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Alexandre Cullerre

Persécutés persécuteurs

Les frontières de la folie (Ch. V, §. I)

Date de mise en ligne : mardi 16 octobre 2007

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Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre V, §. I : « Persécutés persécuteurs », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 161-177.

CHAPITRE V
PERSÉCUTEURS

—  — —
I
PERSÉCUTÉS PERSÉCUTEURS

S’il est une forme bien tranchée d’aliénation mentale, c’est le délire des persécutions. Il naît en général chez des personnes d’une intelligence jusqu’alors normale. Du jour où les premiers symptômes font leur apparition, il se développe suivant une marche régulière dans laquelle il est facile de reconnaître plusieurs étapes successives que les malades parcourent d’une manière invariable, quoique plus ou moins rapide. Après une période d’inquiétude, de trouble et de défiance universelle, surviennent les hallucinations et les désordres de la sensibilité générale. Puis, le délire de persécution se précise, prend un corps, une forme, et s’immobilise dans une formule déterminée. Des mois, des années s’écoulent : alors la maladie reprenant son cours, la personnalité s’exalte, les idées de grandeur surviennent, le malade devient mégalomane, jusqu’au jour où son raisonnement se trouble et où son intelligence affaiblie sombre dans la démence terminale.

À côté de ce type tranché, bien connu des aliénistes, il convient de placer la silhouette incorrecte du persécuté héréditaire [1]. Ce dernier est l’être fantasque, intellectuellement et moralement déséquilibré, que nous avons déjà tant de fois appris à connaître Dès l’enfance on a pu constater chez lui les signes de la dégénérescence et du vice phrénopathique. Il présente de l’asymétrie faciale, les stigmates de Morel, des troubles nerveux divers, des explosions délirantes précoces. Aussitôt à l’âge d’homme, il prend les allures de l’excentrique raisonnant, affiche un immense orgueil et commence à se poser en victime et en persécuté. Ses conceptions, à l’encontre de ce qu’on observe chez le persécuté véritable, ne se systématisent jamais ; elles restent vagues et flottantes, prêtes à s’accrocher à tout et à tout venant ; elles n’ont pas un cachet délirant bien déterminé, n’ont rien de foncièrement absurde, et puisent leur origine dans un point de départ qui peut être empreint d’une certaine vraisemblance. Il n’éprouve jamais d’hallucinations ni de troubles de la sensibilité. Il n’évolue que rarement vers la démence, mais est sujet à subir des accidents nerveux et congestifs et peut finir par l’apoplexie cérébrale. Être demi-fou, demi-pervers, il peut rester toute sa vie sur les frontières de la folie. Quand il les franchit, le saut est marqué par des périodes intermittentes d’exaltation pendant lesquelles il y a une recrudescence de tous les phénomènes psychologiques anormaux, qui revêtent dès lors bien manifestement les caractères de l’aliénation ; dans l’intervalle, tout rentre dans un calme dont un oeil exercé peut seul remarquer le caractère relatif et précaire.

Chose remarquable, et qui donne à cet héréditaire son cachet spécial et en fait un type digne d’être isolé, c’est qu’au rebours du persécuté ordinaire, qui se renferme dans une attitude passive dont il ne sort que rarement, et à titre exceptionnel, il met au service de ses dispositions morbides une activité qui ne connaît aucune entrave. Sous prétexte qu’il est persécuté, il devient le pire des persécuteurs. Lorsqu’il a choisi sa victime, il la poursuit avec un acharnement aveugle et irrésistible. Rien ne l’arrête ; son idée le mène, et il la suit imperturbable, sans remords, sans scrupule, sans souci des conséquences possibles, plein de lui-même, de ses hautes facultés, de son éducation supérieure, de ses manières distinguées. Il passe ses jours dans les couloirs des ministères, des tribunaux, de la préfecture de police, assiège les hauts personnages et prodigue à tous les représentants de l’autorité les flots abondants de sa prose accusatrice.

Parmi les plus connus de ces aliénés lucides persécuteurs, nous pouvons citer Paganel et Sandon. Tous les deux doivent être considérés non comme de simples déséquilibrés envieux et pervers, mais comme de vrais malades, de vrais fous bons à enfermer.

