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Histoire ancienne de l’Orient

Le déluge

Traditions parallèles au récit biblique (Chap. II, §4)

Date de mise en ligne : mercredi 1er octobre 2008

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

§4. — LE DÉLUGE.

La tradition universelle par excellence, entre toutes celles qui ont trait à l’histoire de l’humanité primitive, est la tradition du Déluge. Ce serait trop que de dire qu’on la retrouve chez tous les peuples, mais elle se reproduit dans toutes les grandes races de l’humanité, sauf pourtant une, — il importe de le remarquer, — la race noire, chez laquelle on en a vainement cherché la trace, soit parmi les tribus africaines, soit parmi les populations noires de l’Océanie. Ce silence absolu d’une race sur le souvenir d’un événement aussi capital, au milieu de l’accord de toutes les autres, est un fait que la science doit soigneusement noter, car il peut en découler des conséquences importantes [1].

Nous allons passer en revue les principales traditions sur le déluge éparses dans les divers rameaux de l’humanité. Leur concordance avec le récit biblique en fera nettement ressortir l’unité première, et nous reconnaîtrons ainsi que cette tradition est bien une de celles qui datent d’avant la dispersion des peuples, qu’elle remonte à l’aurore même du monde civilisé et qu’elle ne peut se rapporter qu’à un fait réel et précis.

Mais nous devrons d’abord écarter certains souvenirs légendaires que l’on a rapprochés à tort du déluge biblique et que leurs traits essentiels ne permettent pas d’y assimiler en bonne critique. Ce sont ceux qui se rapportent à quelques phénomènes locaux et d’une date historique relativement assez voisine de nous. Sans doute la tradition du grand cataclysme primitif a pu s’y confondre, amener à en exagérer l’importance ; mais les points caractéristiques du récit admis dans la Genèse ne s’y retrouvent pas, et le fait garde nettement, même sous la forme légendaire qu’il a revêtue, sa physionomie restreinte et spéciale. Commettre la faute de grouper les souvenirs de cette nature avec ceux qui ont trait au déluge, serait infirmer la valeur des conséquences que l’on est en droit de tirer de l’accord des derniers, au lieu de la fortifier.

Tel est le caractère de la grande inondation placée par les livres historiques de la Chine sous le règne de Yao. Elle n’a aucune parenté réelle, ni même aucune ressemblance avec le déluge biblique ; c’est un événement purement local et dont on peut parvenir, dans la limite de l’incertitude que présente encore la chronologie chinoise, quand on remonte au-delà du VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, à déterminer la date, bien postérieure au début des temps pleinement historiques en Égypte et à Babylone [2]. Les écrivains chinois nous montrent alors Yu, ministre et ingénieur, rétablissant le cours des eaux, élevant des digues, creusant des canaux et réglant les impôts de chaque province dans toute la Chine. Un savant sinologue, Édouard Biot, a prouvé, dans un mémoire sur les changements du cours inférieur du Hoang-ho, que c’est aux inondations fréquentes de ce fleuve que fut due la catastrophe ainsi relatée ; la société chinoise primitive, établie sur les bords du fleuve, eut beaucoup à souffrir de ses débordements. Les travaux de Yu ne furent autre chose que le commencement des endiguements nécessaires pour contenir les eaux, lesquels furent continués dans les âges suivants. Une célèbre inscription, gravée sur le rocher d’un des pics des montagnes du Hou-nan, serait, dit-on, un monument contemporain de ces travaux et par suite le plus antique spécimen de l’épigraphie chinoise, si elle était authentique, ce qui demeure encore douteux.

Le caractère d’événement local n’est pas moins clair dans la légende de Botchica, telle que la rapportaient les Muyscas, anciens habitants de la province de Cundinamarca dans l’Amérique méridionale, bien que la fable s’y soit mêlée dans une beaucoup plus forte proportion à l’élément historique fondamental. Qu’y voyons-nous, en effet ? L’épouse d’un homme divin ou plutôt d’un dieu nommé Botchica, laquelle s’appelait Huythaca, se livrant à d’abominables sortiléges pour faire sortir de son lit la rivière Funzha ; toute la plaine de Bogota bouleversée par les eaux ; les hommes et les animaux périssant dans cette catastrophe, quelques-uns seulement échappent à la destruction en gagnant les plus hautes montagnes. La tradition ajoute que Botchica brisa les rochers qui fermaient la vallée de Canoas et de Tequendama, pour faciliter l’écoulement des eaux ; puis il rassembla les restes dispersés de la nation des Muyscas, leur enseigna le culte du Soleil et monta au ciel après avoir vécu 500 ans dans le Cundinamarca.

Des traditions relatives au grand cataclysme, la plus curieuse sans contredit est celle des Chaldéens. Elle a marqué d’une manière incontestable l’empreinte de son influence sur la tradition de l’Inde, et de toutes les narrations du déluge c’est celle qui se rapproche le plus exactement de la narration de la Genèse. Il est bien évident pour quiconque compare les deux récits, qu’ils ont dû n’en faire qu’un jusqu’au moment où les Téra’hites sortirent d’Our pour gagner la Palestine.

Nous possédons du récit chaldéen du Déluge deux versions inégalement développées, mais qui offrent entre elles un remarquable accord. La plus anciennement connue, et aussi la plus abrégée, est celle que Bérose avait tirée des livres sacrés de Babylone et comprise dans l’histoire qu’il écrivait à l’usage des Grecs. Après avoir parlé des neuf premiers rois antédiluviens, le prêtre chaldéen continuait ainsi :

« Obartès (Oubaratoutou) étant mort, son fils Xisouthros (’Hasisadra) régna dix-huit sares (64800 ans). C’est sous lui qu’arriva le grand déluge, dont l’histoire est racontée de la manière suivante dans les documents sacrés. Cronos (Êa) lui apparut dans son sommeil et lui annonça que le 15 du mois de daisios (le mois assyrien de sivan, un peu avant le solstice d’été) tous les hommes périraient par un déluge. Il lui ordonna donc de prendre le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui était consigné par écrit et de l’enfouir dans la ville du Soleil, à Sippara, puis de construire un navire et d’y monter avec sa famille et ses amis les plus chers ; de déposer dans le navire des provisions pour la nourriture et la boisson, et d’y faire entrer les animaux, volatiles et quadrupèdes ; enfin de tout préparer pour la navigation. Et quand Xisouthros demanda de quel côté il devait tourner la marche de son navire, il lui fut répondu “vers les dieux,” et de prier pour qu’il en arrivât du bien aux hommes.

Xisouthros obéit et construisit un navire long de cinq stades et large de deux ; il réunit tout ce qui lui avait été prescrit et embarqua sa femme, ses enfants et ses amis intimes...

Le déluge étant survenu et bientôt décroissant, Xisouthros lâcha quelques-uns des oiseaux. Ceux-ci n’ayant trouvé ni nourriture, ni lieu pour se poser, revinrent au vaisseau. Quelques jours après Xisouthros leur donna de nouveau la liberté ; mais ils revinrent encore au navire avec les pieds pleins de boue. Enfin, lâchés une troisième fois, les oiseaux ne retournèrent plus. Alors Xisouthros comprit que la terre était découverte ; il fit une ouverture au toit du navire et vit que celui-ci était arrêté sur une montagne. Il descendit donc avec sa femme, sa fille et son pilote, adora la Terre, éleva un autel et y sacrifia aux dieux ; à ce moment il disparut avec ceux qui l’accompagnaient.

Cependant ceux qui étaient restés dans le navire, ne voyant pas revenir Xisouthros, descendirent à terre à leur tour et se mirent à le chercher en l’appelant par son nom. Ils ne revirent plus Xisouthros, mais une voix du ciel se fit entendre, leur prescrivant d’être pieux envers les dieux ; qu’en effet il recevait la récompense de sa piété en étant enlevé pour habiter désormais au milieu des dieux, et que sa femme, sa fille et le pilote du navire partageaient un tel honneur. La voix dit en outre à ceux qui restaient qu’ils devaient retourner à Babylone et, conformément aux décrets du destin, déterrer les écrits enfouis à Sippara pour les transmettre aux hommes. Elle ajouta que le pays où ils se trouvaient était l’Arménie. Ceux-ci, après avoir entendu la voix, sacrifièrent aux dieux et revinrent à pied à Babylone. Du vaisseau de Xisouthros, qui s’était enfin arrêté en Arménie, une partie subsiste encore dans les monts Gordyéens, en Arménie, et les pèlerins en rapportent l’asphalte qu’ils ont râclé sur les débris ; on s’en sert pour repousser l’influence des maléfices. Quant aux compagnons de Xisouthros, ils vinrent à Babylone, déterrèrent les écrits déposés à Sippara, fondèrent des villes nombreuses, bâtirent des temples et reconstituèrent Babylone [3]. »

À côté de cette version qui, tout intéressante qu’elle soit, n’est cependant que de seconde main, nous pouvons maintenant placer une rédaction chaldéo-babylonienne originale, celle que le regretté George Smith a déchiffrée le premier sur des tablettes cunéiformes exhumées à Ninive et transportées au Musée Britannique. La narration du déluge y intervient comme épisode dans la onzième tablette ou onzième chant d’une grande épopée héroïque de la ville d’Ourouk dans la Basse-Chaldée, dont nous donnerons l’analyse détaillée dans le livre de cette histoire qui traitera des Chaldéens et des Assyriens. Cette narration y est placée dans la bouche même de ’Hasisadra, le patriarche sauvé du déluge et transporté par les dieux dans un lieu reculé, où il jouit d’une éternelle félicité.

On a pu en rétablir le récit presque sans lacunes par la comparaison des débris de trois exemplaires du poème, que renfermait la bibliothèque du palais de Ninive. Ces trois copies furent faites au VIIe siècle avant notre ère, par l’ordre du roi d’Assyrie Asschour-bani-abal, d’après un exemplaire très ancien que possédait la bibliothèque sacerdotale de la cité d’Ourouk, fondée par les monarques du premier Empire de Chaldée. Il est difficile de préciser la date de l’original ainsi transcrit par les scribes assyriens ; mais il est certain qu’il remontait à l’époque de cet Ancien Empire, dix-sept siècles au moins avant notre ère, et même probablement plus ; il était donc fort antérieur à Moscheh (Moïse) et presque contemporain d’Abraham. Les variantes que les trois copies existantes présentent entre elles prouvent que l’exemplaire type était tracé au moyen de la forme primitive d’écriture désignée sous le nom d’hiératique, caractère qui était déjà devenu difficile à lire au VIIe siècle, puisque les copistes ont varié sur l’interprétation à donner à certains signes et dans d’autres cas ont purement et simplement reproduit les formes de ceux qu’ils ne comprenaient plus. Il résulte enfin de la comparaison des mêmes variantes, que l’exemplaire transcrit par ordre d’Asschour-bani-abal était lui-même la copie d’un manuscrit plus ancien, sur laquelle on avait déjà joint au texte original quelques gloses interlinéaires. Certains des copistes les ont introduites dans le texte ; les autres les ont omises.

« Je veux te révéler, ô Izdhubar, l’histoire de ma conservation — et te dire la décision des dieux.

