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Sophocle

Œdipe Roi (Scènes XI à XV)

Vers 1110 à 1530

Date de mise en ligne : samedi 6 décembre 2003

Mots-clés :

Scènes XI à XV.
 Vers 1110 à 1530

SCÈNE XI
 vers 1110 à 1185.

ŒDIPE.
 S’il m’est permis, vieillard, de pressentir un homme avec qui je n’ai jamais vécu, il me semble voir ce pasteur que nous attendons depuis longtemps. Sa vieillesse rappelle l’âge de cet autre homme, et je reconnais pour mes serviteurs ceux qui l’amènent ; mais tu en jugeras plus sûrement que moi, toi qui as déjà vu ce pasteur.

LE CORYPHÉE.
 En effet, je le reconnais, sois-en certain ; car il était à Laïos et lui était plus fidèle qu’un autre, comme pasteur.

ŒDIPE.
 À toi d’abord, Étranger Corinthien ! Est-ce l’homme que tu as dit ?

LE MESSAGER.
 C’est lui-même que tu vois.

ŒDIPE.
 Holà ! toi, vieillard, regarde-moi en face et réponds à ce que je te demande. Étais-tu autrefois serviteur de Laïos ?

LE SERVITEUR.
 J’étais esclave, non acheté, mais élevé dans la demeure.

ŒDIPE.
 Quel était ton travail et que faisais-tu de ton temps ?

LE SERVITEUR.
 J’ai passé la plus longue partie de ma vie à paître les troupeaux.

ŒDIPE.
 Quels lieux fréquentais-tu davantage ?

SERVITEUR.
 Le Cithéron et le pays voisin.

ŒDIPE.
 Te souviens-tu d’avoir connu cet homme ?

LE SERVITEUR.
 Que faisait-il ? De quel homme me parles-tu ?

ŒDIPE.
 De celui-ci. Ne l’as-tu point rencontré quelquefois ?

LE SERVIT EUR.
 Non assez pour que je puisse dire que je me le rappelle.

LE MESSAGER.
 Ceci n’est point surprenant, maître ; mais je rappellerai à sa mémoire ce qui s’en est effacé ; car je sais qu’il doit se souvenir que nous errions tous deux sur le Cithéron, moi n’ayant qu’un troupeau, et lui en ayant deux, trois semestres durant, du printemps à l’Arcturus. Je poussais, à l’hiver, mes troupeaux vers mes étables, et lui les siens dans celles de Laïos. Ce que je dis est-il vrai, ou non ?

LE SERVITEUR.
 Ce que tu dis est vrai, mais il y a longtemps de cela.

LE MESSAGER.
 Allons ! parle. Te souvient-il que tu m’as donné un enfant pour l’élever comme s’il était à moi ?

LE SERVITEUR.
 Qu’est-ce ? Pourquoi m’interroges-tu ainsi ?

LE MESSAGER.
 Le voilà, ô ami, celui qui était enfant alors.

LE SERVITEUR.
 Tu causeras un malheur ! Te tairas-tu ?

ŒDIPE.
 Ah ! ne blâme point cet homme, vieillard ! Tes paroles seules sont à blâmer, non les siennes.

LE SERVITEUR.
 En quoi ai-je failli, ô très excellent maître ?

ŒDIPE.
 En ne disant rien de l’enfant dont il parle.

LE SERVITEUR.
 Il ne sait ce qu’il dit et il s’inquiète en vain.

ŒDIPE.
 Ce que tu ne dis pas de bon gré, tu le diras de force.

LE SERVITEUR.
 Je t’en conjure par les Dieux, ne frappe point un vieillard.

ŒDIPE.
 Qu’un de vous lui lie promptement les mains derrière le dos !

LE SERVITEUR.
 Malheureux que je suis ! Pourquoi ? Que veux-tu savoir ?

ŒDIPE.
 Lui as-tu donné cet enfant dont il parle ?

LE SERVITEUR.
 Je le lui ai donné. Plût aux Dieux que je fusse mort ce jour-là !

ŒDIPE.
 Cela t’arrivera, si tu ne dis la vérité.

LE SERVITEUR.
 Je mourrai bien plus tôt, si je parle.

ŒDIPE.
 Cet homme, semble-t-il, gagne du temps.