La folie de l’abbé Paganel [2] datait des dernières années de la Restauration. Il avait été placé comme prêtre ou vicaire dans une paroisse des environs de Paris. — Que se passa-t-il ? Ayant un vif sentiment de sa valeur, se plaignit-il de n’avoir pas été traité selon son mérite ? Toujours est-il qu’il s’attira des remontrances ou des disgrâces ; de là des idées d’une persécution dont il fit remonter l’origine à l’archevêque de Quelen et à un certain vicaire général, l’abbé Trévoux. Il paria, ii écrivit surtout, accusant celui-ci d’avoir volé la caisse de l’évêché, et M. de Quelen de perdre la religion par ses hérésies et le scandale de ses moeurs.

Un tel dévergondage finit par amener sa séquestration. Extérieurement, sa tenue était calme et résignée. ll causait peu et n’ouvrait guère la bouche que pour dérouler les crimes de ses persécuteurs, invoquer et commenter à sa manière la loi de Juin 1838.

Sa grande occupation était d’accumuler pages sur pages dont le faisceau ne le quittait jamais. Ses élucubrations ne tendaient qu’à écraser ses ennemis.

Leuret, dans le service duquel il avait été placé, le rendit à la liberté. Mais il n’en profita pas longtemps. Le meurtre de l’archevêque Sibour fut l’étincelle qui alluma l’incendie. Il s’agita beaucoup et, à ce propos, dénonça l’abbé Trévoux comme l’auteur du crime. Verger n’était que l’agent gagé et payé par ce misérable. C’est à cette époque que, chargé plus spécialement du service, M. Delasiauve eut le loisir d’observer Paganel ; un entretien raisonnable et suivi avec lui était impossible. Son calme, rare, respirait le dédain. S’il parlait, c’était pour vociférer contre l’abbé Trévoux, qui avait ajouté le comble à ses méfaits, en mettant à sac sa bibliothèque, par lui estimée valoir plus de cinquante mille francs. Dans ses fréquentes exaspérations, il réclamait impérieusement sa sortie, menaçant le médecin de toutes la rigueur des lois.

Le cas de Sandon eut des conséquences bien autrement graves. Pendant dix ans, ce fou occupa les pouvoirs, le public, la presse ; suscita les scandales les plus extraordinaires ; provoqua les polémiques les plus violentes, les mouvements d’opinion les plus déraisonnables. Il devint un personnage à ce point redoutable, que le gouvernement, au lieu de le maintenir séquestré, en vint à lui servir une pension sur les fonds secrets. L’opinion publique fut tellement abusée sur son compte, qu’ayant été enfermé pendant dix-huit mois à Charenton, il passa pour être la victime d’une iniquité épouvantable et qu’un ancien ministre, de Persigny, conseillait au chef de l’État de lui accorder une large réparation pécuniaire, pour mettre fin à la scandaleuse injustice dont il passait pour avoir été l’objet.

Voici, très résumée, d’après M. Brierre de Boismont [3], l’observation de cet individu :

Sandon, à 24 ans, était avocat à Limoges. Chargé d’une cause criminelle importante, il se mit en rapport avec un avocat de Paris, M. Billaud. Le procès fut plaidé par ce dernier avec un plein succès ; mais la conduite de Sandon dans cette affaire lui valut sa radiation du tableau de son ordre suivie d’une condamnation de la cour à trois mois d’interdiction et aux dépens. Les considérants de l’arrêt portaient qu’il avait manqué de droiture dans ses relations avec Billaud, et envers ses clients, du devoir le plus sacré de l’avocat. Le motif de l’indulgence dont la Cour fit preuve envers lui fut, d’après les termes du jugement, le trouble momentané de ses fonctions intellectuelles.

Trois années s’écoulent. Billaud est nommé président du Corps législatif. Aussitôt la haine et la convoitise de Sandon s’éveillent en même temps. Billaud est cause de ses disgrâces passées ; il a touché, dans le fameux procès, 12,000 francs d’honoraires et ne lui a rien donné ! Il peut le dédommager maintenant par quelques miettes du gâteau administratif : Sandon réclame donc son patronage.