La ville de Schourippak [4], une ville que tu connais, est située sur l’Euphrate ; — elle était antique et en elle [on n’honorait pas] les dieux. — [Moi seul, j’étais] leur serviteur, aux grands dieux. — [Les dieux tinrent conseil sur l’appel d’]Anou. — [Un déluge fut proposé par] Bel — [et approuvé par Nabou, Nergal et] Ninib.

Et le dieu [Êa], le seigneur immuable, — répéta leur commandement dans un songe. — J’écoutais l’arrêt du destin qu’il annonçait, et il me dit : — “Homme de Schourippak, fils d’Oubaratoutou, — toi, fais un vaisseau et achève-le [vite]. — [Par un déluge] je détruirai la semence et la vie. — Fais (donc) monter dans le vaisseau la semence de tout ce qui a vie. — Le vaisseau que tu construiras, — 600 coudées le montant de sa largeur et de sa hauteur. — [Lance-le] aussi sur l’Océan et couvre-le d’un toit.” — Je compris et je dis à Êa, mon seigneur : — “[Le vaisseau] que tu me commandés de construire ainsi, — [quand] je le ferai — jeunes et vieux [se riront de moi].” — [Êa ouvrit sa bouche et] parla ; — il dit à moi, son serviteur : — “[S’ils se rient de toi,] tu leur diras : — [Sera puni] celui qui m’a injurié, — [car la protection des dieux] existe sur moi [5]. — .... comme des cavernes.... j’exercerai mon jugement sur ce qui est en haut et ce qui est en bas.... — .... Ferme le vaisseau.... — .... Au moment venu, que je te ferai connaître, — entre dedans et amène à toi la porte du navire. — À l’intérieur, ton grain, tes meubles, tes provisions, — tes richesses, tes serviteurs mâles et femelles, et les jeunes gens, — le bétail des champs et les animaux sauvages des campagnes que je rassemblerai — et que je t’enverrai, seront gardés derrière ta porte.” — ’Hasisadra ouvrit sa bouche et parla ; — il dit à Êa, son seigneur : — “Personne n’a fait [un tel] vaisseau. — Sur la carène je fixerai.... — je verrai.... et le vaisseau.... — le vaisseau que tu me commandes de construire [ainsi,] — qui dans....” … [6] »

« Au cinquième jour [ses deux flancs (Du navire.)] étaient élevés. — Dans sa couverture quatorze en tout étaient ses fermes, — quatorze en tout on en comptait en dessus. — Je plaçai son toit et je le couvris. — Je naviguai dedans au sixième (jour) ; je divisai ses étages au septième ; — je divisai les compartiments intérieurs au huitième. — Je bouchai les fentes par où l’eau entrait dedans ; — je visitai les fissures et j’ajoutai ce qui manquait. — Je versai sur l’extérieur trois fois 3600 (mesures) de bitume, — et trois fois 3600 (mesures) de bitume à l’intérieur. — Trois fois 3600 hommes porte-faix apportèrent sur leurs têtes les caisses (de provisions). — Je gardai 3600 caisses pour la nourriture de ma famille — et les mariniers se partagèrent deux fois 3600 caisses. — Pour [l’approvisionnement] je fis tuer des boeufs ; — j’instituai [des distributions] pour chaque jour. — En [prévision des besoins de] boissons, des tonneaux et du vin — [je rassemblai en quantité] comme les eaux d’un fleuve et — [des provisions] en quantité pareille à la poussière de la terre ; — [à les arranger dans] les caisses je mis la main. — .... du soleil.... le vaisseau était achevé. — .... fort, et — je fis porter en haut et en bas les apparaux du navire. — [Ce chargement] en remplit les deux tiers.

 [7]

Tout ce que je possédais, je le réunis ; tout ce que je possédais d’argent, je le réunis ; — tout ce que je possédais d’or, je le réunis ; — tout ce que je possédais de semences de vie de toute nature, je le réunis. — Je fis tout monter dans le vaisseau ; mes serviteurs mâles et femelles, — le bétail des champs, les animaux sauvages des campagnes et les fils du peuple, je les fis tous monter.

Schamasch (le Soleil) fit le moment déterminé, et — il l’annonça en ces termes : “Au soir je ferai pleuvoir abondamment du ciel ; — entre dans le vaisseau et ferme ta porte.” — Le moment fixé était arrivé, — qu’il annonçait en ces termes : “Au soir je ferai pleuvoir abondamment du ciel.” — Quand j’arrivai au soir de ce jour, — du jour où je devais me tenir sur mes gardes, j’eus peur ; — j’entrai dans le vaisseau et je fermai ma porte. — En fermant le vaisseau, à Bouzour-schadi-rabi, le pilote, — je confiai (cette) demeure avec tout ce qu’elle comportait.

Mou-scheri-ina-namari [8] s’éleva des fondements du ciel en un nuage noir ; — Raman [9] tonnait au milieu de ce nuage, — et Nabou et Scharrou marchaient devant ; — ils marchaient dévastant la montagne et la plaine ; — Nergal [10] le puissant traîna (après lui) les châtiments ; — Ninib [11] s’avança en renversant devant lui ; — les Archanges de l’abîme apportèrent la destruction, — dans leurs épouvantements ils agitèrent la terre. — L’inondation de Raman se gonfla jusqu’au ciel, — et [la terre,] devenue sans éclat, fut changée en désert.

Ils brisèrent les.... de la surface de la terre comme.... ; — [ils détruisirent] les êtres vivants de la surface de la terre. — Le terrible [déluge] sur les hommes se gonfla jusqu’au [ciel.] — Le frère ne vit plus son frère ; les hommes ne se reconnurent plus. Dans le ciel — les dieux prirent peur de la trombe et — cherchèrent un refuge ; ils montèrent jusqu’au ciel d’Anou [12]. — Les dieux étaient étendus immobiles, serrés les uns contre les autres, comme des chiens. — Ischtar parla comme un petit enfant, — la grande déesse prononça son discours : — “Voici que l’humanité est retournée en limon, et — c’est le malheur que j’ai annoncé en présence des dieux. — Tel que j’ai annoncé le malheur en présence des dieux, — pour le mal j’ai annoncé le.... terrible des hommes qui sont à moi. — Je suis la mère qui a enfanté les hommes, et — comme la race des poissons les voilà qui remplissent la mer ; et — les dieux, à cause de (ce que font) les Archanges de l’abîme, sont pleurant avec moi.” — Les dieux sur leurs sièges étaient assis en larmes, — et ils tenaient leurs lèvres fermées, [méditant] les choses futures.

 [13]

Six jours et autant de nuits — se passèrent ; le vent, la trombe et la pluie diluvienne étaient dans toute leur force. — À l’approche du septième jour, la pluie diluvienne s’affaiblit, la trombe terrible — qui avait assailli à la façon d’un tremblement de terre — se calma. La mer tendit à se dessécher, et le vent et la trombe prirent fin. — Je regardai la mer en observant attentivement. — Et toute l’humanité était retournée en limon ; — comme des algues les cadavres flottaient. — J’ouvris la fenêtre, et la lumière vint frapper ma face. — Je fus saisi de tristesse, je m’assis et je pleurai ; — et mes larmes vinrent sur ma face.

Je regardai les régions qui bornaient la mer ; — vers les douze points de l’horizon, pas de continent. — Le vaisseau fut porté au-dessus du pays de Nizir. — La montagne de Nizir arrêta le vaisseau et ne lui permit pas de passer par-dessus. — Un jour et un second jour, la montagne de Nizir arrêta le vaisseau et ne lui permit pas de passer par-dessus ; — le troisième et le quatrième jour, la montagne de Nizir arrêta le vaisseau et ne lui permit pas de passer par-dessus ; — le cinquième et le sixième jour, la montagne de Nizir arrêta le vaisseau et ne lui permit pas de passer par-dessus. — À l’approche du septième jour, — je fis sortir et lâchai une colombe. La colombe alla, tourna et — ne trouva pas d’endroit où se poser et elle revint. — Je fis sortir et je lâchai une hirondelle. L’hirondelle alla, tourna et — ne trouva pas d’endroit où se poser, et elle revint. — Je fis sortir et je lâchai un corbeau. — Le corbeau alla et vit les charognes sur les eaux ; — il mangea, se posa, tourna et ne revint pas.

Je fis sortir alors (ce qui était dans le vaisseau) vers les quatre vents, et j’offris un sacrifice. — J’élevai le bûcher de l’holocauste sur le pic de la montagne ; — sept par sept je disposai les vases mesurés [14], — et en dessous j’étendis des roseaux, du bois de cèdre et de genévrier. — Les dieux sentirent l’odeur ; les dieux sentirent la bonne odeur ; — et les dieux se rassemblèrent comme des mouches au-dessus du maître du sacrifice. — De loin, en s’approchant, la Grande Déesse — éleva les grandes zones que Anou a faites comme leur gloire (des dieux) [15]. — Ces dieux, cristal lumineux devant moi, je ne les quitterai jamais ; — en ce jour je priai pour qu’à toujours je pusse ne jamais les quitter : — “Que les dieux viennent à mon bûcher d’holocauste ! — mais que jamais Bel ne vienne à mon bûcher d’holocauste ! car il ne s’est pas maîtrisé et il a fait la trombe (du déluge), — et il a compté mes hommes pour le gouffre.

 [16]

De loin, en s’approchant, Bel — vit le vaisseau ; et Bel s’arrêta ; il fut rempli de colère contre les dieux et les Archanges célestes. — “Personne ne doit sortir vivant ! aucun homme ne sera préservé de l’abîme !” — Ninib ouvrit sa bouche et parla ; il dit au guerrier Bel : — “Quel autre que Êa en aurait formé la résolution ? — car Êa possède la science et [il prévoit] tout.” — Êa ouvrit sa bouche et parla ; il dit au guerrier Bel : — “O toi, héraut des dieux, guerrier, — comme tu ne t’es pas maîtrisé, tu as fait la trombe (du déluge). — Laisse le pécheur porter le poids de son péché, le blasphémateur le poids de son blasphème. — Complais-toi dans ce bon plaisir et jamais il ne sera enfreint ; la foi jamais [n’en sera violée.] — Au lieu que tu fasses un (nouveau) déluge, que les lions surviennent et qu’ils réduisent le nombre des hommes ; — au lieu que tu fasses un (nouveau) déluge, que les hyènes surviennent et qu’elles réduisent le nombre des hommes ; — au lieu que tu fasses, un (nouveau) déluge, qu’il y ait famine et que la terre soit [dévastée ;] — au lieu que tu fasses un (nouveau) déluge, que Dibbarra (le dieu des épidémies) survienne et que les hommes soient [moissonnés] [17]. — Je n’ai pas révélé la décision des grands dieux ; — c’est ’Hasisadra qui a interprété un songe et compris ce que les dieux avaient décidé.”

