Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Bibliothèque Psychanalyse > Sophie Morgenstern > Le jeu infantile

Sophie Morgenstern

Le jeu infantile

Psychanalyse infantile (Chapitre I)

Date de mise en ligne : dimanche 22 décembre 2013

Sophie Morgenstern, Psychanalyse infantile. Symbolisme et valeur clinique des créations imaginatives chez l’enfant, Éditions Denoël, Paris, 1937.

I
LE JEU INFANTILE

Dans son monde à lui l’enfant trouve maints moyens de manifester son imagination. Le domaine le plus large est le jeu. Les enfants sont infatigables à inventer des jeux et leurs créations imaginatives dans ce domaine sont sans bornes. Et cependant il y a des sujets qui se répètent dans tous les pays et chez des enfants de tous les peuples. Ainsi, ceux dans lesquels l’enfant imite les grandes personnes sont les plus fréquents : le jeu de la famille, des guerres et de l’école. Et cependant ces jeux si banals nous permettent souvent de faire le diagnostic des troubles dont un enfant névrosé est atteint, de deviner le caractère de l’enfant et de formuler le pronostic de la névrose de cet enfant. Les relations affectives entre parents et, enfants, les tendances sadiques et masochistes, les tendances hétéro ou homosexuelles, l’instinct maternel, l’hypertrophie du moi, les fixations perverses dans la régression, toute la gamme de la vie affective de l’enfant peut être observée dans son jeu.

Nous avons trouvé, dans l’autobiographie du guide tibétain Rassul des explorateurs anglais à travers l’Asie centrale, que ses jeux à l’âge très jeune révélèrent sa future profession. Il se servait dans ses jeux de ses qualités d’esprit et de caractère d’une manière ingénieuse et se préparait ainsi sans le savoir d’avance, au poste difficile de guide qu’il remplissait grâce à ses dons innés et acquis à merveille.

La connaissance des jeux préférés chez un enfant névrosé peut nous révéler ses tendances perverses, ses symptômes morbides, toute sa misère morale. Ainsi une petite fille de onze amis, Paulette R…, qui avait une haine insurmontable contre son père, la transposa sur ses deux frères et sur tous les hommes qu’elle voulait éliminer à jamais de sa vie. Elle préférait la vie réglementée et surveillée de la « Tutélaire » à l’existence aisée et en liberté à la maison paternelle, qu’elle avait quittée à plusieurs reprises avec la résolution ferme de n’y jamais retourner.

Dans ses jeux, tout élément viril était exclu. En jouant à la poupée, elle les rangeait d’après leur taille, et elles étaient toutes les filles de la plus grande poupée qui était leur mère. Elle ne voulait ni père ni frères dans ce jeu. En jouant avec d’autres enfants à la famille, elle remplaça le père par la belle‑mère, ses frères par des soeurs. Toute cette vie de famille, constituée seulement par des femmes, était minutieusement organisée : chacune avait son poste, les unes remplissaient le rôle et le travail de l’homme, les autres ceux de la femme. À mon observation qu’une vie de femme sans homme dans une famille est chose impossible, l’enfant me répondit qu’elle ne se marierait jamais, qu’elle travaillerait dès que son âge le lui permettrait. Elle voulait même retourner pour quelque temps à la maison paternelle chez sa belle‑mère, à condition que son père et ses frères n’y soient pas. Elle faisait des projets de vie en commun avec sa belle‑mère dès que son père serait mort.

Nous laissons de côté les raisons pour lesquelles cette petite fille aux boucles blondes et à la figure toute féminine voulait exclure de sa vie l’élément viril ; nous y retournerons par la suite, mais nous voulons seulement indiquer que ses jeux, dans lesquels elle jouait le rôle de la mère ou de la maîtresse d’école et dans lesquels elle prenait toute la tâche rude de ce rôle sur elle — le travail pour gagner sa vie, l’organisation de la maison, l’instruction —, lui permettaient aussi de donner des ordres, de punir. Toute cette orientation de la petite fille révéla ses tendances homosexuelles et sadiques, son besoin de dominer et d’unir dans sa propre personne les fonctions de l’homme et de la femme. Nous verrons par la suite comment cette enfant réalisait dans d’autres manifestations symboliques, dans le dessin, dans ses rêves, ses tendances morbides, mais aussi sa profonde misère morale.

