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Berbiguier de Terre-Neuve du Thym

Le Diable est le chef des Farfadets

Les Farfadets (Chapitre LI à LX)

Date de mise en ligne : mercredi 10 janvier 2007

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Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets ou Tous les démons ne sont pas de l’autre monde, À compte d’auteur, Paris, 1821.

CHAPITRE LI
Perfidie de M. Étienne

LE JOUR ARRIVÉ, je ne sortis point de ma chambre de toute la matinée, je m’étais occupé chez moi. Je ne montai pas non plus chez M. Étienne, je savais qu’il n’avait pas couché chez lui. À deux heures, je sortis pour aller prier le Dieu de bonté. Je fus arrêté, en sortant, sous la porte cochère, par un monsieur et une dame, qui, comme moi, avaient leur logement dans l’hôtel. Ils me dirent que M. Étienne se comportait avec eux de la manière la plus infernale, ils m’apprirent qu’après avoir demandé à examiner leur chambre, pour en connaître sans doute toutes les dimensions, ce farfadet s’était esquivé, en disant qu’il allait revenir ; mais qu’au lieu de tenir la parole qu’il leur avait donnée, on le vit s’envoler sous la forme d’un hibou vers la porte cochère, et qu’après s’être assuré qu’on ne pouvait le voir, il avait continué son vol du côté opposé de leur appartement, pour pouvoir ainsi tromper leur vigilance anti-farfadéenne. Avouez, me dirent mes voisins, que c’est un tour abominable. C’est moins la visite indiscrète qu’il nous a faite, qui nous indispose, que la ruse dont il s’est servi pour s’introduire dans notre chambre ; car enfin, nous n’avons à présent aucun moyen d’empêcher ses incursions nocturnes et diaboliques, d’autant mieux qu’il connaît maintenant tous les détours de notre logement, que nous avions eu soin de lui tenir toujours bien cachés. Que dites-vous de cela, Monsieur ? — Je pense que c’est fort mal ; le jeune farfadet veut, sans doute, venir faire de temps à autre des visites à Madame votre épouse : il est peut-être fatigué de n’avoir à faire qu’à un garçon, et il veut varier ses jouissances ; les farfadets comme lui n’aiment pas la monotonie : quand ils viennent chez moi ils remplissent un devoir ; quand ils seront chez vous ils auront du plaisir. Madame votre épouse est très jolie. — Que me dites-vous là, Monsieur ? Quoi ! ils auraient l’audace d’attenter ainsi à mon honneur ? — Ils ont attenté à celui de bien d’autres époux. — Les misérables ! — Vous êtes indulgent de ne leur donner que cette épithète. — Comment ! Monsieur Étienne Prieur fait partie d’une secte aussi abominable ! C’est le comble de l’horreur. En vérité, pour un jeune homme de famille, voilà une conduite qui ne dépose guère en sa faveur.

Nous vous prions, Monsieur, continuèrent mes voisins, de nous secourir. Vous êtes bon, humain, généreux et sensible, et nous savons que ce drôle-là vous a très souvent abusé en s’étayant de la confiance qu’il vous inspirait. Vous êtes véritablement trop bon que de ne pas vous plaindre. Je fis contre fortune bon coeur, je ne voulais pas leur apprendre toutes les atrocités de M. Étienne envers moi, je comptais encore sur les protestations qu’il m’avait faites le matin. — Si je le rencontre dans mes courses, je vous promets de lui parler sérieusement. Ils me répondirent qu’ils s’en rapportaient entièrement à moi pour les rendre tranquilles.

J’allai à l’instant me promener sur le boulevard des Panoramas, et je ne fus pas peu surpris d’y rencontrer mes farfadets Étienne et Frontin. Nous nous saluâmes réciproquement et je leur marquai l’étonnement de les voir si tranquilles lorsqu’ils devraient s’ensevelir eux-mêmes en considérant la conduite que M. Étienne venait de tenir dans l’hôtel. Il parut interdit. Je le blâmai d’avoir couché la nuit passée à mes côtés, sans être revenu chez moi comme de coutume, pour me donner le bonjour. — Comment avez-vous appris tout ce que vous me reprochez ? — De ceux-là même qui ont à s’en plaindre. — J’étais forcé d’en agir ainsi par ma position. — Excuse farfadéenne, vous n’avez pas fait là le trait d’un honnête homme. C’est celui d’un méchant. Je vous engage, Monsieur, au nom de l’honneur, à réparer cette faute, en déclarant que vous ne ferez plus aucune visite nocturne. Son ami le blâma beaucoup d’en avoir agi de la sorte envers des gens qui ne lui avaient rien fait, il s’excusa sur le besoin où il était de faire des prosélytes pour s’attirer les bonnes grâces de son grand-maître, qui, dernièrement, pour avoir manqué de zèle, lui avait retiré la pièce d’argent farfadérisée dont je parlerai bientôt. Le farfadet confondu me chargea de dire à mes bons voisins qu’il réparerait la faute qu’il avait commise envers eux, et finit par me donner rendez-vous à Saint-Roch, où je me rendais tous les jours à la prière du soir, pour me donner une lettre de repentir. — Allons, Monsieur, dans ce cas, on pourra vous pardonner cette faute, qui, toute grave qu’elle est, peut encore se réparer. Nous parlâmes ensuite des choses qui m’intéressaient, et peu de temps après je les quittai. Ils promirent de me donner leur adresse aussitôt qu’ils auraient trouvé un appartement.

