe dans sa Préparation évangélique [4] ; elle fut adoptée et amplifiée par d’autres auteurs. Au chapitre XXVIII du livre IV de Pantagruel, le héros de Rabelais raconte « une pitoyable histoire touchant le trépas des héros » ; c’est une traduction assez exacte du récit de Plutarque. Pantagruel ajoute en terminant, d’après Plutarque, que les savants consultés par Tibère opinèrent que le grand Pan, dont on annonçait ainsi la mort, était fils de Mercure et de Pénélope. « Toutefois, conclut-il, je l’interpréterais de celui grand Servateur des fidèles, qui fut en Judée ignominieusement occis par l’envie et l’iniquité des pontifes, docteurs, prêtres et moines de la loi mosaïque. Et ne me semble l’interprétation abhorrente. Car à bon droit peut-il être en langage grégeois dit Pan, vu qu’il est le nostre tout ; tout ce que nous sommes, tout ce que vivons, tout ce que nous avons, tout ce que espérons est lui, en lui, de lui, par lui. C’est le bon Pan, le grand Pasteur, qui, comme atteste le berger passionné Corydon, non seulement a en amour et affection ses brebis, mais aussi ses bergers. À la mort duquel furent plaintes, soupirs, effrois et lamentations en toute la machine de l’Univers, cieux, terre, mer, enfers. À cette mienne interprétation compète le temps. Car cestui très bon, très grand Pan, notre unique Servateur, mourut lès Hierusalem, régnant en Rome Tibère César. »

Ce passage de Rabelais est un remarquable exemple de son érudition à la fois vaste et brouillonne, où le Bon Pasteur de l’Évangile, le berger de Virgile, le Grand Pan naturaliste de l’exégèse stoïcienne sont juxtaposés et confondus. Il est probable qu’il ne connaissait pas le texte d’Eusèbe et s’imaginait avoir découvert ce qu’il appelle « cette mienne interprétation ».

Van Dale, dans sa dissertation sur les oracles, réfuta l’opinion d’Eusèbe ; elle n’en a pas moins trouvé des adhérents jusqu’à nos jours, bien que sous une forme en apparence plus scientifique. Le savant Welcker imagina, pour expliquer l’anecdote de Plutarque, l’invraisemblable petit roman que voici [5]. « Du temps de Tibère, dit-il, un païen perspicace, qui comprenait l’insuffisance du paganisme officiel et de l’orphisme en présence du mouvement chrétien, qui prévoyait l’effondrement du panthéisme hylozoïque personnifié par le dieu Pan, le dieu universel, se servit de cette histoire comme d’une monture finement ouvragée pour enchâsser le joyau de sa pensée et en rehausser l’éclat. Mais les philologues de l’entourage de Tibère ne comprirent pas, ou essayèrent de détourner le présage en l’appliquant au Pan arcadien, qui n’a jamais été qualifié de Grand Pan. » Il y a là un singulier mélange du prétendu esprit critique du XVIIIe siècle avec le mysticisme de la première partie du XIXe. Welcker pense en élève de Voltaire quand il veut que le professeur, dont Plutarque tient son histoire, ait été un menteur pieux, un fourbe bienfaisant ; mais il se réclame du romantisme mystique en admettant qu’un païen du temps de Tibère, avant même la prédication de saint Paul, ait pu pressentir l’avènement d’une religion nouvelle et la mort des dieux du paganisme. À cet égard seulement, et comme témoignage sur l’esprit de son temps, l’hypothèse de Welcker est intéressante ; considérée en elle-même, elle ne mérite pas d’être réfutée.