Mais Billaud ne répond pas. Pour vaincre sa résistance, Sandon le menace, s’il lui refuse la réparation à laquelle il prétend avoir droit, de rendre publiques des lettres très compromettantes qu’il a reçues de lui. Cette manoeuvre restant sans succès, il vient à Paris et colporte ses prétendues lettres. Sommé, dans le cabinet du Garde des sceaux, de les produire et de les déposer il les jette au feu, manifeste son repentir et retourne à Felletin son lieu natal : c’était en 1852.

Jusqu’en 1860 on n’entend plus parler de Sandon ; mais à cette époque, Billaud ayant été appelé au ministère de l’intérieur, les idées d’ambition reviennent avec plus de force, s’emparent de nouveau de Sandon et l’obsèdent. Il poursuit le ministre de ses demandes ; il dit que les lettres qu’il a brûlées n’étaient que des copies, qu’il possède les originaux, et il menace de publier ces pièces si le ministre ne transige pas avec lui.

N’obtenant pas de réponse, il se met à colporter mystérieusement des écrits chez des personnages politiques. Perquisition est ordonnée, et on saisit divers pièces, entre autres un bon de 125,000 fr. portant la signature du comte de Montalembert et deux lettres de Billaud. Sandon montrait ces pièces en affirmant que le bon de 125,000 fr, était le prix des lettres du ministre, et qu’il en toucherait le montant quand il les livrerait au noble souscripteur. Celui-ci, pourtant, s’empresse de déclarer que la signature qu’on lui attribue est fausse. Sandon, vaincu par l’évidence, reconnaît qu’il a fabriqué de sa main le bon et les lettres attribuées à Billaud. Après examen des docteurs Lasègue et Blanche qui reconnurent chez lui l’existence d’un trouble mental réel, il fut rendus sans poursuites à la liberté.

Mais il recommence son système de sollicitations, d’injures et de menaces envers le ministre. Il est de nouveau arrêté et conduit à Mazas ; il y donne de nouveaux signes d’aliénation mentale qui sont reconnus, et une ordonnance de non-lieu le rend encore une fois à la liberté.

En 1862, sous la pression de son idée fixe, Sandon dénonce le ministre au Garde des sceaux pour arrestation et détention arbitraires. Une instruction fut faite sur cette plainte ; elle se termina par une ordonnance de non-lieu. Sandon fut alors poursuivi pour délit de dénonciation calomnieuse.

Conduit encore une fois à Mazas, le troisième juge d’instruction chargé de l’affaire pensa que les antécédents et la conduite de l’inculpé rendaient nécessaire une nouvelle constatation de son état mental : M.M. Tardieu, Foville et Blanche [4] sont désignés et rédigent un rapport dont les conclusions sont : que Sandon est aliéné, qu’il présente une perversion absolue et complète des facultés morales et affectives ; que sa maladie est en voie de progrès et évolue vers la démence ; qu’elle lui enlève complètement la conscience et la responsabilité de ses actes ; qu’elle le rend dangereux non seulement pour lui-même, mais pour l’ordre public et la sécurité des personnes, et qu’il y a lieu de le placer et de le maintenir dans une Asile d’aliénés.

Voici un extrait résumé de ce rapport, véritable observation médicale :

« En le suivant d’un peu haut, pendant ces derniers temps, continue le médecin expert, on acquiert la conviction que lui, qui se plaint des persécutions inouïes auxquelles il ne cesse d’être en butte, s’est, au contraire, constitué l’organisateur d’un système de persécutions pour lequel tous les moyens, même les faux, tels que ses lettres qu’il attribue au ministre, sont bons, et dans lesquels surtout il cherche à compromettre tout le monde. Pas une de ses démarches, pas une de ses paroles, qui ne soient illusions ou mensonge. Il est constant pour toute personne éclairée qui l’approche, qu’il n’a plus à aucun degré la notion ni la conscience du vrai. Il n’a plus même aujourd’hui cette cohérence apparente, cette suite et fausse logique dans les idées et dans les déductions que l’on retrouvait chez lui, lors de sa manie raisonnante. Il passe du plus fol orgueil et de la plus grossière présomption à l’humilité et à la soumission les plus basses. Il rêve les honneurs, la gloire et l’instant d’après il ne demande en larmoyant qu’à se faire oublier. Il veut que l’on compte avec lui comme avec l’un des représentants et des soutiens d’un parti, et, presque sans transition, il se contenterait d’être placé dans une maison de santé, comme un pauvre malade.