Je m’empressai de revoir les époux, mes voisins, auxquels je racontai l’entretien que j’avais eu, et je les invitai à faire eux-mêmes la lettre que M. Étienne voulait signer. Ils y consentirent, et me demandèrent pourquoi il ne viendrait pas la porter. Je l’excusai, quoique j’eusse moi-même à me plaindre de lui ; je les assurai qu’il était honteux de sa conduite envers eux, et qu’il n’osait pas venir. C’est pourquoi il m’a invité à être porteur de la lettre. J’en fus chargé en effet, et nous nous quittâmes. Mais quel fut mon étonnement, quand, le lendemain soir, je ne vis pas du tout M. Étienne ! L’indignation succéda alors à mon étonnement. — Ah ! vous me jouez de la sorte ! c’est une infamie. Vous ne méritez pas, à présent, les bontés que j’ai eues pour vous, ni aucun ménagement. Lorsque je rentrai à l’hôtel, je fis venir chez moi mes voisins, auxquels je remis leur lettre sans être signée, en leur avouant que si elle ne l’était pas, il n’y avait pas de ma faute. Je m’y attendais, me dit le mari, il en a fait de pareilles à bien d’autres ; réunissons-nous pour le traiter comme il le mérite ; gardez ma lettre, dans l’espoir de rencontrer le farfadet ; de mon côté, je vais parcourir tous les quartiers de la capitale pour me saisir du traître. Plusieurs jours se passèrent ainsi. Je voyais souvent MM. Baptiste Prieur, son frère aîné, et Lomini, leur cousin. Mon voisin fit des démarches auprès de ces personnes, et principalement auprès de M. Prieur, droguiste. Tous ces Messieurs promirent de faire leur possible pour le trouver et obtenir satisfaction de ses indignes procédés ; mais on ne fut pas plus heureux de ce côté. On eut enfin recours à un conciliateur, qui promit d’appeler devant lui le farfadet sitôt qu’on aurait pu découvrir sa demeure et qu’on la lui ferait connaître. Mon voisin, dans ses promenades ordinaires, le vit sortir de chez un banquier, où sans doute Monsieur son père lui avait fait compter quelque argent. Le farfadet s’approcha de lui pour le prier de vouloir bien lui pardonner. Il s’excusa en affirmant qu’il ne renouvellerait plus ses visites nocturnes et audacieuses. Mais le voisin ne se contenta pas de cette promesse, il le conduisit chez le conciliateur, qui l’obligea à signer sa lettre de repentir, telle que l’offensé l’avait rédigée lui-même ; mais en même temps l’infâme commit une nouvelle étourderie en disant qu’il était logé chez son frère Baptiste, quand il était facile de se convaincre bientôt qu’il n’avait pas dit vrai. Cette supercherie indigna mon voisin, qui alla de nouveau chez le conciliateur. Cet honnête homme l’engagea à écrire à M. Prieur père pour lui apprendre quelle était la conduite de son fils à son égard. Et M. Prieur père donna toute satisfaction en réponse.

CHAPITRE LII
Suite des perfidies de M. Étienne

MES LECTEURS doivent bien juger que tous les chapitres précédents sont écrits dans le style allégorique ; j’ai peut-être trop de délicatesse pour mes ennemis. Les Messieurs Prieur me jugeront et me rendront justice. Je n’ai que cela à leur dire pour leur imposer silence.

Tout en rendant service à mon voisin, j’avais fait beaucoup de courses inutiles, et je ne trouvais pas plus d’amélioration à mes malheurs. Malgré les belles promesses du farfadet Prieur je n’étais pas moins tourmenté nuit et jour. Je ne l’avais pas vu depuis sa sortie de l’hôtel, je me décidai à écrire à M. Frontin, son ami, chez lequel il demeurait. Voici ma lettre :

Paris, le 11 février 1818
À M. Frontin, ami de M. Prieur

Monsieur, je prends la liberté de m’adresser à vous pour que vous fassiez parvenir mes reproches à votre ami M. Étienne Prieur.

Vous savez que depuis le 24 octobre 1817 je suis au pouvoir de ce jeune homme. Je consentis à me mettre entre ses mains pour me soustraire à celles de M. Pinel et des autres sorciers, magiciens, tant hommes que femmes ; il me promit de me rendre la liberté : vous et vos amis l’aviez sollicité de tenir sa promesse ; il donna sa parole avant de sortir de l’hôtel que j’habite, où il avait alors son domicile ; il fit, la veille de sa sortie, quelques cérémonies ; mais comme je ne vois pas de changement, et qu’il a disparu lui-même, engagez-le, je vous prie, à cesser ses infâmes persécutions et à mettre fin à mes souffrances.

Vous êtes trop l’ennemi, Monsieur, de toute injustice, pour ne pas vous interposer entre moi et votre ami qui me persécute.

J’ai l’honneur d’être, etc.
BERBIGUIER

P.S. Je vous prie, Monsieur, de me faire réponse et de saluer mon persécuteur.

Lorsque ma lettre fut reçue, il y avait société chez M. Frontin, qui témoigna son mécontentement à M. Étienne, qui était là. Le farfadet promit de me laisser tranquille définitivement ; c’est ce que vint m’apprendre Monsieur Frontin, qui se rendit expressément le lendemain à Saint-Roch pour me faire part du résultat de ma lettre.

Il m’affirma que mes reproches avaient produit sur son ami un très bon effet, et qu’il espérait que désormais je n’aurais plus rien à craindre. Je remerciai ce Monsieur de ses bons procédés et de ses démarches à mon égard, en le priant d’accepter les expressions de ma reconnaissance pour lui et sa société, qui, comme lui, s’était intéressée à mon sort malheureux. En sortant de Saint-Roch je fus me promener aux Tuileries, où je rencontrai M. Étienne, qui en m’apercevant vint à moi, dans l’intention de me faire ses excuses : il me promit toute satisfaction, et m’affirma que, dès qu’il aurait un appartement, il me le ferait savoir, pour convenir du jour où il s’occuperait de terminer les opérations qui devaient entièrement mettre fin à mes maux. Je voulus bien me contenter encore une fois de ses promesses sans trop me reposer sur sa parole, ayant été plus d’une fois autorisé à me méfier de lui. Son inconduite, d’ailleurs, devait me faire craindre de sa part quelque nouvelle perfidie. Nous verrons bien, lui dis-je : le temps nous apprendra beaucoup de choses. Adieu, Monsieur ; songez à votre parole.

M. Arloin, parent et ami de M. Papon Lomini, occupait alors dans l’hôtel l’appartement que M. Étienne avait quitté. Ce Monsieur venait souvent me voir avec M. Lomini : ils me témoignaient leur indignation sur les procédés de M. Étienne, qu’ils trouvaient d’autant plus affreux, que ce jeune homme m’avait beaucoup d’obligation, n’ayant reçu de moi que des bienfaits. Ils me dirent que, chaque fois qu’ils voyaient ce démon acharné contre moi, ils l’invitaient à cesser ses poursuites ; que toujours il le promettait, mais qu’ils voyaient bien, d’après mon rapport, qu’il ne tenait pas à sa parole, ce qui les inquiétait beaucoup pour moi.

Nous parlâmes ensuite de tous les autres sorciers qui m’avaient persécuté ; et quand nous en fûmes à M. Moreau, M. Arloin vanta fort la science sublime de ce physicien, qui l’emportait, selon lui, sur toutes les autres personnes de sa profession, ce qui lui avait mérité un grade supérieur qui obligeait tous les autres farfadets à suivre ses ordres. — Voilà justement ce qui nous afflige pour vous ; car vous savez que ces Messieurs ne quittent jamais une de leurs victimes sans donner procuration à un de leurs confrères de s’en emparer, ce qui nous fait craindre de vous voir dans une dépendance perpétuelle. — Eh bien, pour m’y soustraire, je me résoudrai à quitter le pays que ces Messieurs habitent. — Ce moyen ne vous tirera pas de leur puissance, puisqu’elle s’étend sur toute la terre.

Je ne pus concevoir comment il était possible qu’on laissât exister les farfadets parmi les humains, et comment les gouffres de l’enfer ne s’entr’ouvraient pas sous les pieds de tous ces fléaux du repos et du bonheur des humains. Je me consolai dans l’espoir que l’éternelle justice n’épargnerait pas toujours de semblables monstres, et que tôt ou tard ils seraient envoyés dans les gouffres infernaux dont ils n’auraient jamais dû sortir.