Mannhardt, entrant dans une voie toute différente, allégua divers contes germaniques où il est question de voix mystérieuses annonçant la mort d’une sorcière ou d’une fée [6]. Dans une des légendes qu’il rapporte d’après Panzer [7], il s’agit d’une voix qui appelle un boucher et lui ordonne de crier à un certain endroit, dans la fente d’un rocher, que sa servante Salomé est morte. Le boucher obéit et, à son appel, répondent des lamentations et des cris. Cette histoire est très suspecte, car elle rappelle de beaucoup trop près celle de Plutarque ; sous la forme où elle nous est parvenue, on peut affirmer qu’elle est d’origine demi-savante. Tel est d’ailleurs le danger qu’offrent souvent les éléments dits traditionnels sur lesquels opèrent les folkloristes ; si le folklore passe dans la littérature écrite, la littérature pénètre aussi dans le folklore. Déjà Herbelot, dans sa Bibliothèque orientale, et les frères Grimm, dans leurs Märchen, avaient cité des légendes analogues à celles qu’a produites Mannhardt [8] ; elles ne laissent pas d’être instructives, mais n’éclaircissent pas le récit qui nous occupe. On pourrait aussi bien rappeler le vers de Virgile sur la grande voix qui sortit des bois silencieux au moment de la mort de César :

Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
Ingens…
  [9]

Cette voix, bien que le poète ne le dise pas, annonçait probablement la mort de César. Le fait que les Anciens et les Modernes ont cru parfois entendre des voix célestes n’est pas contesté et n’a guère besoin d’être appuyé d’exemples [10] ; mais l’anecdote que Plutarque tient de bonne source, et qui fut comme authentiquée par l’enquête de Tibère, présente des détails d’une précision telle qu’on ne peut en rendre raison en invoquant des analogies générales. C’est ce qu’a très bien compris, en 1892, M. Roscher, qui, abordant à son tour le problème [11], songea au bouc sacré adoré en Égypte à Mendês et ailleurs, lequel fut, en effet, identifié par les Grecs au grand dieu Pan, […] [12]. La mort de ce bouc était accompagnée de lamentations et de cris qui furent entendus par les passagers du vaisseau sur lequel était le professeur de Plutarque ; le pilote égyptien, sans doute affilié au culte du dieu de Mendès, comprit qu’il s’agissait du bouc, pleuré sous le nom du grand dieu Pan.

Cette ingénieuse interprétation est inadmissible pour deux motifs. D’abord, elle n’explique pas comment le pilote a pu être trois fois interpellé par son nom, que la plupart des passagers eux-mêmes ne connaissaient pas ; en second lieu, si le pilote égyptien avait compris ce dont il s’agissait, il n’aurait eu aucune raison de crier au miracle. Les passagers eux-mêmes auraient été renseignés et rassurés par lui ; ils auraient appris de sa bouche ce que les Grecs d’Égypte et leurs affiliés dans d’autres parties du monde entendaient par la mort du grand dieu Pan ; ils se seraient donné garde d’inquiéter le soupçonneux Tibère par la nouvelle inattendue de la mort d’un dieu. Écrivant l’article « Pan » dans le Lexique de mythologie qu’il dirige, M. Roscher a récemment réitéré son explication, mais sans y rien ajouter qui la rende plus acceptable. Je crois qu’il faut chercher autre chose.

II

Avant de proposer mon interprétation, je vais donner une traduction littérale du texte de Plutarque ; on sent, à le lire, que la foi de l’écrivain grec est entière et l’on remarque qu’il a pris soin d’alléguer de bons garants de son récit [13].