LE SERVITEUR.
 Non certes. Je dis que je le lui ai donné depuis longtemps.

ŒDIPE.
 De qui te venait-il ? Était-il à toi ou à un autre ?

LE SERVITEUR.
 Il n’était point à moi ; je l’avais reçu de quelqu’un.

ŒDIPE.
 De quel citoyen de cette ville ? de quelle demeure ?

LE SERVITEUR.
 Par les Dieux ! maître, n’en demande pas plus !

ŒDIPE.
 Si je te demande ceci une seconde fois, tu es mort.

LE SERVITEUR.
 Eh bien ! c’était un enfant de la demeure de Laïos.

ŒDIPE.
 Était-il esclave, ou de la race même de Laïos ?

LE SERVITEUR.
 Ô Dieux ! C’est pour moi la chose la plus horrible à dire !

ŒDIPE.
 Et pour moi à entendre. Mais je dois l’entendre.

LE SERVITEUR.
 On disait qu’il était fils de Laïos. Mais ta femme qui est dans ta demeure te dirait bien mieux comment les choses se sont passées.

ŒDIPE.
 C’est elle-même qui t’a livré l’enfant ?

LE SERVITEUR.
 Oui, ô Roi.

ŒDIPE.
 Dans quelle intention ?

LE SERVITEUR.
 Pour que je le tuasse.

ŒDIPE.
 Elle ! qui l’avait enfanté ! La malheureuse !

LE SERVITEUR.
 Par crainte de lamentables oracles.

ŒDIPE.
Desquels ?

LE SERVITEUR
Il était prédit qu’il tuerait ses parents.

ŒDIPE.
 Pourquoi donc l’as-tu donné à ce vieillard ?

LE SERVITEUR.
 Par pitié, ô maître ! J’ai cru qu’il emporterait l’enfant dans un pays étranger ; mais il l’a sauvé pour de plus grands malheurs. Si tu es celui qu’il dit, sache que tu es malheureux.

ŒDIPE.
 Hélas, hélas ! tout apparaît clairement. Ô lumière, je te vois pour la dernière fois, moi qui suis né de ceux dont il ne fallait point naître, qui me suis uni à qui je ne devais point m’unir, qui ai tué qui je ne devais point tuer ! (Œdipe, le Serviteur et le Messager sortent).

SCÈNE XII
 vers 1186 à 1222.

LE CHŒUR.
Strophe 1
 Ô générations des mortels, je vous compte pour rien, aussi longtemps que vous viviez ! Quel homme n’a pour plus grand bonheur que de sembler heureux et ne déchoit ensuite ? En face de ton Dieu et de ta destinée, ô malheureux Œdipe, je dis qu’il n’est rien d’heureux pour les mortels.

Antistrophe 1
 Tu as poussé ton désir au-delà de tout et tu as possédé la plus heureuse richesse. Ô Zeus ! ayant dompté la Vierge aux ongles recourbés, la Prophétesse, tu as été le mur de la patrie et tu as défendu les citoyens contre la mort, et tu as été nommé Roi et revêtu de très hauts honneurs, et tu commandes dans la grande Thèbes.

Strophe 2
 Et maintenant, si nous avons compris, qui est plus misérable que toi ? Qui a été plongé, par les changements de la vie, dans un désastre plus terrible ? Ô tête illustre d’Œdipe, à qui un seul sein a suffi comme fils et comme mari, comment celle que ton père a fécondée a-t-elle pu te subir en silence et si longtemps ?

Antistrophe 2
 Le temps qui voit tout t’a révélé contre ton gré et condamne ces noces abominables par lesquelles tu es à la fois père et fils. Ô fils de Laïos, plût aux Dieux que je ne t’eusse jamais vu, car je gémis violemment et à haute voix sur toi. Cependant, je dirai la vérité : c’est par toi que j’ai respiré et que mes yeux se sont assoupis. (Un Domestique entre).

SCÈNE XIII
 vers 1223 à 1312.

LE DOMESTIQUE.
 Ô vous, les plus grandement honorés de cette terre, quelles actions vous allez apprendre et voir, et que de gémissements vous pousserez, si, comme il convient à ceux de même race, vous avez encore souci de la maison des Labdacides ! Je pense, en effet, que ni l’Ister ni le Phase ne pourraient laver les souillures inexpiables que cache cette maison et celles qui vont paraître d’elles-mêmes à la lumière. Or, les maux les plus lamentables sont ceux qu’on se fait à soi-même.

