J’aborde la question du « naturel » dans le Droit. Cette discussion insiste, puisque les juristes en sont encore à se demander s’il existerait un droit qui serait « naturel », et si l’on pourrait inscrire comme loi naturelle, la loi selon laquelle Antigone a parié sa propre vie pour faire enterrer son frère Polinice.
Il existe aujourd’hui une tendance lourde à naturaliser les choses, à les rapprocher du sens d’une fidélité à la nature. Pourtant, la question est tout autre.
Car enfin, en quelques lignes, qu’est-ce que c’est que ce naturel, non pas tant face à la loi, mais face au Droit ?
Nous savons que le Droit Romain a ébauché ses formes écrites à partir de la Loi des XII Tables. À cette époque, - disons-le d’une manière moderne -, un « comité » est parti pour la Grèce afin d’y vérifier de quelle façon les grecs normatisaient la polis. Tout d’abord, dix hommes - decenvirus -, ont été chargés, auprès de Solon (aux environs de 450 avant Jésus-Christ), de recueillir des sources pour une première écriture, une écriture des lois. C’est de là que provient la Loi des XII Tables, celle-ci, donc, sous l’influence de la pensée grecque platonicienne.
On a donc injecté dans le Droit Romain, cette aspiration pour le Bien Suprême, référence complètement étrangère au paganisme ou panthéisme qui régnaient encore à Rome.
Et le Droit Romain résistait...
Pour les romains, la loi qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « naturelle » était conçue comme celle qui n’aurait pas besoin de justifications, ni d’explications pour s’imposer : c’était une loi identifiée avec le contenu des transmissions entre les générations. Il s’agit là d’une opération que nous connaissons bien : une fois soumis au langage, ce « naturel » s’inscrit du même coup dans le symbolique.
Ainsi serait une expression du symbolique, le rapport établi par des pactes millénaires, par exemple, la famille - conçue non pas sous la forme moderne de la référence à la cognation (la parenté par le sang) mais à l’agnation (parenté par le topos, par le lieu occupé dans les générations) - , le respect à l’égard des morts, etc.
Pourtant, malgré les résistances du Droit Romain à adhérer à une notion prônant l’idéal d’un Bien Suprême, avec la chute de l’Empire romain, cette notion gagne en force. Cet idéal est notamment nourri par la christianisation du Droit Romain, puis soutenu par Justinien au VI siècle de notre ère, et sera finalement conservé et glosé par le pouvoir de l’Église.
Dans la patristique, la notion aristotélicienne de Bien Suprême trouve sa version thomiste, et la notion de Droit Naturel entre du même coup dans le champ du Droit, pour aller de plus en plus s’aliéner à des idéaux de globalisation, de totalité, ou, comme dirait Freud, à un « Ozeanischem Gefühl », c’est-à-dire un sentiment océanique.
Mais si on peut dire que l’Église Catholique Apostolique Romaine a détourné le Droit Romain en l’adaptant à sa doctrine et en l’étendant, par exemple, au débiteur (avec la clémence octroyée au pécheur repenti : « pardonnez nos dettes ainsi que nous pardonnons... »), on doit pourtant reconnaître que la culture juridique actuelle a une dette envers l’Église, puisque celle-ci a tout de même réussi à faire en sorte que le Droit Romain ne tombe pas totalement dans l’oubli. Et si nous avons aujourd’hui accès à tous ces restes de Droit Romain, pour contaminés qu’ils soient d’une autre religiosité que celle qui était à son origine, c’est pour la seule et unique raison qu’ils ont été préservés dans les archives ecclésiastiques.
La christianisation ici mentionnée aura de grandes conséquences aux temps modernes. Il suffit par exemple de voir qu’aujourd’hui, ça fait toujours sourire d’entendre quelqu’un dire qu’il va ester en justice afin de réclamer ce qui lui est du. D’un autre côté, celui qui est débiteur n’a généralement aucun souci à se faire, car il peut compter sur la lenteur de la Justice, basée sur une clémence chrétienne.
Heureusement, il y a des juristes qui travaillent à faire annuler les résultats de ce qu’on appelle le pan-processualisme du procès. Ce pan-processualisme fait que le procès devient trop souvent une fin en soi, ne prenant pas en compte qu’il n’est qu’un instrument. Il faut alors repenser le droit d’action, aujourd’hui bien réduit dans sa force, afin que les procédures, fidèles à leurs origines romaines, récupèrent leurs statut d’instrument, et qu’elles ne soient plus l’occasion de débats stériles.
Ainsi, si la religiosité d’où est issu le Droit Romain est encore une autre question - qu’il n’y a pas lieu d’aborder ici -, on doit pourtant remarquer qu’elle n’était nullement au service du bien.
C’est là la preuve qu’apporte l’oeuvre de Sophocle, contemporaine de l’âge d’or du Droit Romain. Il accueille en Antigone, la force que le symbolique présentait à cette époque là : âge d’or du pater familiae, lequel n’était pas du tout un quelconque orang-outang père de la horde, puisqu’il avait ses repères dans un topos, un lieu. Peu importait donc qui il soit ou non un adulte. L’enjeu est ici purement symbolique.
Et s’il s’agit de symbolique, de référence à des lieux marqués dans des structures, qu’est-ce que ce serait un droit naturel, sinon, d’après les versions qu’on lit sur cela, un rêve plein d’idéalité ? Un rêve qui compterait sur un homme qui aurait tendance au bien ? La clinique nous montre combien nous sommes loin de cela.
Il me semble, pour conclure, que nous rêvons toujours de cela : confort, harmonie et tranquillité, enfin, des signes qui annoncent plutôt des suspectes formations de compromis, soit, des symptômes névrotiques (dans la meilleure des hypothèses). Notre époque voit les Ismenias avec beaucoup de sympathie. Le problème c’est que lorsqu’il y a beaucoup d’Ismènes, on soupçonne qu’il y a beaucoup de Créons.
Après ces fragments de réflexions, il me semble donc qu’il n’y a pas de naturel dans le droit, de la même façon qu’il n’y a pas de droit dans le naturel. Droit naturel : ne serait-ce un fantasme ?