Au sujet de la mort de ces génies [les dieux inférieurs], j’ai entendu le récit d’un homme qui ne manquait ni de raison ni de jugement. C’est Épitherse, père du rhéteur Émilien, dont quelques-uns de vous ont aussi reçu les leçons. II était mon concitoyen et professait la grammaire. Voici ce qu’il raconta. Un jour, se rendant par mer en Italie, il s’embarqua sur son vaisseau qui était chargé de diverses marchandises et d’un grand nombre de passagers. Le soir venu, à la hauteur des îles Echinades, le vent tomba et le navire, porté par les flots, approcha de l’île de Paxos. La plupart des passagers étaient éveillés ; plusieurs buvaient, après avoir fini de souper. Tout à coup, on entendit une voix venant de l’île de Paxos, comme si quelqu’un criait le nom de Thamous. Étonnement général. Or le pilote du navire était un Égyptien nommé Thamous, dont la plupart des passagers ignoraient le nom. Deux fois appelé, il garda le silence ; la troisième fois, il répondit à l’appel. Son interlocuteur, enflant la voix, lui dit que lorsqu’il serait près de Palodès [le Pélodès limèn, port de Buthrote en Épire], il devait annoncer que le grand Pan était mort (…). Ayant entendu ces paroles, continuait Épitherse, nous fûmes tous frappés d’effroi et nous délibérâmes s’il valait mieux donner suite à l’ordre reçu, ou ne pas en tenir compte ; on fut d’avis que, s’il y avait de la brise, Thamous passât outre sans rien dire, mais que, si l’on était retenu par le calme, il répétât ce qu’il avait entendu. Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, comme il n’y avait ni vent ni houle, Thamous, du haut de la poupe et regardant la terre, répéta ce qu’il avait entendu, à savoir que le grand Pan était mort. Il avait à peine fini que l’on entendit de grands gémissements, poussés non par une personne, mais par plusieurs, et ces gémissements étaient mêlés de cris de surprise. Comme les témoins de cette scène avaient été nombreux, le bruit s’en répandit bientôt dans Rome et Thamous fut mandé par Tibère César. L’empereur ajouta tant de confiance à ce récit qu’il ordonna une enquête au sujet de Pan. Les nombreux philologues de son entourage opinèrent qu’il s’agissait du fils d’Hermès et de Pénélope. — Ce récit de Philippe [14], ajoute Plutarque, fut confirmé par le témoignage de quelques assistants, qui l’avaient entendu de la bouche d’Émilien [le fils d’Épitherse], dans sa vieillesse.

Tout récit qui passe par la bouche de plusieurs hommes s’altère, se développe et s’embellit. Si l’on analyse celui de Plutarque, on en retiendra seulement trois faits, en apparence inexplicables et mystérieux : le pilote est appelé trois fois par son nom, que les passagers eux-mêmes ignoraient ; on lui annonce que le grand Pan est mort ; cette nouvelle est accompagnée de cris et de gémissements. L’incident de la station devant Palodès et de la nouvelle criée du bord par le pilote est fort invraisemblable, car on ne conçoit pas qu’il ait parlé la nuit, en vue et à portée de voix de la côte, sans observer s’il y avait du monde sur le rivage. Les deux incidents, survenus l’un et l’autre la nuit et par calme plat [15], n’en font probablement qu’un ; les passagers, en vue de l’îlot de Paxos ou du port de Palodès, ont entendu une forte voix appeler trois fois Thamous et lui annoncer, au milieu d’un concert de gémissements, que le grand Pan était mort. Voilà ce qui a dû être rapporté à Tibère et le surprendre. Comment un dieu avait-il pu mourir ? Comment cette nouvelle avait-elle pu être donnée à un homme que la voix mystérieuse appelait par son nom ? Ce dernier détail a certainement préoccupé les témoins de la scène, puisque le narrateur insiste sur le fait que la majorité de l’équipage ignorait le nom du pilote égyptien et prend soin de nous faire connaître ce nom. L’enquête de Tibère et de ses conseillers ne semble avoir porté que sur deux points : l’identité et la bonne foi de Thamous, que l’empereur fit comparaître devant lui ; la nouvelle, à lui donnée, de la mort du grand Pan. Ce sont là les éléments essentiels de l’affaire et les seuls que l’histoire, à l’exemple de Tibère, puisse retenir. Mais ces éléments s’offrent à notre étude avec des garanties qui manquent généralement à tous les récits de miracles. D’abord, on ne voit pas qu’aucun intérêt soit enjeu ; il ne s’agit, ni pour Thamous ni pour les passagers ses témoins, de confirmer une doctrine, de grandir la réputation de quelque sanctuaire ; en second lieu, l’enquête de Tibère, également désintéressée et sans autre mobile que la curiosité impériale, semble certifier la concordance des témoignages ; enfin, ces témoignages ne sont pas seulement ceux de matelots ou d’hommes sans instruction, l’un des témoins étant professeur de grammaire. Assurément, ce n’est pas encore l’idéal d’Ernest Renan, le miracle soumis au contrôle de l’Académie des sciences ; mais c’est quelque chose de plus sérieux que les récits ordinaires de faits inexplicables et la science moderne, pas plus que Tibère, ne peut dédaigner cela comme une hallucination d’ignorants ou d’illuminés.