LE CORYPHÉE.
 Ils sont très amers, ceux que nous connaissons déjà. Que nous annonces-tu de plus ?

LE DOMESTIQUE.
 Afin que je dise tout en paroles très brèves et que vous sachiez : la divine tête, Jocaste, est morte !

LE CORYPHÉE.
 Ô malheureuse ! Quelle a été la cause de sa mort ?

LE DOMESTIQUE.
 Elle-même. Ce qui est le plus lamentable en ceci vous est caché, car vous n’avez point vu la chose. Cependant, autant qu’il me souvienne, vous saurez sa destinée misérable. Dès que, consumée de fureur, elle se fut jetée dans le vestibule, elle alla droit à la chambre nuptiale, arrachant ses cheveux à deux mains. Étant entrée, elle ferma violemment les portes en dedans et invoqua Laïos, mort depuis longtemps, et le souvenir de leur ancienne union d’où était sorti ce fils qui devait tuer son père, et par qui, en des noces abominables, sa propre mère devait enfanter. Et elle pleura sur ce lit où, deux fois malheureuse, elle eut un mari d’un mari, et d’un fils conçut des enfants. De quelle façon elle périt ensuite, je ne sais. En effet, Œdipe se précipita à grands cris, et, pour cela, il ne me fut point permis de voir la fin de Jocaste, tandis que je regardais celui-ci qui courait çà et là. Et il allait et venait demandant une épée, et cherchant sa femme qui n’était point sa femme, et qui était sa propre mère et celle de ses enfants ! Quelqu’un des Dieux renseigna sa démence, car ce ne fut aucun de nous qui étions là. Alors, avec d’horribles cris, comme si le chemin lui était montré, il se jeta contre les doubles portes, arrachant les battants des gonds creux, et se rua dans la chambre où nous vîmes la femme suspendue à la corde qui l’étranglait. Et, la voyant ainsi, le misérable frémit d’horreur et dénoua la corde. Et la malheureuse étant tombée contre terre, une chose horrible eut lieu. Ayant arraché les agrafes d’or des vêtements de Jocaste, il en creva ses yeux ouverts, disant que ceux-ci ne verraient plus les maux qu’il avait soufferts et les malheurs qu’il avait causés ; qu’engloutis désormais par les ténèbres, ils ne verraient plus ceux qu’il ne devait plus voir, et qu’ils ne reconnaîtraient plus ceux qu’il désirait voir. Et, en faisant ces imprécations, il frappait encore et encore ses yeux aux paupières levées ; et ses prunelles saignantes coulaient sur ses joues, et il ne s’en échappait point seulement quelques gouttes de sang, mais il en jaillissait comme une pluie noire, comme une grêle de sang. L’ancienne Félicité était ainsi nommée de son vrai nom ; mais, à partir de ce jour, rien ne manque de tous les maux qui ont un nom, les gémissements, le désastre, la mort, l’opprobre !

LE CORYPHÉE.
 Et, maintenant, que fait le malheureux dans la trêve de son mal ?

LE DOMESTIQUE.
 Il crie que les portes soient ouvertes et qu’on montre à tous les Cadméens le tueur de son père, et dont la mère… Paroles impies que je ne puis répéter. Il veut être chassé de cette terre ; il refuse de rester plus longtemps dans cette demeure, souillé des imprécations dont il s’est chargé. Mais il manque d’un appui et d’un conducteur, car la violence de sa douleur est très grande, et il ne peut la supporter. Ceci te sera bientôt manifeste, car les battants des portes s’ouvrent et tu vas assister à un spectacle tel, qu’il exciterait la pitié d’un ennemi même. (Œdipe entre).

LE CORYPHÉE.
 Ô misère effroyable aux hommes ! Ô la plus affreuse de toutes celles que j’aie jamais vues ! Quelle démence t’a saisi, ô malheureux ? Quel Dieu, par de tels maux, a rendu pire la destinée mauvaise que la Moire t’avait faite ? Je ne puis te regarder, bien que je désire t’interroger sur beaucoup de choses, ni t’entendre ni te voir, tant tu me pénètres d’horreur !

