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Paul Sérieux

Délire mystique

Les Folies raisonnantes (1909)

Date de mise en ligne : mercredi 21 mars 2007

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Paul Sérieux, « Délire mystique », Les Folies raisonnantes, le délire d’interprétation, (Chapitre II, Section V), Éd. F. Alcan, Paris, 1909, pp. 121-128.

DÉLIRE MYSTIQUE

Sous la dénomination de folie religieuse on a décrit des faits disparates qu’unissait le lien factice des préoccupations extra-terrestres. On distinguait une forme expansive ou théomanie et une forme dépressive ou démonomanie suivant que le ciel ou l’enfer intervenaient dans le délire et lui donnaient une apparence glorieuse ou abjecte, euphorique ou mélancolique : les illuminés rentraient dans la première catégorie, les possédés du démon dans la seconde. Les cas de prétendue « folie religieuse » se répartissent aujourd’hui dans les psychoses les plus différentes ; nous décrivons uniquement ceux qui relèvent du délire d’interprétation.

Les interprétateurs mystiques ne sont en général que des ambitieux auxquels leurs tendances et leur éducation impriment des traits particuliers. On trouve parmi eux certains thaumaturges, prophètes et messies. Les plus humbles et les moins tarés se contentent d’exalter leurs vertus et de propager la bonne parole ; les plus orgueilleux et les plus débiles se proclament fils de Dieu. À l’origine de leur délire n’est souvent qu’une interprétation délirante. Telle malade se trouve une ressemblance physique avec la bienheureuse Marguerite Marie ; elle conclut que, comme son modèle, elle doit ramener au Sacré-Coeur les fidèles de sa paroisse et la France entière [1]. Une mystique persécutée interprète ses « rêves avertisseurs » ; elle rêve « cercueils » : Dieu lui prédit la mort prochaine d’une ennemie. Une nuit elle s’est vue « sur un cheval blanc, un étendard à la main, à la tête d’une armée invisible » : elle y voit une analogie avec Jeanne d’Arc ; d’ailleurs antérieurement, comme elle regardait une statue de la Pucelle, les passants exprimaient par leur étonnement la ressemblance surprenante des deux figures ; bien souvent depuis elle a montré à diverses personnes une image de la jeune héroïne et « toutes ont constaté cette similitude frappante » ; un jour dans une église, juste au moment où elle pensait à cette ressemblance, des enfants assis devant elle se retournèrent pour la regarder ; serait-elle appelée à jouer le rôle de Jeanne d’Arc ? [2]

Les rêves du sommeil normal ont sur les idées délirantes des mystiques une action plus grande que dans les autres formes de délire d’interprétation. Moreau de Tours rapporte l’observation d’un mystique qui « fasciné par les visions qui l’assiègent lorsqu’il est endormi, finit par croire à ses rêves avec toute la ténacité d’un monomaniaque… Pour tout ce qui n’avait pas de rapport avec ses rêves la raison et le bon sens ne lui faisaient jamais défaut ». Ces songes, parfois très compliqués, s’accompagnent de sensations de déplacement, de vol dans les airs. « Une nuit, à l’asile de Bordeaux, raconte la mystique citée plus haut, je sentis un être ailé me saisir dans mon lit et m’emporter à travers l’espace ; il me conduisit au-dessus d’une grande ville que je reconnus être Paris. Alors une croix gigantesque apparut dans les airs ; je me prosternai et fis une longue prière. Quand j’eus fini, l’être ailé me remporta vers Bordeaux ; je gémis suppliant qu’on ne me ramenât pas à l’asile, mais une voix très douce me dit : “Console-toi, ma fille, il le faut, tu souffriras pour le salut du monde.” À mon réveil, je me sentis toute glacée, comme si je venais de faire un long voyage dans la nuit froide. »

Des troubles sensoriels surviennent presque toujours chez le mystique qui, parfois, cherche lui-même à les provoquer par les longues oraisons et les jeûnes prolongés. L’hallucination peut donc résulter de la dépression physique ou de l’inanition (voir obs. IV). D’ailleurs, elle n’est jamais qu’un épisode bref auquel le malade accorde, en raison de ses croyances, une valeur surnaturelle.

Les hallucinations de la vue, les plus fréquentes, reproduisent sous un jour éblouissant divers spécimens de l’imagerie religieuse. Dieu le Père apparaît sous la forme d’un vénérable vieillard à longue barbe blanche assis sur un trône ; la Vierge se montre vêtue en Notre-Dame de Lourdes : robe blanche et ceinture bleue… Des hallucinations de l’ouïe s’ajoutent parfois à ces visions. L’apparition, muette au début, se met à parler, généralement en termes sibyllins : « Il y a quelque chose »… « On verra plus tard » ; phrases énigmatiques qui ne s’expliquent que par les interprétations consécutives. On peut observer des hallucinations motrices verbales. S’agit-il vraiment d’un phénomène psychomoteur, ou bien l’habitude des longues méditations, des oraisons silencieuses n’aboutit-elle pas à une sorte d’hypertrophie ou d’automatisme du langage intérieur ? Pendant de longues stations devant le tabernacle, le malade de l’observation qui va suivre entend ses « voix intérieures » lui promettre la tiare, confirmant les paroles qu’il avait prononcés dans son enfance : « Je veux être pape. » Souvent, le mystique sent la présence d’un être surnaturel, sans le voir ni l’entendre, d’après les modifications de sa cénesthésie : un frémissement, une chaleur interne lui donnent l’illusion d’un souffle divin. Une illusion de l’odorat (odeur de soufre) peut révéler l’approche du diable. Ces troubles sensoriels se combinent maintes fois en une scène de durée plus ou moins longue, sorte de « rêve éveillé » auquel Régis a donné le nom d’hallucinations oniriques.

Ces sujets, capables d’obéir à une interprétation ou a une hallucination impérative, peuvent devenir dangereux : violences, auto-mutilations, meurtres. Tous en effet conforment leurs actes à leurs pensées, leur vie à leur mission divine. Quelques-uns, se croyant persécutés, deviennent rapidement agressifs. D’autres se contentent de se livrer à mille excentricités. Il en est de pacifiques qui mènent une existence toute de vertu et de mortifications, restant doux et calmes malgré les sarcasmes. Enfin chez nombre d’entre eux on observe des tendances érotiques.

OBSERVATION XI. — V… Arsène est âgé aujourd’hui de soixante ans. Quand il avait neuf ans, s’est produit l’incident qui devait orienter son délire. À l’occasion de la première communion des enfants du village, l’évêque demandait à chacun d’eux à quelle profession il aspirait ; le tour de V… venu, celui-ci répondit ingénument : « Monseigneur, je veux être pape ! » « Ce fut, dit V…, un étonnement dans toute l’église » ; et à partir de ce jour, dans le village, on ne l’appela plus que le pape. À la même époque il eut des terreurs nocturnes dans lesquelles il se croyait aux prises avec le diable.

À dix-sept ans, il se rend auprès de sa tante, supérieure d’un couvent, et reprend ses projets mystiques oubliés pendant un séjour de quatre ans à Paris. Quelques faits maladivement interprétés, à ce moment-là ou plus tard, viennent confirmer ses pensées : un Juif le prie un jour de l’aider à éteindre un chandelier à sept branches dans une synagogue ; cela ne veut-il point dire qu’il éteindra le judaïsme et les hérésies ? Il entre au séminaire à vingt-quatre ans. C’est alors que pendant une de ses longues stations devant le tabernacle, il entend pour la première fois ses voix intérieures lui annoncer qu’il sera pape. Il charge bientôt après le directeur de signifier à Pie IX son appel à la tiare et abandonne la soutane (1874). Il occupe divers emplois et oublie pendant trois ans ses idées de grandeur. Mais vers la fin de 1876, après de nombreux déboires, il devient triste, découragé. Une nuit (1877), il se réveille aux miaulements furieux d’un chat ; pris de terreur il passe le reste de la nuit en prières ; le lendemain, la concierge lui dit : « Avez-vous entendu crier ce chat, cette nuit ? il était tout noir ; je crois bien que c’était le diable ». V… persuadé, en effet, que ce chat était une incarnation du démon, voit là un avertissement de la Providence.

À partir de ce jour, ses conceptions mystiques l’assaillent de nouveau ; il interprète ses rêves à leur profit ; il prédit des événements politiques pour les avoir vus en songe. Il écrit à Pie IX pour lui ordonner d’abdiquer en sa faveur ; à la mort de ce pape, il pose sa candidature devant le Conclave. Il proteste contre l’avènement de Léon XIII, parle d’aller poignarder cet antipape. Dès lors, son activité s’accroît ; en quelques années il adresse plus de 15.000 cartes postales aux grands personnages de l’Europe. Ces cartes ont, pense-t-il, une influence colossale sur les destinées du monde : elles ont créé partout le « V… disme » et préparé la venue du pape Chrysostôme (c’est le nom qu’il prendra). « Ce n’est pas sans motif, écrit-il à Guillaume II, que la Providence Nous fit écrire tant de petits carrés de carton à Votre Majesté. Quelle coïncidence bizarre de la disgrâce inopinée du Grand Chancelier quinze jours après l’envoi de noire télégramme… Grâce à nos cartes au Saint-Siège, le pont de fer qui était près de relier le Vatican au Quirinal fut totalement brisé… Pour ce qui est de l’Espagne, par nos Télégrammes à Don Carlos, Nous Nous félicitons d’avoir causé les plus grandes difficultés à la Régente et Nous en susciterons à Alphonse XIII de plus grandes encore dans l’avenir. »

En 1884, il est impliqué dans une affaire d’escroquerie qui le fait interner une première fois pendant quelques mois. Ses excentricités l’ayant fait chasser de partout et réduit à la misère, il est arrêté pour mendicité et conduit de nouveau à Sainte-Anne (1893). Il est plus que jamais convaincu qu’il sera pape. « Mon appel à la tiare peut, dit-il, se justifier, car il repose sur les bases suivantes qui lui donnent un cachet parfait d’authenticité : 1° deux manifestations extérieures, la voix de Dieu parlant par ma bouche quand je dis, enfant, « je veux être pape » ; et l’incarnation du diable dans le corps d’un chat ; 2° mes visions dans le sommeil et les paroles que j’entends alors ; 3° une voix intérieure. À l’asile ces voix ne sont notées que très rarement dans ses nombreux écrits. II entend un jour : « Ce n’est qu’une critique », et un autre jour ces mots inspirés par Jésus-Christ : « Je fustigerai Léon XIII dans l’éternité. »

Ses rêves, assez nombreux, se rapportent habituellement à des questions politiques. Voici comment il explique l’un d’eux à Guillaume Il : « Sire, que Votre Majesté Nous permette, en attendant le Conclave, de Lui dédier une vision que Nous avons eue. Nous l’intitulerons : Croissance des socialistes, La République à la Broche. Dès le matin, assis sur notre couche, Nous fûmes transporté en esprit sur les bords d’un canal… Sur la rive opposée Nous remarquâmes à la façade d’un bâtiment très élevé des ouvriers occupés à dépecer un gros poisson pour le mettre à la broche… Pendant que Nous contemplions le superbe brochet, Nous entendîmes partir des étages les plus élevés du bâtiment une voix formidable… Nous vîmes que la façade entière était garnie d’ouvriers entassés sur des balcons étroits et le corps penché vers le canal… Nous entrâmes dans un hall plein de consommateurs. C’étaient les ouvriers que Nous avions vus sur les bords du canal… Voilà qu’un gosse arrive à la figure intéressante ; soudain arrive un autre gosse plus grand que le premier de la tête. Puis en survient un troisième surpassant le deuxième de la tête. Nous admirions ces trois adolescents lorsque derrière eux arrive une Demoiselle ayant trois yeux. L’oeil du milieu était recouvert d’une petite plaque de lustrine en satin noir. L’orbite de l’oeil droit était de beaucoup plus grand, plus arrondi que l’orbite des deux autres yeux.

« Revenu à la réalité de la vie et des sens, ayant l’entendement de cette vision, Nous comprîmes que rien n’était encore perdu pour jeter promptement dans le canal les Socialistes ; que le poisson à la broche représentait la République dont il était l’image ; que par l’oeil du milieu fermé, le parti centre gauche et gouvernemental était impuissant à atteindre ce résultat ; mais que par l’oeil démesurément ouvert enfin, par la droite monarchique et romaine, on pouvait empêcher une quatrième tête de surpasser la troisième. À l’oeuvre, Sire, et que cette journée marque dans les fastes de l’Europe. »

En 1895, il écrit : « Bien que je ne sois pas encore élevé à la Tiare, ce qui d’ailleurs n’est plus qu’une question de jours, il est bon que je n’apparaisse pas aux peuples comme un météore tombant du ciel à l’improviste. Le vrai et unique mérite de mon avènement subit consiste dans la connaissance de mon programme. » Et il profite de « l’inter-règne de la tiare » pour exposer ce programme : intervention dans toutes les questions européennes, restauration du pouvoir temporel, expulsion du Faux-Prophète de Stamboul et désarmement général. « L’Église ! Ce sera moi. C’est moi ». V… n’aurait eu que très rarement des illusions ou des hallucinations auditives ; il prétend même les avoir inventées pour plaire au médecin.

Transféré en 1906 à Ville-Evrard et désireux d’obtenir sa liberté pour soigner une prétendue paralysie générale qu’on refuse de traiter, il déclare qu’il renonce à ses idées, mais il le fait en termes qui méritent d’être cités. « Ce que les aliénistes contestent, traitent de démence, c’est de vouloir être pape sans faire partie du Conclave et appartenir au Sacerdoce… bien qu’au VIIIe siècle les Lombards aient élu d’un seul coup à la tiare un simple laïque. Or, du moment
qu’ils traitent de folie les aspirations d’un simple laïque à la Tiare papale, comme je suis sain d’esprit, je dis que je ne veux pas de Papauté [3] ».

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après le texte de Paul Sérieux, « Délire mystique », Les Folies raisonnantes, le délire d’interprétation, (Chapitre II, Section V), Éd. F. Alcan, Paris, 1909, pp. 121-128.

Notes

[1Vurpas et Duprat, Du rôle de l’imitation dans la formation d’un délire. Annales médico-psych., mai 1904.

[2Cette malade, dont actuellement le délire a vingt-huit ans de durée, n’est nullement affaiblie ; à deux reprises et récemment encore les journaux entreprirent une campagne contre « sa séquestration arbitraire ». Voir Truelle et Capgras, loc. cit..

[31. Ce malade a été successivement étudié par Ball (Société méd. psych., 1887, II, p. 443) et par Magnan (Leçons su les Délires syst. dans les psychoses. Obs. XIV, p. 123.)

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