Un autre exemple nous montre comment une mère, sans connaître les interprétations psychanalytiques, peut s’inquiéter, et avec raison, des préférences de son enfant pour certains spectacles. Une mère vint nous consulter, car elle s’était aperçue que son petit garçon de huit ans préférait, à tout jeu d’enfant, rester des heures devant une boucherie à observer les bouchers manier leurs grands couteaux ; il revenait excité et joyeux, s’il pouvait raconter tout ce qu’il avait vu chez le boucher. Il ne rêvait que de devenir boucher, découper la viande, tuer les animaux, voir couler le sang. Cet enfant réalisait, dans le plaisir de ce spectacle, ses tendances instinctives sadiques et vindicatrices.

L’enfant arrive donc, dans ses jeux aussi, à se venger des griefs profonds contre ses parents, à réaliser des projets dans lesquels il surpasse son père, ce rival tellement redouté.

Ainsi un de mes petits malades, Jean R…, organisa le jeu aux lapins d’une manière ingénieuse et il ne se lassait pas de le répéter : le plus petit lapin enterrait sa mère avec un très grand cérémonial et la ressuscitait après quelques minutes. Cet enfant était le plus jeune d’une famille nombreuse ; il a été mis à l’âge de deux ans dans un orphelinat pour éviter qu’il contamine ses frères de mauvaises habitudes. Il punissait sa mère, en enterrant la mère lapine, mais il pourvoyait le petit lapin de la force magique de la ressusciter. Le jeu, qui est la plus spontanée des manifestations symboliques chez l’enfant, montre dans cet exemple l’importance qu’il a dans la vie de l’enfant. Le jeu est peut‑être le meilleur régulateur des difficultés que l’enfant éprouve dans la vie parmi les grandes personnes. En effet, celles‑ci lui paraissent souvent comme des grands magiciens vis‑à‑vis desquels l’enfant se sent humilié, désarmé.

Le jeu remplace pour l’enfant la réalité qu’i1 entrevoit, mais de laquelle il est séparé par l’incapacité d’y jouer le même rôle que les grandes personnes. Dans le jeu, il est le grand magicien qui manie toutes les cordes. C’est probablement une des raisons pour laquelle l’enfant a tarit de difficultés à interrompre un jeu pour exécuter un ordre. Le petit garçon on la petite fille éprouve une grande humiliation si, au milieu d’un jeu dans lequel ils sont des chefs d’armées, de grands explorateurs, des princesses ou des grandes dames, ils sont appelés pour aller se coucher juste à l’heure ou la vie la plus intéressante commence pour les grandes personnes.