À l’égard de l’homme contre qui Sandon dirige ses poursuites, dans la même lettre où il l’accuse de vouloir le faire assassiner, et ou il lui demande du poison, il lui confie le soin d’exécuter ses dernières volontés, et lui désigne la place où il veut que ses restes reposent. Dans le même écrit où il adresse à la fille de ce personnage les supplications poétiques les plus passionnées, il accable le père des plus violents outrages.

Il faudrait écrire des cahiers entiers, si l’on voulait rendre visibles tous ses désordres d’esprit. Dans une lettre, à la date du 7 novembre 1862, adressée à l’un des experts, il le prie de presser le dépôt du rapport, et, sans transition, il le charge de lui acheter un Cours de langue allemande, dont il lui indique l’auteur, l’éditeur et le prix. Il termine cette épître par ces paroles : “On me demande un récit de l’entrevue avec les trois médecins. Je veux votre avis avant de le donner, c’est M. Dufaure lui-même qui doit venir le prendre. Avant de placarder votre nom à tous les coins de la publicité, suisse, belge, anglaise, allemande, italienne, européenne, enfin, j’ai dû vous prévenir.”

On retrouve dans ces dernières paroles l’expression de cette idée fixe, vaniteuse, qui domine toute la conduite et les facultés de Sandon, qui le fait se comparer à Montesquieu, et lui ouvre les portes de l’institut.

Il est un autre fait à ne pas omettre, ce sont ses nombreux écrits. Ils reproduisent cette fécondité stérile, cette manie épistolaire, consistant dans les mêmes idées, les mêmes mots, sans être arrêté un seul instant par leur inutilité avérée et leur constant insuccès. Les centaines de lettres que nous avons dans nos cartons (Tardieu) mettent en évidence ces marques les plus caractéristiques et les plus générales de la folie. Il en est de même de ces post-scriptum multipliés, de ces alinéas nombreux, de ces lignes serrées qui impriment aux écrits des aliénés un cachet si spécial, et qui existent dans toutes les lettres du sieur Sandon.

Signalons un dernier caractère, pris dans la physionomie. Sa constitution est assez vigoureuse, mais son visage a l’empreinte d’une souffrance intérieure. Son teint est plombé, ses traits ordinairement contractés. Il porte souvent la main à sa tête, et s’est plaint à un magistrat qui l’avait visité de sentir son cerveau rongé par les rats. Au professeur Tardieu, il a déclaré avoir éprouvé une sensation d’engourdissement et de paralysie dans un côté du corps. Sa parole est facile et très prolixe, ce qui s’observe chez certains fous. Il ne répond jamais directement aux questions qu’on lui adresse et recommence toujours l’histoire de sa vie passée. Le sieur Sandon a eu plusieurs périodes marquées d’excitation et d’emportement, qui le montraient fort capable de violence. Il a fait quelques tentatives de suicide, et cette pensée revient très souvent dans ses discours et ses écrits. »

Il est placé à Charenton. Cris, protestations, pétition au Sénat, qui passe à l’ordre du jour après un rapport du sénateur Tourangin se terminant par ces mots :

« Les faits que nous avons exposés nous ont paru suffisants pour fixer votre opinion sur la pétition qui vous est soumise. Ces faits contiennent deux enseignements : ils prouvent d’abord que, lorsque l’ambition et la cupidité ont jeté l’homme hors des voies de l’honnêteté, elles peuvent le conduire jusqu’à la folie. Ils prouvent aussi que le caractère le plus honorable et les plus éminents services ne peuvent pas mettre l’homme public à l’abri des injures et des calomnies des méchants et des fous. »

Dix-huit mois se passent, Billaud meurt. Dans l’espoir d’apaiser la polémique virulente des journaux en faveur de cet aliéné, on a la faiblesse de le rendre à la liberté. Il en profite aussitôt pour jeter son dévolu sur une nouvelle victime. C’est désormais Roulier qui sera l’objet de ses réclamations et de ses poursuites.