M. Lomini partagea mon ressentiment, et m’avoua que, malgré les liens du sang qui l’unissaient à M. Étienne, il n’avait pas pour lui une grande estime, par la raison que sa conduite passée et présente ne le mènerait jamais à une bonne fin. Cependant, comme il souffrait de me voir encore en sa puissance, il me promit de s’employer auprès de lui pour obtenir mon entière délivrance ; et nous nous séparâmes, du moins à ce que je crois, contents les uns des autres.

CHAPITRE LIII
Nouvelle confiance. Nouvelle perfidie

LE 21 FÉVRIER je fis une visite à M. Prieur aîné. Je présumai que l’ayant vu quelquefois chez son frère Étienne, il me recevrait bien. Je ne fus pas trompé dans mon attente ; je le trouvai à son bureau, occupé d’affaires de commerce. Il s’entretenait avec une autre personne, ce qui me fit craindre de l’importuner. Je le priai de me donner un instant d’entretien dans la pièce voisine ; il me l’accorda. Après m’être excusé de l’avoir dérangé de ses occupations, je le priai d’employer tout le pouvoir qu’il avait sur l’esprit de M. son frère Étienne pour l’engager à cesser les persécutions qu’il me faisait endurer depuis la fin du mois d’octobre dernier ; j’ajoutai que toutes ces choses étaient connues de M. son cousin Lomini, de M. son frère Baptiste, ainsi que de plusieurs autres de ses amis que j’avais également vus chez Messieurs ses frères. M. Prieur me dit que toutes ces atrocités étaient connues de lui ; qu’il espérait y mettre ordre ; que dans une heure il verrait M. Étienne, qu’il lui parlerait de manière à le contraindre à me rendre la tranquillité ; que dès le soir je ressentirais les effets de ses promesses, et que je ne serais plus tourmenté. — Ah mon cher Monsieur, que je vous aurai d’obligation ! car, enfin, voilà vingt ans que je souffre, et vous jugez bien que j’ai besoin d’un peu de repos. — Je vous promets de lui parler incessamment. Je le quittai, en l’assurant de ma parfaite reconnaissance.

En revenant je me repaissais l’imagination de craintes et d’espoir. Je me disais : Ai-je enfin trouvé un homme sur qui je puisse me fier ? Je verrai bien, et je saurai bientôt si ce Monsieur tient à sa parole.

Quand je fus de retour chez moi, j’entendis un vent impétueux, et, bien différent de tous ceux que j’avais distingués jusqu’à ce jour ; nécessairement je dus croire que je n’étais plus tourmenté par les mêmes farfadets, alors je ne doutai plus que je ne fusse sous une autre planète. J’avais cherché à me soustraire à la domination de M. Étienne Prieur, et je me vis tomber au pouvoir de son frère aîné. Il plut toute la nuit. M. Étienne vint encore me visiter invisiblement ; mais il se fit moins sentir que de coutume, ce qui me fit présumer que son pouvoir diminuait, et qu’il le transmettait à Monsieur son frère aîné. Toute la nuit se passa ainsi. Le lendemain 22, la journée fut encore plus affreuse ; la pluie et le vent redoublèrent, et la nuit du 22 au 23 fut terrible.

Après de si fortes angoisses je me déterminai à écrire à M. Prieur aîné, pour lui rappeler la visite que je lui avais faite à l’effet de l’engager à déterminer son frère Étienne à cesser de me tourmenter, ce qu’il avait promis de faire, quoique je visse bien, par les souffrances que j’avais éprouvées, qu’il n’avait rien obtenu de lui, puisque la nuit dernière j’avais été encore troublé par sa visite magique et celle de sa compagnie infernale. Je finissais ma lettre par des compliments qui tendaient à amadouer mon nouveau farfadet. La pluie et le vent continuèrent toute la journée, et la nuit du 23 au 24 fut horrible. Le vent fut si impétueux, qu’on pouvait craindre pour les toitures et les arbres. Je me crus au pouvoir d’un nouveau maître. Les moyens dont je me servis pour me retirer des griffes de M. Étienne et pour me soustraire à ses importunités, ont été malheureux, car ils n’ont fait que me changer de puissance. Je sais maintenant que M. Prieur aîné, loin de me mettre à l’abri des poursuites de son frère, comme il me l’avait promis, s’est emparé de moi, et m’a mis sous une planète pour le moins aussi cruelle que celle que dirigeait M. Étienne.

Voilà comment agissent les farfadets quand ils veulent se disputer la possession d’une personne destinée à être leur victime. Lorsque je faisais ces réflexions, le vent souffla avec tant de violence, qu’il cassa un carreau de vitre, qui fit un tel fracas, qu’il fut entendu de tout l’hôtel. Le portier et sa femme montèrent l’escalier : toute la maison fut en rumeur ; il était onze heures du soir, M. et Mme Rigal se mirent à leur croisée pour demander ce que c’était que ce charivari. J’ouvris ma porte, et je dis au portier et à sa femme, qui ne savaient à quoi en attribuer la cause, que c’était l’effet d’un grand vent dont je connaissais les moteurs ; que c’était même fort heureux qu’il ne fût pas plus terrible. Je ne leur dis pas tout ce que je savais sur les méfaits des farfadets, mais j’avais fort envie d’en instruire M. Rigal, afin de l’engager à faire un journal de toutes les dépenses auxquelles il serait exposé par les maléfices des ennemis du Créateur du monde : par là, il s’instruirait au moins de ce que cette maudite canaille pourrait lui coûter dans le courant de chaque année.

Lorsque le portier eut fait entièrement sa visite, il descendit et passa devant ma porte. Je l’interrogeai sur ce qu’il y avait de détruit ; il me répondit qu’il n’y avait de cassé qu’un carreau de vitre ; mais que le bruit qu’il avait entendu l’avait épouvanté autant que si la croisée avait été entièrement brisée. De mon côté, je fus très content que la chose n’eût pas été plus considérable. Je fermai ma porte afin de pouvoir me coucher ; mais il me fut impossible de dormir. Toute la nuit fut terrible. Je fus tourmenté par les malins esprits, magiciens et farfadets, desquels je sus si bien distinguer le genre de travail, que je fus convaincu que M. Étienne m’avait abandonné pour me livrer définitivement à son frère aîné. Je me persuadai alors qu’étant ainsi poursuivi par tous les sorciers, les uns après les autres, il me serait impossible d’être jamais délivré de leur cruel pouvoir.

Le lendemain matin, je vis M. Rigal. Je lui demandai, en riant, s’il était revenu de l’effroi que la tempête de la nuit lui avait causé : il me répondit que comme il n’y avait eu qu’un carreau de cassé, il n’avait pas eu une grande crainte. Vous avez raison, lui dis-je ; mais vous en verrez bien d’autres encore. M. Rigal, surpris de me voir rire, m’en demanda la raison. — Je vous apprendrai cela en temps et lieu ; attendez, c’est encore une énigme pour vous, que vous saurez plus tard. Mes affaires m’appellent au dehors, je vous quitte pour y vaquer. La pluie et le vent étaient moins forts que les jours précédents ; mais la journée ne fut pas du tout agréable.

CHAPITRE LIV
Vaines promesses et mauvaise foi de M. Prieur aîné

COMME ON NE POUVAIT SE PROMENER ni en ville ni à la campagne, je fus, le soir, sous les galeries de bois du Palais-Royal. J’avais ma tabatière dans la petite poche de mon gilet, mon habit était boutonné comme de coutume, et j’avais, par-dessus, ma redingote qui me couvrait entièrement. Personne ne se trouvait autour de moi au moment où je m’aperçus que ma tabatière m’était enlevée ; je ne doutai pas qu’elle ne m’eût été soustraite par sortilège, comme cela m’était quelquefois également arrivé pour mon argent. Je fus tellement inquiété de ce tour de magie, que je fus obligé de renfermer chez moi tout ce que j’avais de plus précieux ; je craignais une visite de la part de MM. les farfadets pour me voler mon argent, mes bijoux, ou introduire dans mes aliments quelques drogues magiques propres à augmenter mes souffrances. Je ne fus cependant pas plus tourmenté cette nuit que les autres. Les quatre derniers jours du mois de février furent également un peu plus calmes.

Le soir du 4 mars, j’étais à écrire à M. Prieur l’aîné, pour lui rappeler la promesse qu’il m’avait faite le 21 février, de parler à son frère Étienne, et pour l’engager à ne plus me tourmenter, lorsque M. Étienne et sa compagnie se glissèrent sous ma table, et m’enlevèrent adroitement une de mes boucles de jarretière. Je fus tellement outré de ce trait, qui m’obligeait à acheter d’autres boucles, que je me mis fort en colère contre les monstres farfadéens. Comment ! m’écriai-je canaille maudite ! apanage du diable ! vous ne vous contentez pas de tourmenter l’esprit des honnêtes gens, il faut encore que vous poussiez la scélératesse jusqu’à leur voler les objets qui leur sont utiles ? Quelle rage infernale vous domine donc, pour vous livrer à tous les vices ? Sans doute qu’après m’avoir fait éprouver les tortures et les angoisses les plus cuisantes, vous finirez par m’ôter la vie ; mais peu importe ; j’y suis préparé, c’est un élu de plus que j’offrirai à l’Être-Suprême ; car mon âme est pure, ma conscience est tranquille, et je paraîtrai devant Dieu avec la plus grande satisfaction, quel que soit le genre de mort qui m’enlève, de cette terre de tribulation.

J’ai tout lieu de croire que cette imprécation fit son effet ; car, le lendemain, je vis M. Lomini qui vint dans mon appartement avec plusieurs de ses amis, les frères Arloin, qui se mirent à rire en entrant. — Oui, riez, Messieurs, car il y a de quoi rire : on m’a pris ma boucle ; mais je vais écrire à M. Prieur aîné. Les deux ricaneurs répondirent : Soyez tranquille, M. Berbiguier, votre boucle, ainsi que votre boîte, vous seront rendues. Je trouvai effectivement ma boucle sur une assiette où je n’avais jamais songé à la placer. C’est par ce nouveau trait de leur malignité, qu’ils me mirent dans la peine pendant quelque temps ; mais ils ne me rendirent ni mon argent, ni ma boîte. Je fus toujours tourmenté par des visites nocturnes, malgré que je fusse allé voir M. Baptiste Prieur, qui fut très surpris d’apprendre que son frère ne me laissait pas tranquille, malgré qu’il le lui eût expressément recommandé. Il m’avoua franchement que ce serait encore inutilement qu’il s’emploierait, puisqu’il ne voyait point de terme à mes maux, et que je ne devais pas compter sur les promesses de MM. Prieur aîné et jeune, non plus que sur celles de M. Lomini. Je me décidai alors à écrire à M. Prieur aîné, pour lui rappeler ses démarches auprès de M. son frère Étienne. La réponse qu’il me fit faire fut très évasive. Il dit à la personne qui lui remit la lettre, que son frère ne pouvait me tourmenter, puisqu’il était à plus de quatre-vingts lieues de Paris. Je ne pus m’empêcher de répondre à M. Prieur qu’il se trompait ou voulait me tromper, puisque j’étais certain que son frère était toujours à Paris. J’en étais d’autant plus assuré, que j’éprouvais toujours les mêmes souffrances. Je résolus donc d’écrire une seconde lettre à M. Prieur ; mais elle ne fut pas plus heureuse que la première. Je ne me rebutai pas cependant, je lui en écrivis cinq, et je n’eus d’autre réponse que celle qu’il fit à ma première : tel fut le résultat de ces cinq lettres.

Pendant ce temps, toutes mes nuits furent bien pénibles. Heureusement que j’avais la faculté de réfléchir, puisque je m’apercevais bien que les différents travaux de M. Prieur aîné, qui me possédait alors, diminuaient sensiblement, comme s’il avait l’intention de me rendre à son frère Étienne. Il faut avouer que cette famille devait avoir de l’amitié pour moi ; elle ne voulait pas me laisser un instant, elle me servait continuellement de gardien, dans la crainte, sans doute, que l’ennui me prît, si je me trouvais un moment seul vis-à-vis de moi-même. Toutes ces réflexions me firent rire, tant j’étais accoutumé aux vexations de tous les Prieur de l’Allier.

Je fis part des supercheries de M. Étienne à M. Lomini son cousin, et à M. Arloin, tous deux logés à l’hôtel Mazarin. Ils furent outrés de sa conduite, et me dirent qu’ils savaient où il était. Ils m’apprirent qu’il était entré au grand séminaire d’Amiens en Picardie, par ordre de M. son père ; — mais nous croyons qu’il en sortira comme il y est entré, parce qu’il ne changera jamais de principes. — Eh ! Messieurs, comment voudriez-vous qu’il en changeât ? N’est-il pas soumis à une puissance infernale ? Je crains bien plutôt qu’il ne soit entré dans la bergerie que pour en dévorer les brebis. Ces Messieurs répliquèrent en riant, que cela pourrait bien être vrai. — La conduite qu’il a tenue à mon égard m’autorise à le croire. Nous parlâmes d’autres choses, et un moment après mes interlocuteurs s’en furent.

Je connaissais les principes-de ce jeune Étienne, que j’avais eu le temps de bien étudier. Je savais qu’il n’aimait ni l’étude, ni la prêtrise, ni tout ce qui avait rapport au service divin. Je ne pouvais me faire à l’idée de le voir dans un séminaire, c’était un trop grand changement dans ses habitudes ; mais, malgré ces doutes, je résolus de m’en informer auprès de M. Baptiste son frère : je fus donc le voir à cet effet. II m’affirma la chose, et me remit de plus l’adresse du néophyte, d’une manière très obligeante. Je le remerciai beaucoup de sa complaisance, et causai avec lui, quelques moments, de ce converti, qui voulait peut-être imiter le démon qui se fit ermite quand il fut las de ses forfaits.

CHAPITRE LV
M. Prieur père manque à sa promesse

QUELQUES JOURS APRÈS, j’écrivis à M. Étienne, pour lui montrer mon étonnement sur son soudain changement, et je lui en fis compliment. Je lui rappelai les promesses qu’il m’avait faites avant son départ de Paris, et son obstination à me cacher sa demeure et ses projets ; mais en le voyant entrer dans le port du salut, j’espérais que les bons principes de la bonne morale qu’il recevrait, le mettraient dans le cas de se repentir et de réparer ses torts envers moi et ses fautes envers Dieu. Ne voulant pas lui occasionner des frais de ports de lettres, je le savais gêné, je lui adressai toutes les miennes franches de port. Ma première était du 19 mai 1818. Je ne fus pas satisfait de sa réponse. Il ne me disait rien de ce que je voulais savoir. J’écrivis de nouveau : sa seconde réponse, datée du 7 juillet même année, fut plus satisfaisante, il m’y promettait de me donner l’adresse de sa maison, pour que je fusse le voir, afin d’opérer ma guérison. En attendant cet heureux moment, me disait-il, je me recommande à vos prières.

Ce jeune homme venait d’entrer dans la bonne voie, je crus sincèrement à ce qu’il me dit ; mais l’époque fixée dans sa lettre étant expirée, mes inquiétudes recommencèrent. Je me hasardai alors à écrire au directeur de son séminaire, qui eut la bonté de me répondre, le 16 août, que son séminariste était en vacances, soit pour passer ce temps à Paris ou à Moulins.

Voilà donc encore un nouveau trait de duplicité de la part de ce jeune écervelé. Je ne pouvais me persuader qu’il eût encore envie de me tromper ; car, enfin, en embrassant l’état ecclésiastique, ne devait-il pas boire à la source de toutes les vertus ? Ainsi, le mensonge ne devait plus souiller ni sa bouche, ni sa plume. Toutes ces réflexions, qui étaient à son avantage, ne diminuaient cependant pas les souffrances du pouvoir qu’il exerçait sur moi. Je fis toutes les recherches pour découvrir son domicile. Je m’adressai à M. Baptiste Prieur qui ne put me satisfaire, mais qui me promit de parler à son frère aîné, qui devait savoir où était M. Étienne, et qui me ferait le plaisir de me donner son adresse par écrit, aussitôt qu’il la connaîtrait.

Je laissai passer quelque temps, et je ne vis plus M. Baptiste. Je lui écrivis le 27 août, même année, pour lui rappeler sa promesse. Il ne répondit point à cette lettre. Je lui en écrivis une seconde, le 3 septembre, il ne fut pas plus honnête pour cette dernière. Je fus scandalisé d’une telle conduite. Ce fut alors que pour voir enfin un terme à mes maux, je m’adressai à M. Prieur père, à qui je donnai les motifs de mon mécontentement au sujet de M. son fils Étienne. Je ne fus pas plus heureux de ce côté. Ce Monsieur, au lieu de me répondre, renvoya ma lettre à son fils, en lui faisant des reproches sur sa conduite à mon égard. Le jeune homme ne tarda pas à m’envoyer cette lettre, qu’il renferma dans sa missive, en y joignant celle que j’avais écrite à son père. Il m’invitait à me trouver au Luxembourg, dans un endroit où il devait aller le lendemain au soir ; mais sa lettre n’était pas datée. Il ne se rendit pas à l’endroit où, m’assurait-il, il devait me dire quelque chose d’intéressant sur la lettre que j’avais envoyée à son père. Il me fit parvenir ensuite une autre lettre, dont le style était plus que malhonnête, et dans laquelle il ne donnait pas son adresse. Je ne perdis pas encore tout espoir. J’écrivis plusieurs fois à M. Prieur père. Ce Monsieur ne prit aucune part à ma situation. Toutes mes lettres restèrent sans réponse : je ne sus que penser de cette famille. — Ah ! oui, elle doit être entièrement dirigée par l’esprit malin, puisqu’aucun de ses membres ne veut prendre part à mes maux ! Indigné d’une pareille conduite et du peu de cas que l’on faisait de mes lettres, en méprisant le motif qui me les faisait écrire, je fis connaître à M. Prieur père, par une lettre du 28 octobre, que M. son fils Étienne, que j’avais très souvent épargné, me devait de la reconnaissance. Cela était à la connaissance de MM. ses frères résidant à Paris, ainsi que de son cousin Lomini, et des frères Arloin, qui étaient indignés de ses procédés. Je n’aurais pas parlé de cela, si l’on s’était comporté envers moi avec un peu plus d’égards. Croirait-on que je n’obtins aucune réponse, pas même à cette lettre ! J’en fus tellement indigné, que je pris conseil de quelques personnes honnêtes, qui me décidèrent à écrire au maire de Moulins, pour le prier d’être médiateur auprès de M. Prieur père.

Je joins ici la lettre écrite à M. le maire.

Paris, 1er novembre 1818
À M. le Maire de la ville de Moulins

Monsieur le Maire,

Je prends la liberté de vous écrire, pour vous prier de me rendre le service d’interposer votre médiation entre M. le docteur Prieur et moi… Voici les faits : l’un de MM. Prieur fils, restant dans le même hôtel que moi, avec un autre de ses frères, m’a demandé plusieurs fois de lui être utile. Je l’ai fait, et j’en ai instruit MM. ses frères ; mais je n’ai jamais pu parvenir à exciter sa reconnaissance. J’ai écrit à M. Prieur le père, il n’a pas daigné me répondre. On m’a conseillé, dans cette circonstance, de m’adresser à vous, Monsieur, pour vous prier de faire obtempérer M. Prieur père à ma juste réclamation. Je ne puis croire qu’un homme à qui l’on accorde tant de probité, puisse souffrir que je sois victime de M. son fils.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Je reçus de M. le maire, la réponse suivante :

Le Maire de la ville de Moulins, à M. Berbiguier

Monsieur,

J’ai donné communication à M. le docteur Prieur de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire sous la date du 1er de ce mois. Il vient, par suite de cette communication, de me donner l’assurance qu’il avait écrit à son fils pour l’engager à vous satisfaire.

J’ai l’honneur d’être avec considération, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

BERRAUD

Cette lettre me consola et m’engagea à attendre une douzaine de jours pour voir ce qu’il en résulterait ; mais ne voyant venir personne, je me décidai d’écrire encore une fois à M. Prieur aîné, à qui je fis part de ma lettre à M. le maire : je l’instruisis des motifs qui m’avaient porté à cette démarche, et de la réponse qu’avait faite à ma lettre M. le maire. Cette lettre fut datée du 19 novembre. Elle resta sans réponse de la part de M. Prieur aîné.

Le 30 du même mois, M. Baptiste Prieur arrivant de Moulins, me remit une lettre de son père, par laquelle le docteur semblait douter de la vérité de mes assertions. Il me disait que j’aurais laissé surprendre ma bonne foi, par des personnes qui devaient avoir écrit en mon nom, vu que la signature de ma lettre ne se rapportait pas au caractère de mon écriture, et que plusieurs de mes signatures ne se ressemblaient pas les unes aux autres. Il convenait, cependant, par les explications que je lui donnais, que si son fils, chargé de me remettre cette lettre, pouvait se convaincre de l’exacte vérité de ma demande, il donnerait toute satisfaction.

En causant avec M. Baptiste, je lui fis voir des cadenas et des attaches qui n’avaient pu résister à la malice des esprits farfadéens, qui étaient acharnés contre moi, pour me priver du repos et de la liberté. Je lui fis voir aussi une montre en or et à répétition que, depuis que M. son frère Étienne avait pris autorité sur moi, je ne pouvais parvenir à faire bien marcher, et qui me coûtait beaucoup par les réparations qu’il me forçait d’y faire.

Je lui montrai aussi une boîte en écaille, garnie en or, tellement endommagée, qu’il m’était impossible de m’en servir, tant elle avait été l’objet des efforts et des violences de la troupe infernale. L’ouvrier à qui je la montrai pour la raccommoder, me dit qu’il préférerait m’en faire une neuve, que d’entreprendre de réparer celle-là.

Je montrai encore à M. Prieur diverses boîtes en buis, toutes mutilées par les mêmes procédés que M. son frère employait contre moi pour me troubler et m’ôter la tranquillité. Je lui rappelai aussi que M. son frère avait eu la cruauté de couper la queue de mon cher Coco, lorsqu’il habitait encore l’hôtel Mazarin. Quoiqu’il fût bien convaincu de tout cela, il feignit d’être étonné de ce qu’il venait d’entendre et de voir. Il garda le silence sur des preuves aussi évidentes, et ne le rompit que par un sourire, comme pour changer de conversation. Il voulut me faire croire qu’il existait dans ma chambre une odeur forte et malsaine. Je lui répondis que cela ne m’étonnait pas, que c’était l’odeur des esprits au pouvoir desquels M. son frère me remit en partant pour le séminaire d’Amiens ; que M. Lomini son cousin, M. Arlouin son ami, et lui-même, étaient du nombre, et qu’ils s’acquittaient tous bien de leur emploi. — Voilà pourquoi, par vos visites trop fréquentes, mon appartement est toujours infecté de cette odeur méphitique.

M. Baptiste ne fit nul cas de mes plaintes, et se mit à rire de nouveau. Quand je vis qu’il prenait la chose aussi légèrement, je lui demandai si j’avais encore longtemps à souffrir, et si je devais espérer une fin à mes maux ? Il me dit que tôt ou tard je serais soulagé ; mais que cela dépendait de MM. Moreau, Pinel, et de Madame Vandeval. Lorsque j’entendis ces noms, je demandai à M. Baptiste si ces personnes étaient à la tête des farfadets. Certainement, me dit-il, et leur autorité seule suffit, s’ils veulent, pour vous rendre libre et heureux. — Pourquoi ne le font-ils pas, ces monstres infernaux et cruels ? Qu’attendent-ils donc pour cela ? Veulent-ils que je sois réduit à la dernière extrémité ? Que mon corps diaphane n’offre plus qu’un squelette ambulant ? Veulent-ils enfin attendre que les portes du tombeau soient ouvertes pour m’arrêter un instant sur cette triste terre où je n’ai fait que souffrir depuis plus de vingt ans ? Croient-ils que quand Dieu m’aura rappelé à lui, je quitterai le séjour céleste pour venir jouir un instant sur la terre du repos dont ils m’ont privé ? Non. Je jouirai, dans l’autre monde, d’un bonheur durable et sans mélange : je me fais une idée consolante d’y parvenir. Je me présenterai à Dieu avec un coeur pur et une conscience à toute épreuve. Je conserverai surtout la haine des magiciens, sorciers, physiciens, qui sauront alors que leurs infâmes manoeuvres n’ont pu réussir à ébranler la foi constante que j’ai et que j’aurai toujours pour mon Dieu.

M. Baptiste parut étonné de m’entendre raisonner de la sorte ; et comme ce discours fit sur lui l’impression que je voulais, je saisis cette occasion pour changer de conversation et pour lui faire part de ce que j’avais fait pour M. son frère c’était le motif qui le conduisait chez moi. Il n’ignorait pas tout ce que j’avais fait pour l’ingrat Étienne, malgré ses mauvais procédés à mon égard. Je montrai mon souvenir à M. Baptiste.

CHAPITRE LVI
Suite des mauvais procédés de M. Prieur père.
Prétexte de son épouse pour se dispenser de punir son fils Étienne

M. BAPTISTE NE CROYAIT PAS QUE, d’après ses protestations, ses élans d’honneur, ses signes démonstratifs d’une reconnaissance sans bornes, je n’eusse pu obtenir une visite de la part de M. Étienne, pas même son adresse, qu’il m’avait promise tant de fois. — Je ne l’ai vu que par hasard, en me promenant dans la ville ; et comme il me paraissait toujours soucieux, je ne lui parlai plus de ma guérison.

Eh bien, Monsieur, en avez-vous assez entendu pour être convaincu du farfadérisme de M. votre frère Étienne ?

Je ne crois pas, Monsieur, répondit M. Baptiste, que vous soyez capable de l’accuser injustement. Je vais en instruire mon père, et au reçu de sa réponse je reviendrai vous voir. Je le priai de parler à M. son père des peines que M. Étienne m’a fait éprouver, par ses travaux magiques, pendant la nuit comme pendant le jour, soit qu’il ait agi par lui-même, soit qu’il ait fait agir d’autres farfadets. — Il m’a appris que les sorciers ont le droit de transmettre leur pouvoir à qui ils veulent, et il a peut-être déjà chargé quelqu’un de me tourmenter en son absence.

M. Baptiste fit changer la conversation pour pouvoir se retirer ; je le reconduisis en me recommandant à ses bonnes intentions.

Ne voyant pas revenir M. Baptiste, malgré ses promesses, je me déterminai à écrire encore une fois à M. Prieur père, médecin à Moulins ; je lui donnai les détails que je crus nécessaires ; en voici le contenu :

Paris, 19 décembre 1818

Monsieur,

Par votre lettre du 30 novembre dernier il est dit expressément que vous me satisferez et réparerez les outrages de M. votre fils Étienne, si M. Baptiste, son frère, reconnaissait la réalité de tout ce qu’il m’a fait ; je lui en ai donné assez de preuves, et il en a si peu douté, qu’après m’avoir remis votre lettre, il m’a promis de vous écrire en conséquence, et qu’aussitôt qu’il aurait reçu votre réponse, il ne tarderait pas à me revoir pour me la communiquer. Depuis ce moment je ne l’ai pas revu, et je n’ai plus entendu parler de lui ; il est cependant bien temps que mes tourments finissent ; j’ai donc l’honneur de vous prévenir que je ne puis attendre plus longtemps, et que si j’éprouve encore des douleurs, je serai forcé d’écrire de nouveau à M. le Maire et à M. le Préfet. Le peu d’humanité que MM. vos fils montrent dans cette affaire, m’autorise à vous dire qu’il vous convient de les réprimander, car je ne puis plus m’en rapporter à aucun d’eux. J’attendrai encore quinze jours, pour vous donner le temps de me répondre, et j’ose espérer que je n’attendrai pas en vain.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Je croyais que cette lettre aurait un effet salutaire ; mais M. le docteur, irrité de ce que je récriminais contre tous ses enfants, craignant, sans doute, de se compromettre, chargea Madame son épouse du soin de le venger de la prétendue insulte que je lui faisais.

Cette dame me renvoya ma lettre, qu’elle mit sous une enveloppe qui contenait les impertinences qu’on va lire.

Moulins, 21 décembre 1818

Monsieur,

J’ai reçu votre lettre en date du 19 décembre 1818, par laquelle vous me dites des sottises de mon fils le médecin. J’ai l’honneur de vous déclarer que jamais M. Baptiste Prieur le médecin ne les a méritées, il a trop de conduite pour vous faire du mal. Les lettres précédentes que vous nous avez écrites, remplies de folies et de bêtises, nous prouvent que votre esprit est dans un état d’aliénation complet, et que je ne puis ajouter foi à ce que vous dites. Je ne veux plus recevoir vos bavardages et vos sottises ; et toutes les lettres que vous écrirez au préfet, au maire et à tout l’univers, je les retirerai et j’en ferai un paquet que je vous adresserai : voilà la résolution que j’ai prise ; ainsi, ne vous donnez plus la peine de m’écrire, je ne veux pas avoir des démêlés avec vous. Que ce soit pour la dernière fois que j’entende parler de vos sottises. Vous pouvez dormir tranquillement comme je dors.

Je suis votre très humble, etc.

Je fus autant surpris qu’indigné de cette lettre. Voilà bien le langage des gens sans pitié, froids, indifférents, et farfadérisés ! Qu’ils sont heureux ceux qui ne prennent point part aux maux d’autrui ! J’ai été humain pour leur fils Étienne : il me fait souffrir, j’ai pitié de lui, et j’ai tort de réclamer son indulgence ! C’en est fait ! je ne puis trouver de consolation à toutes les injures des farfadets, que dans la bonté du Dieu qui ne m’a jamais abandonné.

Mais laissons un instant M. Prieur et sa famille farfadéenne, nous y reviendrons en temps et lieu.

Je vais apprendre à mes lecteurs l’événement qui m’arriva en présence d’un capitaine au régiment de la Seine.

CHAPITRE LVII
Sur ce qui m’est arrivé en présence d’un Capitaine au régiment de la Seine

JE ME PROMENAIS le soir du 28 août 1818, près du café de la Rotonde du Palais-Royal, avec ce capitaine. Je sentis une pression au cou, comme si c’eût été une personne qui m’eût pris avec les mains, dans l’intention de me faire avancer ou reculer, ainsi que cela se pratique souvent, lorsqu’on veut surprendre quelqu’un dont on ne veut pas être reconnu. Pendant toute la durée de ce badinage, je fus oppressé au point de ne pouvoir plus respirer. Le capitaine me voyant dans cet état, me demanda ce que j’avais. Je lui racontai mon aventure. Surpris de ce récit, il regarda autour de nous, et ne vit personne capable de m’avoir joué ce tour. Il jugea que je pouvais m’être trompé. Je lui certifiai de nouveau que la chose était réelle, et que j’en étais même encore incommodé. Cela ne doit pas vous surprendre plus que moi, lui dis-je, je suis toujours en guerre avec les magiciens et les sorciers, ainsi que vous avez pu l’apprendre par notre conversation précédente. C’est pour se venger de moi qu’ils viennent de me serrer le cou invisiblement, dans la crainte d’être pris et punis comme ils le méritent.

Il me semble que c’est une permission de Dieu qui autorise tout cela, afin de me donner des preuves matérielles de ce que j’ose avancer contre eux, pour confirmer tout ce que je viens de vous en dire. Je ne puis revenir de tout ce que je viens d’entendre, me dit le capitaine ; et si je n’eusse pas été présent et que je n’eusse pas eu le plaisir de vous connaître, j’en douterais encore ; je vous avoue franchement que cela me paraît incroyable. Nous ne parlâmes pas d’autre chose jusqu’au moment de notre séparation. Lorsque nous eûmes occasion de nous revoir, nous ne pouvions nous empêcher de faire tomber la conversation sur cet événement extraordinaire.

CHAPITRE LVIII
Les Farfadets m’enlèvent parfois mes facultés intellectuelles

JE DOIS OBSERVER, à l’appui de ce que je viens de dire au sujet des farfadets, que je me suis aperçu que les membres de cette odieuse association me travaillaient parfois la tête au point que je suis obligé de convenir en moi-même qu’il ne me reste pas l’ombre d’une idée saine, et que j’oublie tout à coup ce que je suis, ce que je fais, et ce qui m’est arrivé à l’instant qui vient de s’écouler.

Mais par un effet de la volonté divine, qui n’abandonne jamais ceux qui ont confiance à sa toute puissance, fort de mon innocence, je reprends bientôt mes facultés physiques, et je devine alors les causes qui peuvent aliéner tant de malheureux. Je me suis aperçu plusieurs fois de cette triste vérité, par les étourdissements que j’ai éprouvés fréquemment, et qui me sont causés par la femme Mançot, la fille Janneton la Valette, M. Étienne Prieur et la femme Vandeval, qui tous me tiennent dans un marasme que je ne puis définir.

Voilà clairement d’où tout cela me vient. Je le combats avec courage mais pour cela je n’ai d’autres armes que les prières que j’adresse au Seigneur. C’est par elles que la victoire vient bientôt se ranger de mon côté, pour humilier les téméraires qui osent attaquer la puissance de Dieu qui créa l’univers.

Je sentais les mêmes symptômes, lorsque j’étais sous la domination de M. Pinel je les éprouvais aussi par intervalle. Pendant ce temps, ce cruel enfant d’Esculape ne pouvait pas faire du mal.