Un exemple bien caractéristique du jeu comme réalisation symbolique des désirs morbides étaient les jeux qu’organisa un jeune garçon, Sylvain T…, entre huit et dix ans, à une période de sa vie pendant laquelle, après la naissance d’un petit frère, il a été obsédé par l’idée de faire du mal, même de tuer son petit frère. Dans ses jeux, il commandait des années, il était propriétaire d’une carrière. Tout y était minutieusement, organisé : des équipes d’ouvriers, embauchés parmi ses camarades, transportaient, dans des boîtes de sardines, du sable, un hangar représentait la carrière, dans laquelle on effectuait les travaux. Dans le deuxième jeu, qu’il inventa au cours du traitement psychanalytique, il s’agissait d’une compagnie d’aérobus, qui devait remplacer tout trafic de locomotion, toutes les compagnies de transport de l’État et dont l’installation complète devait être l’oeuvre de notre petit malade, et dont il se considérait le propriétaire futur. Toutes les règles du jeu y étaient observées : il s’était entouré d’un mystère profond. Pour être admis dans le secret des projets dessinés par notre malade avec une connaissance de cause surprenante, il fallait avoir gagné toute sa confiance, car il attribuait une si grande importance à ces projets que leur connaissance par des individus hostiles à ces projets pouvait compromettre toute son entreprise. Il avait même inventé un langage secret pour l’interprétation des signes de ses projets. La première personne initiée à ce complot, car la compagnie d’aérobus qui devait desservir toute la France ne demanderait pas l’autorisation à l’État pour son exploitation, était sa mère. Notre petit malade en parlant de cette invention dit : « C’est une chose d’une importance primordiale, une chose hors la loi, car la compagnie qui exploitera son invention le fera sans demander la permission l’Etat. » Ce grand mystère, cette préoccupation maladive n’était que l’expression camouflée de son désir de créer quelque chose en commun avec sa mère. L’État, contre lequel était dirigée toute cette activité clandestine, n’était que le symbole de son père, qui était, lui, employé des chemins de fer d’Etat. Il s’agissait dans ce jeu d’une création durable, plus durable que celle de son père qui ne réussit jamais qu’à créer des êtres périssables.

Les jeux de notre malade contenaient les traits caractéristiques de la pensée infantile, cet élément que nous avons indiqué en pariant du trait commun entre la pensée du névrosé, du primitif et de l’enfant. Il y avait un mélange de réalité et de rêverie à côté d’un raisonnement d’une logique stricte, un manque de mesure et de connaissance de la vraie valeur des moyens dont l’enfant se servait pour réaliser ses projets ainsi, sa compagnie de transport avait pour base un capital de quinze francs, sa carrière consistait dans un amas de boîtes à sardines, du sable et d’outils sans valeur. La vraie valeur de ces jeux était magique et se concentrait dans leur sens symbolique.

Ces jeux aidaient notre petit malade à échapper la réalité qu’il ne pouvait pas accepter depuis que son petit frère était là. Il se créait un autre monde, où il jouait le rôle du chef et dont il était seul avec sa maman à connaître le secret.

L’attitude de notre petit malade par rapport au jeu était analogue à celle de la schizophrène qui était, dans son délire, en même temps reine et couturière et à celle du primitif qui ne compte dans ses actes magiques qu’avec son désir.

Le jeu représente pour l’enfant le monde et la vie des grandes personnes en miniature. Il n’y manque aucun élément mais tout est vu sous cet angle des réalisations magiques. Le jeu au chemin de fer, apparemment, si paisible et ne contenant que l’intérêt de l’enfant pour le côté technique, peut exprimer la curiosité de l’enfant et les connaissances qu’il a de la vie sexuelle. Il suffit d’observer la manière avec laquelle l’enfant organise ce jeu, installe une voie, conduit le train, provoque des catastrophes, pour comprendre quels problèmes et conflits il veut exprimer par ce jeu. Cette manière de jouer au chemin de fer nous a frappés chez un petit garçon de neuf ans, Jacques S…, qui était très renseigné sur la brutalité sexuelle de son père envers sa mère et sa tante. Il s’amusait avec acharnement à provoquer dans son jeu au chemin de fer des accidents dans lesquels la locomotive montait sur les wagons, il guidait son train par des voies contournées, étroites, finissant par une impasse, où le train s’arrêtait brusquement et les wagons s’entassaient les uns sur les autres. Un petit garçon de quatre ans, Marcel P…, dont les parents vivaient en séparation, organisa un jeu ingénieux avec des animaux, en mettant de chaque genre le mâle sur le dos de la femelle. Cet enfant souffrait terriblement de la séparation de ses parents, car il aimait tendrement les deux et se sentait tiraillé entre eux. Il vivait avec sa mère et ses soeurs qu’il tyrannisait et en présence desquelles il bégayait. Quand il allait en visite chez son père, il était la gentillesse même et il ne bégayait pas.