Alors quand sa résolution fut arrêtée, Bel entra dans le vaisseau, — il prit ma main et me fit lever. — Il fit lever aussi ma femme et la fit se placer à mon côté. — Il tourna autour de nous et s’arrêta fixe ; il s’approcha de notre groupe. — “Jusqu’à présent ’Hasisadra a fait partie de l’humanité périssable ; — mais voici que ’Hasisadra et sa femme vont être enlevés pour vivre comme les dieux, — et ’Hasisadra résidera au loin, à l’embouchure des fleuves.” — Ils m’emportèrent et m’établirent dans un lieu reculé, à l’embouchure des fleuves. »

Ce récit suit très exactement la même marche que celui de la Genèse, et d’un côté à l’autre les analogies sont frappantes. Pourtant il faut aussi noter des divergences d’une certaine valeur, qui prouvent que les deux traditions ont bifurqué dès une époque fort antique, et que celle dont nous avons l’expression dans la Bible n’est pas seulement une édition de celle du sacerdoce chaldéen, expurgée au point de vue d’un sévère monothéisme.

Le récit biblique porte l’empreinte d’un peuple qui vit au milieu des terres et ignore les choses de la navigation. Dans la Genèse le nom de l’arche, tebah, signifie « coffre » et non « vaisseau ; » il n’y est pas question de la mise à l’eau de l’arche ; aucune mention ni de la mer, ni de la navigation ; point de pilote. Au contraire, dans l’épopée d’Ourouk, tout indique qu’elle a été composée chez un peuple maritime ; chaque circonstance porte le reflet des moeurs et des coutumes des riverains du Golfe Persique. ’Hasisadra monte sur un navire formellement désigné par le mot propre ; ce navire est mis à l’eau et éprouvé par une navigation d’essai ; toutes ses fentes sont calfatées avec du bitume ; il est confié à un pilote.

La narration chaldéo-babylonienne représente ’Hasisadra comme un roi qui monte dans le vaisseau entouré de tout un peuple de serviteurs et de compagnons ; dans la Bible il n’y a que la famille de Noa’h qui soit sauvée [18] ; la nouvelle humanité n’a pas d’autre souche que les trois fils du patriarche. Pas de trace dans le poème chaldéen de la distinction des animaux purs et impurs, et du nombre de sept couples pour chaque espèce des premiers, bien qu’en Babylonie le nombre sept eût un caractère tout à fait sacramentel.

L’auteur du traité Sur la Déesse Syrienne, indûment attribué à Lucien, nous fait connaître la tradition diluvienne des Araméens, issue directement de celle de la Chaldée, telle qu’on la racontait dans le fameux sanctuaire d’Hiérapolis ou Bambyce.

« La plupart des gens, dit-il, racontent que le fondateur du temple fut Deucalion-Sisythès, ce Deucalion sous lequel eut lieu la grande inondation. J’ai aussi entendu le récit que les Grecs font de leur côté sur Deucalion ; le mythe est ainsi conçu : La race actuelle des hommes n’est pas la première ; car il y en a eu une auparavant, dont tous les hommes ont péri. Nous sommes d’une deuxième race, qui descend de Deucalion et s’est multipliée avec la suite des temps. Quant aux premiers hommes, on dit qu’ils étaient pleins d’orgueil et d’insolence et qu’ils commettaient beaucoup de crimes, ne gardant pas leurs serments, n’exerçant pas les lois de l’hospitalité, n’épargnant pas les suppliants ; aussi furent-ils châtiés par un immense désastre. Subitement d’énormes masses d’eau jaillirent de la terre et des pluies d’une abondance extraordinaire se mirent à tomber, les fleuves sortirent de leur lit et la mer franchit ses rivages ; tout fut couvert d’eau, et tous les hommes périrent. Deucalion seul fut conservé vivant, pour donner naissance à une nouvelle race, à cause de sa vertu et de sa piété. Voici comment il se sauva. Il se mit avec ses enfants et ses femmes dans un grand coffre, qu’il avait, et où vinrent se réfugier auprès de lui des porcs, des chevaux, des lions, des serpents et de tous les animaux terrestres. Il les reçut tous avec lui, et tout le temps qu’ils furent dans le coffre Zeus inspira à ces animaux une amitié réciproque, qui les empêcha de s’entredévorer. De cette façon, enfermés dans un seul coffre, ils flottèrent tant que les eaux furent dans leur force. Tel est le récit des Grecs sur Deucalion.

Mais à ceci qu’ils racontent également, les gens d’Hiérapolis ajoutent une narration merveilleuse : que dans leur pays s’ouvrit un vaste gouffre, où toute l’eau du déluge s’engloutit. Alors Deucalion éleva un hôtel et consacra un temple à Héra (Athar-’athè=Alargatis) près du gouffre même. J’ai vu ce gouffre, qui est très-étroit et situé sous le temple. S’il était plus grand autrefois et s’est maintenant rétréci, je ne sais ; mais je l’ai vu, il est tout petit. En souvenir de l’événement que l’on raconte, voici le rite que l’on accomplit. Deux fois par an l’on amène de l’eau de la mer au temple. Ce ne sont pas les prêtres seuls qui en font venir, mais de nombreux pèlerins viennent de toute la Syrie, de l’Arabie et même d’au-delà de l’Euphrate, apportant de l’eau. On la verse dans le temple, et elle descend dans le gouffre, qui malgré son étroitesse en engloutit ainsi une quantité très-considérable. On dit que cela se fait en vertu d’une loi religieuse instituée par Deucalion, pour conserver le souvenir de la catastrophe et du bienfait qu’il reçut des dieux. Tel est l’antique tradition du temple. »

L’Inde nous offre à son tour un récit du déluge, dont la parenté avec celui de la Bible et celui des Chaldéens est grande. La forme la plus ancienne et la plus simple s’en trouve dans le Çatapata Brâhmana, dont nous avons essayé plus haut d’indiquer la date approximative. Ce morceau a été traduit pour la première fois par M. Max Müller.

« Un matin, l’on apporta à Manou [19] de l’eau pour se laver ; et, quand il se fut lavé, un poisson lui resta dans les mains. Et il lui adressa ces mots : “Protège-moi et je te sauverai.” — “De quoi me sauveras-tu ?” — “Un déluge emportera toutes les créatures ; c’est là ce dont je te sauverai.” — “Comment te protégerai-je ?” Le poisson répondit : “Tant que nous sommes petits, nous restons en grand péril ; car le poisson avale le poisson. Garde-moi d’abord dans un vase. Quand je serai trop gros, creuse un bassin pour m’y mettre. Quand j’aurai grandi encore, porte-moi dans l’Océan. Alors je serai préservé de la destruction.” Bientôt il devint un gros poisson. Il dit à Manou : “Dans l’année même où j’aurai atteint ma pleine croissance, le déluge surviendra. Construis alors un vaisseau et adore-moi. Quand les eaux s’élèveront, entre dans ce vaisseau et je te sauverai.”

Après l’avoir ainsi gardé, Manou porta le poisson dans l’Océan. Dans l’année qu’il avait indiquée, Manou construisit un vaisseau et adora le poisson. Et quand le déluge fut arrivé, il entra dans le vaisseau. Alors le poisson vint à lui en nageant, et Manou attacha le câble du vaisseau à la corne du poisson, et, par ce moyen, celui-ci le fit passer par-dessus la montagne du Nord. Le poisson dit : “Je t’ai sauvé ; attache le vaisseau à un arbre, pour que l’eau ne l’entraîne pas pendant que tu es sur la montagne ; à mesure que les eaux baisseront, tu descendras.” Manou descendit avec les eaux, et c’est ce qu’on appelle la descente de Manou sur la montagne du Nord. Le déluge avait emporté toutes les créatures, et Manou resta seul. »

Vient ensuite par ordre de date et de complication du récit, qui va toujours en se surchargeant de traits fantastiques et parasites, la version de l’énorme épopée du Mahâbhârata. Celle du poème intitulé Bhâgavata-Pourâna est encore plus récente et plus fabuleuse. Enfin la même tradition fait le sujet d’un poème entier, de date fort basse, le Matsya-Pourâna, dont le grand indianiste anglais Wilson a donné l’analyse.

Dans la préface du troisième volume de son édition du Bhâgavata-Pourâna ; notre illustre Eugène Burnouf a comparé avec soin les trois récits connus quand il écrivait (celui du Çatapatha-Brâhmana a été découvert depuis) pour éclairer la question de l’origine de la tradition indienne du déluge. Il y montre, par une discussion qui mérite de rester un modèle d’érudition, de finesse et de critique, que cette tradition fait totalement défaut dans les hymnes des Vêdas, où on ne trouve que des allusions lointaines à la donnée du déluge, et des allusions qui paraissent se rapporter à une forme de légende assez différente, et aussi que cette tradition a été primitivement étrangère au système, essentiellement indien, des manvantaras ou destructions périodiques du monde. Il en conclut qu’elle doit avoir été importée dans l’Inde postérieurement à l’adoption de ce dernier système, fort ancien cependant, puisqu’il est commun au brahmanisme et au bouddhisme. Il incline dès lors à y voir une importation sémitique, opérée dans les temps déjà historiques, non pas de la Genèse, dont il est difficile d’admettre l’action dans l’Inde à une époque aussi ancienne, mais plus probablement de la tradition babylonienne.

La découverte d’une rédaction originale de celle-ci confirme l’opinion du grand sanscritiste dont le nom restera l’une des plus hautes gloires scientifiques de notre pays. Le trait dominant du récit indien, celui qui y tient une place essentielle et en fait le caractère distinctif, est le rôle attribué à un dieu qui revêt la forme d’un poisson pour avertir Manou, guider son navire et le sauver du déluge. La nature de la métamorphose est le seul point fondamental et primitif, car les diverses versions varient sur la personne du dieu qui prend cette forme : le Brâhmana ne précise rien ; le Mahâbhârata en fait Brâhma, et pour les rédacteurs des Pourânas c’est Vischnou. Ceci est d’autant plus remarquable que la métamorphose en poisson, matsyavatara, demeure isolée dans la mythologie indienne, étrangère à sa symbolique habituelle, et n’y donne naissance à aucun développement ultérieur ; on ne trouve pas dans l’Inde d’autre trace du culte des poissons, qui avait pris tant d’importance et d’étendue chez d’autres peuples de l’antiquité. Burnouf y voyait avec raison une des marques d’importation de l’extérieur et le principal indice d’origine babylonienne, car les témoignages classiques, confirmés depuis par les monuments indigènes, faisaient entrevoir dans la religion de Babylone un rôle plus capital que partout ailleurs, attribué à la conception des dieux ichthyomorphes ou en forme de poissons. Le rôle que la légende conservée dans l’Inde fait tenir par le poisson divin auprès de Manou, est, en effet, rempli près de ’Hasisadra, dans la narration de l’épopée d’Ourouk, et dans celle de Bérose, par le dieu Êa, qualifié aussi de Schalman, « le sauveur. » Or, ce dieu, dont on connaît maintenant avec certitude le type de représentation sur les monuments assyriens et babyloniens, y est le dieu ichtyomorphe par essence ; presque constamment son image consacrée combine les formes du poisson et celle de l’homme.