Depuis les rapports de MM. Lasègue et Blanche ; Tardieu, Blanche et Foville ; depuis celui de Parchappe, dont on ne fit pas usage ; enfin depuis la mission que l’autorité avait confiée, dans les derniers temps de l’Empire, à MM. Béhier, Blanche et Auguste Voisin, cause des menaces qu’il avait faites à M. Routier, c’est-à-dire pendant près de sept ans, l’aliéné persécuteur n’a cessé d’occuper de sa personne le public, les autorités, les plus hauts représentants du pouvoir lui-même.

Le 24 août 1870, Sandon entre à la maison municipale de santé pour un accès congestif du cerveau. M. le Dr Besnier fait les remarques suivantes : congestion de la face, tremblement fibrillaire de la langue, gêne de la parole, faiblesse des membres inférieurs, incohérence dans les idées et aberration dans les actes.

Le 26 octobre 1872, Sandon tombait sans connaissance dans la rue. Transporté à l’Hôtel-Dieu, il succombait le même jour aux suites d’une hémorragie cérébrale. À l’autopsie on constata l’épaississement et l’opacité des méninges, avec quelques adhérences à la partie moyenne du lobe cérébral gauche. Outre le vaste foyer hémorragique de la protubérance qui a entraîné la mort, on retrouve, dans diverses parties du cerveau, sept foyers hémorragiques anciens, quatre à gauche, trois à droite, de dimensions variant entre 3 centimètres et 3 millimètres de diamètre, et de date manifestement différente [5].

Tel est encore le cas de Buchoz-Hilton, le célèbre persécuteur de Louis Philippe.

Cet individu appartenait à une famille d’aliénés. Dès sa jeunesse, il était l’objet de poursuites judiciaires et fut à plusieurs reprises frappé de condamnations correctionnelles pour escroqueries, vagabondage, dénonciations calomnieuses. Sa vie tout entière n’a été qu’un tissu de désordres et de monstrueuses excentricités : il n’a jamais eu de profession, et n’a vécu que d’expédients. Il aimait à vanter ses hautes relations et se prétendait lié aux hommes les plus éminents de son temps. Pendant la Révolution de juillet, il joua un certain rôle, et se décora du titre de colonel des volontaires de la Charte. Après le rétablissement de l’ordre il prétendit avoir droit à une indemnité de 300,000 francs, et se posa en créancier obstiné de l’État et du Roi. Pour appuyer ses revendications, il inonda le public des écrits les plus extravagants ; exploitant une plaisanterie bien connue, il se fit construire une voiture ayant la forme d’une poire, et se mit à débiter dans Paris du cirage à la Poire molle, des cannes à la Poire molle. Poursuivi vingt fois par les tribunaux, il finit par être interné à Nîmes, où il continue son existence désordonnée. De retour à Paris, hanté par des idées de persécutions contre lesquelles il prenait les précautions les plus extraordinaires, il passe plusieurs années dans une masure, tient un cabaret borgne, vit en commun avec des chèvres, s’improvise bandit, se livre, en un mot, à des dérèglements qui dépassent toute imagination. Il ne cesse d’écrire, brochures, pamphlets, lettres, pétitions, suppliques, notes de toute espèce. Au bout de quatorze ans, se trouvant dans le besoin, il recommence l’histoire des 300,000 francs et accable le roi d’injures et de menaces. Il avait 67 ans, quand enfin on songea à le faire examiner par MM. Bayard, Jacquemin et Tardieu qui conclurent à la folie [6].

Cette forme de psychopathie, d’un diagnostic si facile pour un aliéniste de profession, est tellement méconnue par les personnes incompétentes et par le grand public que nous ne résistons pas au désir de multiplier les exemples. Plus que tous les raisonnements et toutes les déductions, ils sont capables d’apporter la conviction dans les esprits éclairés. Chose bizarre, et qui montre bien l’incertitude dans laquelle se trouvent en face d’eux les gens chargés d’apprécier leur état mental, chaque fois qu’ils commettent quelque acte justiciable des tribunaux, on est porté à les considérer comme malades et à les exonérer de toute responsabilité. Si au lieu de les poursuivre, on les séquestre d’emblée comme aliénés, le point de vue change, et on ne tarde pas à les considérer comme sains d’esprit et à voir en eux des victimes d’une séquestration arbitraire.