Un jeu qui exprime aussi bien le désir sexuel que les tendances agressives est le jeu des flèches. Nous avons eu l’occasion d’observer ce jeu dans une variété extrêmement riche. Les enfants fabriquent des flèches avec le matériel le plus varié en papier, en carton, même en bois. Des flèches en papier de différentes dimensions peuvent servir à une simple décharge d’énergie, aux manifestations d’adresse dans lesquelles les enfants sont fiers de briller par leur capacité de créer des flèches en forme d’avions, d’oiseaux, d’armes, à les faire voler aussi haut et aussi loin que possible, à viser avec adresse des personnes et des objets, et surtout à ne pas manquer le but. D’autres enfants jouent aux courses d’avions dans lesquelles il est touchant de constater le sérieux et l’intérêt avec lesquels ces petits inventeurs et jouteurs observent le vol de deux flèches ou de deux avions lancés au même moment. Ce jeu se prête aussi à nous renseigner sur les bons et les mauvais sentiments de l’enfant envers son entourage familial et même scolaire, et à libérer en même temps l’enfant des conflits sur cette base.

Ainsi, un de mes petits malades, âgé de dix ans, Raoul S…, avait une jalousie formidable vis-à‑vis de son père ; il allait jusqu’à souhaiter sa disparition, tout en l’appréhendant. Il organisait un jeu de flèches, dont une était toujours plus grande que l’autre. Il manifestait une vraie joie si la petite flèche dépassait la grande. Le symbolisme de ce jeu est plus qu’évident. Ce même jeune garçon s’amusait à construire des maisons, des bateaux en carton, à découper et à coller des meubles, à parer ces demeures et à les peupler de poupées, ces maisons représentaient pour lui tout un monde qui le passionnait. Il arrangeait des batailles, des fêtes, des voyages au cours desquels un homme ou un enfant se trouvait en danger de périr, mais on arrivait toujours les secourir au dernier moment. Ces jeux nous permettaient de faire un bon pronostic de la névrose de notre petit malade, car dans ces jeux il se servait de ses forces et de ses capacités pour construire et pour finir des objets destines à un but compréhensible. D’une part il se débarrassait, dans les jeux des flèches, de son sentiment d’infériorité, de ses besoins vindicatifs vis‑à‑vis de son père, et d’autre part il jouait dans ses jeux constructifs le rôle du père.

Un antre jeune garçon de six ans, Michel D…, qui aimait sa mère d’un amour purement sensuel, qui éprouvait un grand plaisir à la mordre jusqu’au sang, à lui appliquer des gifles et qui avait des sentiments hostiles envers son petit frère et sa grand‑mère, s’amusait à tailler des flèches et à les lancer sur son petit frère et sur sa grand‑mère. Il exprimait même le désir de faire disparaître sa grand‑mère et son petit frère pour avoir le plaisir de rester tout seul avec sa mère. Son père avait quitté sa mère pour une autre femme. L’enfant faillit même plusieurs fois tuer son frère, en le faisant tomber sur un poêle chauffé, en l’entraînant en dehors d’un square où ils jouaient ensemble et en le poussant sur la chaussée où passaient des autos. Il s’agissait, chez Michel D…, de troubles épileptiques avec des tendances sadiques, voire criminelles : le seul point favorable nous paraissait la base en partie psychogène de ces troubles.

Les jeux de cet enfant inférieur par son intelligence au précédent, posent des questions auxquelles il est difficile ou même impossible de répondre. Quels mécanismes psychologiques, physiologiques ou biologiques entrent en action dans les jeux de cet enfant aux tendances criminelles ? La parenté qui peut exister entre le jeu qui devrait être une détente physique et morale et le besoin de faire mal, de détruire un être proche, n’est pas claire. Il est facile de se servir de la formule de régression : nous savons que les tendances sadiques représentent une fixation ou un retour au stade anal-sadique, mais cela ne nous satisfait pas dans ce cas. Est‑il possible qu’il s’agisse dans ce cas dune régression phylogénétique ? Car l’anthropophagie. qui est une manifestation incompatible avec notre orientation morale d’aujourd’hui, était — un stade primitif d’évolution du Homo sapiens — un rite religieux.

De la même catégorie, mais un cas plus compréhensible, est l’exemple suivant : un petit garçon de cinq ans et demi, Roger C…, organise un jeu avec des lapins et des chiens en porcelaine, qu’il interprète de la manière suivante : le grand chien mange le petit chien et le petit lapin. Un autre petit chien vient pour défendre le petit lapin, il crève les yeux du grand chien, après quoi les autres lapins reviennent, car le grand chien ne peut pas les voir. Notre petit malade est un enfant de l’Assistance publique, qu’un couple avait pris à l’âge de trois ans dans le but de l’adopter. La mère adoptive est une femme maladive, dont la santé ne lui permet pas de s’occuper d’une manière ferme d’un enfant aussi difficile que Roger ; le père adoptif est un homme très autoritaire que l’enfant craint beaucoup. Notre petit malade mordait ses camarades et voulait crever l’oeil d’un petit garçon de l’école d’où on l’a renvoyé, car il présentait un danger permanent. Cet enfant a des tendances destructives, il est violent, vindicatif et très jaloux. Il a beaucoup d’affection pour sa mère adoptive, mais il ne supporte personne autour d’elle. Son jeu nous met au courant de sa situation affective : le grand chien, c’est le symbole de son père adoptif, tous les petits animaux ne sont que des dédoublements de sa personne. S’il a crevé les yeux du grand chien, il petit revenir, c’est‑a‑dire revenir vers sa mère adoptive, le père ne verra plus ce qui se passe autour de lui, il ne pourra plus attraper notre petit malade qui l’a rendu infirme. L’acte de crever les yeux du grand chien ne veut exprimer rien d’autre que le désir de le châtrer, il s’agit d’un déplacement du conflit en haut. Son attitude agressive vis‑à‑vis du grand chien exprime aussi sa peur de ce monstre qui peut manger le petit chien. Crever les yeux de ses camarades exprime le même désir de les châtrer, de leur prendre toute leur force — de se débarrasser des rivaux.

Nous avons eu l’occasion, en étudiant les jeux de petits garçons, de trouver une grande diversité et richesse d’expression ; ceux des petites filles servent plutôt à réaliser leur instinct maternel, leurs jalousies, mais aussi leurs tendances instinctives perverses. Le jeu à la famille, à l’école sont leurs jeux préférés, dans lesquels elles peuvent prendre sur elles un rôle, actif ou passif selon leurs penchants vers le caractère viril ou féminin. Un changement dans l’attitude générale de l’enfant déteint aussi sur ses jeux. Une mère intelligente s’aperçut, chez sa fillette de neuf ans, Jacqueline M…, quelques mois avant qu’une hystérie avec des crises d’étouffement et de peur de mourir se déclenchât, d’un changement de caractère qui se manifestait aussi dans ses jeux. Elle devint, d’une fillette douce et obéissante, désobéissante, hargneuse ; dans ses jeux elle administrait des gifles à ses poupées, jouant le rôle de maîtresse d’école, elle punissait ses élèves sans cesse. Le comportement de notre petite malade pendant le jeu avait donc subi le même changement que toute sa personne sous l’influence du choc émotif qui déclencha chez elle des crises hystériques. Avec la guérison de son hystérie, la petite malade changea son attitude envers son entourage et avec cela aussi ses jeux avaient repris leur ancien caractère paisible. Elle devint de nouveau très maternelle et faisait profiter sa mère et ses poupées de son besoin de soigner. Les jeux de fillettes peuvent exprimer par d’autres moyens les mêmes tendances que ceux des garçons.

Nous ne nous occupons pas, dans cette étude, de l’analyse des jeux des enfants en groupe, qui ont certainement leurs règles, leurs traditions et qui pourraient nous révéler un matériel très intéressant ; mais nous ne disposons pas de matériel pour une étude pareille, et cela nous aurait éloignés du but principal de notre travail.

Nous nous sommes donc limités l’analyse du jeu de l’enfant seul, car nous voulions nous servir principalement du matériel qui provenait, de notre observation personnelle sur nos petits malades. Cela nous permettait d’étudier le jeu comme création imaginative et comme expression symbolique. Nous avons eu l’occasion de voir les enfants exprimer dans le jeu leurs conflits, y chercher un remède contre leurs déceptions affectives et s’en servir commue moyen pour régler leur compte avec celui de leurs parents qu’ils accusaient d’un tort envers eux.

L’émulation jouait un très grand rôle dans ces jeux, et la victoire du plus petit, que ce soit un animal ou une flèche, remplissait l’enfant d’une joie excessive. Cette victoire était pour lui le symbole de sa supériorité à l’égard de soir père, et cela suffit pour le rendre fier et heureux.

Nous avons eu l’occasion de nous familiariser par les quelques exemples mentionnés avec le rôle de l’élément magique, irrationnel dans le jeu : le mystère, la valeur symbolique primaient dans ces jeux. Nous avons vu que l’enfant admettait dans le jeu des faits réels, bien calculés, à côté d’autres qui étaient niais, irréalisables.

Les jeux des garçons paraissaient plus variés et peut‑être plus riches que ceux des fillettes, mais dans leur jeu préféré — celui du travesti — les fillettes réalisent des ambitions ainsi que le désir secret de se mettre à la place de la mère, et montrent dans ces jeux un don d’invention équivalent à celui des jeunes garçons. Les fillettes s’emparent souvent de vêtements, de bijoux et d’accessoires de toilette de leur mère pour jouer à la dame et pour imiter la vie de leur mère. Les faits principaux que l’enfant mime sont les visites, les promenades, les courses dans les grands magasins. Mais ce travestissement leur permet aussi de réaliser une situation imaginaire provenant d’un besoin psychologique très profond. Ainsi, une petite fille de dix ans, Odette E…, obsédée par les pensées de mort pour ses parents et le besoin de prononcer des « gros mots », s’affublait des plus belles robes et des bijoux de sa mère pour jouer le rôle d’une princesse. Elle mettait des robes, des gants de sa mère, prenait le sac de sa mère, se mettait de la poudre et du rouge à la figure, du rouge aux lèvres, se regardait dans la glace et jouait le rôle d’une princesse, d’une dame qui vient en visite. Elle n’aimait pas que son père la voie dans ce travestissement, car il la traitait alors en jeune fille ou en jeune dame, ce qui l’effrayait. D’autre part, elle aimait quand son père disait d’elle : « ma fille, ma grande fille ».

Elle nous dit qu’elle n’aime pas que son frère lui raconte la vie de Napoléon, car elle craint d’imaginer qu’elle soit une princesse et avilir ainsi ses parents, qui ne sont pas d’une provenance princière. Elle nous dit qu’elle serait donc très gênée si ses parents découvraient ce jeu, car elle y voyait une humiliation pour eux. Notre petite malade se sentait en même temps très flattée et gênée dans ce rôle de grande dame et de princesse.

Odette E… avait de temps en temps, quand elle était malheureuse, un besoin de se punir par des jeux, dont l’entourage ne s’apercevait même pas. Dans ces journées de pénitence elle s’habillait très modestement et elle jouait le rôle d’une humble serveuse : elle mettait la table, elle servait les plats, elle desservait la table et elle se sentait heureuse quand son entourage chantait ses louanges. De cette vie intérieure rien ne pénétrait à l’extérieur et sa psychanalyste était la seule personne mise en confiance ce sujet. Cette même fillette avait d’autres périodes, dans lesquelles elle jouait la fière, la princesse : elle refusait alors de sortir le dimanche avec ses parents si eux et elle‑même ne portaient pas leurs plus beaux vêtements ; elle préférait se priver d’un spectacle, quoiqu’elle adorât le théâtre et le cinéma, si les parents n’avaient pas loué de très bonnes places.

Une petite fille, Amélie P…, de neuf ans, très jalouse de sa mère et ne tolérant pas les amies de sa mère, se déguisait aussi avec les robes et les bijoux de sa mère, mais son jeu était moins varié que celui de la précédente : elle jouait la dame qui vient en visite. Elle se mettait en face d’une glace et parlait à son image, à ses poupées et à son petit chien. Le sujet de ces conversations était purement mondain.

Les deux fillettes étaient très intelligentes et vivaient dans un milieu plutôt intellectuel que mondain. Les deux manières si différentes de nos petites malades de se comporter dans le même jeu nous indiquent la différence de leurs caractères, mais aussi la différence dans la gravité de leurs troubles névrotiques. Pour la première fillette, le travestissement remplissait un rôle beaucoup plus vaste que pour la deuxième. Elle s’identifiait à sa mère et se sentait troublée par des sentiments ambivalents vis‑à‑vis d’elle, mais surtout vis‑à‑vis de son père. Quand elle embrassait sa mère, avant de se séparer d’elle pour quelques jours, elle n’en finissait pas. À peine ses parents étaient‑ils partis, qu’elle fut tourmentée par des pensées d’accidents, par la pensée que sa mère pût être tuée dans l’auto, qu’elle était en train de mourir. Elle nous dit que tout de même, si sa mère mourait, elle épouserait son père, car elle ne trouverait pas sur terre un mari aussi bon que lui. Maintenant s’explique la réaction de peur qu’éprouvait notre petite malade quand son père l’admirait dans son travestissement de princesse. Son surmoi protestait contre ce rôle d’une personne adulte. Il se mêlait peut‑être aussi la peur de la toute‑puissance de la pensée magique, c’est‑à‑dire du désir inconscient de la mort de sa mère pour prendre sa place.

Cette petite fille réalisait dans ses jeux, avec ou sans déguisement, différents rôles. D’après son besoin affectif, elle s’humiliait dans le rôle de serveuse ou elle s’élevait dans celui de princesse. Elle avait un très grand sentiment de culpabilité, elle l’exprimait par la gêne qu’elle éprouvait si ses parents s’apercevaient de son déguisement en princesse, et qu’elle interprétait comme humiliation le sentiment, qu’en rôle de princesse, elle faisait éprouver à ses parents qui n’étaient que de simples bourgeois. C’est le sentiment de culpabilité de la petite fille, son besoin de jouer tarit de rôles différents, mais surtout son attitude si différente de celle de l’autre fillette dans le même jeu, qui nous engagent à faire un diagnostic plus sérieux pour ses troubles névrotiques que pour ceux de l’autre petite fille.

Cette deuxième fillette était une enfant unique, autoritaire, jalouse, narcissiste, très fixée à sa mère qu’elle voulait posséder pour elle toute seule. Pour son père, avec lequel elle s’identifiait souvent, elle avait des sentiments très profonds, mais ambivalents. Ces sentiments ambivalents, ainsi que son narcissisme très prononcé, se manifestaient dans son attitude, dans le jeu de travestissement, ainsi que dans ses rêves et ses dessins dont nous ferons plus tard la connaissance.

Ces jeux de nos deux fillettes se rapprochent du domaine de la rêverie, dans laquelle on s’abandonne aux images qui viennent de l’inconscient, pendant, que dans le jeu l’imagination est le grand metteur en scène qui enrichit les différents procédés du jeu et lui donne de la couleur, mais l’idée directrice reste l’œuvre consciente de l’auteur du jeu.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage original de Sophie Morgenstern, Psychanalyse infantile. Symbolisme et valeur clinique des créations imaginatives chez l’enfant, Éditions Denoël, Paris, 1937.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise