Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Bibliothèque Psychiatrie > Vol aux étalages

Charles Lasègue

Vol aux étalages

Archives générales de médecine (1880)

Date de mise en ligne : vendredi 22 décembre 2006

Mots-clés : , ,

Charles Lasègue, « Vol aux étalages », Études médicales du Professeur Charles Lasègue, Tome I, Éd. Asselin et Cie, Paris, 1884, pp. 680-691.

VOL AUX ÉTALAGES.

Depuis la transformation qu’ont subie nos grands magasins, les vols s’y sont multipliés dans des conditions assez singulières et assez uniformes pour causer quelque surprise.

Parmi les voleurs (et ils sont nombreux) qui exploitent ces établissements, beaucoup rentrent dans les catégories communes : ce sont des commis infidèles, des gens qui font profession de vivre d’escroquerie, des hommes de peine séduits par l’appât d’un gain facile et par les chances d’impunité. Il ne saurait être ici question de ces délits qu’on pourrait appeler classiques et dont les auteurs se retrouvent aussi bien dans les bureaux des banquiers, dans les usines des industriels, que dans les comptoirs des marchands.

Je ne veux parler que des voleurs, et surtout des voleuses de hasard, arrêtés en flagrant délit d’une fraude toujours la même, déférés à la justice, et que les juges expérimentés en ces matières ne reconnaissent pas comme appartenant à la classe des délinquants ordinaires. Le fait brut est hors de discussion ; mais les conditions dans lesquelles il s’est produit, les incidents inusités qu’on découvre, les revendications ardentes d’honnêtes familles si rarement mêlées à de telles affaires, l’attitude même des prévenus, leurs procédés d’excuse ou la naïveté de leurs aveux, mettent en éveil la conscience des magistrats. L’administration, si la plainte a été abandonnée ; la justice, si elle est saisie, font appel à l’expérience des médecins familiers avec les troubles de l’intelligence ; elles réclament leur concours et posent la question de savoir jusqu’à quel point l’inculpation ne porte pas sur un individu irresponsable. J’ai eu à intervenir dans tant de cas de ce genre, qu’il ne m’a pas semblé hors de propos de mettre mon expérience au service de mes confrères.

En apparence, il ne s’agit que d’une expertise médico-légale ; en réalité, le problème n’est à résoudre que par une étude assez délicate de pathologie mentale.

Deux éléments, comme toujours, interviennent, et, pour parler le langage de l’École, il faut envisager séparément l’objet et le sujet : l’attraction exercée par la marchandise à voler et l’état intellectuel et moral du voleur. Qui borne sa recherche à un seul des deux termes ne voit qu’une face, et peut être sur que ses conclusions sortiront boiteuses. S’il arrive, et c’est l’exception, que dans les perversions de l’esprit le milieu soit indifférent, parce que l’impulsion s’impose par sa violence, le plus souvent il a fallu une occasion propice pour exciter d’abord la tendance, et ensuite pour la faire passer à l’exécution.

J’ai gardé le nom presque démodé de vol aux étalages, et je crois qu’il n’y a pas lieu de lui substituer celui de vol dans les grands magasins. Autrefois, l’étalage ouvert à tous, de nos marchands, était très limité : il se réduisait aux boutiques des libraires, de quelques vendeurs de comestibles ; plus tard, il s’est étendu aux bazars, de création assez récente. Enfin, les grandes maisons de détail, à mesure qu’elles prenaient de plus amples proportions, sont devenues de vastes étalages, au dedans comme au dehors. L’acheteur y a libre accès, il y circule à son gré, sans compte à rendre à personne ; on sollicite sa visite curieuse, dans l’espérance justifiée qu’elle sera l’amorce d’une acquisition. Les femmes fréquentent les magasins à l’égal des promenades publiques, aiguisant ainsi leur appétit, le satisfaisant quand elles peuvent, ou le réservant pour des temps meilleurs ou pour des rencontres plus séduisantes.

Tout est prévu, organisé, étalé aux regards en vue de provoquer une attraction. Nous cédons plus ou moins à cette influence, qu’il s’agisse d’effets de toilette, d’œuvres d’art ou même d’objets de plus humble consommation, et nous savons par expérience qu’il faut un certain effort pour résister à des entraînements si habilement calculés.