« On peut voir, en ce moment, à Bicêtre, disait, en 1878, Legrand du Saulle, un sieur B…, sujet hanovrien, prenant la qualité de physiologiste, se donnant comme un artiste incomparable et se disant l’ami de tous les savants de l’Europe. Cet homme, âgé de cinquante-trois ans, depuis longtemps à Paris, habitait un modeste cabinet rue Saint-Jacques, dans lequel personne n’avait jamais pénétré, et il fréquentait les cours publics, les laboratoires scientifiques et les bibliothèques. Claude Bernard, Berthelot, Marey et Vulpian, le connaissent de longue date et l’ont eu pour auditeur assidu. Il prenait constamment des notes, paraissait vivre d’une façon étrange, causait avec une loquacité irritée et fatigante, mais n’avait point été l’objet d’une attention spéciale. Malgré sa nationalité, il ne fut ni suspecté, ni inquiété, pendant le siège de Paris. B… possédait un capital de 20 à 25,000 francs. Pour accroître son revenu, il acheta des fonds ottomans. Le jour où le Sultan déclara qu’il ajournait à cinq ans le paiement des intérêts de la dette turque, B… se trouva sans ressources, s’exalta, réclama violemment auprès de l’ambassadeur de la Sublime-Porte et fut arrêté pour menaces de mort envers le représentant d’une puissance amie de la France. Je l’interrogeai presque aussitôt et le trouvai fort exalté, mais non délirant. En l’absence de tout renseignement, je ne crus pas devoir mettre en cause l’aliénation mentale et le physiologiste fut dirigé sur Mazas. Là, il fut visité par un expert, et l’enquête alors démontre que B… vivait dans un réduit sordide, plein de petits papiers, de pain moisi, d’anciens os de côtelettes, de vieilles salades et de détritus de toute nature. M. Blanche conclut à la folie et provoqua une ordonnance dé non lieu. B… fut ramené à l’infirmerie spéciale près la Préfecture. Cette fois, sur le vu du dossier, je n’hésitai pas et je dirigeai le malade sur l’asile Saint-Anne.

B…, écrivant à l’ambassadeur d’Allemagne, invoqua sa nationalité et réclama sa liberté. Le prince de Hohenlohe le fit d’abord interroger par un médecin allemand ; puis, sur l’attestation de ce dernier, il intervint auprès de M. le Préfet de police. B… sortit de Sainte-Anne et ne tarda pas à recevoir de l’ambassadeur d’Allemagne une libéralité de 3,000 francs.

Le physiologiste rentra dans son réduit infect, reprit ses habitudes anciennes et put n’être point inquiété pendant plus d’un an. Il vint chez moi, me demanda des élèves et me dit qu’il pouvait enseigner la langue allemande, la chimie, la physiologie, le piano, la danse ou le violon. Je ne lui promis rien et le congédiai avec politesse ?

B.… s’exalta de nouveau et se fit ce raisonnement : “Pourquoi le prince de Hohenlohe, m’a-t-il donné 3,000 francs ? C’est qu’il avait quelque chose à se reprocher vis-à-vis de moi ; alors, c’est évidemment lui qui m’avait fait arrêter, jeter à Mazas, puis à Sainte-Anne. Mais un crime pareil peut-il se réparer avec une aussi misérable somme ? Non, ce n’est pas assez.” À partir de ce moment, il devint inquiet, perplexe, anxieux, et il se rend presque chaque jour à l’ambassade allemande. Il réclame, insiste, parle haut et se fait éconduire. Irrité, mais non découragé, il expédie deux cent cinquante lettres en Europe, au monde savant, et il m’accuse, ainsi que M. Boucherau, médecin du bureau d’examen près l’asile Saint-Anne, d’avoir été le vil complice d’un personnage aussi omnipotent que lâche ! Il revient chez moi, se déclare victime du plus odieux attentat, parle du prince de Hohenlohe en termes injurieux, déclare qu’il fera un jour un grand scandale et qu’il est armé. À ces mots, il porte, peut-être sans intention, sa main droite dans la poche intérieure gauche de sa redingote, et je le dirige jusqu’à la porte de mon appartement. Quelques jours après, ses obsessions à l’ambassade d’Allemagne ne finissant pas, il était arrêté de nouveau, interrogé par moi et dirigé sur Saint-Anne, puis sur Bicêtre.