L’histoire de l’intervention de Tibère n’a rien d’invraisemblable. L’empereur, en tant que chef de l’État, était assez indifférent en matière religieuse (circa deos ac religiones negligentior  [16]) ; mais il était curieux des choses de la Fable et ajoutait foi à l’astrologie [17]. Suétone le montre, entouré de ces mêmes grammairiens grecs dont parle Plutarque, demandant qui était la mère d’Hécube, quel nom Achille avait porté parmi les filles de Scyros, quels chants modulaient les Sirènes [18]. Une députation d’Olisippo en Lusitanie, au rapport de Pline, vint lui raconter qu’on avait vu et entendu dans certaine caverne un Triton sonnant de la conque [19] ; ce dernier trait rappelle beaucoup l’épisode du pilote égyptien, mandé par l’empereur pour lui répéter ce qu’il avait entendu crier près de Paxos. Personne, sans doute, n’admet aujourd’hui l’assertion si positive de Tertullien, répétée d’après lui par Eusèbe [20], suivant laquelle Tibère, informé par un rapport de Ponce Pilate, aurait vainement demandé au sénat d’admettre Jésus au rang des dieux ; mais si cette histoire a pu trouver crédit dès le second siècle, c’est qu’elle n’était pas en contradiction avec ce que l’on savait alors, avec plus de précision que nous, sur la curiosité, les préoccupations mystiques et les tendances syncrétistes de cet empereur.

En l’espèce, Tibère fut rassuré par les philologues grecs de son entourage ; on lui dit que le dieu Pan, dont la voix avait annoncé la mort, était le fils d’une mortelle, Pénélope ; ce n’était donc pas un grand dieu, malgré l’épithète que la voix lui avait donnée, mais un héros ; il pouvait mourir sans que l’ordre du monde fût menacé. Cette histoire n’était pas de l’invention des philologues de cour ; elle se trouve déjà dans Hérodote (II, 145), comme l’opinion commune des Grecs de son temps [21].

III

Revenons à l’anecdote de Plutarque. Nous avons montré que le fond de l’histoire se réduit à ceci : la claire perception d’un nom répété trois fois — celui du pilote — et l’annonce de la mort du grand Pan. Or, le nom du pilote, donné par Plutarque, était Thamous ; donc, les mots entendus par lui et les passagers ont pu être à peu près ceux-ci :

Thamous, Thamous, Thamous, le très-grand est mort.

Cela posé, le problème est résolu ; car Thamous est le nom syrien d’Adonis et Panmegas, le « très grand », peut être une épithète de ce dieu [22]. Comme le pilote portait par hasard le nom de Thamous, assez fréquent en Égypte [23], il a cru et les passagers ont cru avec lui qu’on l’appelait ; on l’a cru d’autant plus volontiers que le nom syrien d’Adonis, qui ne paraît jamais dans la littérature grecque païenne, devait être ignoré de cet Égyptien et de ces Grecs. Une fois que le Thamous de l’appel mystérieux était interprété comme le nom du pilote, le verbe […] réclamait un sujet ; quoi de plus naturel que de trouver ce sujet dans […] et de comprendre « le grand Pan » au lieu de « le très grand » Thamous [24] ? Au mois de juin, époque où, suivant saint Jérôme, la mort d’Adonis-Thamous était pleurée en Syrie [25], dans la saison la plus propice aux voyages en mer, le navire approche, pendant la nuit, d’un rivage où des Syriens — il y en avait un peu sur tous les rivages — célèbrent par des lamentations et des cris la mort de leur dieu Thamous ; la circonstance fortuite que le pilote portait le même nom explique la confusion et met fin à toutes les interprétations mystiques d’une histoire qui nous a été transmise avec des attestations peu communes de véracité.

