Phénomène psychologiques
Je dois, d’abord, appeler l’attention sur les modifications purement physiques qui, d’ordinaire, précèdent ou accompagnent les troubles intellectuels causés par le hachisch.
1° - À une dose encore faible, mais cependant capable de modifier profondément le moral, les effets physiques sont nuls, ou du moins si peu sensibles que, certainement, ils passeraient inaperçus si celui qui doit les éprouver n’était pas sur ses gardes et n’épiait en quelque sorte leur arrivée. On pourra, peut-être, s’en faire une idée, en se rappelant le sentiment de bien-être, de douce expansion que procure une tasse de café ou de thé prise à jeun.
2° - Par l’élévation de la dose, ce sentiment devient de plus en plus vif, vous pénètre et vous émeut davantage, comme s’il devenait surabondant et allait déborder. Une légère compression se fait sentir aux tempes et à la partie supérieure du crâne. La respiration se ralentit, le pouls s’accélère, mais faiblement. Une douce et tiède chaleur comparable à celle qu’on éprouve en se mettant au bain, pendant l’hiver, se répand par tout le corps, à l’exception des pieds, qui d’ordinaire se refroidissent. Les poignets et les avant-bras semblent s’engourdir et devenir plus pesants ; il arrive même qu’on les secoue machinalement, comme pour les débarrasser du poids qui les presse. Alors aussi naissent, dans les extrémités inférieures principalement, ces sensations vagues et indéfinies que caractérise si bien le nom qu’on leur a donné, des inquiétudes. C’est une sorte de frémissement musculaire sur lequel la volonté n’a aucun pouvoir.
3° - Enfin, si la dose a été considérable, ii n’est pas rare de voir survenir des phénomènes nerveux qui, sous beaucoup de rapports, ressemblent assez à des accidents choréiques. Des bouffées de chaleur vous montent à la tète, brusquement, par jets rapides, comme ceux de la vapeur qui s’échappe du tuyau d’une locomotive. Ainsi que je l’ai entendu dire plusieurs fois, le cerveau bouillonne et semble soulever la calotte du crâne pour s’échapper. Cette sensation, qui cause toujours un peu de frayeur, quelque aguerri que l’on soit, a son analogue dans le bruit que l’on entend quand on a la tête plongée dans l’eau. Les éblouissements sont rares ; je n’en ai jamais éprouvé. Les tintements d’oreilles, au contraire, sont fréquents. - On éprouve parfois de l’anxiété, une sorte d’angoisse, un sentiment de constriction à l’épigastre. Après le cerveau, c’est vers cette région que les effets du hachisch paraissent avoir le plus de retentissement. Un jeune médecin disait qu’il croyait voir circuler le fluide nerveux dans les rameaux du plexus solaire. Les battements du cœur paraissent avoir une ampleur et une sonorité inaccoutumée. Mais si on porte la main dans la région précordiale, on s’assure facilement que le cœur ne bat ni plus vite ni plus fort qu’à l’ordinaire. - Les spasmes des membres acquièrent parfois une grande énergie sans devenir jamais de véritables convulsions. L’action des muscles fléchisseurs prédomine. Si l’on se couche, ainsi qu’on en éprouve presque toujours le besoin, involontairement les jambes se fléchissent sur les cuisses, les avant-bras sur les bras ; ceux-ci se rapprochent des parties latérales de la poitrine ; la tête, en s’inclinant, s’enfonce entre les épaules ; l’énergique contraction des pectoraux s’oppose à la dilatation du thorax et arrête la respiration... Ces symptômes n’ont qu’une durée passagère. Ils cessent brusquement pour reparaître tout à coup, après des intervalles d’un calme parfait de quelques secondes d’abord, puis de quelques minutes, d’une demi-heure, d’une heure..., suivant qu’on s’éloigne davantage du moment de leur apparition. Les muscles de la face, ceux de la mâchoire surtout, peuvent être pris également de mouvements spasmodiques ; j’ai éprouvé, une fois, un véritable trismus, ou au moins quelque chose d’analogue ; - les mains semblent, se contracter d’elles-mêmes pour saisir et serrer fortement les objets.
Tels sont, ou à peu près, les désordres physiques causés par le hachisch, depuis les plus faibles jusqu’aux plus intenses. On voit qu’ils se rapportent tous au système nerveux. Nous l’avons déjà dit, ils se développent beaucoup plus tardivement que les troubles intellectuels [1] ; et ces facultés peuvent être profondément modifiées sans que l’éveil ait encore été, pour ainsi dire, donné à la sensibilité organique. On dirait que l’agent modificateur, à la manière des affections morales, s’adresse directement, et sans l’intermédiaire des organes, aux facultés de l’âme.
N’est-ce pas ainsi que, le plus souvent, la folie éclate, sans que ceux qui en sont atteints aient été avertis par aucun dérangement appréciable de l’organisme ; sans que le médecin puisse la rattacher à aucun trouble matériel ? C’est là un premier point de similitude des effets du hachisch avec l’aliénation mentale. La cause est évidente, mais l’origine demeure inconnue. N’est-ce pas, d’ailleurs , ce qui arrive le plus souvent, lorsque cette cause, quelle qu’elle soit, agit directement, immédiatement, sur l’organe intellectuel ? Nous verrons encore, par la suite, que lorsque l’action du hachisch se révèle par des troubles organiques comme ceux que nous signalions tout-à-l’heure, se matérialise pour ainsi dire, nous verrons, dis-je, que ses effets ont la plus complète analogie avec ceux dont rendent compte les aliénés qui ont pu étudier et suivre, dès l’origine, le développement de leur maladie. Aliénés et mangeurs de hachisch s’expriment de même quand ils veulent faire comprendre ce qu’ils ont éprouvé ; on dirait que les uns et les autres ont été sous l’influence de la même cause morbide.
Je disais dans le mémoire que j’ai déjà cité : « À une certaine période de l’intoxication, alors qu’une effervescence incroyable s’empare de toutes les facultés morales, un phénomène psychique se manifeste, le plus curieux de tous, peut-être, et que je désespère de pouvoir caractériser convenablement : c’est un sentiment de bien-être physique et moral, de contentement intérieur, de joie intime, bien-être, contentement, joie indéfinissable que vous cherchez vainement à comprendre, à analyser, dont vous ne pouvez saisir la cause. Vous vous sentez heureux, vous le dites, vous le proclamez avec exaltation, vous cherchez à l’exprimer par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, vous le répétez à satiété ; mais pour dire comment, en quoi vous êtes heureux, les mots vous manquent pour l’exprimer, pour vous en rendre compte à vous-même. Me trouvant un jour dans cette situation, et désespérant de pouvoir me faire comprendre par des mots, je poussais des cris, ou plutôt de véritables hurlements. Insensiblement, à ce bonheur si agité, nerveux, qui ébranle convulsivement toute votre sensibilité, succède un doux sentiment de lassitude physique et morale, une sorte d’apathie, d’insouciance, un calme complet, absolu, auquel votre esprit se laisse aller avec délices. Il semble que rien ne saurait porter atteinte à cette tranquillité d’âme, que vous étés inaccessible à toute affection triste. Je doute que la nouvelle la plus fâcheuse puisse vous tirer de cet état de béatitude imaginaire, dont il est vraiment impossible de se faire une idée si on ne l’a pas éprouvé. »
Je viens d’essayer de donner une idée des jouissances que procure le hachisch. Je me hâte de faire remarquer que je ne les ai présentées ici qu’à l’état brut, pour ainsi dire, et dans leur plus simple expression. II dépendra des circonstances extérieures, en les dirigeant vers un but déterminé, et en les concentrant en un foyer unique, de leur donner encore plus d’intensité. On conçoit tout ce que la réalité peut y ajouter, et quel puissant aliment elles trouveront dans les impressions venues du dehors, dans l’excitation directe des sens, ou l’exaltation des passions par des causes naturelles. C’est alors que, prenant un corps, une forme, elles arriveront jusqu’au délire. Cette disposition d’esprit, jointe à une autre dont nous parlerons tout-à-l’heure, telle était, selon nous, la source féconde où les fanatiques habitants du Liban puisaient ce bonheur, ces ineffables délices, en échange desquels ils donnaient si facilement leur vie.
Une remarque ici est nécessaire pour faire bien comprendre ce que nous venons de dire. C’est réellement du bonheur que donne le hachisch, et par là j’entends des jouissances toutes morales et nullement sensuelles, comme on serait peut-être tenté de le croire. Cela est fort curieux, assurément ! et l’on pourrait en tirer de bien singulières conséquences ; celle-ci, entre autres : Que toute joie, tout contentement, alors même que la cause en est exclusivement morale, que nos jouissances les plus dégagées de la matière, les plus spiritualisées, les plus idéales, pourraient bien n’être en réalité que des sensations purement physiques, développées au sein des organes, exactement comme celles que procure le hachisch. Au moins, si l’on s’en rapporte à ce que l’on sent intérieurement il n’y a aucune distinction à faire entre ces doux ordres de sensations, malgré la diversité des causes auxquelles elles se rattachent ; car le mangeur de hachisch est heureux, non pas à la manière du gourmand, de l’homme affamé qui satisfait son appétit, ou bien du voluptueux qui contente ses désirs, mais de celui qui apprend une nouvelle qui le comble de joie, de l’avare comptant ses trésors, du joueur que le sort favorise, de l’ambitieux que le succès enivre, etc.
Au reste, si nous avons fait les remarques qui précèdent, ce n’est pas dans le but de soulever une question psychologique. Nous racontons, tout simplement, et nous n’avons d’autre prétention que celle d’être l’historien fidèle et exact de nos sensations. En second lieu, c’est que nous avons vu dans les phénomènes que nous décrivions tout-à-l’heure, un tableau frappant de ce qui se passe si fréquemment au début de la folie : nous voulons parler de ces impressions de bonheur, de joie intime (je ne saurais employer d’expressions plus convenables que celles dont je me suis servi pour caractériser les effets du hachisch), dans lesquelles les malades puisent tant d’espoir, tant de confiance dans l’avenir, et qui ne sont, hélas ! que les symptômes précurseurs du plus violent délire. - La perte d’une brillante fortune, des chagrins sans nombre, jettent madame de... dans un état d’hypochondrie profond. Cet état durait depuis plusieurs années, lorsque la malade a été placée dans notre établissement. Sauf quelques amendements passagers, il était resté toujours le même, lorsque, il y a quelques jours, madame vient à ressentir dans tout son être moral une modification profonde qui lui inspire un vif contentement et lui fait voir l’avenir désormais sous les plus riantes couleurs. Ses espérances égalent l’abattement dont elle sort à peine et où elle était plongée depuis des années. Son visage est rayonnant, une légère teinte rosée a remplacé sa pâleur habituelle, la joie de son âme semble s’échapper par éclairs, de ses yeux vifs et animés : « Je ne sais ce qui se passe en moi, me disait cette dame, mais je dois rendre grâces à Dieu et à vous, mon cher docteur, car je sens intimement que je suis arrivée au terme de ma maladie et de tous mes maux. Me voilà enfin délivrée de ces souffrances atroces, incroyables dont je vous ai si souvent entretenu. Plus de craintes, plus de terreurs, plus de damnations, plus d’enfer ; je me trouve enfin ce que j’étais autrefois, je puis encore être heureuse, je saurai me faire à ma situation ; vous voyez que je suis devenue raisonnable. et que j’ai su profiter de vos bons conseils... » Quelques jours sont à peine écoulés, et cette intéressante malade était en proie à un délire maniaque extrêmement intense.
Voici encore ce que me disait, tout récemment, une autre jeune femme d’un esprit fin et observateur, convalescente d’une manie, suite de couches :
« Dix-sept jours après mon accouchement, qui, du reste, fut on ne peut plus heureux, j’éprouvai quelque chose de fort extraordinaire : il me semblait que ma tête était agitée d’un mouvement de rotation sur elle-même, et, en même temps, que mon cerveau se dilatait. Je savais parfaitement que c’était une illusion ; cependant je ne pouvais m’empêcher de regarder dans une glace pour bien m’assurer si mon visage n’était pas comme sens devant derrière. J’éprouvais aussi, et cela était bien réel, de légères secousses dans la tête, et dans le cou, quelque chose de semblable au torticolis. Dans la nuit, je m’éveillai avec un sentiment de bien-être indicible. Je me sentais heureuse comme jamais je ne l’avais été. Mon bonheur, ma joie, me débordaient, pour ainsi dire, et j’avais besoin d’en déverser une partie sur tout ce qui m’entourait. J’attendis le jour avec impatience pour annoncer cette bonne nouvelle. J’étais d’une gaieté folle ; je voulais embrasser tout le monde, jusqu’à mes domestiques, etc., etc. » J’aurai occasion de revenir sur l’état de cette malade, dont je possède un curieux manuscrit où sont détaillées toutes les sensations qu’elle éprouva dans le cours de sa maladie.
« Un négociant, dit Esquirol, âgé de quarante cinq ans, éprouve une banqueroute qui le gêne momentanément, sans altérer sa fortune ; le même jour son caractère change ; ii est plus gai qu’à l’ordinaire, se rit de ce contretemps, se félicitant d’avoir appris à mieux connaître les hommes ; il forme des projets incompatibles avec sa fortune et ses affaires. Huit jours se passent dans un état de joie, de satisfaction, d’activité qui fait craindre une maladie grave, dont M... lui-même a le pressentiment. Après cette époque, des événements politiques, qui sont parfaitement étrangers à ses intérêts, mais qui blessent les opinions de M..., le plongent dans un délire mélancolique dont rien n’a pu le tirer. »
Le phénomène dont il est question se fait principalement remarquer au début de la folie qui se complique d’une lésion générale des mouvements. Cherchant à nous rendre compte des idées de grandeur, de richesse, qui caractérisent, comme on sait, ce genre de maladie, nous nous exprimions ainsi qu’il suit, dans un autre travail publié en 1840, dans le journal l’Esculape (De la folie raisonnante) : « En même temps que le jeu des facultés semble devenir plus facile, la sensibilité plus excitable, le jugement plus hardi et plus prompt, que les idées, plus abondantes et plus neuves, semblent couler de source, il est manifeste que l’individu éprouve un bien-être intérieur qui fait son âme s’épanouir et la dispose éminemment à recevoir, à embrasser avec ardeur les idées propres à caresser ses passions vaniteuses, à agacer ses désirs déjà rendus plus irritables par le fait seul de l’excitation. »
Les faits que nous venons de citer suffiront, je pense, pour en rappeler une foule d’autres semblables à ceux de nos lecteurs qui ont vu des aliénés, et nous dispensent d’en rapporter un plus grand nombre. Cependant nous jugeons utile de faire encore une réflexion.
Ces faits, d’une très haute importance à notre point de vue, ont à peine fixé, ou plutôt n’ont jamais fixé l’attention des observateurs. Ils n’ont de valeur que par leur fréquence, j’ai presque dit leur généralité, et c’est à peine s’ils ont été notés dans quelques cas de délire maniaque. Cependant nous avons la conviction (et cette conviction s’appuie sur l’aveu précis d’un grand nombre de malades interrogés par nous) que le phénomène en question marque presque toujours l’invasion du délire, général ou partiel, gai ou triste ; nous n’en exceptons que les cas où cette invasion est tellement brusque qu’elle échappe à toute conscience. Il s’en faut, assurément, qu’il soit toujours facile de le découvrir. Si peu de malades sont en état de bien rendre compte de ce qu’ils éprouvent, de remonter par le souvenir aux premiers symptômes insidieux, plus faits d’ailleurs pour endormir que pour éveiller leur attention, il s’en rencontre, pourtant, et ceux-là manquent rarement de confirmer par leur dire ce que nous avancions tout-à-l’heure.
Nous n’ajouterons plus qu’un mot en fermant ce paragraphe :
Un des effets du hachisch, qui généralement rencontre le plus d’incrédules, c’est précisément celui sur lequel nous venons d’insister avec quelques détails ; c’est cet état de béatitude, de bonheur imaginaire, dont la réalité la plus séduisante n’est pas même l’ombre.
Et cependant nous le voyons se reproduire sous l’influence des causes si nombreuses et si variées qui amènent le désordre de nos facultés morales ! Sous ce rapport, fou et mangeur de hachisch, ou hachache, comme disent les Arabes, ont une parfaite ressemblance.