Un an s’est écoulé. B… épuise toutes les formes de réclamations, s’adresse aux pouvoirs publics et met en campagne toutes les influences imaginables. Il a été interrogé par le Procureur de la République et par deux de ses substituts, par un médecin-inspecteur de la Préfecture de police, et, ce matin encore, il a torturé l’esprit de notre savant collègue, M. Falret. B… est loquace, exalté, menteur, vantard ; il a de lui-même et de tous ses talents l’opinion la plus ridicule, mais il discute et en impose. Je le crois très dangereux. Que deviendra-t-il ? » [7]

Notre ami, le Dr Taguet, a publié sous ce titre « les aliénés persécuteurs » [8] une série d’observations des plus intéressantes dont les sujets rentrent pour la plupart dans la catégorie des déséquilibrés héréditaires. L’une d’elles a trait à un personnage qui faillit faire pâlir la gloire de Sandon, tant il réussit à occuper de sa personne les journaux, le public et le pouvoir.

M. X… entre comme précepteur dans une des grandes maisons de France, grâce à de puissantes et hautes recommandations. L’accueil bienveillant dont il fut l’objet de la part de la princesse de …, lui fit espérer qu’il pouvait gagner son coeur. Le roman d’un Jeune homme pauvre passa tout entier devant ses yeux, il n’en fallut pas davantage. Un jour que la princesse était occupée à écrire, penchée sur son bureau, X… s’oublia jusqu’à déposer un baiser sur son cou. L’offense était grande, mais ne pouvait monter jusqu’à elle ; le mari, qui en fut informé, ne s’en inquiéta pas davantage.

M. de … meurt, le coeur de la princesse est libre. Qui sait ! On a vu, dit-on, des rois épouser des bergères. X… ne voit pas pourquoi un roturier sans fortune n’épouserait pas une grande dame. À partir de ce moment il écrivit des lettres étranges, insensées, à la princesse, protestant de la pureté de ses sentiments et revenant sur cette vieille histoire du baiser. Cette correspondance ferait des volumes, si nous en jugeons par le malade lui-même qui écrit à M. l’avocat-général pour se plaindre qu’une lettre de dix-huit pages est restée cachetée entre les mains du père L…

M. X… consent à s’éloigner de Paris, où il revient presque aussitôt. La princesse lui ayant fait consigner sa porte, il s’installe dans une maison qui lui permet d’épier ses moindres mouvements ; le jour, il la suit dans les églises, dans les magasins, dans les rues. Un soir, posté sous la porte cochère, il est assez heureux, grâce à l’obscurité, pour ouvrir les portières de sa voiture et s’y jeter ; il couvre de baisers brûlants les mains de la princesse. La lumière se fait ; X… reconnaît la femme de chambre dans l’objet de sa flamme. La nuit il jette du sable, des petits cailloux contre les fenêtres de son appartement.

Sur les plaintes de M. le duc de … beau-frère de la princesse, X… est séquestré d’office et soumis à l’examen de M. le docteur Lasègue.

“Mes constatations, dit l’éminent professeur, furent longues. Dans toute science il y a une partie plus vive en quelque façon, qui touche, qui attire plus complètement celui qui s’occupe de cette science. Tout géomètre, tout médecin ne s’occupe pas également de toutes les parties de la géométrie ou de la médecine, il faut un choix.

J’étais en ce moment dans cette disposition d’élection spéciale, à l’égard d’une catégorie jusqu’ici mal décrite des maladies mentales. J’étais en face du délire persécuteur, si fréquent cependant. Je l’avais beaucoup étudié, j’attendais une occasion nouvelle de l’étudier encore, et ce lut à la fois avec un sincère appétit de la science et dans le but également d’accomplir un devoir que j’abordai l’examen de l’état mental de X… Je voulais me faire une conviction rationnelle ; je vis, je revis X…, je demandai un délai pour me prononcer.”