La mort périodique de dieux et de demi-dieux — animaux sacrés à l’origine, plus tard représentant des phénomènes de la végétation [26] — était célébrée dans le monde méditerranéen par de bruyantes manifestations de deuil. Les dieux et les héros annuellement pleurés étaient Osiris, Adonis, Attis, Linos, Bormos et Lityerses [27]. La cantilène appelée par les Grecs Linos ou Ailinos passait pour commémorer la mort du jeune Linos, qui avait été déchiré par des chiens ; bien qu’on ait essayé d’interpréter Ailinos par le sémitique ai lanu « malheur à nous », et que cette bizarre explication ait généralement trouvé créance, il est certain qu’aux yeux des Grecs la partie essentielle de cette cantilène était la répétition du nom du défunt, appelé et comme rappelé par ses fidèles. En Bithynie, le thrène des Mariandyniens sur le bel éphèhe Bormos consistait également à l’appeler d’une voix plaintive. Pour Adonis en Syrie, nous avons la preuve que les litanies funèbres chantées en son honneur comportaient une triple invocation, car l’auteur des Philosophoumena nous a conservé un fragment d’hymne où Adonis est appelé […], « trois fois regretté », ce qui doit se comprendre à la lettre :

 [28]

Dans l’élégie de Bion sur Adonis ([…]), on lit, au second vers, « le bel Adonis est mort » ([…]) et l’on trouve trois fois la complainte : « Je pleure Adonis » ([…], v. 1, 6, 15). Suivant l’hypothèse que nous proposons, les chants des Gréco-Syriens établis sur la côte occidentale de la Grèce auraient précisément consisté à appeler trois fois Thamous par son nom et à annoncer sa mort ; […] a pour pendant exact, dans le thrène de Bion : […]. Quant à la triple répétition du nom sacré, il y en a d’innombrables exemples dans tous les rituels : Usener en a recueilli beaucoup dans son mémoire intitulé Dreiheit. Je me contenterai de rappeler le vers de Virgile, où Enée raconte à Déiphobe comment il lui a élevé un cénotaphe et l’a trois fois appelé par son nom :

et magné Manes ter voce vocavi [29].

Au XIXe siècle encore, dans le Devonshire, les moissonneurs, après avoir coupé la dernière gerbe d’épis dans le dernier champ, criaient trois fois The Neck, puis trois fois, d’une voix plaintive et traînante : Wee yen, way yen [30] ! Le nom donné à la dernière gerbe, The Neck, paraît être la personnification d’un génie du blé dont les moissonneurs pleurent annuellement la mort, en attendant sa résurrection prochaine. Un témoin auriculaire dit que dans l’espace d’une seule nuit il a entendu crier six ou sept fois The Neck par des paysans éloignés de quatre milles et que l’effet de cette lamentation soudaine, au milieu du silence de la nuit, était plus émouvant encore que l’appel du muezzin du haut des mosquées turques. C’est un cri analogue qui, dix-huit siècles plus tôt, retentit aux oreilles des passagers du navire qui voguait des côtes du Péloponnèse vers l’Italie.

Le nom syrien d’Adonis, Thamuz ou Thammuz (en assyrien Dumuzi), ne nous est pas seulement connu par un verset d’Ezéchiel (VIII, 14) : […], où un manuscrit du Vatican, écrit en Égypte, porte à la marge : […] [31]. Saint Jérôme, en deux passages [32], atteste formellement qu’Adonis est Thamouz et qu’un culte de ce dieu fut célébré à Bethléem, dans la grotte même de la Nativité, depuis le règne d’Adrien jusqu’à celui de Constantin : Bethlehem nunc nostram lucus inumbrabat Thamuz, id est Adonidis, et in specu, ubi quondam Christus parvulus vagiit, Veneris amasius plangebatur. Saint Jérôme, qui vécut longtemps en Syrie, est, à cet égard, une autorité de premier ordre. La même identification se trouve d’ailleurs dans Cyrille d’Alexandrie et dans Méliton de Sardes. Le fait que le nom de Thamuz ne se rencontre pas dans les inscriptions syriennes n’est pas surprenant, car celui d’Adonis ne s’y lit pas davantage ; on paraît avoir éprouvé quelque scrupule à écrire le nom du dieu que l’on adorait et on le remplaçait par des épithètes laudatives.