ŒDIPE.
 Hélas, hélas ! ah ! malheureux que je suis ! Où vais je sur la terre, malheureux ? Où s’envole ma voix ? Ô Dieu, où m’as-tu jeté ?

LE CORYPHÉE.
 Dans une horrible détresse qu’on ne peut ni voir, ni entendre.

SCÈNE XIV
 vers 1313 à 1366.

ŒDIPE.
Strophe 1
 Ô nuage exécrable de ma nuit, qui m’as envahi, lamentable, invincible, irrémédiable ! Hélas sur moi ! Hélas ! encore. Les pointes amères de mon mal et le souvenir de mes crimes me déchirent à la fois.

LE CORYPHÉE.
 Il n’est pas étonnant, certes, qu’en proie à tant de misères, tu ressentes une double peine et un double fardeau.

ŒDIPE.
Antistrophe 1
 Ô ami ! tu m’es encore un serviteur fidèle ! puisque tu prends souci de moi aveugle. Hélas ! hélas ! Tu ne m’es point caché, et bien qu’enveloppé de ténèbres, je reconnais clairement ta voix.

LE CORYPHÉE.
 Oh ! quelle violence tu as commise ! Comment as-tu osé t’arracher ainsi les yeux ! Quel Dieu t’a poussé ?

ŒDIPE.
Strophe 2
 Apollon ! c’est Apollon, amis, qui m’a fait ces maux, tous ces maux ; mais nul ne m’a frappé, si ce n’est moi même. Que m’importait de voir, puisque rien ne m’était doux à voir ?

LE CHŒUR.
 Certes, cela est, ainsi que tu le dis.

ŒDIPE.
 Que me reste-t-il, amis, que je puisse voir ou aimer ? Avec qui me plairait-il de parler ? Emmenez-moi très promptement hors d’ici ! Emmenez, amis, ce scélérat, cette tête vouée aux exécrations, de tous les mortels le plus en horreur aux Dieux !

LE CORYPHÉE.
 Ô malheureux par la pensée de ta misère autant que par ta misère même, que ne t’ai-je jamais connu !

ŒDIPE.
Antistrophe 2
 Qu’il périsse celui qui rompit les entraves cruelles de mes pieds et me sauva de la mort ! Je ne l’en remercie pas, car, si j’étais mort en ce temps-là, je ne serais, ni pour mes amis, ni pour moi, la cause d’une telle douleur.

LE CHŒUR.
 Et moi aussi je le voudrais.

ŒDIPE.
 Je ne serais pas devenu le tueur de mon père ; on ne dirait pas de moi que j’ai été le mari de celle dont je suis né ! Et me voici impie, fils d’impies ! et, misérable, j’ai couché avec ceux qui m’ont fait naître ! Enfin, s’il est quelque malheur plus affreux que celui-ci, Œdipe l’a subi.

SCÈNE XV
 vers 1367 à 1530.

LE CORYPHÉE.
 Je ne puis louer ta résolution. Il vaudrait beaucoup mieux pour toi ne plus être que de vivre aveugle.

