Un animal pur, dans la Bible, est un animal que l’on tue et que l’on mange, un animal impur est un animal qu’on ne mange pas. Par analogie avec ce qu’on constate chez nombre de peuples modernes, on pourrait ajouter que l’animal impur n’est pas plus tué qu’il n’est mangé (sauf, bien entendu, dans le cas de légitime défense). Il est vrai que la Bible n’interdit pas de tuer les animaux impurs ; mais l’un des interlocuteurs des Questions conviviales de Plutarque constate que les juifs ne tuent pas les porcs et « considèrent comme aussi défendu de les tuer que de les manger [2] ». De pareils témoignages ne sont pas sans valeur. Si la Bible nous fait connaître la législation écrite des juifs, il est parfois légitime de recourir aux auteurs classiques pour être informés de leurs usages ; c’est une source que l’on aurait tort de dédaigner.
Ce simple rappel de faits suffit pour prouver, à la réflexion, que les idées de pureté et d’impureté n’ont rien de commun avec celles de bonté, de chasteté, d’utilité, d’une part, ni, de l’autre, avec celles de méchanceté, de lubricité, d’insalubrité. Ce que l’on ne tue pas et ce que l’on ne mange pas est précisément ce qui provoque le respect, l’abstention, le hands off ; c’est donc, à proprement parler, ce qui est sacré :
Sacrés ils sont, car personne n’y touche.
Il est superflu d’accumuler ici de l’érudition, de parler de kadosch et de nefesch, ou même de tabou et de noa comme les Polynésiens. Un animal pur est un animal inoffensif (au point de vue de la superstition) ; un animal impur est le contraire. Le premier est tangible, le second intangible. Placer, â l’origine de ces distinctions, des considérations d’hygiène, c’est commettre un anachronisme palpable [3], attribuer ces considérations à Moïse, c’est aller à l’encontre du texte biblique lui-même. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir si la rédaction que nous possédons des lois dites mosaïques est antérieure ou postérieure à la rédaction que nous possédons de la Genèse ; l’essentiel est que les Hébreux ont cru que les faits relatés par la Genèse étaient plus anciens que leur législation - et l’orthodoxie judéo-chrétienne le croit encore. Donc, en nous plaçant au point de vue même de cette orthodoxie, nous pouvons affirmer que la distinction des animaux purs et impurs ne date pas plus de Moïse que l’habitude de célébrer le sabbat ; dans l’opinion des rédacteurs mêmes de nos livres, tout cela était antérieur à Moïse. Car lorsque Noé s’embarque dans l’arche, Dieu lui prescrit de prendre avec lui deux couples de chaque espèce animale impure et sept couples de chaque espèce pure [4] ; or, il ne lui explique pas comment il doit les distinguer, ni ce que signifient ces épithètes. Il s’ensuit que cette distinction, dans l’opinion même du rédacteur biblique, existait de temps immémorial.
Que fait donc la loi mosaïque ? Elle fait deux choses. D’une part, elle codifie des interdictions déjà anciennes en créant des catégories d’animaux défendus ; c’est un procédé analogue à celui des premiers grammairiens, qui ont formulé les règles du langage avec les exceptions qu’elles comportent, mais n’ont créé ni les règles ni les exceptions, qui sont l’oeuvre de l’usage. D’autre part, la loi mosaïque paraît ajouter certaines interdictions par crainte de la contagion du paganisme ambiant [5]. Cela ne veut pas dire, comme on le répète, que le législateur ait voulu isoler les Hébreux des peuples voisins en leur défendant de manger ce que leurs voisins mangeaient ; il est, au contraire, certain - du moins dans le cas du porc - que tous les peuples indigènes de la Syrie s’en abstenaient. Seulement - et c’est là qu’intervient l’admirable découverte de Robertson Smith - les animaux sacrés, dont les païens s’abstenaient d’ordinaire, étaient, de loin en loin, mangés rituellement, c’est-à-dire qu’ils faisaient les frais d’un repas de communion, conception très générale, presque universelle, qui est une conséquence du totémisme et que le christianisme romain a perpétuée jusqu’à nos jours. Ce sont ces repas exceptionnels, d’un caractère païen très marqué, que le législateur condamne et que condamnera non moins sévèrement le Prophète [6]. Pour en détourner les Hébreux, il faut que la défense de manger l’interdit soit absolue, sans réserves, accompagnée de menaces terribles. Ainsi s’explique une des particularités de la législation mosaïque concernant les interdictions alimentaires.
Depuis que l’étude du totémisme, en divers pays arriérés, a prouvé qu’il a souvent pour résultat l’interdiction de manger le totem, quelques savants ont conclu imprudemment que les divers clans hébreux, avant leur réunion politique et religieuse, respectaient des totems différents, puis qu’ils ont fait un faisceau de leurs totems et des interdictions corrélatives le jour où ils se sont agrégés. Cette manière de voir est certainement fausse, parce que l’état totémistique est bien plus ancien que la plus ancienne civilisation hébraïque dont nous avons connaissance. Dès l’époque où la tradition place Abraham, la religion en était aux teraphim, c’est-à-dire aux fétiches individuels, qui, historiquement et logiquement, marquent une phase de beaucoup postérieure à la fin du totémisme strict. Dans les plus anciens groupes dont la réunion a formé le peuple juif, il ne pouvait y avoir, à l’aurore de l’histoire, que des survivances du totémisme. Les survivances de cette espèce sont les plus tenaces de toutes, à preuve qu’elles subsistent encore dans les sociétés d’aujourd’hui. D’autre part, comme l’a montré Jevons, la domestication des animaux, qui est un effet du totémisme, tue le totémisme ; et si loin que remontent les traditions, les Hébreux sont des pasteurs, non des chasseurs. Ils n’avaient même pas l’idée la plus obscure d’une période où l’agriculture était inconnue, témoin le récit de la Genèse où Adam, à peine expulsé du Paradis, devient, sans transition aucune, cultivateur, où Caïn cultive la terre en même temps qu’Abel élève des moutons [7]. Donc, il est faux de dire que les clans hébreux, du temps de l’Exode ou du temps des Juges, ont mis en commun leurs totems ; il y avait déjà des siècles que ces divers clans s’abstenaient, par tradition, de tels animaux et se nourrissaient de tels autres. Bien entendu, le totémisme est au fond de ces usages, mais ni plus ni moins que de notre répugnance actuelle à manger du cheval. La distance de la civilisation, de la quasi-civilisation même, au totémisme, est tellement énorme que les trente siècles qui nous séparent des débuts de la Royauté juive sont, en comparaison, une durée presque insignifiante.
Mais alors, dira-t-on, que faites-vous des peuples totémistes modernes ? Je réponds que, par le fait même de leur totémisme, ces peuples sont pour nous ce que sont pour les géologues certains affleurements des roches les plus anciennes qui ont constitué la croûte terrestre. On peut encore, â leur sujet, rappeler les marsupiaux australiens, seuls survivants de la faune mammalogique tertiaire. Quelque ancien que soit le totémisme des peuples élus pour la civilisation, il ne remonte pas à l’époque tertiaire, qui est séparée de la nôtre par des dizaines, peut-être par des centaines de mille années ; donc, le phénomène de retard ou d’évolution lente, présenté par des tribus asiatiques, africaines, australiennes, n’est pas plus surprenant que celui de la faune de l’Australie.
Je me suis abstenu à dessein, dans cette note, de tout appareil érudit. Il me semble que les idées que j’y expose sont trop simples et trop évidentes, bien qu’obstinément méconnues, pour qu’on les complique par des discussions de textes et des citations d’autorités.
Au directeur des Archives Israélites.
Monsieur,
On me signale, dans voire numéro du 29 novembre 1900, sous la signature d’Auerbach (sans prénom), un article où je suis pris à partie... Permettez-moi d’user de mon droit de réponse avec la modération que j’apporte en toutes choses, même dans la campagne antiritualiste que condamne votre collaborateur.
Je me suis placé, dans mes articles, à un point de vue à la fois scientifique et pratique. Scientifiquement, je déclare et suis prêt à prouver que les interdictions alimentaires et l’interdiction sabbatique n’ont rien de commun ni avec la morale ni avec l’hygiène, que ce sont, à l’origine, de simples superstitions, analogues à celle du paysan russe qui ne veut pas manger de pigeon, parce que le Saint-Esprit a habité le corps d’une colombe, et à celle du mondain superstitieux, quoique souvent incrédule, qui refuse de se mettre en route ou d’entreprendre une affaire le vendredi et le treize du mois.
M. Auerbach est-il sérieux quand il prétend que je veux condamner Israël aux travaux forcés à perpétuité ? Je suis partisan, comme tous les hommes laborieux, du repos hebdomadaire ; seulement, je nie qu’il y ait une raison quelconque de placer ce jour de repos le samedi plutôt que le dimanche, et je trouve qu’il y a mille inconvénients pour les Israélites à se distinguer de leurs concitoyens des divers pays en adoptant un jour-de repos différent du leur.
L’admiration ironique d’un Henri Heine pour les poissons à la sauce blanche du vendredi soir - encore une superstition, ces poissons-là ! - n’est pas un argument qu’on puisse décemment invoquer pour le maintien de l’institution sabbatique. En revanche, lorsqu’on constate, en Russie et en Pologne, l’existence de grandes fabriques et usines, fondées et dirigées par des Israélites, dont les ouvriers israélites sont exclus, parce qu’ils ne veulent pas chômer le même jour que les autres ; lorsqu’on voit s’ajouter cette cause de misère et d’isolement à toutes celles dont les préjugés et l’intolérance des nations sont responsables - on ne peut s’empêcher de faire des voeux pour une réforme qui, sans atteindre aucune doctrine essentielle du judaïsme, favorisera l’entrée ou la naturalisation des Juifs dans la grande cité universelle du travail.
Cela dit, je ne crois pas devoir m’arrêter sur les plaisanteries si fines de votre correspondant au sujet des « tables chrétiennes où l’on fait bombance », des « lunchs au jambon », etc. Mais je ne puis permettre, sans protestation, qu’il m’accuse de vouloir « enlever au pauvre le pain de l’âme ». Avec cet argument sentimental, aucune reforme religieuse n’aurait jamais été possible et je ne vois pas de quel front ceux qui l’allèguent peuvent ensuite reprocher aux trithéistes le culte de saint Antoine de Padoue, celui de Notre-Dame de Lourdes et mille autres pratiques que l’on peut toujours qualifier de « pain de l’âme » - s’il n’est pas bien entendu que la seule nourriture convenant à l’âme est la vérité, fille de la raison.
S. R.
Paris, 3 décembre 1900.