IV

Quelqu’un pourrait objecter que les Adoniastes établis dans l’île de Paxos auraient dû pleurer Thamouz en langue syrienne, ou pleurer Adonis en langue grecque, tandis que mon hypothèse oblige à admettre qu’ils invoquaient Adonis sous son nom syrien et qu’ils annonçaient sa mort en grec. Mais, d’abord, Adonis n’est pas plus grec que Thamouz ; c’est un nom sémitique signifiant « le Seigneur », hellénisé par une désinence. En second lieu, dans un chant funèbre, un thrène, dont la valeur est non seulement liturgique, mais magique, puisqu’il s’agit d’assurer la résurrection du dieu en pleurant sa mort, je trouve fort naturel que des Syriens parlant grec aient conservé le nom local ou spécial de leur dieu Thamouz, sous lequel on l’invoquait en Syrie.

L’épithète de […] et ses superlatifs, […], sont très souvent attribués à des dieux, en particulier à des dieux orientaux [33] ; il y a même des divinités, comme les […], qui n’ont guère d’autres noms usités que ces épithètes. Renan a supposé, avec toute vraisemblance, que le […] d’une inscription de Kalaat Fakra près de Byblos n’était autre qu’Adonis [34]. Dans les invocations entendues par les passagers du navire, j’admets qu’Adonis-Thamouz recevait l’épithète de […], qui est synonyme de […]. Je ne connais pas, il est vrai, d’exemple de l’épithète […] appliquée à Adonis ; mais dans l’inscription d’Aberkios dont le fonds est emprunté à la phraséologie du culte d’Attis, le poisson sacré est qualifié de […] ; Attis, souvent identifié à Adonis, est lui-même qualifié de […] dans plusieurs textes [35]. L’adjectif […] est déjà dans Platon et appartient à la meilleure grécité ; ce n’est peut-être qu’un hasard s’il est rare comme épithète divine [36]. A Paxos, le choix de l’épithète […] a pu être dicté par le rythme, car la cantilène que je restitue à la suite de la triple invocation spondaïque à Thamouz — […] — forme une tripodie trochaïque qui se prête très bien au débit traînant d’une mélopée.

Le culte d’Adonis paraît à Athènes dès le Ve siècle ; il fleurit à Alexandrie à l’époque des Ptolémées et trouvait encore des fidèles à Antioche à la fin du IVe siècle de notre ère [37]. De la Syrie, son foyer principal, il rayonna sur l’ouest de l’Asie Mineure, sur les îles, la Grèce continentale, l’Étrurie et Rome. On ne s’étonne pas de le rencontrer, au Ier siècle, dans les petits ports de la mer Ionienne, sur la voie que suivaient les navires allant du Péloponnèse en Italie. La diffusion de ce culte, comme de celui de la déesse syrienne Atargatis, fut surtout l’oeuvre des marchands syriens qui fréquentaient, alors comme aujourd’hui, toutes les échelles du Levant [38].

Si l’on admet l’argumentation qui précède, où je crois que la part de l’hypothèse est très restreinte, il me semble que le passage de Plutarque après avoir tant exercé les commentateurs depuis Eusèbe, reçoit enfin une interprétation simple et naturelle, qui confirme, d’une part, la donnée essentielle du récit et explique, de l’autre, le malentendu nocturne, dû à la double confusion d’un nom de dieu avec un nom d’homme, d’une épithète doublement laudative avec un nom de dieu, qui a troublé les compagnons d’Epitherse et Tibère lui-même par l’inquiétante rumeur de la mort d’un dieu [39].

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La mort du grand Pan », Cultes, Mythes et Religions, Tome III, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 1-15.

Notes

[1Bulletin de correspondance hellénique, 1907, t. XXXI, p. 5-19.

[2Mémoires de littérature tirés des registres de l’Académie royale des inscriptions, La Haye, 1724, t. VI, p. 304 (t. IV, p. 560 de l’édition originale).

[3Hérodote, VI, 105.

[4Eusèbe, Praep. Evang., V, 17 : […].

[5Welcker, Griechische Götterlehre, t. II, p. 670 ; cf. W. H. Roscher, Jahrbücher für class. Philologie, t. CXLV (1892), p. 466.

[6Mannhardt, Wald- und Feldculte, p. 133, 148.

[7Ibid., p. 149.

[8Voir le commentaire des Œuvres de Rabelais par B. des Marets et Rathery, Paris, Didot, 2e éd. (1873), t. II, p. 164, n. 5 ; Frazer, The Golden Bough, 2e éd., t. II, p. 5.

[9Virgile, Géorg., I, 476.

[10Cf. Tite-Live, V, 32 ; Juvénal, XI, 111 ; Ovide, Métam., XV, 793, etc.

[11Roscher, art, cité, p. 465-477.

[12Corp. inscr. graec., 4714 ; cf. Roscher, loc. laud., p. 473.

[13Plutarque, De defectu oracul., c. 17 (Bétolaud, Œuvres morales de Plutarque, t. II, p. 388).

[14Un des interlocuteurs du dialogue.

[15Cf. Roscher, art, cité, p. 475, qui voit dans ce calme plat l’effet de la mort du Pan égyptien (Chnubis), identifié au dieu du Vent (Schu).

[16Suétone, Tib., 69. Divina obtegens, Tacite, Ann., 1,76 ; cf. ibid., 1, 73. Si l’exercice des cultes égyptien et juif fut proscrit à Rome sous son règne, c’est parce qu’il en résultait des désordres (Tacite, Ann., II, 45 ; Suétone, Tib., 36 ; Sénèque, Epist., 108). Par la même raison, après l’affaire de Libon, il fit expulser de Rome les astrologues et les magiciens (Tacite, Ann., II, 32).

[17Tacite, Ann., VI, 21 ; Suétone, Tib., 14, 36, 69. L’empereur craignait les oracles (Tacite, Ann., I, 67 ; Suétone, Tib., 63), le tonnerre (ibid., 69) et les présages (ibid., 72).

[18Suétone, Tib., 56, 70.

[19Pline, Hist. nat., IX, 9. D’ailleurs, Tibère voulait être instruit des moindres faits qui se passaient dans l’empire (Nil illum toto quod fit in orbe latet, écrit Ovide, Pont., IV, 9, v. 126).

[20Tertullien, Apolog., V, 21 ; Eusèbe, Hist. eccles., 11, 2. Eusèbe possédait une traduction grecque de l’Apologétique de Tertullien ; cf. Harnack, Altchristliche Litteratur, I, p. 21.

[21Cf. Roscher, dans le Lexikon, p. 1354, 1380.

[22Les inscriptions n’assimilent pas le v au [mu] suivant. On trouve […] dans une inscription syrienne de basse époque (Dittenberger, Inscr. gr. orient., 619, 6), ainsi que dans l’inscription d’Abercius, qui est de la fin du IIe siècle (Marucchi, Élém. d’archéologie chrétienne, t. I, p. 296,1. 14).

[23Platon, Phédre, 274 D, E ; Polyen, II, 3, 5 ; Philostrate, Vie d’Apollonius, VI, 5, p. 108.

[24J’avais admis que la formule de l’appel était […] ; malgré les exemples homériques (Od., IX, 378 ; XI, 492 ; XVII, 10), l’emploi de l’article à cette place (au lieu de […]) ferait difficulté. Comme me l’a fait observer M. A. Croiset, il est plus simple de supposer que l’article n’était pas employé dans la litanie.

[25Hieron., In Ezech., VIII, 13 (Migne, Patr. Lat., t. XXV, p. 82) : Quem nos Adonidem interpretati sumus et hebraeus et syrus sermo Thamuz vocat : onde quia juxta gentilem fabulant in mense junio amasius Veneris et pulcherrimus juvenis occisus, et deinceps revixisse narratur, eumdem junium mensem eodern appellant nomine et anniversariam ei celebrant solennitatem, in qua plangitur a mulieribus quasi mortuus et postea reviviscens canitur atque laudatur… Et quia eadem gentilitas hujuscemodi fabulas poetarum, quae habent turpitudinem, interpretatur nobiliter, interfectionem et resurrectionem Adonidis planctu et gaudio prosequens : quorum alterum in seminibus, quae moriuntur in terra, alterum in segetibus, quibus mortua semina renascuntur, ostendi putat : nos quo que eos qui ad saeculi mala et bona vel contristantur, vel exsultant, mulieres appellamus, molli et efferninato animo ; dicimusque plangere eos Thamuz, ea videlicet quae in rebus mundi putantur esse pulcherrima.

[26Cf. Cultes, t. II, p. 113.

[27Cf. Frazer, The Golden Bough, t. II, p. 223.

[28Philosophoumena, éd. Cruice, p. 176.

[29Virgile, Aen., VI, 506.

[30Frazer, The Golden Bough, t. II, p. 259.

[31Cf. l’article « Tammuz » dans l’Encyclopaedia biblica, col. 4893 et Swete, The old Testament in Greek, t. III, p. 398.

[32Hieron., In Ezech., VIII, 13 et Epist. 58 (al. 13), n. 3.

[33Voir Bruchmann, Epitheta deorum, Leipzig, 1893, et l’article « Megistos » du Lexikon der Mythologie.

[34Renan, Mission de Phénicie, p. 235, 338.

[35Voir les exemples donnés par Bruchmann, op. cit., et l’inscription de Rome (Kaibel, Epigr. gr., n. 824) : […].

[36Bruchmann, Epitheta deorum, cite un exemple tardif de […].

[37Voir l’article « Adonia » dans l’Encyclopädie de Pauly-Wissowa.

[38Sur la dispersion des petites communautés syriennes, voir Bréhier, Byz. Zeitschrift, 1903, p. 1 et suiv.

[39M. Clermont-Ganneau a bien voulu me signaler le passage suivant du livre de François Lenormant Il mito di Adone-Tammuz (p. 7), où l’on trouve le nom du pilote égyptien rapproché de celui du dieu syrien : « Almeno è difficile il non ammettere una connessione tra il dio Tammuz e il favoloso re d’Egitto, […], di cui parla Platone, congiungendolo col dio Teut, cd anche col pilota egiziano di simile nome introdotto da Plutarco in una leggenda mittica, anzi nella favola della morte d’un dio. » Avant Lenormant, Liebrecht, dans son édition des Otia imperialia de Gervais de Tilbury (p. 180), avait soupçonné une confusion entre le nom du dieu et celui du pilote : « Je crois que dans ce récit il s’est glissé une erreur, que le vrai nom du dieu dont on déplore le décès, à savoir Thamuz, l’Adonis des Syro-Phéniciens, a été donné au pilote et que, par conséquent, le dieu lui-même a reçu le nom d’une autre déité de la nature, c’est-à-dire celui de Pan » (cf. Frazer, The Golden Bough, t. II, p. 5). Ces tentatives diffèrent de la mienne en ce qu’elles n’admettent pas le malentendu portant sur l’épithète […] ; elles sont, d’ailleurs, restées à peu près ignorées, même d’un savant aussi informé que M. Roscher. On m’a dit que l’explication proposée ici aurait dû se présenter à l’esprit des Anciens, qui savaient que Thamouz est Adonis ; je réponds que les Modernes le savaient aussi, depuis la Renaissance, et que, pourtant, ils n’y ont guère pensé avant moi.

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