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Théodore FLOURNOY

Le cycle martien (fin) : l’ultramartien

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VII)

Date de mise en ligne : mercredi 19 juillet 2006

Mots-clés : , ,

Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE SEPT
Le cycle martien (fin) : l’ultramartien

On se lasse de tout, même de la planète Mars. On ne désigne pas l’imagination subliminale de Mlle Smith, qui ne se fatiguera sans doute jamais de ses grandes envolées dans la société d’Astané, Esenale et Cie. C’est moi-même, je l’avoue à ma honte, qui, en 1898, commençai à en avoir assez. Une fois au clair sur la nature essentielle de la langue martienne ; ne me sentant pas l’étoffe d’un grammairien ou d’un lexicologue pour en entreprendre une étude approfondie, laquelle d’ailleurs, à en juger par la lenteur dont les textes s’étaient succédé depuis deux ans, menaçait fort de durer tout le reste de mon incarnation actuelle, ou de celle du médium, sans arriver à son terme ; trouvant d’autre part que ces textes, considérés comme de simples curiosités de vitrine psychologique, étaient peu variés et risquaient de devenir encombrants à la longue - je me décidai à tenter quelque expérience qui pût, sinon en tarir la source, du moins en rompre la monotonie.

Jusque-là, sans émettre d’opinion ferme sur le martien, j’avais toujours manifesté un très réel intérêt pour ces communications, tant à Mlle Smith à l’état de veille qu’à Léopold dans ses incarnations. Tous deux se montraient également persuadés de la vérité objective de ce langage et des visions qui l’accompagnaient. Léopold n’avait cessé, dès le premier jour, d’en affirmer l’authenticité strictement martienne. Hélène, sans tenir absolument à ce que cela vînt de la planète Mars plutôt que d’une autre, partageait la même foi dans l’origine extra-terrestre de ces messages, et, comme cela ressortait de maints détails de sa conversation et de sa conduite, elle y voyait une révélation de la plus haute importance qui ferait peut-être pâlir un jour « toutes les découvertes de M. Flammarion ». Qu’arriverait-il si je m’avisais de heurter de front cette conviction intime, et de démontrer que le prétendu martien n’était qu’une chimère, un pur produit d’autosuggestion somnambulique ?

Ma première tentative, qui s’adressa à Léopold, n’eut pas d’influence appréciable sur la suite du cycle martien.

C’était dans la séance du 13 février 1898. Hélène dormait profondément, et Léopold conversait avec nous par gestes du bras gauche et épellation des doigts. Je lui exprimai catégoriquement ma certitude que le martien était de fabrication terrestre, ainsi que le prouvait sa comparaison avec le français. Comme Léopold répondait par force gestes de dénégation, je lui en détaillai quelques preuves, entre autres l’accord des deux langues sur la prononciation du ch, et sur l’homonymie du pronom et de l’article « le ». Il m’écouta et parut comprendre mes arguments, mais il n’en opposa pas moins une fin de non-recevoir à ces coïncidences caractéristiques, en dictant de l’index gauche : Il y a des choses plus extraordinaires, et il ne voulut point démordre de l’authenticité du martien. Nous restâmes chacun sur nos positions, et les textes ultérieurs ne portèrent aucune trace de notre entretien [1]. Il semblait donc que ce n’était pas par l’intermédiaire de Léopold qu’on pouvait suggérer une modification au roman martien.

Je laissai passer quelques mois, puis essayai d’une discussion avec Hélène éveillée. À deux reprises, en octobre 1898, je lui exprimai mon complet scepticisme à l’endroit du martien. La première fois, le 6 octobre, dans une visite que je lui fis en dehors de toute séance, je m’en tins à des objections générales auxquelles elle répliqua en substance ce qui suit. D’abord, que cette langue inconnue, en raison de son intime union avec les visions, et malgré ses ressemblances possibles avec le français, devait nécessairement être martienne si les visions l’étaient. Ensuite, que rien ne s’opposait sérieusement à cette origine véridique des visions, et par conséquent de la langue elle-même, puisqu’il y avait deux moyens pour un d’expliquer cette connaissance d’un monde éloigné, à savoir la communication proprement spirite (c’est-à-dire d’esprits à esprits, sans intermédiaire matériel) dont la réalité ne saurait être mise en doute, et la lucidité, cette faculté ou ce sixième sens indéniable des médiums, qui leur permet de voir et d’entendre à une distance quelconque. Enfin, qu’elle ne tenait pas mordicus à l’origine proprement martienne de ce rêve étrange, pourvu qu’on lui concédât qu’il venait d’autre part que d’elle-même, étant inadmissible que ce fût l’oeuvre de sa subconscience, puisqu’elle n’avait durant sa vie ordinaire absolument aucune perception, aucun sentiment, pas l’ombre d’un indice, de ce prétendu travail intérieur d’élaboration auquel je m’obstinais à l’attribuer, au mépris de toute évidence et de tout bon sens.

Quelques jours plus tard (16 octobre), comme Mlle Smith, parfaitement réveillée après une séance de l’après-midi, passait la soirée chez moi et paraissait être dans la plénitude de son état normal [2], je revins à la charge avec plus d’insistance.

J’avais jusqu’alors toujours évité de lui montrer en détail la traduction des textes martiens, ainsi que l’alphabet, et elle ne connaissait que de vue pour ainsi dire l’écriture martienne dont elle ignorait la valeur des lettres. Cette fois, je lui expliquai par le menu les secrets de cette langue, ses originalités superficielles et ses ressemblances fondamentales avec la nôtre ; sa richesse en i et en e ; sa construction puérilement identique à la construction française jusqu’à glisser entre les mots bérimir et hed un m euphonique superflu pour imiter notre expression « reviendra-t-il », ses nombreux caprices de phonétique et d’homonymie, reflets évidents de ceux auxquels nous sommes accoutumés, etc. J’ajoutai que les visions me paraissaient également suspectes par leurs invraisemblables analogies avec ce que nous voyons sur notre globe. À supposer que les maisons, les végétaux et les gens de Mars fussent construits sur le même plan fondamental que ceux d’ici-bas, il était cependant fort douteux qu’ils en eussent les proportions et l’aspect typique ; en effet, l’astronomie nous apprend que sur Mars les conditions physiques, la longueur de l’année, les écarts des saisons, l’intensité de la pesanteur, etc., sont tout autres que chez nous ; ce dernier point, en particulier, doit agir sur tous les produits, naturels et artificiels, de façon à y altérer fortement tant les dimensions absolues que les proportions de hauteur et de largeur qui nous sont familières. J’observai encore qu’il y a sans doute sur Mars comme sur la Terre une grande variété d’idiomes, et que l’on pouvait s’étonner du singulier hasard qui faisait parler à Esenale une langue aussi semblable au français. - Je conclus enfin en remarquant que tout cela s’expliquait au contraire à merveille, ainsi que l’aspect oriental des paysages martiens et le caractère généralement enfantin de ce roman, si l’on y voyait une oeuvre de pure imagination due à une sous-personnalité ou à un état de rêve de Mlle Smith elle-même, qui reconnaît avoir toujours eu beaucoup de goût pour ce qui est original et se rattache à l’Orient.

Pendant plus d’une heure, Hélène suivit ma démonstration avec un vif intérêt. Mais, à chaque nouvelle raison, après en avoir paru d’abord un peu déconcertée, elle ne tardait pas à répéter, comme un refrain triomphal et un argument sans réplique, que la science n’est pas infaillible, qu’aucun savant n’a encore été sur Mars, et qu’il est, par conséquent, impossible d’affirmer en toute certitude que les choses n’y sont point conformes à ses visions. À ma conclusion, elle riposta que, relatives à Mars ou à autre chose, ses révélations ne sortaient en tout cas pas de son propre fonds, et qu’elle ne comprenait pas pourquoi je m’acharnais ainsi contre la supposition la plus simple, celle de leur authenticité, pour lui préférer cette inepte et absurde hypothèse d’un Moi sous-jacent ourdissant en elle, à son insu, cette étrange mystification.

Tout en maintenant que mes déductions me paraissaient rigoureuses, je dus bien convenir que la science n’est pas infaillible et qu’un petit voyage sur Mars pourrait seul lever absolument tous nos doutes sur ce qui s’y passe. Nous nous quittâmes ainsi bons amis, mais cette conversation me laissa l’impression très nette de la complète inutilité de mes efforts pour faire partager à Mlle Smith les conceptions de la psychologie subliminale. Ce qui, d’ailleurs, ne me surprend ni ne m’afflige, car, à son point de vue, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi.