 [20]

Quand on trouve chez deux peuples différant entre eux une même légende, avec une circonstance aussi spéciale, et qui ne ressort pas nécessairement et naturellement de la donnée fondamentale du récit ; quand, de plus, cette circonstance tient étroitement à l’ensemble des conceptions religieuses d’un des deux peuples, et chez l’autre reste isolée, en dehors des habitudes de sa symbolique, une règle absolue de critique impose de conclure que la légende a été transmise de l’un à l’autre avec une rédaction déjà fixée, et constitue une importation étrangère qui s’est superposée, sans s’y confondre, aux traditions vraiment nationales, et pour ainsi dire générales, du peuple qui l’a reçue sans l’avoir créée.

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Il est encore à remarquer que dans les Pourânas ce n’est plus Manou Vâivasvata que le poisson divin sauve du déluge ; c’est un personnage différent, roi des Dâsas, c’est-à-dire des pêcheurs, Satyavrata, « l’homme qui aime la justice et la vérité, » ressemblant d’une manière frappante au ’Hasisadra de la tradition chaldéenne. Et la version pourânique de la légende du déluge n’est pas à dédaigner, malgré la date récente de sa rédaction, malgré les détails fantastiques et souvent presque enfantins dont elle surcharge le récit. Par certains côtés, elle est moins aryanisée que la version du Brâhmana et que celle du Mahâbhârata ; elle offre surtout quelques circonstances omises dans les rédactions antérieures et qui pourtant doivent appartenir au fonds primitifs, puisqu’elles se retrouvent dans la légende babylonienne, circonstances qui sans doute s’étaient conservées dans la tradition orale, populaire et non brahmanique, dont les Pourânas se montrent si profondément pénétrés. C’est ce qu’a remarqué déjà Pictet ; qui insiste avec raison sur le trait suivant de la rédaction du Bhâgavata-Pourâna : « Dans sept jours, dit Yischnou à Satyavatra, les trois mondes seront submergés par l’océan de la destruction. » Il n’y a rien de semblable dans le Brâhmana ni dans le Mahàbhârata ; mais nous voyons dans la Genèse [22] que l’Éternel dit à Noa’h : « Dans sept jours je ferai pleuvoir sur toute la terre ; » et un peu plus loin nous y voyons encore : « Au bout de sept jours, les eaux du déluge furent sur toute la terre [23]. » Il ne faut pas accorder moins d’attention à ce que dit le Bhâgavata-Pourâna des recommandations faites à Satyavrata par le dieu incarné en poisson, pour qu’il dépose les écritures sacrées en un lieu sûr, afin de le mettre à l’abri du Hayagrîva, cheval marin qui réside dans les abîmes, et de la lutte du dieu contre cet Hayagrîva qui a dérobé les Vêdas et produit ainsi le cataclysme en troublant l’ordre du monde. C’est encore une circonstance qui manque aux rédactions plus anciennes, même au Mahâbhârata ; mais elle est capitale et ne peut être considérée comme un produit spontané du sol de l’Inde, car il est difficile d’y méconnaître, sous un vêtement indien, le pendant exact de la tradition de l’enfouissement des écritures sacrées à Sippara par ’Hasisadra, telle qu’elle apparaît dans la version des fragments de Bérose.

C’est donc la forme chaldéenne de la tradition du déluge que les Indiens ont adoptée, à la suite d’une communication que les rapports de commerce entre les deux contrées rendent historiquement toute naturelle, et qu’ils ont ensuite développée avec l’exubérance propre à leur imagination. Mais ils ont dû adopter d’autant plus facilement ce récit de la Chaldée qu’il s’accordait avec une tradition que, sous une forme un peu différente, leurs ancêtres avaient apportées du berceau primitif de la race aryenne. Que le souvenir du déluge ait fait partie du fond premier des légendes de cette grande race sur les origines du monde, c’est, en effet, ce dont il n’est pas possible de douter. Car si les Indiens ont accepté la forme du récit de la Chaldée, si voisine de celle du récit de la Genèse, tous les autres rameaux de la race aryenne se montrent à nous en possession de versions pleinement originales de l’histoire du cataclysme, que l’on ne saurait tenir pour empruntées à Babylone ou aux Hébreux.

Chez les Iraniens, nous rencontrons dans les livres sacrés qui constituent le fondement de la doctrine du zoroastrisme et remontent à une très-haute antiquité ; une tradition dans laquelle il faut reconnaître bien certainement une variante de celle du déluge, mais qui prend un caractère bien spécial et s’écarte par certains traits essentiels de celles que nous avons jusqu’ici examinées. On y raconte comment Yima, qui dans sa conception originaire et primitive était le père de l’humanité, fut averti, par Ahouramazda, le dieu bon, de ce que la terre allait être dévastée par une inondation destructrice. Le dieu lui ordonna de construire un refuge, un jardin de forme carrée, vara, défendu par une enceinte, et d’y faire entrer les germes des hommes, des animaux et des plantes pour les préserver de l’anéantissement. En effet, quand l’inondation survint, le jardin de Yima fut seul épargné, avec tout ce qu’il contenait ; et l’annonce du salut y fut apportée par l’oiseau Karschipta, envoyé d’Ahouramazda.

Les Grecs avaient deux légendes principales et différentes sur le cataclysme qui détruisit l’humanité primitive. La première se rattachait au nom d’Ogygès, le plus ancien roi de Béotie ou de l’Attique, personnage tout a fait mythique et qui se perd dans la nuit des âges ; son nom paraît dérivé de celui qui désignait primitivement le déluge dans les idiomes aryens, en sanscrit âugha. On racontait que, de son temps, tout le pays fut envahi par le déluge dont les eaux s’élevèrent jusqu’au ciel, et auquel il échappa dans un vaisseau avec quelques compagnons.

La seconde tradition est la légende thessalienne de Deucalion. Zeus ayant résolu de détruire les hommes de l’âge de bronze, dont les crimes avaient excité sa colère, Deucalion, sur le conseil de Prométhée, son père, construit un coffre dans lequel il se réfugie avec sa femme Pyrrha. Le déluge arrive ; le coffre flotte au gré des flots pendant neuf jours et neuf nuits, et est enfin déposé par les eaux au sommet du Parnasse. Deucalion et Pyrrha en sortent, offrent un sacrifice et repeuplent le monde, suivant l’ordre de Zeus, en jetant derrière eux « les os de la terre, » c’est-à-dire des pierres, qui se changent en hommes. Ce déluge de Deucalion est, dans la tradition grecque, celui qui a le plus le caractère de déluge universel. Beaucoup d’auteurs disent qu’il s’étendit à toute la terre et que l’humanité entière y périt. À Athènes, on célébrait en mémoire de cet événement, et pour apaiser les mânes des morts du cataclysme, une cérémonie appelé Hydrophoria, laquelle avait une analogie si étroite avec celle qui était en usage à Hiérapolis de Syrie, qu’il est difficile de ne pas voir ici une importation syro-phénicienne et le résultat d’une assimilation établie dès une haute antiquité entre le déluge de Deucalion et le déluge de ’Hasisadra, comme l’établit aussi l’auteur du traité Sur la Déesse syrienne [24]. Auprès du temple de Zeus Olympien, l’on montrait une fissure dans le sol, longue d’une coudée seulement, par laquelle on disait que les eaux du déluge avaient été englouties dans la terre. Là, chaque année, dans le troisième jour de la fête des Antesthéries, jour de deuil, consacré aux morts, c’est-à-dire le 13 du mois d’anthestérion, vers le commencement de mars, on venait verser dans le gouffre de l’eau, comme à Bambyce, et de la farine mêlée de miel, ainsi qu’on faisait dans la fosse que l’on creusait à l’occident du tombeau, dans les sacrifices funèbres des Athéniens.

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D’autres, au contraire, limitaient l’étendue du déluge de Deucalion à la Grèce. Ils disaient même que cette catastrophe n’avait détruit que la majeure partie de la population de la contrée, mais que beaucoup d’hommes avaient pu se sauver sur les plus hautes montagnes. Ainsi la légende de Delphes racontait que les habitants de cette ville, suivant les loups dans leur fuite, s’étaient réfugiés dans une grotte au sommet du Parnasse, où ils avaient bâti la ville de Lycorée. Cette idée qu’il y avait eu simultanément des sauvetages sur un certain nombre de points, fut inspirée nécessairement aux mythographes postérieurs par le désir de concilier entre elles les légendes locales de bon nombre d’endroits de la Grèce, qui nommaient comme le héros sauvé du déluge un autre que Deucalion. Tel était à Mégare l’éponyme de la ville, Mégaros, fils de Zeus et d’une des Nymphes Sithnides, qui, averti de l’imminence du déluge par les cris des grues, avait cherché un refuge sur le Mont Géranien. Tels étaient le Thessalien Cérambos, qui avait pu, disait-on, échapper au déluge en s’élevant dans les airs au moyen d’ailes que les Nymphes lui avaient données, ou bien Perirrhoos, fils d’Aiolos, que Zeus Naïos avait préservé du cataclysme à Dodone. Pour les gens de l’île de Cos, le héros sauvé du déluge était Mérops, fils d’Hyas, qui avait rassemblé sous sa loi dans leur île les débris de l’humanité, préservés avec lui. Les traditions de Rhodes faisaient échapper au cataclysme les seuls Telchines, celles de la Crète Jasion. A Samothrace, ce rôle de héros sauvé du déluge était attribué à Saon, que l’on disait fils de Zeus ou d’Hermès. Dardanos, que l’on fait arriver à Samothrace immédiatement après ces événements, vient de l’Arcadie, d’où il a été chassé par le déluge.

Dans tous ces récits diluviens de la Grèce, on ne saurait douter qu’à l’antique tradition du cataclysme qui avait fait périr l’humanité, tradition commune à tous les peuples aryens, se mêlent le souvenir plus ou moins précis de catastrophes locales, produites par des débordements extraordinaires des lacs ou des rivières, par la rupture des digues naturelles de certains lacs, par des affaissements de portions de rivages de la mer, par des ras de marée à la suite de tremblements de terre ou de soulèvements partiels du fond de la mer. Les Grecs racontaient que dans les âges primitifs leur pays avait été le théâtre de plusieurs de ces catastrophes ; Istros en comptait quatre principales, dont une avait ouvert les détroits du Bosphore et de l’Hellespont, précipitant les eaux du Pont-Euxin dans la Mer Égée et submergeant les îles et les côtes voisines. C’est là manifestement le déluge de Samothrace, où les habitants qui parvinrent à se sauver ne le firent qu’en gagnant le plus haut sommet de la montagne qui s’y élève, puis, en reconnaissance de leur préservation, consacrèrent l’île toute entière, en entourant ses rivages d’une ceinture d’autels dédiés aux dieux. De même, la tradition du déluge d’Ogygès paraît bien se rapporter au souvenir d’une crue extraordinaire du lac Copaïs, inondant toute la grande vallée béotienne, souvenir que la légende a ensuite amplifiée, comme elle fait toujours, et qu’elle a surtout grossi par ce qu’elle a appliqué à ce désastre local les traits qui couraient dans les dires populaires sur le déluge primitif, qui s’était produit avant la dispersion et la séparation des ancêtres des deux races, sémitique et aryenne. Il est probable aussi que quelque événement survenu dans la Thessalie ou plutôt dans la région du Parnasse, a déterminé la localisation de la légende de Deucalion. Cependant celle-ci, comme nous l’avons déjà remarqué, garde toujours un caractère plus général que les autres, soit qu’on étende le déluge à toute la terre, soit qu’on ne parle que de la totalité de la Grèce.