ŒDIPE.
 Ne tente pas de me prouver que je n’ai pas fait pour le mieux, ni ne me conseille davantage. Je ne sais, en effet, descendu chez Hadès, avec quels yeux j’aurais regardé mon père et ma mère malheureuse contre qui j’ai commis des crimes exécrables, de ceux que la pendaison ne pourrait expier. Et la vue de mes enfants m’eût-elle été très désirable, eux qui sont nés de la sorte ? Non, certes, jamais ! Et non plus que la vue de la Ville, des murailles et des images sacrées des Dieux, dont je me suis privé moi-même, misérable, quand, très glorieux dans Thèbes, je commandai à tous de chasser cet impie, de la race de Laïos et en horreur aux Dieux. Quand je manifestai en moi une telle souillure, pourrais-je les regarder avec des yeux fermes ? Certes, non ! Et si je pouvais fermer les sources de l’ouïe, je ne tarderais pas, puisque je fermerais ainsi tout mon malheureux corps et que je serais à la fois aveugle et sourd ; car il est doux de ne rien sentir de ses maux. Ô Cithéron, pourquoi m’as-tu reçu ? Pourquoi ne m’as-tu pas tué aussitôt, afin que je ne pusse jamais révéler aux hommes de qui j’étais né ? Ô Polybe et Corinthe ! Ô vieille demeure, qu’on dit celle de mes pères, vous m’avez nourri, rongé de maux sous l’apparence de la beauté ! Car, maintenant, je suis tenu pour coupable et né de coupables. Ô triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge étroite où aboutissent les trois voies, qui avez bu le sang paternel versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, du crime que j’ai commis encore, étant venu ici ? Ô Noces ! Noces ! vous m’avez engendré, puis vous m’avez uni à qui m’avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse et mère, toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes ! Mais, puisqu’il n’est point permis de dire les choses honteuses à faire, je vous adjure par les Dieux de me cacher promptement quelque part hors la Ville ; ou tuez-moi, ou jetez-moi dans la mer, là où vous ne me verrez plus désormais. Venez ! ne dédaignez point de toucher un misérable. Consentez, ne redoutez rien. Nul d’entre les mortels, si ce n’est moi, ne peut supporter mes maux.

LE CORYPHÉE.
 Voici Créon qui vient pour consentir à ce que tu demandes et te conseiller. Il ne reste que lui qui puisse être à ta place le gardien de ce pays. (Créon entre).

ŒDIPE.
 Hélas ! quelles paroles lui adresserai-je ? Quelle foi puis-je avoir en lui pour qui j’ai été récemment si injurieux ?

CRÉON.
 Je ne viens point pour te tourner en dérision, Œdipe, ni pour te reprocher rien de tes premiers crimes. Mais si nous ne respectons pas la race des hommes, respectons au moins la flamme du Soleil, nourricière de toutes choses, en ne révélant pas ouvertement une telle souillure que ne peuvent supporter ni la terre, ni la pluie sacrée, ni la lumière elle-même. Conduisez-le promptement dans la demeure. Il est bon et équitable, seulement pour des parents, d’entendre et de voir les maux de leurs parents.

ŒDIPE.
 Par les Dieux ! puisque tu as trompé mon espérance et que tu es venu, homme irréprochable, vers le pire des hommes, écoute-moi. Je parle, en effet, dans ton intérêt et non dans le mien.

CRÉON.
 Qu’attends-tu de moi ?

ŒDIPE.
 Jette-moi très promptement hors de cette terre, en un lieu où je ne puisse parler à aucun des mortels.

CRÉON.
 Certes, je l’aurais fait, sache-le, si je ne voulais avant tout demander au Dieu ce qu’il faut faire.

ŒDIPE.
 Sa parole est manifeste pour tous : il faut me tuer, moi, parricide et impie.

CRÉON.
 Sans doute ses paroles sont telles ; cependant, dans l’état présent des choses, il est mieux de demander ce qu’il faut faire.

ŒDIPE.
 Vous l’interrogerez donc sur le malheureux homme que je suis ?

CRÉON.
 Certes, et, maintenant, tu ne pourras plus n’en pas croire le Dieu.

ŒDIPE.
 Je te demande donc et je t’adjure d’ensevelir comme tu le voudras celle qui gît là, dans la demeure. Tu seras loué d’avoir rempli ce devoir envers les tiens. Mais, pour moi, il ne faut pas que la ville de mes pères puisse me garder vivant. Permets que j’habite sur les montagnes, sur le Cithéron, mon seul pays, où, à peine vivant, mon père et ma mère avaient marqué mon tombeau, afin que je périsse par ceux qui voulaient me faire mourir. Ce que je sais sûrement, c’est que je ne mourrai ni de maladie, ni de quelque autre façon. Je n’aurais point été préservé maintenant de la mort, si je ne devais périr par quelque malheur terrible. Mais que ma destinée soit ce qu’elle doit être ! Ne prends point souci de mes fils, Créon. Ils sont hommes. Où qu’ils se trouvent, ils ne manqueront point de nourriture ; mais prends soin de mes malheureuses, de mes lamentables filles qui n’ont jamais été éloignées de ma table et en ont toujours reçu leur part. Je demande que tu t’inquiètes d’elles, et je te supplie surtout de permettre que je les touche de mes mains et que nous déplorions nos misères. Allons, ô Roi ! sorti d’une noble race, consens ! Si je les touche de mes mains, je croirai que je les vois encore et que je les conserve ! Mais que dire ? Par les Dieux ! n’entends-je point mes très chères filles fondre en larmes ? Créon, ayant pitié de moi, m’ a-t-il envoyé les plus chères de ma race ? Ai-je dit vrai ?

CRÉON.
 Tu l’as dit. Je les ai amenées moi-même, dès que j’ai su que tu désirais cette grande joie.

ŒDIPE.
 Que toutes les félicités t’arrivent ! Qu’un Dieu veille mieux sur toi que sur moi ! Ô mes enfants, où êtes-vous ? Venez ici, venez toucher mes mains, ces mains fraternelles qui ont fait, des yeux naguère brillants de votre père, ce qu’ils sont maintenant ! de votre père, ô mes filles, qui, ne voyant, ni ne sachant, a fécondé le sein qui l’avait conçu ! Je vous pleure, car je ne puis vous voir, en songeant combien votre vie sera cruelle désormais parmi les hommes. À quelles assemblées de citoyens irez-vous ? à quelles Théories, d’où vous reviendrez dans la demeure, pleurant et non joyeuses de ce que vous aurez vu ? Et quand vous atteindrez l’âge des noces, qui osera, ô mes enfants, subir tant d’opprobres qui accableront de misères mes parents et les vôtres ? Quel malheur, en effet, n’ai-je pas subi ? Votre père a tué son père, il s’est uni à la mère qui l’avait conçu, et il vous a fait naître du sein dont il est né ! Vous subirez ces reproches. Qui donc vous épousera ? Personne, ô mes enfants, et il vous faudra mourir vierges et stériles ! Ô fils de Ménécée, puisque tu restes seul pour être leur père, car nous qui les avons engendrées, nous sommes tous deux morts, ne souffre pas qu’elles mendient, sans époux, sans famille, ni qu’elles vagabondent çà et là sans enfants. N’égale pas leurs maux aux miens ; mais prends pitié d’elles que tu vois si jeunes, privées de tout appui, hors le tien. Promets, ô Bien né ! et donne-moi ta main en gage de ta foi. Pour vous, ô enfants, si vous pouviez me comprendre je vous donnerais de nombreux conseils ; mais, du moins, je ferai ce vœu que, là où vous vivrez, vous jouissiez d’une meilleure destinée que celle du père qui vous a engendrées !

CRÉON.
 C’est assez pleurer. Rentre dans la demeure.

ŒDIPE.
 Il faut obéir, bien que cela soit dur.

CRÉON.
 Toutes choses faites à temps sont bonnes.

ŒDIPE.
 Sais-tu à quelle condition j’irai ?

CRÉON.
 Dis-la, afin que je sache.

ŒDIPE.
 C’est que tu me chasseras loin de cette terre.

CRÉON.
 Ce que tu demandes dépend du Dieu.

ŒDIPE.
 Mais je suis très détesté des Dieux.

CRÉON.
 C’est pourquoi tu seras promptement exaucé.

ŒDIPE.
 Dis-tu vrai ?

CRÉON.
 Je n’ai pas coutume de dire ce que je ne pense pas.

ŒDIPE.
 Emmène-moi donc d’ici.

CRÉON.
 Viens donc et laisse tes enfants.

ŒDIPE.
 Je te conjure de ne pas me les arracher !

CRÉON.
 Ne demande pas à tout avoir. Ce que tu as possédé déjà n’a pas fait ta vie heureuse.

LE CORYPHÉE.
 Ô habitants de Thèbes, ma patrie, voyez ! Cet Œdipe qui devina l’énigme célèbre ; cet homme très puissant qui ne porta jamais envie aux richesses des citoyens, par quelle tempête de malheurs terribles il a été renversé ! C’est pourquoi, attendant le jour suprême de chacun, ne dites jamais qu’un homme né mortel a été heureux, avant qu’il ait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert.

P.-S.

 Texte établi par Abréactions Associations d’après la traduction nouvelle de Sophocle par Leconte de Lisle, publiée aux éditions Alphonse Lemerre à Paris en 1877 (503 pages).

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