La suite montre cependant que mes raisonnements de ce soir-là, stériles en apparence, ne sont point restés sans effet. S’ils n’ont pas modifié la manière de voir consciente de Mlle Smith, ni surtout l’opinion de Léopold, ils ont néanmoins pénétré jusqu’aux couches profondes où s’élaborent les visions martiennes et, y agissant à la façon d’un levain, ont été l’origine de développements nouveaux et inattendus. Ce résultat corrobore avec éclat l’idée que tout le cycle martien n’est qu’un produit de suggestion et d’autosuggestion. De même que jadis le regret de M. Lemaître de ne pas savoir ce qui se passe sur les autres astres avait fourni le premier germe de cette élucubration, de même maintenant mes critiques et remarques sur la langue et les gens de là-haut ont servi de point de départ à de nouvelles chevauchées de l’imagination subliminale d’Hélène. Si l’on compare, en effet, le contenu de notre discussion du 16 octobre, que j’ai brièvement résumée ci-dessus, avec les visions des mois suivants (voir à partir du texte 30), on constate que ces dernières renferment un évident commencement de réponse, et sont un essai de satisfaction, aux questions que j’avais soulevées. On y assiste à une très curieuse tentative, naïve et enfantine comme tout le roman martien, d’échapper aux défauts que je reprochais à celui-ci, non pas en le modifiant et le corrigeant - ce qui eût été se déjuger et se contredire -, mais en le dépassant en quelque sorte, et en lui superposant une construction nouvelle, un cycle ultramartien si l’on me permet cette expression indiquant à la fois qu’il se déroule sur quelque planète indéterminée plus lointaine que Mars, et qu’il ne constitue pas une histoire absolument indépendante, mais qu’il est greffé sur le roman martien primitif.

L’effet suggestif de mes objections du 16 octobre ne fut pas immédiat, mais laisse deviner un travail d’incubation. Le texte 30, venu la semaine suivante, ne diffère guère des précédents, sauf par l’absence d’une lettre euphonique qui eût pourtant été mieux en place entre les mots bindié idé, « trouve-t-on », que dans le bérimir n hed du texte 15 sur lequel j’avais attiré l’attention d’Hélène ; peut-être est-il permis de voir dans ce petit détail un premier résultat de mes critiques. L’apparition, un peu plus tard, d’un nouveau personnage martien, Ramié, qui promet à Hélène des révélations prochaines sur une planète non autrement spécifiée (texte 31), prouve que le rêve ultra-martien était en train de se mûrir subconsciemment ; mais il ne fit explosion que le 2 novembre (soit dix-sept jours après les suggestions auxquelles je le rattache), dans cette curieuse scène où Ramié dévoile à Mlle Smith un monde insoupçonné et bizarre dont la langue tranche singulièrement sur le martien accoutumé. II vaut la peine de citer la description détaillée qu’Hélène m’envoya de cette étrange vision (voir aussi textes 32 à 35).

... J’étais réveillée et levée depuis environ vingt minutes. Il était environ 6 1/4 heures du matin et j’étais en train de coudre. Depuis un instant déjà je faisais la réflexion que ma lampe baissait sensiblement, et finalement je finis par n’y plus rien voir.

Au même moment, je me sentis la taille enveloppée, serrée fortement par un bras invisible. Je me vis alors entourée d’une lumière rosée, laquelle se montre généralement lorsque se prépare une vision martienne. Je pris vite le papier ainsi que le crayon toujours à ma portée sur ma table de toilette, et posai ces deux choses sur mes genoux pour le cas où il viendrait quelques paroles à noter.

À peine ces préparatifs étaient-ils terminés que je vis à mes côtés un homme de visage et d’habits martiens. C’était, en effet, ce personnage [Ramié] qui m’enveloppait la taille du bras gauche, me montrant du bras droit un tableau peu distinct, mais qui, finalement, se dessina fort bien. Il me dit aussi quelques phrases que je pus noter assez bien il me semble [texte 32, où Ramié attire l’attention d’Hélène sur un des mondes qui l’entourent et lui en fait voir les êtres étranges].

Je vis alors un coin de terre peuplé d’hommes tout à fait différents de ceux qui habitent notre globe. Le plus grand de tous n’avait guère que 90 centimètres de hauteur et la majorité en avait au moins 10 de moins. Leurs mains étaient immenses. Longues de 30 centimètres environ, sur une largeur de 8 à 10, elles étaient agrémentées d’ongles noirs, très longs, à moitié recourbés intérieurement. Leurs pieds aussi étaient immenses, chaussés, mais d’une chaussure que je ne pus bien distinguer.

Je n’ai vu aucun arbre, aucun brin de verdure, dans ce coin de terre visible à mes yeux. Un fouillis de maisons ou plutôt de cabanes d’un style des plus simples, toutes basses, longues, sans fenêtres ni portes ; et chaque maison avec un petit tunnel, long de 3 mètres environ, se voyait, et cela d’une façon très correcte [voir fig. 33]. Les toits étaient plats, garnis de cheminées ou tuyaux, je n’en sais trop rien, et ceux-là assez élevés. Le sol, presque noir, n’était garni ni de pavés ni de trottoirs, tout y était des plus nature.

Les hommes, avec torse et bras nus, n’avaient pour tout vêtement qu’une sorte de jupe arrêtée à la taille et soutenue aux épaules par des bandes ou bretelles larges et d’apparence forte. Leur tête était complètement rasée, courte, n’ayant guère que 10 ou 12 centimètres de hauteur sur environ 20 de largeur. Les yeux très petits, la bouche immense, le nez comme une fève, tout était si différent de nous que j’aurais presque cru voir un animal plutôt qu’un homme, s’il n’était tout à coup sorti des paroles de la bouche de l’un d’eux, lesquelles je pus - je ne sais trop comment - heureusement noter. C’était une langue inconnue de moi, toute par soubresauts : bak sanak top anok sik élip vané sanim batam issem tanak canem sébim mazak tatak sakam [3].

Cette vision a duré un quart d’heure environ. Insensiblement elle s’est effacée, me laissant toujours la taille entourée, mais plus légèrement, par le bras du personnage martien. Lui-même s’effaça ; insensiblement je me sentis dégagée, mais ma main droite fortement tenue traçait sur le papier des caractères étranges [texte 34, adieux de Ramié à Hélène] dont je n’avais à ce moment nullement conscience, mais que je remarquai seulement lorsque ma main fut tout à fait dégagée de toute pression et que tout, autour de moi, fut rentré dans l’ordre naturel. Je ne me remis pas à ma couture et m’empressai de faire ma toilette. Il ne m’est resté, durant la journée, aucune impression pénible ni tenace de cette vision.

FIGURE 33
Maisons ultramartiennes, dessinées par Mlle Smith d’après sa vision du 2 novembre 1898.

Un mois plus tard, il y eut comme une continuation ou une répétition avortée de la même vision ; le tableau ne réussit pas à apparaître distinctement, et Ramié [texte 35] se contenta d’apprendre à Hélène qu’il s’agissait d’un monde arriéré, proche voisin de Mars, et d’une langue grossière dont Astané seul pourrait donner la traduction. C’est ce qui eut en effet lieu quinze jours après : Astané s’incarna avec des gestes et des mouvements spasmodiques particuliers, et répéta (de la voix ordinaire d’Hélène) le texte barbare, suivi mot à mot de ses équivalents martiens, qu’Esenale à son tour, succédant à Astané, interpréta en français selon sa manière habituelle. On apprit aussi par Léopold, en réponse à une question d’un des assistants, que ce monde inculte et primitif était l’une des petites planètes ; mais il est à présumer qu’il aurait aussi répondu affirmativement si on lui avait nommé Phobos ou Déimos, et en somme l’un des satellites de Mars répondrait mieux que les astéroïdes au globe « très près du nôtre » dont parle Ramié.

À ce qui précède se sont jusqu’ici bornés les messages ultramartiens. Les derniers textes obtenus (37 à 40) semblent bien annoncer que tout n’est pas fini de ce côté, et nous laissent espérer de nouvelles révélations quand l’astronome Ramié, à force d’étudier sous l’habile direction de son maître Astané, sera en état de faire de plus amples découvertes dans le ciel de Mars. Psychologiquement, cela veut dire que le processus d’incubation latente se poursuit ; peut-être l’écriture ultramartienne, ou une nouvelle langue ultra-ultramartienne, est-elle en train de se mijoter dans la profondeur. Si elle éclate au jour, je me hâterai de la porter à la connaissance du monde savant - dans une prochaine édition de ce livre !

Pour le présent, je me borne à remarquer combien le peu d’ultramartien que nous possédons dénote déjà la préoccupation de répondre à mes remarques du 16 octobre. J’avais accusé le rêve martien de n’être qu’une imitation, vernie aux brillantes couleurs orientales, du milieu civilisé qui nous entoure ; - or voici un monde d’une bizarrerie affreuse, au sol noir, d’où toute végétation est bannie, et dont les êtres grossiers ressemblent plus à des bêtes qu’à des humains. J’avais insinué que les choses et les gens de là-haut pouvaient bien avoir d’autres dimensions et proportions que chez nous ; - et voici que les habitants de ce globe arriéré sont de vrais nains, avec des têtes deux fois plus larges que hautes et des maisons à l’avenant. J’avais fait allusion à l’existence probable d’autres langues, relevé la richesse du martien en i et en è, incriminé sa syntaxe et son ch empruntés au français, etc. ; - et voici une langue absolument nouvelle, d’un rythme très particulier, extrêmement riche en a, sans aucun ch jusqu’ici, et dont la construction est tellement différente de la nôtre qu’il n’y a pas moyen de s’y retrouver.

Ce dernier point surtout me semble présenter à son apogée le caractère d’enfantillage et de puérilité qui éclate dans cet appendice inattendu du cycle martien comme dans tout le cycle lui-même. Évidemment, le naïf philologue subliminal de Mlle Smith a été frappé de mes remarques sur l’ordre identique des mots en martien et en français, et a voulu échapper à ce défaut dans son nouvel essai de langue inédite. Mais ne sachant pas au juste en quoi consistent la syntaxe et la construction, il n’a rien trouvé de mieux que de substituer le chaos à l’arrangement naturel des termes dans sa pensée, et de brouiller les mots de sa phrase, en en supprimant même peut-être quelques-uns, de façon à dépister la critique la plus sévère et à fabriquer un idiome qui n’ait décidément plus rien de commun sur ce point avec le français. C’est bien ici que le plus beau désordre est un effet de l’art. Il a du reste réussi, car, même avec la double traduction martienne et française du texte 33, il est impossible de savoir exactement de quoi il s’agit. C’est peut-être la petite fille Etip qui est triste et qui pleure parce que l’homme Top a fait mal à l’animal Sacré Vanem (qui s’était caché, malade, sous des rameaux verts) en voulant le faire entrer dans un panier bleu. À moins que ce ne soit le rameau, l’homme, ou le panier, qui soit sacré, l’enfant malade, etc. Le rameau vert détonne dans un monde où, d’après la vision d’Hélène, il n’y a ni arbres ni verdure ; mais Esenale n’a pas spécifié s’il s’agit de vert ou ver, vers, etc. ; ni si caché et entré sont des participes ou des infinitifs. - Je laisse ce rébus au lecteur et j’en viens à ma conclusion, qui sera brève, car elle ressort déjà des considérations terminant les deux chapitres précédents.

Tout le cycle martien, avec sa langue spéciale et son appendice ultramartien, n’est au fond qu’un vaste produit de suggestions occasionnelles de la part du milieu - et d’autosuggestions qui ont germé, poussé et fructifié abondamment, sous l’influence de ces incitations du dehors, mais sans aboutir à autre chose qu’à une sorte de masse informe et confuse, qui en impose par son étendue beaucoup plus que par sa valeur intrinsèque, car elle est souverainement enfantine, puérile, insignifiante à tous égards sauf en tant que curiosité psychologique. L’auteur de cette élucubration n’est pas la personnalité actuelle, adulte et normale, de Mlle Smith, qui a de tout autres caractères et qui se sent, en face de ces messages automatiques, comme devant quelque chose d’étranger, d’indépendant, d’extérieur, et se trouve contrainte de croire à leur réalité objective et à leur authenticité. Il semble que c’est bien plutôt un état ancien, infantile, moins évolué de l’individualité d’Hélène qui reparaît au jour, reprend vie et redevient actif dans ses somnambulismes martiens, comme le prouve la note de naïve puérilité de l’ensemble, jointe au cachet archaïque et poétique du style, ainsi qu’à la somme de mémoire et d’imagination constructive déployée au cours de ce roman et dans l’invention de son idiome inconnu.

De même qu’en pathologie les néoplasmes ont probablement pour point de départ ordinaire des cellules restées à l’état embryonnaire, qui se mettent soudain à proliférer et à se différencier d’une façon anormale sous l’influence de certaines excitations externes ou de circonstances internes peu connues ; de même, en psychologie, il semble aussi que certains éléments reculés et primitifs de l’individu, des couches infantiles encore douées de plasticité et de mobilité, sont particulièrement aptes à engendrer ces étranges végétations subconscientes, sortes de tumeurs ou d’excroissances psychiques, que nous appelons des personnalités secondes. L’étiologie ne nous en est, d’ailleurs, par plus claire que celle des néoplasmes organiques ; les excitations du milieu ambiant, chocs émotifs, traumatismes moraux, suggestions spirites ou autres, toutes ces causes restent bien inefficaces sans la présence de conditions internes indispensables ; or, de ces dernières, nous ne savons quasi rien, car les termes de prédisposition hypnoïde, tendance à la désagrégation, facilité de dédoublement, suggestibilité, etc., ne font que multiplier les noms du fait lui-même, sans dissiper notre ignorance sur sa nature intime et ses vraies raisons d’être.

On pourrait aisément pousser plus loin le parallèle entre les tumeurs anatomiques tantôt malignes, tantôt bénignes, circonscrites ou diffuses, etc. et ces parasites psychologiques, limités ou envahissants, inoffensifs comme le rêve martien ou dangereux comme une idée fixe morbide, ignorés de la personne normale ou la troublant de leurs irruptions automatiques, etc. Mais comparaison n’est pas raison, et ce serait tomber d’une autre manière dans la naïve illusion de ceux qui croient élucider le jeu si compliqué et délicat des phénomènes mentaux en invoquant les neurones corticaux et les mouvements de protaction, rétraction, coaption, reptation, et tutti quanti, de leurs prolongements dendritiques ou cylindraxiles. Aussi n’estimerai-je pas non plus avoir ajouté quoi que ce soit à l’explication du cycle martien en rappelant - ce qui va a priori sans dire pour la psychologie physiologique - que la sous-personnalité enfantine qui crée ce cycle doit être représentée, dans le cerveau de Mlle Smith, par des faisceaux de fibres ou un système d’associations dynamiques spéciales ; lesquelles restent hors d’usage (ou se disloquent pour faire partie d’autres combinaisons) pendant que règne la personnalité actuelle et normale d’Hélène, mais recommencent à fonctionner plus ou moins complètement lorsqu’elle rentre dans son état martien. L’existence de ces corrélatifs anatomo-physiologiques de notre vie mentale va tellement de soi, mais leur représentation forcément vague et incertaine est tellement inutile pour l’intelligence des faits psychiques, qu’il devrait être une bonne fois convenu que cette mécanique cérébrale est toujours sous-entendue, mais qu’on n’en doit jamais parler tant qu’on a rien de plus précis à en dire.

J’ai à peine besoin d’ajouter, en terminant, que toute hypothèse spirite ou occulte quelconque me paraît absolument superflue et injustifiée dans le cas du martien de Mlle Smith. L’autosuggestibilité, mise en branle par certaines stimulations du milieu, comme on vient de le voir par l’histoire de l’ultramartien, suffit amplement à rendre compte de ce cycle tout entier.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Voyez toutefois (p. 218) ma remarque sur le changement relatif aux monosyllabes atteints d’élision en français. Ma discussion grammaticale avec Léopold - tombant dans le long intervalle entre le dernier exemple de l’ancienne façon de procéder (« t’ai », texte 15) et le premier cas de la nouvelle manière plus analytique (« le os », texte 29) - fut peut-être pour quelque chose dans ce changement, ainsi que mon entretien du 6 octobre avec Hélène.

[2La suite prouve bien que ce n’était là qu’une apparence, et qu’en réalité Hélène se trouvait encore dans l’état de suggestibilité qui se prolonge plus ou moins longtemps après les séances, et qui ne prend peut-être jamais fin avant le sommeil de la nuit.

[3Dans la scène de traduction (texte 33), Hélène incarnant Astané répéta cette phrase d’une façon excessivement rapide et saccadée. Toutes les voyelles sont brèves et à peine articulées, tandis que les consonnes initiales ou finales b, k, t, p sont précédées d’un court silence et explosent violemment, ce qui donne à l’ensemble un caractère haché et sautillant.

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