Quoiqu’il en soit, on concilia les différents récits en admettant trois déluges successifs, celui d’Ogygès, celui de Deucalion et celui de Dardanos. L’opinion générale faisait du déluge d’Ogygès le plus ancien de tous, et les chronographes le placèrent 600 ans ou 250 environ avant celui de Deucalion. Mais cette chronologie était loin d’être universellement admise, et les habitants de Samothrace soutenaient que leur déluge avait précédé tous les autres. Les chronographes chrétiens du IIIe et du IVe siècle, comme Jules l’Africain et Eusèbe, adoptèrent les dates des chronographes hellènes pour les déluges d’Ogygès et de Deucalion, et les inscrivirent dans leurs tableaux comme des événements différents du déluge mosaïque, antérieur pour eux de mille ans à celui d’Ogygès.

En Phrygie, la tradition diluvienne était nationale comme en Grèce. La ville d’Apamée en tirait son surnom de Kibôtos ou « arche, » prétendant être le lieu où l’arche s’était arrêtée. Iconion, de son côté, avait la même prétention. C’est ainsi que les gens du pays de Milyas, en Arménie, montraient sur le sommet de la montagne appelée Baris les débris de l’arche, que l’on faisait aussi voir aux pèlerins sur l’Ararat, dans les premiers siècles du christianisme, comme Bérose raconte que sur les monts Gordyéens on visitait de son temps les restes du vaisseau de ’Hasisadra.

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Dans le IIe et le IIIe siècle de l’ère chrétienne, par suite de l’infiltration syncrétique de traditions juives et chrétiennes, qui pénétrait jusque dans les esprit encore attachés au paganisme, les autorités sacerdotales d’Apamée de Phrygie firent frapper des monnaies qui ont pour type l’arche ouverte, dans laquelle sont le patriarche sauvé du déluge et sa femme, recevant la colombe qui apporte le rameau d’olivier, puis, à côté, les deux mêmes personnages sortis du coffre pour reprendre possession de la terre. Sur l’arche est écrit le nom [Grec : NOÉ], c’est-à-dire la forme même que revêt l’appellation de Noa’h dans la version grecque de la Bible, dite des Septante. Ainsi, à cette époque, le sacerdoce païen de la cité phrygienne avait adopté le récit biblique avec ses noms mêmes, et l’avait greffé sur l’ancienne tradition indigène. Il racontait aussi qu’un peu avant le déluge avait régné un saint homme, nommé Annacos, qui l’avait prédit et avait occupé le trône plus de 300 ans, reproduction manifeste du ’Hanoch de la Bible, avec ses 365 ans de vie dans les voies du Seigneur.

Pour le rameau des peuples celtiques, nous trouvons dans les poésies bardiques des Cymris du pays de Galles, une tradition du déluge qui, malgré la date récente de sa rédaction, résumée sous la forme concise de ce que l’on appelle les Triades, mérite à son tour d’attirer l’attention. Comme toujours, la légende est localisée dans le pays même, et le déluge est compté au nombre des trois catastrophes terribles de l’île de Prydain ou de Bretagne, les deux autres consistant en une dévastation par le feu et une sécheresse désastreuse. « Le premier de ces événements, est-il dit, fut l’éruption du Llyn-llion ou “lac des flots,” et la venue, sur toute la surface du pays, d’une inondation, par laquelle tous les hommes furent noyés, à l’exception de Dwyfan et Dwyfach, qui se sauvèrent dans un vaisseau sans agrès ; et c’est par eux que l’île de Prydain fut repeuplée. » « Bien que les Triades, sous leur forme actuelle, ne datent guère que du XIIIe ou XIVe siècle, remarque ici Pictet [27], quelques-unes se rattachent sûrement à de très anciennes traditions, et, dans celle-ci, rien n’indique un emprunt fait à la Genèse. Il n’en est peut-être pas de même d’une autre Triade, où il est parlé du vaisseau Nefydd-Naf-Neifion, qui portait un couple de toutes les créatures vivantes quand le lac Llyn-Ilion fit éruption, et qui ressemble un peu trop à l’arche de Noé. Le nom même du patriarche peut avoir suggéré cette triple épithète d’un sens obscur, mais formée évidemment sur le principe de l’allitération cymrique. Dans la même Triade figure l’histoire fort énigmatique des boeufs à cornes de Hu le puissant, qui ont tiré du Llyn-Ilion l’Avanc (castor ou crocodile ?), pour que le lac ne fit plus éruption. La solution de ces énigmes ne peut s’espérer que si l’on parvient à débrouiller le chaos des monuments bardiques du moyen âge gallois ; mais on ne saurait douter, en attendant, que les Cymris n’aient possédé une tradition indigène du déluge. »

Les Lithuaniens sont, parmi les peuples de l’Europe, celui qui a le dernier embrassé le christianisme et en même temps celui dont la langue est restée le plus près de l’origine aryaque. Ils possèdent une légende du déluge dont le fond paraît ancien, bien qu’elle ait pris le caractère naïf d’un conte populaire, et que certains détails puissent avoir été empruntés à la Genèse lors des premières prédications des missionnaires du christianisme. Suivant cette légende, le dieu Pramzimas, voyant la terre pleine de désordres, envoie deux géants Wandou et Wêjas, l’eau et le vent, pour la ravager. Ceux-ci bouleversent tout dans leur fureur, et quelques hommes seulement se sauvent sur une montagne. Alors, pris de compassion, Pramzimas, qui était en train de manger des noix célestes, en laisse tomber près de la montagne une coquille, dans laquelle les hommes se réfugient et que les géants respectent. Échappés au désastre, ils se dispersent ensuite, et un seul couple, très âgé, reste dans le pays, se désolant de ne pas avoir d’enfants. Pramzimas, pour les consoler, leur envoie son arc-en-ciel et leur prescrit de « sauter sur les os de la terre, » ce qui rappelle singulièrement l’oracle que reçoit Deucalion. Les deux vieux époux font neuf sauts, et il en résulte neuf couples qui deviennent les aïeux des neuf tribus lithuaniennes.

Tandis que la tradition du déluge tient une si grande place dans les souvenirs légendaires de tous les rameaux de la race aryenne, les monuments et les textes originaux de l’Égypte, au milieu de leurs spéculations cosmogoniques, n’ont pas offert une seule allusion, même lointaine, à un souvenir de ce cataclysme. Quand les Grecs racontaient aux prêtres de l’Égypte le déluge de Deucalion, ceux-ci leur répondaient que la vallée du Nil en avait été préservée, aussi bien que de la conflagration produite par Phaéthon ; ils ajoutaient même que les Hellènes étaient des enfants d’attacher tant d’importance à cet événement, car il y avait eu bien d’autres catastrophes locales analogues.

Cependant les Égyptiens admettaient une destruction des hommes primitifs par les dieux, à cause de leur rébellion et de leurs péchés. Cet événement était raconté dans un chapitre des livres sacrés de Tahout, des fameux Livres Hermétiques du sacerdoce égyptien, lequel a été gravé sur les parois d’une des salles les plus reculées de l’hypogée funéraire du roi Séti Ier, à Thèbes. Le texte en a été publié et traduit par M. Édouard Naville, de Genève.

La scène se passe à la fin du règne du dieu Râ, le premier règne terrestre suivant le système des prêtres de Thèbes, second suivant le système des prêtres de Memphis, suivis par Manéthon, qui plaçaient à l’origine des choses le règne de Phia’h, avant celui de Râ. Irrité de l’impiété et des crimes des hommes qu’il a produits, le dieu rassemble les autres dieux pour tenir conseil avec eux, dans le plus grand secret, « afin que les hommes ne le voient point et que leur coeur ne s’effraie point. »

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« Dit par Râ à Noun [29] : “Toi, l’aîné des dieux, de qui je suis né, et vous, dieux antiques, voici les hommes qui sont nés de moi-même ; ils prononcent des paroles contre moi ; dites-moi ce que vous ferez à ce propos ; voici, j’ai attendu et je ne les ai point tués avant d’avoir entendu vos paroles.”

Dit par la majesté de Noun : “Mon fils Râ, dieu plus grand que celui qui l’a fait et qui l’a créé, je demeure en grande crainte devant toi ; que toi-même délibères en toi-même.”

Dit par la majesté de Râ : “Voici, ils s’enfuient dans le pays, et leurs coeurs sont effrayés...”

Dit par les dieux : “Que ta face le permette, et qu’on frappe ces hommes qui trament des choses mauvaises, tes ennemis, et que personne [ne subsiste parmi eux.]” »

Une déesse, dont malheureusement le nom a disparu, mais qui paraît être Tefnout, identifiée à Hat’hor et à Sekhet, est alors envoyée pour accomplir la sentence de destruction. « Cette déesse partit, et elle tua les hommes sur la terre. — Dit par la majesté de ce dieu : “Viens en paix, Hat’hor, tu as fait [ce qui t’était ordonné.]” — Dit par cette déesse : “Tu es vivant, car j’ai été plus forte que les hommes, et mon coeur est content.” — Dit par la majesté de Râ : “Je suis vivant, car je dominerai sur eux [et j’achèverai] leur ruine.” — Et voici que Sekhet, pendant plusieurs nuits, foula aux pieds leur sang jusqu’à la ville de Hâ-khnen-sou (Héracléopolis). »

Mais le massacre achevé, la colère de Râ s’appaise ; il commence à se repentir de ce qu’il a fait. Un grand sacrifice expiatoire achève de le calmer. On recueille des fruits dans toute l’Égypte, on les broie et on les mêle au sang des hommes, dont on remplit 7000 cruches, que l’on présente devant le dieu.

 [30]

« Voici que la majesté de Râ, le roi de la Haute et de la Basse-Égypte, vint avec les dieux en trois jours de navigation, pour voir ces vases de boisson, après qu’il eut ordonné à la déesse de tuer les hommes. — Dit par la majesté de Râ : “C’est bien, cela ; je vais protéger les hommes à cause de cela.” Dit par Râ : “J’élève ma main à ce sujet, pour jurer que je ne tuerai plus les hommes.”

La majesté de Râ, le roi de la Haute et Basse-Égypte, ordonna au milieu de la nuit de verser le liquide des vases, et les champs furent complètement remplis d’eau, par la volonté de ce dieu. La déesse arriva au matin et trouva les champs pleins d’eau ; son visage en fut joyeux, et elle but en abondance et elle s’en alla rassasiée. Elle n’aperçut plus d’hommes.