À l’Asile de Ville-Evrard, X… se pose en victime, en amant malheureux, il aime et il est aimé ; la preuve c’est que la princesse ne l’a pas congédié après la mort de son mari. Il y a plus, comment expliquer cet attrait irrésistible qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, ces mouvements de projection du bassin en avant, ces spasmes nerveux que madame de … éprouvait en sa présence, ce langage poétique et mystérieux, dont la pression du pied faisait tous les frais ; de quel nom appeler le fluide qui courait dans leurs doigts lorsqu’ils venaient à se rencontrer ? D’un autre côté, comment comprendre après tous ces signes d’affection, que la princesse se refuse à le recevoir et vienne solliciter l’appui de son beau-frère contre les poursuites de X… ? Mystère.

Rendu à la liberté, son premier soin fut de poursuivre MM. le duc de …, les docteurs Lasègue et Girard de Cailleux pour séquestration illégale, réclamant 100,000 francs de dommages et intérêts. La raison qu’il donne pour prouver la sanité de son esprit est admirable : “À Ville-Evrard, dit-il, on ne m’a jamais fait subir aucun traitement.” Il perd son procès.

La guerre 1870-1871 terminée, X… qui a eu l’honneur de servir comme capitaine des mobilisés, ce qui établit pour lui un certificat de non-aliénation mentale, fait appel du jugement qui l’a condamné et demande à plaider lui-même sa propre cause. Dans une longue lettre à M. l’avocat général Aubépin, il se plaint de tout le monde et un peu de tout, de l’avocat de la partie adverse qui l’a traité “du dernier des hommes”, de MM. le duc de …, Lasègue et Girard de Cailleux, de la loi du 30 juin 1838 : “Ma séquestration, écrit-il, est un fait monstrueux, que rien ne peut justifier. Toutes les règles du droit ont été violées. Si j’adresse un reproche aux médecins, ils répondent : C’est la justice qui a fait le coup. Si je m’adresse ii l’administration, on dit : Ce sont les médecins qui sont seuls coupables, mais ils étaient de bonne foi. Il faudrait pourtant bien s’entendre ? Une enquête, on le voit, est nécessaire… en dehors de mon affaire personnelle, elle aura pour résultat de prouver que sous la garantie de la loi de 1838, il se commet des actes arbitraires et inouïs plus fréquents qu’on ne le pense. Aucune séquestration arbitraire n’a eu lieu, dit-on, depuis que la loi existe, la preuve c’est, qu’il y a eu déjà bien des procès et que l’administration et les médecins ont toujours gagné. À cela je réponds : Parce que l’on met celui qui a subi l’épreuve la plus cruelle dans l’impossibilité de se justifier.”

Le 29 janvier 1872, M. X… perdait en appel ; il n’est pas à croire qu’il pousse le délire jusqu’à se pourvoir en cassation. Qui sait cependant ? le duc de … le principal accusé, protégé par deux arrêts des tribunaux, n’a plus à craindre ses importunités et ses persécutions ; il n’en est pas de même des médecins aliénistes ; M. X… s’est constitué le chevalier errant, le protecteur des aliénés ; on le trouve partout où il est question de malades et de maladies. Des cours publics s’établissent à Sainte-Anne il y court, il y glose si fort que l’administration supérieure entend ses cris, et les cours sont suspendus ; il s’en attribue toute la gloire.

M. X…, comme beaucoup des individus de son espèce, cumule. Ce n’est pas seulement un persécuteur, mais encore un érotomane, variété que nous étudierons dans un chapitre subséquent.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage Alexandre Cullerre, Les frontières de la folie, Chapitre V, §. I : « Persécutés persécuteurs », Éd. J.-B. Baillière et fils, Paris, 1888, pp. 161-177.

Notes

[1J. Falret, Société médico-psychologique, 29 juillet 1878, (Annales, 1878, 20).

[2Delasiauve, Annales médico-psychologiques, 1878.

[3Brierre de Boismont, Examen médico-légal de l’affaire Sandon, pour servir à l’histoire de la folie raisonnante au XIXe siècle (Annales méd.-psych., 1873).

[4Tardieu, Étude médico-légale sur la folie. Paris 1880, p. 357.

[5Liouville. Relation de l’autopsie. (Annales d’hyg. publ. et de méd. légale, 2° série 1873, t. XL, p. 425.) — Tardieu, p. 369.

[6Voyez l’observation détaillée dans Tardieu : Étude médico-légale sur la folie. Paris, 1880, p. 312 et suiv.

[7Société méd.-psych., 28 janvier 1878.

[8Annales médico-psychologiques, 1876.

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