CHAPITRE LIX
M. Étienne est venu me visiter invisiblement pendant que je répondais à une lettre qu’il m’avait écrite

LE 23 SEPTEMBRE, je reçus une lettre de M. Étienne Prieur, sous l’enveloppe de laquelle, était celle que j’avais écrite à M. son père, en date du 8 du même mois. Il m’accablait de reproches, en raison des plaintes que j’avais portées contre lui. Il me disait que ses parents, sur le contenu de ma lettre, me feraient mettre aux Petites-Maisons ; qu’il n’en fallait pas tant pour obtenir de me faire enfermer. Je considérai tout cela comme des injures d’un jeune homme en colère.

Je m’occupais à lui répondre, c’était le 5 octobre au matin ; pendant que je lui écrivais, il entra invisiblement chez moi, et chercha les moyens de troubler mon esprit et de bouleverser mes idées. Mes yeux s’appesantirent. Je sentis dans la tête un coup terrible, qui me réduisit dans un tel état de stupidité, que j’aurais pu passer pour fou auprès de quelqu’un qui ne m’aurait pas connu. J’étais, en effet, dans cette espèce d’aliénation. Je fus contraint d’abandonner la plume jusqu’au moment que je sentis revenir en moi des idées un peu plus saines. Je pris mon livre et allai à la sainte messe. Là, j’offris à Dieu et à la sainte Vierge tous les maux que j’éprouvais pour leur cause. Je les suppliai de me donner la force de les supporter. Je fis lecture du Te Deum, en action de grâce de ce que le Très-Haut venait encore de me délivrer de mes ennemis. Comme rien n’est plus efficace que d’avoir recours à Dieu dans tous les instants de sa vie, j’en agis toujours ainsi quand je suis surpris par mes ennemis.

À mon retour de l’église je repris ma lettre pour la finir.

D’après ce qui venait de m’arriver, je n’étais plus étonné d’apprendre que grand nombre de personnes étaient devenues folles. La cause de leur aliénation, me disais-je, ne peut être produite que par les persécutions de ces abominables farfadets, qui se rendent invisiblement chez moi, comme ils peuvent le faire ailleurs. Les cruels doivent se permettre de glisser dans nos aliments et dans nos boissons des drogues qui pourraient empoisonner, car leur nombreuse et abominable société est tellement répandue sur la terre, que ce qui ne se passe pas dans une région peut fort bien se passer dans une autre.

Mes lecteurs sont peut-être surpris que ces monstres (car on ne peut les nommer autrement), que ces monstres, dis-je, s’introduisent comme bon leur semble, dans toutes les maisons, se glissent dans les meubles les plus étroits et les plus soigneusement fermés ; ils ont même l’adresse de se placer entre la jarretière de la culotte, quoique le passage en soit plus étroit qu’aucun de ceux des meubles, portes et fenêtres par lesquels ils peuvent aisément passer sans rien déranger. C’est ainsi qu’ils se procurent l’agrément d’être, à toute heure du jour et de la nuit, dans les appartements, d’assister au lever et au coucher des dames, d’être témoins de tout ce qu’elles font ou disent dans le secret ; de contribuer souvent, par des attouchements qui n’appartiennent qu’à l’époux légitime, à porter les femmes à des actions qui les rendent coupables envers leurs maris, sans que pourtant elles aient de véritables reproches à se faire. De là, les commérages qui alimentent les calomnies des femmes qui sont véritablement couvertes du mépris public, et qui ne cherchent à diffamer la conduite des épouses chastes que pour faire paraître la leur un peu moins odieuse. Ô perfidie abominable ! Eh quoi ! Dieu ne leur rendra-t-il pas l’honneur qu’on se fait un jeu de leur ravir ? Je ne crains pas d’avancer qu’elles seront vengées. Si elles souffrent dans ce monde, elles jouiront dans l’autre : alors, elles ne changeront pas leur état avec celui des misérables qui les diffament. Il vaut mieux souffrir pour la vertu, que d’obtenir du crime un seul instant de jouissance. Oui, Mesdames, persuadez-vous que Dieu vengera celles d’entre vous qui resteront fidèles. Qu’importe au mérite d’être plus ou moins récompensé ici-bas ! L’injustice que vous éprouvez sur cette terre de désolation, les persécutions auxquelles vous êtes en butte, vous préparent dans le ciel, où tôt ou tard vous serez accueillies, une récompense proportionnée aux tourments que vos antagonistes souffriront dans le séjour du feu et des larmes.

CHAPITRE LX
Le Diable est le chef des Farfadets.
Réflexion sur la nature de l’être malfaisant

IL APPARTIENT À DIEU de venger la vertu opprimée. Je reviens à mes magiciens. Ils ont donc bien des talents, ou un très grand pouvoir, pour s’introduire invisiblement partout, et particulièrement dans les endroits cachés dont je viens de parler. Leur nature ne tient pas à l’espèce humaine, puisqu’ils peuvent se présenter sous tant de formes invisibles. Je conclus de tout cela, qu’il est impossible qu’ils n’aient pas fait un pacte avec le diable, sans quoi ils ne pourraient obtenir aucune invisibilité.

Toutes ces réflexions me conduisent à traiter de l’existence et de la nature du diable. Je crois fermement que cet ange rebelle à Dieu existe réellement ; mais il n’habite pas la terre comme on veut le faire croire, il y fait des apparitions pour se faire des disciples, qu’il instruit à détourner les hommes de l’amour de Dieu, pour les détacher de son culte et les attirer dans le sien. Il ne trouve malheureusement que trop de lâches adorateurs, qui aiment mieux se rendre ses esclaves, que d’éviter la colère de Dieu ; ils préfèrent suivre leur indigne penchant, plutôt que de se soumettre aux douces lois de la religion. Les malheureux ne sentent pas qu’ils sont éblouis par l’espoir d’un faux bonheur.

Quels sont donc les insensés qui peuvent croire à la parole d’un être créé pour la damnation du genre humain ? Comment peuvent-ils s’abuser à ce point ? Ne savent-ils pas que Satan, réprouvé de tout ce qui marche dans le chemin du salut, ne peut avoir d’empire que sur les hommes corrompus ; que sa doctrine empoisonnée ne fait que des suppôts du vice ; que les plus cruels châtiments des enfers sont la récompense de ceux qui l’écoutent. Ils osent, les insensés, s’associer à son brigandage, consentir à observer, à se soumettre aux lois dictées par un Belzébuth ! ils ne craignent pas de les prendre pour règle de conduite ; et par une condescendance qui ne peut se concevoir, ils préconisent et assurent des récompenses à ceux qui les observent aveuglément ; et c’est cette abominable association qui se croit en force pour tourmenter les faibles humains, les seuls élus par la grâce de Dieu !…

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