Dit par la majesté de Râ à cette déesse : “Viens en paix, gracieuse déesse.” — Et il fit naître les jeunes prêtresses d’Amou (le nome Libyque). — Dit par la majesté de Râ à la déesse : “On lui fera des libations à chacune des fêtes de la nouvelle année, sous l’intendance de mes prêtresses.” — De là vient que des libations sont faites sous l’intendance des prêtresses de Hat’hor par tous les hommes depuis les jours anciens. »

Cependant quelques hommes ont échappé à la destruction qui avait été ordonnée par Râ ; ils renouvellent la population de la surface terrestre. Pour le dieu solaire qui règne sur le monde, il se sent vieux, malade, fatigué ; il en a assez de vivre au milieu des hommes, qu’il regrette de ne pas avoir complètement anéantis, mais qu’il a juré d’épargner désormais.

« Dit par la majesté de Râ : “Il y a une douleur cuisante qui me tourmente ; qu’est-ce donc qui me fait mal ?” Dit par la majesté de Râ : “Je suis vivant, mais mon coeur est lassé d’être avec eux (les hommes), et je ne les ai nullement détruits. Ce n’est pas là une destruction que j’aie faite moi-même.”

Dit par les dieux qui l’accompagnent : “Arrière avec ta lassitude, tu as obtenu tout ce que tu désirais.” »

Le dieu Râ se décide pourtant à accepter le secours des hommes de la nouvelle humanité, qui s’offrent à lui pour combattre ses ennemis et livrent une grande bataille, d’où ils sortent vainqueurs. Mais malgré ce succès, le dieu, dégoûté de la vie terrestre, se résout à la quitter pour toujours et se fait porter au ciel par la déesse Nout, qui prend la forme d’une vache. Là il crée un lieu de délices, les champs d’Aalou, l’Élysée de la mythologie égyptienne, qu’il peuple d’étoiles. Entrant dans le repos, il attribue aux différents dieux le gouvernement des différentes parties du monde. Schou, qui va lui succéder comme roi, administrera les choses célestes avec Nout ; Seb et Noun reçoivent la garde des êtres de la terre et de l’eau. Enfin Râ, souverain descendu volontairement du pouvoir par une véritable abdication, s’en va faire sa demeure avec Tahout, son fils préféré, auquel il a donné l’intendance du monde inférieur.

Tel est cet étrange récit, « dans lequel, a très bien dit M. Naville, au milieu d’inventions fantastiques et souvent puériles, nous trouvons cependant les deux termes de l’existence telle que la comprenaient les anciens Égyptiens. Râ commence par la terre, et, passant par le ciel, s’arrête dans la région de la profondeur, l’Ament, dans laquelle il paraît vouloir séjourner. C’est donc une représentation symbolique et religieuse de la vie, qui, pour chaque Égyptien, et surtout pour un roi conquérant, devait commencer et finir comme le soleil.

Voilà ce qui explique que ce chapitre ait pu être inscrit dans un tombeau. »

C’est donc la dernière partie du récit, que nous nous sommes borné à analyser très brièvement, l’histoire de l’abdication de Râ et de sa retraite, d’abord dans le ciel, puis dans l’Ament, symbole de la mort, qui doit être suivie d’une résurrection comme le soleil ressortira des ténèbres, c’est cette conclusion du récit qui en faisait tout l’intérêt dans la conception d’enseignement religieux sur la vie future, qui se déroulait dans la décoration des parois intérieures du tombeau de Sétî Ier. Pour nous, au contraire, l’importance du morceau réside dans l’épisode qui en forme le début, dans cette destruction des premiers hommes par les dieux, dont on n’a jusqu’à présent trouvé la mention nulle part ailleurs. Bien que le moyen de destruction employé par Râ contre les hommes soit tout différent, bien qu’il ne procède pas par une submersion mais par un massacre dont la déesse Tefnout ou Sekhet, à tête de lionne, la forme terrible de Hat’hor, est l’exécutrice, ce récit offre par tous les autres côtés une analogie assez frappante avec celui du déluge mosaïque ou chaldéen, pour qu’il soit difficile de ne pas l’en rapprocher, de ne pas y voir la forme spéciale, et très individuelle, que la même tradition avait revêtue en Égypte. Des deux côtés, en effet, nous avons la même corruption des hommes, qui excite le courroux divin ; cette corruption, de part et d’autre, est châtiée par un anéantissement de l’humanité, décidé dans le ciel, anéantissement dont le mode seul diffère, mais auquel n’échappent, dans une forme et dans l’autre de la tradition, qu’un très petit nombre d’individus, destinés à devenir la souche d’une humanité nouvelle. Enfin, la destruction des hommes accomplie, un sacrifice expiatoire achève de calmer le courroux céleste, et un pacte solennel est conclu entre la divinité et la nouvelle race des hommes, qu’elle fait serment de ne plus anéantir. La concordance de tous ces traits essentiels me paraît primer ici la divergence au sujet de la manière dont la première humanité créée a été détruite. Et il faut encore observer ici la singulière parenté du rôle et du caractère que le narrateur égyptien prête à Râ, avec le rôle et le caractère que l’épopée d’Ourouk assigne au dieu Bel, dans le déluge de ’Hasisadra. « Les Égyptiens, dit M. l’abbé Vigouroux, avaient conservé la mémoire de la destruction des hommes, mais comme l’inondation était pour eux la richesse et la vie, ils altérèrent la tradition primitive ; le genre humain, au lieu de périr dans l’eau, fut exterminé d’une autre manière, et l’inondation, ce bienfait de la vallée du Nil, devint à leurs yeux la marque que la colère de Râ était apaisée. »

« C’est un fait très digne de remarque, a dit M. Maury [31], de rencontrer en Amérique des traditions relatives au déluge infiniment plus rapprochées de celle de la Bible et de la religion chaldéenne, que chez aucun peuple de l’ancien monde. On conçoit difficilement que les émigrations qui eurent lieu très certainement de l’Asie dans l’Amérique septentrionale par les îles Kouriles et Aléoutiennes, et qui s’accomplissent encore de nos jours, aient apporté de semblables souvenirs, puisqu’on n’en trouve aucune trace chez les populations mongoles ou sibériennes [32], qui furent celles qui se mêlèrent aux races autochthones du Nouveau Monde.... Sans doute, certaines nations américaines, les Mexicains et les Péruviens, avaient atteint, au moment de la conquête espagnole, un état social fort avancé ; mais cette civilisation porte un caractère qui lui est propre, et elle paraît s’être développée sur le sol où elle florissait. Plusieurs inventions très simples, telles que la pesée par exemple [33], étaient inconnues à ces peuples, et cette circonstance nous montre que ce n’était pas de l’Inde ou du Japon qu’ils tenaient leurs connaissances. Les tentatives que l’on a faites pour retrouver en Asie, dans la société bouddhique, les origines de la civilisation mexicaine, n’ont pu amener encore à un fait suffisamment concluant. D’ailleurs le Bouddhisme eût-il, ce qui nous paraît douteux, pénétré en Amérique, il n’eût pu y apporter un mythe qu’on ne rencontre pas dans ses livres [34]. La cause de ces ressemblances des traditions diluviennes des indigènes du Nouveau-Monde avec celle de la Bible, demeure donc un fait inexpliqué. » Je me plais à citer ces paroles d’un homme dont l’érudition est immense, précisément parce qu’il n’appartient pas aux écrivains catholiques et que, par conséquent, il ne saurait être suspect de se laisser aller dans son jugement à une opinion préconçue. D’autres, d’ailleurs, non moins rationalistes que lui, ont signalé de même cette parenté des traditions américaines, au sujet du déluge avec celles de la Bible et des Chaldéens.

 [35]

Les plus importantes de ces légendes diluviennes de l’Amérique sont celles du Mexique, parce qu’elles paraissent avoir eu une forme définitivement fixée en peintures symboliques et mnémoniques avant tout contact des indigènes avec les Européens. D’après ces documents, le Noa’h du cataclysme mexicain serait Coxcox, appelé par certaines populations Teocipactli ou Tezpi. Il se serait sauvé, conjointement avec sa femme Xochiquetzal, dans une barque, ou, suivant d’autres traditions, sur un radeau de bois de cyprès chauve (cupressus disticha). Des peintures retraçant le déluge de Coxcox ont été retrouvées chez les Aztèques, les Miztèques, les Zapotèques, les Tlascaltèques et les Méchoacanèses. La tradition de ces derniers, en particulier, offrirait une conformité plus frappante encore que chez les autres avec les récits de la Genèse et des sources chaldéennes. Il y serait dit que Tezpi s’embarqua dans un vaisseau spacieux avec sa femme, ses enfants, plusieurs animaux et des graines dont la conservation était nécessaire à la substance du genre humain. Lorsque le grand dieu Tezcatlipoca ordonna que les eaux se retirassent, Tezpi fit sortir de la barque un vautour. L’oiseau, qui se nourrit de chair morte, ne revint pas à cause du grand nombre de cadavres dont était jonchée la terre récemment desséchée. Tezpi envoya d’autres oiseaux, parmi lesquels le colibri seul revint, en tenant dans son bec une rameau de feuilles. Alors Tezpi, voyant que le sol commençait à se couvrir d’une verdure nouvelle, quitta son navire sur la montagne de Colhuacan.

Le plus précieux document pour la connaissance du système cosmogonique des Mexicains est celui que l’on désigne sous le nom de Codex Vaticanus, d’après la Bibliothèque du Vatican, où il est conservé. Ce sont quatre tableaux symboliques, résumant les quatre âges du monde qui ont précédé l’âge actuel. Le premier y est appelé Tlatonatiuh, « soleil de terre. » C’est celui des géants ou Quinamés, premiers habitants de l’Anahuac, qui finissent par être détruits par une famine. Le second, nommé Tlétonatiuh, « soleil de feu, » se termine par la descente sur la terre de Xiuhteuctli, le dieu de l’élément igné. Les hommes sont tous transformés en oiseaux et n’échappent qu’ainsi à l’incendie. Toutefois un couple humain trouve asile dans une caverne et repeuple l’univers après cette destruction. Pour le troisième âge, Ehécatonatiuh, « soleil de vent, » la catastrophe qui le termine est un ouragan terrible suscité par Quetzalcohuatl, le dieu de l’air. À de rares exceptions près, les hommes, au milieu de cet ouragan, sont métamorphosés en singes. Vient ensuite, comme quatrième âge, celui qu’on appelle Atonatiuh, « soleil d’eau. » Il se termine par une grande inondation, un véritable déluge. Tous les hommes sont changés en poissons, sauf un individu et sa femme, qui se sauvent dans un bateau fait du tronc d’un cyprès chauve. Le tableau figuratif représente Matlalcuéyé, déesse des eaux, et compagne de Tlaloc, le dieu de la pluie, s’élançant vers la terre. Coxcox et Xochiquetzal, les deux êtres humains préservés du désastre, apparaissent assis sur un tronc d’arbre et flottant au milieu des eaux. Ce déluge est représenté comme le dernier cataclysme qui ait bouleversé la face de la terre.

 [36]

La conception que nous venons de résumer offre, avec celle des quatre âges ou yougas de l’Inde, et celle des manvantaras, où alternent les destructions du monde et les renouvellements de l’humanité, une analogie singulière. Celle-ci est de telle nature qu’on est en droit de se demander si les Mexicains ont pu trouver de leur côté, et d’une manière tout à fait indépendante, une conception aussi exactement pareille à celle des Indiens, ou s’ils ont dû la recevoir de l’Inde par une voie plus ou moins directe. La tradition diluvienne et le système des quatre âges, dont cette tradition est inséparable au Mexique, nous placent donc en face du problème auquel on revient toujours forcément quand il s’agit des civilisations américaines, le problème de l’originalité plus ou moins absolue, plus ou moins spontanée, de ces civilisations, et des apports qu’elles ont pu recevoir de l’Asie, par des missionnaires bouddhistes ou d’autres, à une certaine époque. Dans l’état actuel des connaissances il est aussi impossible de résoudre ce problème négativement qu’affirmativement, et toutes les tentatives que l’on fait aujourd’hui pour le pénétrer sont beaucoup trop prématurées, ne peuvent conduire à aucun résultat solide.

Quoi qu’il en soit, la doctrine des âges successifs et la destruction de l’humanité du premier de ces âges par un déluge, se retrouvent dans le singulier livre du Popol-vuh, ce recueil des traditions mythologiques des indigènes du Guatemala, rédigé en langue quiché, postérieurement à la conquête, par un adepte secret de l’ancienne religion, découvert, copié et traduit en espagnol au commencement du siècle dernier par le dominicain Francisco Ximenez, curé de Saint-Thomas de Chuila. On y lit qu’après la création, les dieux, ayant vu que les animaux n’étaient capables ni de parler ni de les adorer, voulurent former les hommes à leur propre image. Ils en façonnèrent d’abord en argile. Mais ces hommes étaient sans consistance ; ils ne pouvaient tourner la tête ; ils parlaient, mais ne comprenaient rien. Les dieux détruisirent alors par un déluge leur oeuvre imparfaite. S’y reprenant une deuxième fois, ils firent un homme de bois et une femme de résine. Ces créatures étaient bien supérieures aux précédentes ; elles remuaient et vivaient, mais comme des animaux ; elles parlaient, mais d’une façon inintelligible, et elles ne pensaient pas aux dieux. Alors Hourakan, « le coeur du ciel, » dieu de l’orage, fit pleuvoir sur la terre une résine enflammée, en même temps que le sol était secoué par un épouvantable tremblement de terre. Tous les hommes descendus du couple de bois et de résine périrent, à l’exception de quelques-uns, qui devinrent les singes des forêts. Enfin les dieux firent avec du maïs blanc et du maïs jaune quatre hommes parfaits : Balam-Quitzé, « le jaguar qui sourit, » Balam-Agab, « le jaguar de la nuit, » Mahuentah, « le nom distingué, » et Iqi-Balam, « le jaguar de la lune. » Ils étaient grands et forts, ils voyaient tout et connaissaient tout, et ils remercièrent les dieux. Mais ceux-ci furent effrayés du succès définitif de leur oeuvre et eurent peur pour leur suprématie ; aussi jetèrent-ils un léger voile, comme un brouillard, sur la vue des quatre hommes, qui devint semblable à celle des hommes d’aujourd’hui. Pendant qu’ils dormaient les dieux leur créèrent quatre épouses d’une grande beauté, et de trois naquirent les Quichés, Iqi-Balam et sa femme Cakixaha n’ayant pas eu d’enfants. Avec cette série d’essais maladroits des dieux pour créer les hommes, ce à quoi ils ne réussissent qu’après avoir été deux fois obligés de détruire leur oeuvre imparfaite, nous voici bien loin du récit biblique, assez loin pour écarter tout soupçon d’influence des prédications des missionnaires chrétiens sur cette narration indigène guatémalienne, où nous retrouvons toujours la croyance qu’une première race d’hommes a été détruite dans le commencement des temps par une grande inondation.

De nombreuses légendes sur la grande inondation des premiers âges ont été aussi relevées chez les tribus américaines demeurées à l’état sauvage. Mais par leur nature même ces récits peuvent laisser une certaine place au doute. Ce ne sont pas les indigènes eux-mêmes qui les ont fixés par écrit ; nous ne les connaissons que par des intermédiaires qui ont pu, de très bonne foi, leur faire subir des altérations considérables en les rapportant, forcer presque inconsciemment leur ressemblance avec les données bibliques. D’ailleurs, ils n’ont été recueillis qu’à des époques tardives, quand les tribus avaient eu déjà des contacts prolongés avec les Européens et avaient vu vivre au milieu d’elles plus d’un aventurier qui avait pu faire pénétrer des éléments nouveaux dans leurs traditions. Ces récits ne devraient donc avoir qu’une bien faible valeur sans les faits, autrement positifs, que nous avons constatés au Mexique, au Guatemala et au Nicaragua, et qui prouvent l’existence de la tradition diluvienne chez les populations de l’Amérique avant l’arrivée des conquérants européens. Appuyées sur ces faits, les narrations diluviennes des tribus illettrées du Nouveau-Monde méritent d’être mentionnées, mais avec la réserve que nous venons d’indiquer.

La plus remarquable comme excluant, par sa forme même, l’idée d’une communication de la tradition par les Européens, est celle des Chéroquis. Elle semble une traduction enfantine du récit de l’Inde, avec cette différence, que c’est un chien qui s’y substitue au poisson, dans le rôle de sauveur de l’homme qui échappe au cataclysme.

« Le chien ne cessait pas pendant plusieurs jours de parcourir avec une persistance singulière les bords de la rivière, regardant l’eau fixement et hurlant comme en détresse. Son maître s’étant irrité de ces manoeuvres, lui ordonna d’un ton rude de rentrer à la maison ; alors il se mit à parler et révéla le malheur qui le menaçait. Il termina sa prédiction en disant que son maître, et la famille de celui-ci, ne pourrait échapper à la submersion qu’en le jetant immédiatement à l’eau, lui chien, car il deviendrait alors leur sauveur. Qu’il s’en irait en nageant chercher un bateau pour se mettre à l’abri, avec ceux qu’il voulait faire échapper, mais qu’il n’y avait pas à perdre un moment, car il allait survenir une pluie terrible qui produirait une inondation générale, où tout périrait. L’homme obéit à ce que lui disait son chien ; il fut ainsi sauvé avec sa famille, et ce furent eux qui repeuplèrent la terre. »

On prétend que les Tamanakis, tribus caraïbes des bords de l’Orénoque, ont une légende diluvienne, d’après laquelle un homme et une femme auraient seuls échappé au cataclysme en gagnant le sommet du mont Tapanacu. Là, ils auraient jeté derrière eux par-dessus leurs têtes des fruits de cocotier, d’où serait sortie une nouvelle race d’hommes et de femmes. Si le rapport est exact, ce que nous n’oserions affirmer, il y aurait là un bien curieux accord avec un des traits essentiels de l’histoire hellénique de Deucalion et Pyrrha.

Les explorateurs russes ont signalé l’existence d’une narration enfantine du déluge dans les îles Aléoutiennes, qui forment le chaînon géographique entre l’Asie et l’Amérique septentrionale, et à l’extrémité de la côte nord-ouest américaine, chez les Kolosches. Le voyageur Henry raconte cette tradition, qu’il avait recueillie chez les Indiens des grands lacs : « Autrefois le père des tribus indiennes habitait vers le soleil levant. Ayant été averti en songe qu’un déluge allait désoler la terre, il construisit un radeau, sur lequel il se sauva avec sa famille et tous les animaux. Il flotta ainsi plusieurs mois sur les eaux. Les animaux, qui parlaient alors, se plaignaient hautement et murmuraient contre lui. Une nouvelle terre apparut enfin ; il y descendit avec toutes les créatures, qui perdirent dès lors l’usage de la parole, en punition de leurs murmures contre leur libérateur. » Selon le P. Charlevoix, les tribus du Canada et de la vallée du Mississipi rapportaient, dans leurs grossières légendes, que tous les humains avaient été détruits par un déluge, et qu’alors le Grand-Esprit, pour repeupler la terre, avait changé des animaux en hommes. Nous devons à J.-G. Kohl la connaissance de la version des Chippeways, pleine de traits bizarres et difficiles à expliquer, où l’homme sauvé du cataclysme est appelé Ménaboschu [37]. Pour savoir si la terre se dessèche, il envoie de son embarcation un oiseau, le plongeon ; puis, une fois revenu sur le sol débarrassé des eaux, il devient le restaurateur du genre humain et le fondateur de la société.

Il était question, dans les chants des habitants de la Nouvelle-Californie, d’une époque très reculée où la mer sortit de son lit et couvrit la terre. Tous les hommes et tous les animaux périrent à la suite de ce déluge, envoyé par le dieu suprême Chinigchinig, à l’exception de quelques-uns, qui s’étaient réfugiés sur une haute montagne où l’eau ne parvint pas. Les commissaires des États-Unis, chargés de l’exploration des territoires du Nouveau-Mexique, lors de leur prise de possession par la grande République américaine, ont constaté l’existence d’une tradition pareille chez diverses tribus des indigènes de cette vaste contrée. D’autres récits du même genre sont encore signalés par d’autres voyageurs en diverses parties de l’Amérique du nord, avec des ressemblances plus ou moins accusées avec la narration biblique. Mais ils sont généralement indiqués d’une manière trop vague pour que l’on puisse se fier absolument aux détails dont ceux qui les rapportent les ont accompagnés.

Il n’est pas jusqu’à l’Océanie où l’on n’ait pensé retrouver, non dans la race des nègres pélagiens ou Papous [38], mais dans la race polynésienne, originaire des archipels de l’Australasie, la tradition diluvienne, mêlée à des traits empruntés aux ras de marée, qui sont un des fléaux les plus habituels de ces îles. Le récit le plus célèbre en ce genre est celui de Tahiti, que l’on a plus spécialement que les autres rattaché à la tradition des premiers âges. Mais ce récit, comme tous ceux de la même partie du monde où l’on a vu le souvenir du déluge, a revêtu le caractère enfantin qui est le propre des légendes des populations polynésiennes ou canaques, et d’ailleurs, comme l’a justement remarqué M. Maury, la narration de Tahiti pourrait s’expliquer très naturellement par le souvenir d’un de ces ras de marée si fréquents dans la Polynésie. Le trait le plus essentiel de tous les récits proprement diluviens fait défaut. « L’île de Toa-Marama, dans laquelle, suivant le récit de Tahiti, se réfugièrent les pêcheurs qui avaient excité la colère du dieu des eaux, Rouahatou, en jetant leur hameçon dans sa chevelure, n’a pas, dit M. Maury, de ressemblance avec l’arche [39]. » Il est vrai qu’une des versions de la légende tahitienne ajoute que les deux pêcheurs se rendirent à Toa-Marama, non-seulement avec leurs familles, mais avec un cochon, un chien et un couple de poules, circonstance qui se rapproche fort de l’entrée des animaux dans l’arche. D’un autre côté, certains traits du récit des Fidjiens, surtout celui que pendant de longues années après l’événement on tint constamment des pirogues toutes prêtes pour le cas où il se reproduirait, se rapportent bien plus à un phénomène local, à un ras de marée, qu’au déluge universel.

Cependant, si ces légendes se rattachaient exclusivement à des catastrophes locales, il serait singulier qu’elles se reproduisissent presque pareilles dans un certain nombre de localités fort éloignées les unes des autres, et que parmi les populations de l’Océanie elles n’existassent que là où se rencontre, ou du moins a pris pied pour quelque temps et laissé des vestiges incontestables de son passage, une seule race, la race polynésienne, originaire de l’archipel Malais, d’où ses premiers ancêtres n’émigrèrent que vers le IVe siècle de l’ère chrétienne, c’est-à-dire à une époque à laquelle, de proche en proche, par suite des rapports entre l’Inde et une partie de la Malaisie, la narration du déluge, sous sa forme indienne plus ou moins altérée, avait pu y pénétrer. Sans oser donc trancher d’une manière affirmative dans un sens ou dans l’autre cette question difficile, et peut-être à toujours insoluble, nous ne croyons pas que l’on puisse absolument rejeter l’opinion de ceux qui, dans les récits polynésiens, dont nous avons cité deux échantillons, veulent trouver un écho de la tradition du déluge, très affaibli, très altéré, plus inextricablement confondu que partout ailleurs avec le souvenir de désastres locaux d’une date peu éloignée.

La longue revue à laquelle nous venons de nous livrer, nous permet d’affirmer que le récit du déluge est une tradition universelle dans tous les rameaux de l’humanité, à l’exception toutefois de la race noire. Mais un souvenir partout aussi précis et aussi concordant ne saurait être celui d’un mythe inventé à plaisir. Aucun mythe religieux ou cosmogonique ne présente ce caractère d’universalité. C’est nécessairement le souvenir d’un événement réel et terrible, qui frappa assez puissamment l’imagination des premiers ancêtres de notre espèce, pour n’être jamais oublié de leur descendance. Ce cataclysme se produisit près du berceau premier de l’humanité, et avant que les familles-souches, d’où devaient descendre les principales races, ne fussent encore séparées ; car il serait tout à fait contraire à la vraisemblance et aux saines lois de la critique d’admettre que, sur autant de points différents du globe qu’il faudrait le supposer, pour expliquer ces traditions partout répandues, des phénomènes locaux exactement semblables se seraient reproduits et que leur souvenir aurait toujours pris une forme identique, avec des circonstances qui ne devaient pas nécessairement se présenter à l’esprit en pareil cas.

Notons cependant que la tradition diluvienne n’est peut-être pas primitive, mais importée, en Amérique, qu’elle a sûrement ce caractère d’importation chez les rares populations de race jaune où on la retrouve ; enfin que son existence réelle en Océanie, chez les Polynésiens, est encore douteuse. Restent trois grandes races auxquelles elle appartient sûrement en propre, qui ne se la sont pas empruntées les unes aux autres, mais chez lesquelles, cette tradition est incontestablement primitive, remonte aux plus anciens souvenirs des ancêtres. Et ces trois races sont précisément les seules dont la Bible parle pour les rattacher à la descendance de Noa’h, celles dont elle donne la filiation ethnique dans le chapitre X de la Genèse. Cette observation, qu’il ne me paraît pas possible de révoquer en doute, donne une valeur singulièrement historique, et précise à la tradition qu’enregistre le livre sacré, et telle qu’il la présente, si d’un autre côté elle doit peut-être conduire à lui donner une signification plus resserrée géographiquement et ethnologiquement. Et l’on ne saurait hésiter à reconnaître que le déluge biblique, loin d’être un mythe, a été un fait historique et réel, qui a frappé à tout le moins les ancêtres des trois races aryenne ou indo-européenne, sémitique ou syro-arabe, chamitique ou kouschite, c’est-à-dire des trois grandes races civilisées du monde ancien, de celles qui constituent l’humanité vraiment supérieure, avant que les ancêtres de ces trois races ne se fussent encore séparés et dans la contrée de l’Asie qu’ils habitaient ensemble.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1Voy. Schoebel, De l’universalité du Déluge, Paris, 1858.

[2D’après le système chronologique du Lih-taï-ki-ssé, les travaux de Yu pour réparer les désastres de l’inondation auraient été terminés en 2278 av. J.-C. ; d’après celui des « Annales des Bambous » su Tchou-schou, en 2062.

[3Ceci est l’extrait tiré du livre de Bérose par Cornelius Alexander, dit le Polyhistor. L’extrait fait par Abydène est plus abrégé, mais précise davantage les circonstances relatives à l’envoi des oiseaux.

[4Schourippak, dont les copistes de Bérose, par une série de fautes successives, ont fait Larancha, était une ville de la Basse Chaldée, située près de la mer, car on nous parle des « vaisseaux de Schourippak. » Le nom religieux accadien de cette ville était mâ-uru, « la ville du vaisseau, » sans doute par allusion à la légende de la construction de celui de ’Hasisadra.
Dans les traditions musulmanes, le lieu d’embarquement de Nou’h dans son vaisseau fut à Koufah, sur le bras occidental de l’Euphrate, ou bien à Babylone, ou bien à ’Aïnvardah dans la Mésopotamie.

[5Mo’hammed dit dans le Qorân, évidemment d’après une tradition populaire des Juifs de son temps : “Il construisit un vaisseau, et chaque fois que les chefs de son peuple passaient auprès de lui, ils le raillaient.” — “Ne me raillez pas, dit Nou’h ; car je vous raillerai à mon tour comme vous me raillez, et vous apprendrez sur qui tombera le châtiment qui le couvrira d’opprobre. Ce châtiment restera perpétuellement sur votre tête.”

[6Ici une lacune de quelques versets.

[7D’après un cylindre assyrien.

[8« L’Eau du crépuscule au lever du jour, » une des personnifications de la pluie.

[9Dieu de la foudre et des orages.

[10Dieu de la guerre et de la destruction.

[11L’Hercule chaldéo-assyrien.

[12Le ciel supérieur des étoiles fixes.

[13D’après un cylindre assyrien.

[14Il s’agit d’un détail de prescriptions rituelles du sacrifice.

[15Ces expressions métaphoriques paraissent bien désigner l’arc-en-ciel.

[16D’après un cylindre babylonien.

[17Pour les Chaldéo-Babyloniens, comme pour les Hébreux, les famines et les épidémies étaient des visitations de la colère divine provoquées par les péchés des hommes. On racontait des légendes étendues sur certains de ces fléaux qui avaient désolé le monde d’une manière particulièrement terrible dans les temps antiques, mais depuis le déluge, conformément à l’arrêt de Êa, consenti par Bel, d’après lequel ce châtiment seul devait être désormais employé, au lieu d’un cataclysme, pour amener l’humanité à résipiscence.

[18Dans le Qorân, qui a manifestement emprunté son récit du déluge à des sources populaires, Nou’h obtient d’Allah de faire entrer dans son vaisseau avec lui, non seulement sa famille, mais les rares hommes qui ont cru à ses prédications. Les interprètes orthodoxes musulmans disent qu’outre Nou’h, sa femme, ses trois fils et leurs femmes, il y avait en outre dans le vaisseau 72 personnes, serviteurs et amis, en tout 80.

[19Manou Vaivasvata, le type et l’ancêtre de l’humanité dans les légendes indiennes.

[20D’après une peinture indienne moderne.

[21D’après un bas-relief assyrien du palais de Nimroud (l’ancienne Kala’h), conservé au Musée Britannique.

[22VII, 4.

[23Genes., VII, 10.

[24C’est encore en vertu de cette assimilation que Plutarque parle de la colombe envoyée par Deucalion pour voir si le déluge avait cessé, circonstance que ne mentionne aucun mythographe grec.

[25Peinture d’un léctyhos décoré au trait rouge sur fond blanc, découvert à Athènes et conservé au Musée Britannique.

[26Le droit de cette monnaie porte l’effigie de Septime Sévère, empereur sous lequel elle a été frappée. Les inscriptions de la face ici gravée consistent d’abord, à l’exergue, dans le nom des Apaméens pour qui elle était émise, puis, autour du type, dans la date, exprimée sous cette forme : Artémas étant chargé de présider aux jeux pour la troisième fois.

[27Les origines indo-européennes, t. II, p. 619.

[28D’après un bas-relief égyptien de l’époque pharaonique.

[29Personnification de l’Abîme primordial.

[30D’après un bas-relief égyptien.

[31Article Déluge dans l’Encyclopédie nouvelle.

[32Cependant le déluge tient une place importante dans les traditions cosmogoniques, d’un caractère franchement original, que Réguly a recueillies chez les Vogouls. On signale aussi un récit diluvien chez les Eulets ou Kalmouks, où il semble avoir pénétré avec le Bouddhisme.

[33Ajoutons-y l’usage d’une lumière artificielle quelconque pour s’éclairer dans la nuit.

[34Il faut pourtant remarquer que les missionnaires bouddhistes paraissent avoir introduit en Chine la tradition diluvienne de l’Inde ; Gutzlaff affirme en avoir vu l’épisode principal représenté dans une très belle peinture d’un temple de la déesse Kouan-yin.

[35Extrait de la gravure faite au siècle dernier (et reproduite par Humboldt dans ses Vues des Cordillères), d’après la copie d’un manuscrit indigène de Cholula, exécutée en 1566, par Pedro de los Rios, religieux dominicain qui, moins de cinquante ans après Cortez, s’adonna à la recherche des traditions des naturels comme étude nécessaire à ses travaux de missionnaire.
On y voit d’abord Coxcox dans sa barque de cyprès, flottant sur les eaux du déluge. Du milieu de ces eaux émerge le pic de la montagne de Colhuacan. Sur l’arbre qui couronne ce pic est posé un aigle, distribuant des langues aux premiers hommes issus de Coxcox ; car ils avaient été d’abord privés de la parole. Ensuite, les ancêtres des diverses tribus des Aztèques se mettent en marche pour leur migration ; chacun porte sur la tête les symboles hiéroglyphiques du nom de sa tribu. Leur première station est marquée à Cholula, qu’indique sa fameuse pyramide à degrés, surmontée d’un autel ; auprès est un palmier, et derrière cet arbre on voit l’expression du nom de la localité en hiéroglyphes aztèques.
Le style de l’art barbare des Mexicains est très altéré dans cette reproduction d’une peinture dont l’original est malheureusement perdu. On peut s’en assurer en la comparant à la peinture originale du Codex Vaticanus, que nous plaçons à la p. 85. Mais malgré cette altération de style, l’authenticité parfaite du document est reconnue par un critique de la valeur et de l’autorité de Humboldt.

[36À côté du tableau sont exprimés, en hiéroglyphes aztèques, le nom de cet âge du monde et les chiffres de sa durée : 10 x 400 + 10, c’est-à-dire 4010 ans.

[37Ceci semble une altération du sanscrit Manou Vaivasvata.

[38Sauf à Fidji, point où les Polynésiens ont été quelque temps établis au milieu des Mélaniens, et où ils n’ont été détruits par ceux-ci qu’après avoir infusé dans la population un élément assez marqué pour avoir fait des Fidjiiens une race mixte plutôt que purement noire.

[39Remarquons cependant que, dans le mythe iranien de Yima, que nous avons rapporté plus haut, un enclos carré (vara), préservé miraculeusement du déluge, tient la place de l’arche de la Bible et du vaisseau de la tradition chaldéenne.

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