On comprend qu’étant données ces incitations, les faibles succombent et que leurs défaillances soient non pas excusées, mais motivées.

Parmi les voleuses surprises, plus encore probablement parmi celles qui échappent à la surveillance, un certain nombre agissent avec la conscience exacte, et par conséquent avec la responsabilité du larcin. Quand on les interroge, elles racontent qu’elles ont lutté d’abord, qu’elles sont revenues à la charge, qu’elles se sont aguerries à la pensée et à l’accomplissement du vol. Quand on fait enquête, on constate que ce sont des femmes dont les ressources sont bien au-dessous de leurs goûts ou de leurs prétentions. Leur existence est semée d’aventures douteuses, et tout ce qu’on accorde à titre d’atténuation, c’est qu’elles auraient peut-être été préservées, si les séductions avaient été amoindries, ou le délit plus périlleux.

Dans une autre catégorie de faits, la seule dont il soit ici question, les choses se passent autrement. La femme arrêtée, nantie de marchandises de valeurs diverses, appartient à une famille dont l’honorabilité est hors de doute. Son passé comme son présent est irréprochable ; ses besoins, ses fantaisies, n’excèdent pas son avoir et se tiennent même dans les plus modestes limites.

L’acte délictueux étonne, parce qu’il n’a ni aboutissant ni précédent. On se demande alors jusqu’à quel point un état maladif de l’intelligence est ou n’est pas en cause. On suppose une propension instinctive au vol, irrésistible et inconsciente, à la façon de celle de la gazza ladra, une sorte d’appel analogue aux envies que les gens du monde attribuent volontiers aux femmes enceintes. On suit sur cette piste, et il se trouve presque toujours que la voleuse n’avait rien dérobé jusque-là ou que, tout au plus, ses larcins se sont accumulés dans un court espace de temps, et qu’ils répondent moins à un appétit durable qu’à une crise.

Une autre remarque déconcerte. À la lecture de procès-verbal, rédigé séance tenante, on s’aperçoit que le vol n’a été rien moins que brutal, absurde, dépourvu de calcul, comme ceux que commettent les paralytiques généraux et les épileptiques. La prévenue a passé à plusieurs reprises devant l’étalage ; elle s’est fait montrer divers objets ; elle a tait quelques achats et profité d’un moment où l’attention était détournée. Sa dissimulation était plus artificieuse que maladroite, et sa contenance, au moment où la fraude a été découverte, n’a guère différé de la tenue des voleurs de propos délibéré.

Si la perquisition pratiquée à domicile a permis de retrouver d’autres objets dérobés, ces objets étaient cachés soigneusement ; le mari, les serviteurs n’avaient rien vu et ne soupçonnaient rien.

Ce concours de précautions est incompatible avec l’hypothèse d’une propension presque bestiale qui s’assouvit à la hâte et à tout prix.

Aussi bien faut-il en rabattre de la croyance aux passions invincibles, vertigineuses ou fiévreuses que subiraient les malades troublés d’esprit et qui commanderaient leurs actes. La pyromanie a déjà été ramenée à ses vraies proportions. Il ne s’agit plus, pour aucun médecin expérimenté, de l’amour avide de voir le feu et encore le feu. Le prétendu pyromane est un demi-imbécile, jeune, habitant la campagne, etc., qui allume l’incendie pour des raisons de sentiments, maladives, mais dont il a conscience et qui avoue quand on sait l’interroger. La kleptomanie, dans le sens vulgaire du mot, n’a pas d’assises plus solides, et j’en suis encore, malgré ma longue expérience, à voir un voleur emporté par le besoin délirant du vol.

J’ai, dans une courte note, montré combien les outrages à la pudeur pouvaient être commis par des gens sans lubricité et même sans aspirations génitales. Les voleuses à l’étalage fournissent une nouvelle preuve à l’appui de la thèse que j’ai soutenue et que je rappellerai en peu de mots. Ce n’est pas par la puissance de l’incitation, c’est par l’insuffisance de la résistance à un entraînement de moyenne intensité, que s’explique la pensée de l’acte délictueux et son accomplissement.

Qu’une circonstance quelconque fasse fonction d’obstacle, le malade renonce à passer outre, et le hasard lui rend le service que les autres attendent de leur raison. La recherche ne doit pas porter sur le plus ou moins de vivacité de l’impulsion, mais sur le degré de désarroi ou de débilité intellectuelle. D’excitation vraie, il n’y en a point ou tout au moins la séduction ne dépasse pas, si même elle l’atteint, celle qu’éprouvent tant d’autres femmes à la vue d’objets de toilette ; elle est passagère ; dès qu’elle a cessé, la voleuse oublie non seulement l’agrément qu’elle espérait retirer de cette appropriation trop commode, mais la faute elle-même. Les combinaisons multiples qui font l’appât du vol avant, après, je dirais presque pendant, et que les escrocs nous racontent complaisamment, sont incompatibles avec l’inertie de l’intelligence. Encore faut-il que l’abaissement n’atteigne pas des proportions extrêmes. L’aliéné qui confine à la démence ou qui chemine dans cette direction ne s’occupe pas du monde extérieur, et, par conséquent, est préserve de pareilles atteintes. De même le lypémaniaque au maximum de la dépression ne connaît pas de distractions qui le touchent, tandis que le demi-mélancolique a ses heures de détente possible.

Il s’agit donc, si le mot est permis, de doser non pas les éléments actifs, mais les éléments négatifs de la maladie. C’est en portant l’investigation de ce côté qu’on arrive à comprendre comment des gens sans passion, que la moindre réflexion aurait dû garantir, se laissent aller à des propos insensés ou à des actes délirants, ce qui au fond est la même chose. L’erreur est de raisonner suivant la loi des passions humaines, dont la vivacité se mesure par les agissements auxquels elles entraînent. Or, moins l’impulsion des faibles d’esprit aura été impérieuse, plus elle sera encouragée par les attraits de toute nature, y compris celui de l’impunité probable. Aussi ai-je tenu à montrer combien les étalages contribuaient à susciter un appétit du vol qui ne serait pas né sans cette excitation, ou qui serait resté à l’état latent.

Une objection bien naturelle se présente. Ne peut-on pas admettre que tout individu qui commet un acte entraînant des conséquences judiciaires témoigne d’une certaine faiblesse de jugement et méconnaît ses intérêts réels ? Je n’aurai garde de me laisser entraîner sur ce terrain.

Médicalement, il s’agit de démontrer que le malade inculpé de vol est un malade et de le prouver. Seulement je demande qu’on cherche les symptômes où ils sont à trouver, c’est-à-dire dans un trouble cérébral permanent, s’accusant par des signes reconnaissables malgré les difficultés de l’examen, et que le vol soit considéré comme un incident et presque un épisode.

Les faits observés, et on les rencontre à profusion, sont d’une telle uniformité qu’il me parait suffisant de citer quelques exemples ; je les prendrai dans des conditions plus dissemblables en apparence qu’en réalité. La diversité tient, en pareil cas, de la personne, de l’éducation, de l’âge, du sexe, des détails accessoires fournis par l’enquête ; l’état pathologique fondamental est toujours le même.

La femme G…, 25 ans, est arrêtée dans un de nos grands magasins de nouveautés. Elle avait pris deux paires de bas, une cravate, deux flacons de parfumerie ; elle avait, dans la même visite, acheté et payé une paire de gants et un parapluie.

C’est une femme appartenant â la bourgeoisie aisée ; sa vie s’est passée presque toute en province et depuis une année seulement elle est venue se fixer à Paris. Elle s’exprime en bons termes, avec une vivacité que sa situation, dont elle a d’ailleurs un médiocre souci, expliquerait à la rigueur.

Pour comprendre l’état mental vrai de la malade, il faut, au lieu de se borner à un examen sommaire, se faire un devoir de reprendre sa biographie tout entière. Mariée à un cultivateur presque riche, grand buveur, dépensier, elle a demandé et obtenu sa séparation après onze ans de souffrances intimes. De ce mariage étaient nées deux filles qu’il a fallu élever avec des ressources tristement réduites pur la dissipation du mari. L’une est morte, l’autre s’est brouillée avec sa mère à l’occasion de discussions répétées et a été recueillie par un de ses oncles.

La femme G… restait seul, avec un capital d’une dizaine de mille francs, quand elle fut appelée près d’une cousine très âgée, infirme, à laquelle elle donna des soins, et qui lui légua, après sa mort, un revenu de 5 à 6 mille francs.

Pendant qu’elle habitait avec sa parente, il y a de cela trois ou quatre ans, elle fut prise d’un violent étourdissement, et, depuis lors, elle a perdu presque complètement le sommeil. C’est grâce à l’usage non interrompu du bromure de potassium qu’elle se procure quelque repos. Le plus souvent, elle reste au lit jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi, se plaignant d’étouffements, de frayeurs, qu’elle attribue à l’influence exercée sur elle par les terreurs nocturnes de sa cousine en enfance.

De temps à autre il survient, pendant le repas, un spasme pharyngé ou oesophagien qui l’empêche de manger et même de boire, et, par peur, elle se condamne à une demi-inanition. D’autres crises se produisent, racontées par une de ses voisines, et qu’elle-même résume ainsi : « Ma tête se brouille ; j’ai un peu l’esprit qui n’est pas clair, la tète se charge, le coeur bat, les idées se confondent ; il me reste pendant quelques jours de l’étonnement et de la fatigue, puis tout se remet. »

Aucune conception délirante proprement dite, mais une volubilité de parole, une instabilité d’idées et de postures, un besoin d’aborder des confidences qu’elle n’achève jamais. Son revenu bien assuré suffit, et au delà, à sa dépense. Dans la maison qu’elle habite, personne ne doute qu’elle ait un grain, comme me disait son portier.

Quant au vol lui-même, elle se défend en déclarant qu’elle était partie changer son parapluie et chercher une bague qu’elle croyait avoir perdue. On ne peut pas la soupçonner. Quel motif aurait-elle eu de se compromettre, quand l’argent ne lui manquait pas, même dans son porte-monnaie, pour acquitter sa dette ? La chose semble d’ailleurs l’intéresser assez peu, et elle n’a même pas la curiosité de savoir pourquoi je viens l’interroger. Lacune considérable, décisive dans beaucoup de cas, et qui appartient, au premier chef, aux états négatifs.

Je ne pense pas que ce simple exposé exige des commentaires.

— La femme X…, 36 ans, a toujours habité Paris. Les renseignements fournis par la famille, et surtout par le médecin qui la soigne depuis longtemps, sont complets et explicites. Elle a été arrêtée, dans un des grands magasins de nouveautés, porteur d’une douzaine d’objets contrastants d’une valeur d’environ 60 francs et qu’elle venait de dérober.

Ici encore il s’agit d’une biographie.

La femme X… tenait, avec son mari, un établissement d’abord très prospère, et qui a décliné à la suite de difficultés avec les clients. Le ménage s’est retiré dans un faubourg ; il habite une maison très confortable avec un jardin, dont il est propriétaire. Le mari, qui a continué les affaires, est obligé à de fréquentes absences. Le fils est dans un pensionnat ; la fille, âgée de 18 ans, demeure avec la mère. C’est, en somme, une existence aisée, grâce à un suffisant capital et à la situation commerciale du mari.

On sait qu’elle a été atteinte, vers l’âge de 11 ans, d’une fièvre typhoïde grave, et c’est à cette maladie, qu’à tort ou à raison, la famille attribue le manque de tenue bien constaté du caractère et de l’intelligence. Néanmoins la femme X… n’offrait aucune particularité de nature à faire croire à un état pathologique.

Il y a deux ans, et l’arrestation a eu lieu tout récemment, la femme X… est prise d’une affection fébrile, à type typhoïde, qui s’accompagne de délire de jour et de nuit, et se prolonge pendant vingt-huit jours. La convalescence est celle des grandes fièvres : réparation lente, chute de cheveux, etc. Le médecin, homme instruit, a assisté à toutes les phases de cette maladie non dénommée, mais de celles qui laissent aisément des traces chez des malades au plein de l’âge adulte.

À partir de cette époque sont survenus des désordres nerveux caractérisée par un état de malaise, d’inquiétude vague, d’irritabilité permanent, et par des accès plus aigus. Les crises se produisent exclusivement dans la première partie de la nuit. La malade, qui d’ailleurs dort mal, se réveille subitement terrifiée ; elle crie, pleure, appelle au secours, et semble continuer, demi-consciente, un rêve interrompu. D’autres fois, l’attaque est plus violente : la malade se lève, court affolée, ouvre et ferme les portes, s’enfuit, poursuivie par des visions indistinctes, après quoi on la recouche, et elle s’endort jusqu’au matin.

Depuis deux ans, elle est devenue vertigineuse, sujette à des étourdissements qui n’ont jamais déterminé de chute. La mémoire est indécise, l’intelligence distraite, et il serait impossible d’obtenir de la malade le récit de ses malaises exactement donné par la famille et par le médecin.

On raconte qu’un jour elle avait emporté un rouleau de galons dans une visite à une amie ; que le rouleau, sans usage pour elle, avait été trouvé sur un meuble et rapporté le lendemain par le mari.

La malade ne cherche à rien expliquer ni à rien excuser ; elle pleure, répète toujours la même phrase : « C’est incompréhensible ! » Or, elle venait d’acheter et de solder au magasin un brassard de première communion pour son fils, et les objets dérobés se composaient d’un carnet, de deux fichus, d’une paire de gants, d’une bobine de fil à coudre, etc.

Les parents supposaient la femme X… hystérique ; mais les médecins qui ne croient pas aux hystéries à attaques nocturnes reconnaîtront dans ces symptômes l’indice manifeste d’un trouble cérébral, confus, comme ceux qui succèdent à certaines fièvres graves.

Dans une autre catégorie de faits, l’affection cérébrale sous-jacente est plus grossièrement manifeste. J’en citerai trois exemples très abrégés qui représentent des types de désordres encéphaliques d’une intensité croissante.

— La fille E…, 20 ans, célibataire, sans profession, a dérobé plusieurs objets de toilette à l’étalage d’un grand magasin. Arrêtée, elle avoue, et nier eût été difficile. À son dire, son-père la tient très sévèrement, il lui manquait quelques francs au compte du ménage, et elle a essayé de se les procurer par crainte des reproches qu’elle aurait encourues. Le récit est impossible à contrôler. Le père est parfaitement recommandable, et, sans être aisé, est à l’abri du besoin.

Quant à la fille, voici son passé et son présent : Dans sa première enfance, convulsions graves ; à l’âge de 6 ans, affection cérébrale de nature mal définie ; à l’époque de la puberté, chorée intense qui n’a jamais complètement disparu. Encore aujourd’hui les mouvements des mains sont mal coordonnés. Adolescente, elle a été placée dans une école où on a pu lui apprendre à épeler et rien de plus ; elle écrit un peu, très incorrectement, et n’est jamais parvenue à lire une heure exacte sur le cadran d’une pendule.

Instable, obligée de s’occuper aux soins du ménage, elle va, vient et perd plus de temps qu’elle n’en emploie utilement.

De temps à autre, sans périodicité régulière, plus souvent à l’époque des règles, surviennent des crises épileptoïdes avec chute sur le sol, perte de connaissance, sans cri initial, sans constriction laryngée, sans écume.

Son caractère est plutôt bienveillant qu’irritable. Personne ne la supposait, dans sa famille, capable d’un pareil délit.

La maladie initiale, remontant. aux premières périodes de la vie, a laissé à sa suite une demi-imbécillité, sans mauvais instincts apparents. L’enfant, car la fille E… est bien au-dessous de son âge, cherche à sortir de ce mauvais pas à l’aide d’arguments puérils à l’usage des arriérés et des faibles d’esprit. On a supposé, et la chose est possible, que le vol a été plus ou moins prémédité, mais dût cette préméditation être admise, elle prouverait seulement, ce qui n’a pas besoin d’être démontré, que les imbéciles ne sont à l’abri ni des petites combinaisons ni des appétits vicieux.

— Le nommé T… est arrêté dans un grand bazar pour vol d’objets sans valeur, des boutons de manchettes en cuivre, des coquillages, des crayons. Il venait d’acheter six petites cuillers en ruolz et un couteau à dessert qu’il avait payés.

Il était employé à un journal d’où on l’a renvoyé comme incapable de continuer sa modeste collaboration. Il n’a que des ressources restreintes, mais ne s’en inquiète pas autrement.

Or, Il y a deux mois, un mois avant qu’il perdit son emploi, T… étant avec un ami est pris, au sortir de table, d’un éblouissement. On le ramène en toute hâte chez lui, ayant incomplètement perdu connaissance. Là les tremblements nerveux d’abord, puis des mouvements convulsifs se déclarent et continuent pendant plus d’une heure. État de dépression, sans fièvre à la suite. Pas de convalescence.

À dater de cette crise, céphalalgie tenace limitée à la région susorbitaire droite, dilatation notable de la pupille droite. Pas de tremblement, pas d’habitudes alcooliques. La mémoire est devenue confuse, la parole lente, l’intelligence insuffisante ; il ne fait pas d’effort pour chercher la raison de son larcin ou de ses achats d’objets absolument inutiles ; c’est à peine s’il a l’air de s’en souvenir.

Du plus au moins, de l’aigu au subaigu, ces deux cas ne sont-ils pas l’équivalent de ceux qui viennent d’être exposés ?

Une autre observation, la dernière que je veuille citer, montre combien l’enquête est délicate, surtout lorsqu’il s’agit de constater une défaillance cérébrale chez des malades incapables, par la nature même de leur mal, de recueillir leurs souvenirs, et réfractaires, faute de tension d’esprit, à un long examen.

— P…, âgé de 45 ans, a dérobé un gilet et deux cravates à l’étalage d’un confectionneur. On découvre le vol au moment où il voulait revendre ces effets à un passant.

C’est un ancien soldat, étranger, incorporé dans la légion étrangère et naturalisé Français à la suite d’action d’éclat. Ouvrier laborieux, il mène la vie la plus régulière et son salaire lui suffit amplement.

Il parle peu, s’exprime avec peine et ne fournit aucun éclaircissement sur sa santé dont il n’a pas, dit-il, à se plaindre ; on sait seulement que ses camarades le considèrent comme un original. Est-ce assez, non pas pour conclure à une affection cérébrale, mais pour en supposer l’existence ?

Du Dépôt, P… est transféré à Mazas pour être soumis à une surveillance assidue. Dès son entrée dans la prison, il éveille l’attention des surveillants par l’étrangeté de ses allures. Huit jours plus tard, crise nocturne ; il se lève, chante, frappe à la porte et répond aux observations des gardiens par des propos incohérents. L’accès de manie subaiguë dura une quinzaine de jours. Quand le calme est revenu, P… est un autre homme. Sa marche est indécise, il tremble, parle avec une lenteur extrême et répond au hasard aux questions. Il dit avoir été arrêté pour avoir battu un marchand de vins ; il ignore son âge, son passé. Quelques conceptions vaniteuses passagères se sont produites. Une ordonnance de non-lieu est rendue, et P… est interné dans un asile d’aliénés.

Ici les phases de la maladie sont pour ainsi dire renversées, et la crise éclate seulement après l’arrestation, chez un homme qui ne présentait, et je m’en porte garant, aucune trace d’alcoolisme. Instruit par l’expérience, j’avais peu de doutes sur la probabilité d’un trouble cérébral impossible à constater. L’événement est venu donner raison à mes soupçons et confirmer la règle.

Si de ces défectuosités cérébrales plus ou moins effacées, dont on ne trouve parfois la trace qu’à l’aide d’un effort de recherches, nous redescendons encore la série jusqu’aux lésions encéphaliques les plus profondes, jusqu’à la classe presque indéfiniment compréhensive des paralysies générales, nous rencontrons le vol à tous les échelons. Plus la maladie est massive et plus le vol se ressent de l’infériorité intellectuelle. Au premier degré, larcins préparés par un surcroît d’attraction, accomplis avec un mélange d’imprévoyance et de précautions demi-raisonnées, demi-délirantes ; au dernier, inspiration brute, instantanée, dépourvue de calcul, grossièrement satisfaite. Tel est le cas du paralytique général qui, en passant près d’un ouvrier, lui dérobe ses outils ; de celui qui soustrait un matelas dans un déménagement ; qui emporte, autant qu’il en peut porter, des chaises d’un jardin public, etc. Même quand l’intelligence est abaissée aux plus bas chiffres, on ressaisit encore un débris d’instinct : le paralytique général a obéi à l’attraction d’un objet insignifiant qu’il n’eût pas été chercher et a profité d’un moment qui lui semblait propice. Comment s’étonner que les cérébraux moins profondément atteints conservent, plus vivaces, ces restes de nos aptitudes instinctives que la folie confirmée n’éteint jamais complètement ?

(Archives générales de médecine, 1880.)

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Charles Lasègue, « Vol aux étalages », Études médicales du Professeur Charles Lasègue, Tome I, Éd. Asselin et Cie, Paris, 1884, pp. 680-691.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise