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Salomon REINACH

La morale du Mithraïsme

Cultes, mythes et religions, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906

Date de mise en ligne : samedi 3 juin 2006

Salomon Reinach, « La morale du Mithraïsme », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 220-233.

La morale du Mithraïsme [1]
Mithra vainqueur du Taureau
Groupe découvert à Rome sur l’Esquilin.

Mithra, personnification de la lumière, est un dieu de l’ancienne religion des Perses. Antérieurement à l’an 500 avant notre ère, nous avons la preuve qu’il tenait une place dans leur Panthéon. Mais cette place n’était pas la première ; il avait au-dessus de lui, dans la hiérarchie divine, d’autres dieux plus puissants, en particulier le Ciel (Ahura-Mazda) et une divinité féminine, la Terre ou l’Eau (Anahîta).

Dès cette époque reculée, Mithra se distinguait des autres dieux par un attribut charmant : la bonté. Son nom, en persan, signifie l’ami [2]. Mithra était vraiment l’ami et le bienfaiteur des hommes. Dans la collection des livres sacrés de la Perse, le Zend-Avesta, dont la rédaction actuelle n’est pas antérieure à l’ère chrétienne, mais dont les éléments liturgiques sont beaucoup plus anciens, un hymne nous montre Mithra qui, les mains tendues, s’adresse en pleurant au grand dieu Ahuria-Mazda et lui dit : « Je suis le bon protecteur de toutes les créatures ; je suis le bon conservateur de toutes les créatures ! » Pour jouer ce rôle bienfaisant, analogue à celui d’Apollon et des Dioscures parmi les Grecs, Mithra doit être toujours attentif, prêt à porter secours à ceux qu’opprime l’injustice, à combattre et à vaincre les ennemis de l’humanité. Ce dieu ami est, en même temps, un dieu guerrier, invaincu et invincible. Voici encore un hymne du Zend-Avesta : « Mithra, au pied toujours levé, est toujours en éveil, toujours observant les choses il est fort, il entend l’appel des faibles ; il fait pousser les plantes et gouverne la terre créature de sagesse, on ne trompe pas Mithra ; Mithra est armé de mille forces. »

James Darmesteter, en rapprochant la conception de Mithra de celle de l’Apollon hellénique, a fait cette observation très juste que les Grecs ont surtout développé en Apollon le côté esthétique, tandis que les Persans, plus sensibles aux choses de la conscience, ont développé de Mithra le côté moral. La lumière qui voit tout est devenue, pour ses adorateurs, l’emblème de la vérité ; Mithra est l’incarnation céleste de la conscience. On petit dire qu’un dieu même secondaire, conçu avec de tels attributs, était naturellement destiné à jouer un grand rôle dans l’histoire des idées religieuses ; c’était un dieu qui avait de l’avenir.

Si Mithra a joué ce grand rôle, ce n’est pas seulement, d’ailleurs, comme dieu de la lumière bienfaisante et de la vérité morale dont elle est l’image ; c’est encore, c’est surtout peut-être parce qu’il a été conçu comme médiateur. Descendant du ciel et des astres vers les hommes, qu’elle éclaire et qu’elle réchauffe, la lumière est essentiellement une médiatrice, un rayon céleste voyageant sans cesse du foyer de toute lumière et de toute chaleur vers l’humanité inquiète et souffrante, que menacent, à la fin de chaque jour, l’ombre hostile de la nuit et, pendant le jour même, les nuées d’orage, gonflées de ténèbres et de terreurs. Mithra le médiateur - (...), dirent plus tard les Grecs - était plus voisin du coeur des hommes et avait plus de prise sur leurs affections que des dieux plus puissants, mais plus lointains et moins accessibles. Si le christianisme a conquis le monde, n’est-ce pas beaucoup grâce à la conception d’un médiateur entre Dieu et les hommes et à celle de cette armée de médiateurs les saints, qui se chargent de déposer aux pieds de la Divinité suprême les prières et les actions de grâces des mortels ? Cette conception existait déjà dans l’ancienne religion persane et contribua sans doute à en assurer la diffusion. D’autre part, il en résulta tout naturellement que la figure de Mithra prit une importance de plus en plus grande aux yeux des fidèles et, sans détrôner les divinités supérieures, se substitua graduellement à elles dans le culte vivant et populaire. Si nous possédions plus de documents sur l’ancienne histoire du mithraïsme, nous y trouverions un enseignement d’une haute portée et tout à l’honneur de la nature humaine : un polythéisme naturaliste lentement transformé par une idée morale, finissant par se simplifier et se concentrer dans un dieu unique de miséricorde et d’amour.

Vers l’an 400 av. J.-C., peut-être même plus tôt, le mithraïsme persan commença à rayonner tant vers la vallée du Tigre et de l’Euphrate que vers les régions montagneuses qui constituent tout le nord-est de l’Asie Mineure. Dans la partie hellénique ou hellénisée de ce pays, ses progrès furent beaucoup plus lents ; mais il y trouva les cultes d’autres divinités indigènes, étrangères à l’ancien panthéon grec, telles que Mên et Adonis-Attis, avec lesquelles il s’allia plus ou moins étroitement et dont il s’assimila quelques caractères. En Babylonie, d’autre part, il subit le contact de l’astrologie chaldéenne et s’embarrassa d’une série de conceptions pseudo-scientifiques qui obscurcirent, quand elles ne la voilèrent pas entièrement, l’idée morale si élevée et si bienfaisante qui le recommandait à la dévotion des peuples. D’Orient en Occident, la marche du mithraïsme fut semblable à celle d’un fleuve qui, très pur à sa source, se grossit en s’éloignant d’elle d’une foule d’affluents, et, à mesure qu’il s’élargit et croît en volume, entraîne dans son courant des éléments divers qui altèrent la transparence de ses eaux.

À l’époque des grands déchirements qui marquèrent la fin de la République romaine, le mithraïsme avait atteint les bords de la Méditerranée orientale. Mithra n’était plus alors la lumière, médiatrice entre le ciel et les hommes ; bien que l’idée de médiation, attachée à sa conception première, ne fût pas abolie et dût subsister jusqu’à la fin, Mithra, devenu Dieu par excellence, était assimile au Soleil lui-même. C’est ainsi, du moins, que le concevait Strabon, vers le début de l’ère chrétienne. Plutarque nous raconte que les pirates ciliciens, contre lesquels Pompée soutint une guerre heureuse, étaient des adorateurs de Mithra. Tous les pirates vaincus ne furent pas tués ; beaucoup, réduits en esclavage et vendus en Italie, y introduisirent, très discrètement sans doute, le culte du nouveau dieu et le respect de son nom.

Il ne paraît pas, cependant, que la diffusion du mithraïsme dans l’Empire romain, qui est un des événements les plus extraordinaires de l’histoire religieuse, doive s’expliquer par la réduction en esclavage des pirates ciliciens. Deux autres causes plus puissantes et d’une action moins éphémère entrèrent en jeu aux abords de l’ère chrétienne. La première fut le recrutement d’auxiliaires des légions romaines dans les régions montagneuses et pauvres de l’Asie Mineure, que le mithraïsme avait conquises depuis des siècles. En dehors des grands dieux du panthéon gréco-romain, dont la diffusion fut l’oeuvre des maîtres d’école et des professeurs de rhétorique, les seules divinités qui aient réussi à s’implanter d’un bout à l’autre de l’Empire furent celles que les légions avaient adoptées. C’est ainsi que, de toutes les divinités celtiques, il n’en est qu’une seule dont on trouve les monuments et les inscriptions depuis l’Angleterre jusqu’aux bouches du Danube : c’est Epona, la déesse protectrice des chevaux, invoquée par les cavaliers celtiques des armées romaines et dont le culte fut propagé par ces cavaliers partout où la guerre et les nécessités du service les appelèrent à fixer leur résidence.

Après les soldats, les principaux agents de la propagation des dieux furent les esclaves. Or, au Ier siècle de l’Empire, les Romains soutinrent de nombreuses guerres dans l’est de l’Anatolie et sur les confins de la Perse ; les marchands d’esclaves romains aimaient à se pourvoir de leur marchandise humaine dans ce pays d’Asie où régnaient depuis longtemps des moeurs plus douces que dans le nord et l’occident de l’Europe. Si les esclaves gaulois et germains, bien musclés et durs à la fatigue, étaient envoyés dans les fermes et dans les ateliers, où ils n’exerçaient guère d’influence sur leurs patrons, les Asiatiques étaient transportés dans les villes et, attachés au service personnel des citadins, réussissaient bien souvent à prendre de l’empire sur eux et à les gagner à leurs conceptions religieuses. Juvénal se plaint que l’Oronte est devenu un affluent du Tibre - Syrus in Tiberim defluxit Orontes - alors qu’il ne parle pas de l’invasion de divinités germaniques, ibériques ou gauloises à Rome (à la seule exception d’Epona, dont le succès s’explique comme je l’ai dit) ; ce n’est pas l’effet du hasard ou de relations commerciales plus actives entre l’Italie et l’Orient, mais le résultat de la supériorité intellectuelle des esclaves orientaux qui s’insinuaient dans l’intimité des maîtres du monde et, par leur exemple et leurs discours, les convertissaient à leurs idées. Qui dira, dans la propagation du christianisme à Rome, dans la conversion des grandes familles des Graecini et des Glabriones, le rôle joue par les femmes de chambre syriennes ?

À l’époque de Trajan, vers l’an 100 apr. J.-C., le mithraïsme commence à devenir une grande puissance religieuse, en particulier dans la partie de l’Empire où, par suite de la guerre contre les Daces, l’afflux des troupes de toute provenance était le plus considérable, c’est-à-dire sur le Danube. Quatre-vingt-dix ans après, l’empereur Commode lui-même se fait initier aux mystères de Mithra. Dès la fin du IIe siècle de l’Empire, il n’y a pas de région du monde romain où le mithraïsme n’ait trouvé des adeptes. Au IIIe siècle et au IVe, il s’étend encore, malgré la concurrence que lui fiait le christianisme grandissant. Si la conversion de Constantin arrête un moment sa croissance, il reprend une force nouvelle lors de la réaction païenne sous Julien. Au Ve siècle, il disparaît avec tout le paganisme, mais non sans laisser des traces profondes dans l’esprit des populations orientales ; on retrouve ses idées maîtresses dans le dualisme persan, dans le manichéisme, forme nouvelle de ce dualisme qui n’a pas cessé, presque jusqu’à la veille de la Réforme protestante, d’être l’ennemi le plus dangereux de l’orthodoxie.

Un savant belge, M. Franz Cumont, a publié récemment deux volumes où il a réuni tous les monuments du culte de Mithra, bas-reliefs, statues, inscriptions, avec tous les textes grecs, romains ou orientaux qui le concernent. Si, malheureusement pour nous, les textes sont rares et ne nous disent pas ce que nous aurions le plus d’intérêt à apprendre, les monuments sont extrêmement nombreux : à Rome seulement, on en a trouvé près de deux cents. Ceux qui les dédient ne sont pas seulement des gens du commun, des soldats ou des esclaves ; ce sont souvent des personnages considérables, qui occupaient de hautes fonctions et avaient passé par les écoles des philosophes. De bonne heure, en effet, il se forma comme une alliance entre la philosophie gréco-romaine à tendances mystiques, qui fut celle des derniers siècles de l’Empire, et cette religion populaire où la philosophie du temps croyait retrouver les principes dont elle s’inspirait. Vers le IIIe siècle, il semble que dans les écoles, les frontières, hérissées d’aspérités, qui avaient longtemps séparé les anciennes sectes, platoniciens, pythagoriciens, péripatéticiens, épicuriens, stoïciens, s’abaissent et s’effacent sous l’influence d’un syncrétisme qui place le soleil, foyer de force et de lumière, au sommet de ses conceptions ontologiques. Les dieux de l’Olympe ne vivent plus que d’une vie toute littéraire, peu différente de celle que nous leur prêtons encore aujourd’hui ; mais le Soleil, auquel l’empereur Aurélien, en 270, construisait le plus beau temple de Rome, domine la religion et même la philosophie à leur déclin. Seulement, pour les philosophes, le soleil qui brille aux cieux n’est qu’un symbole, celui de la lumière céleste qui rayonne sur les intelligences et sur les cours. l.’empereur Julien, en 362, écrivait aux Alexandrins : « Êtes-vous insensibles à la splendeur qui émane du Soleil ? Ne savez-vous pas qu’il donne naissance à tous les animaux et à toutes les plantes ? Ce Soleil, que le genre humain voit et honore de toute éternité, dont le culte fait son bonheur, c’est l’image vivante, animée, raisonnable et bienfaisante du Père intelligible ! »

Or, Mithra était identifié au soleil, dont il avait d’abord personnifié la lumière. Le paganisme gréco-romain connaissait un dieu du Soleil, Hélios, qu’il ne pouvait pas déposséder ; mais il fit de lui l’ami intime de Mithra et prêta même à ce dernier le char lumineux du jour. Nous ignorons la légende qui fut imaginée à ce sujet par quelque poète ; mais, dans un auteur grec du Ve siècle, Mithra est qualifié de Phaéthon, ce qui prouve non seulement qu’on avait fait de lui le favori d’Hélios, mais qu’on l’avait substitué temporairement à Hélios dans la conduite du char du Soleil.

Je ne prétends point exposer, dans cette courte conférence, ce que nous savons de la religion de Mithra. C’est un sujet singulièrement difficile, où toute l’érudition de M. Cumont n’a pas réussi à faire complètement la lumière. Contentez-vous de ces quelques indications, dont chacune pourrait fournir matière à des discussions fort longues. Mithra est un jeune dieu, beau comme le jour, qui, vêtu du costume phrygien, a séjourné autrefois parmi les hommes et gagné leurs affections par ses bienfaits. Il n’est pas né d’une mère mortelle. Un jour, dans une grotte ou une étable, il est sorti d’une pierre, à l’étonnement des bergers qui seuls assistèrent à sa naissance. Il grandit en force et en courage, vainqueur des animaux malfaisants qui infestaient la terre. Le plus redoutable était un taureau, divin lui-même, dont le sang, répandu sur le sol, devait le féconder et y faire germer de magnifiques moissons. Mithra l’attaque, le terrasse, lui plonge un couteau dans la poitrine et, par ce sacrifice, assure aux hommes la sécurité et la richesse. Puis il remonte au ciel et, là encore, il ne cesse pas de veiller sur les mortels. Ceux qui le prient sont exaucés ; ceux qui, dans des cavernes analogues à celles où il a vu le jour, se font initier à ses mystères s’assurent sa protection puissante, au lendemain de la mort, contre les ennemis d’outre-tombe qui menacent le repos des défunts. Bien plus, il leur rendra un jour une vie meilleure, il leur promet la résurrection. Quand le temps fixé par les destins arrivera, Mithra égorgera un autre taureau céleste, source de vie et de félicité, dont le sang réparera l’énergie affaiblie de la terre et rendra l’existence, une existence bienheureuse, à ceux qui auront cru en Mithra.

On voit assez que cette religion mithriaque avait bien des points communs avec le christianisme. Il devait y en avoir d’autres que nous ignorons, car Tertullien, vers l’an 200, attribuait à un artifice du diable la ressemblance, si dangereuse pour les âmes simples, entre les deux religions. Il y avait, d’ailleurs, des analogies non moins frappantes portant sur le culte et le rituel. « Les mithraïstes, dit M. Réville, se réunissaient dans de petits sanctuaires creusés dans le roc ou souterrains, où le nombre des assistants était nécessairement restreint, comme dans les catacombes. À l’entrée de la nef’ ou du couloir central, il y avait des récipients pour l’eau sacrée des lustrations. De nombreuses lampes, disposées le long des galeries latérales ou suspendues à la voûte, éclairaient d’une vive lueur le centre du sanctuaire. On y multipliait volontiers les décorations en stuc peint ou en mosaïque, les couleurs voyantes, les images ou statues des divinités. Devant la scène centrale du taureau mis à mort par Mithra, brûlait une lampe perpétuelle. » L’initiation aux mystères de Mithra comportait des épreuves nombreuses, d’un caractère sévèrement ascétique ; ces rites d’initiation s’appelaient sacramenta (sacrements). L’un d’eux était un baptême par le sang, du sang de taureau ; il y avait aussi un baptême par l’eau pure et des onctions pratiquées sur le front avec du miel. On consacrait aussi, au moyen de formules, le pain et le vin, qui étaient ensuite distribués aux fidèles. Les membres des communautés mithriaques se donnaient le nom de Frères et avaient à leur tête un chef qu’on appelait le Père. On pourrait multiplier ces rapprochements, qui mériteraient d’être plus connus. Les Pères de l’Église n’en étaient pas moins frappés que les païens. Saint Augustin raconte qu’il a causé un jour avec un prêtre « à bonnet phrygien » et que celui-ci lui a dit qu’ils adoraient le même Dieu. Or, il faut remarquer que si Tertullien, pour expliquer les ressemblances du mithraïsme et du christianisme, allègue la malignité du diable, aucun auteur chrétien n’a jamais prétendu que le mithraïsme fut un plagiat du christianisme ; c’est donc qu’ils savaient que la légende et le rituel de Mithra étaient chronologiquement antérieurs à la prédication chrétienne, chose que nous considérons comme certaine, sans que les textes dont nous disposons permettent de l’établir, mais qui ressort assez nettement du silence des Pères de l’Église. D’autre part, l’empereur Julien, qui était initié aux mystères de Mithra et dont l’aversion pour le christianisme est assez connue, n’a jamais accusé le christianisme d’avoir emprunté sa doctrine ou sa tradition sacrée au mithraïsme. Nous devons, je crois, imiter cette discrétion et, sans parler de plagiat, reconnaître dans la frappante analogie des deux religions l’influence, subie par l’une et par l’autre, de vieilles conceptions populaires répandues dans le monde antique, remontant à une époque sans doute antérieure aux légendes littéraires du paganisme et qui constituaient le milieu mystique où le christianisme et le mithraïsme ont pris corps.

On a dit souvent que, si le mithraïsme n’avait pas trouvé sur son chemin le christianisme, il serait devenu la religion unique de l’ancien monde. Cela est vrai mais lorsqu’on parle de la lutte du christianisme avec le paganisme, on commet généralement deux graves erreurs. La première consiste à croire que le christianisme, dans sa période d’épreuves et de combats pour l’empire des âmes, ait eu devant lui, comme principal ou unique adversaire, le paganisme d’Homère et de Virgile, les dieux de l’Olympe. Ces derniers étaient morts, ou ne valaient guère mieux, et cela depuis la fin de la République. On élevait encore des temples, on leur sacrifiait des victimes, mais on ne croyait pas en eux, parce qu’on ne les aimait pas. Le reste de piété qui s’attachait à eux était purement intellectuel. Au contraire, dès l’époque où Juvénal se plaignait que l’Oronte se déversât dans le Tibre, les dieux de l’Asie et de l’Égypte avaient trouvé de nombreux dévots à Rome et l’on peut dire qu’à la fin du IIe siècle ces cultes orientaux, le mithraïsme en tête, étaient les seuls rivaux sérieux du christianisme. S’il les a vaincus, c’est sans doute parce qu’il était infiniment mieux dégagé qu’eux de toute attache avec le polythéisme mort ou mourant. Il s’était greffe sur le vieux tronc du judaïsme, mais il refusait toute solidarité, toute accointance avec les dieux des peuples que la lumière du vrai Dieu n’avait pas éclairés. Son exclusivisme, motif des persécutions qu’il supporta, fut aussi la cause de son triomphe. Alors que le mithraïste conciliait Hélios avec Mithra, assimilait Jupiter au dieu suprême des Persans, faisait une place à Diane, à Eros et à d’autres vieilles divinités de l’Olympe, le christianisme dédaignait tout syncrétisme, rejetait fièrement tout compromis et apportait au monde ce dont le monde avait besoin, une religion orientale dégagée de toute attache avec des cultes qu’une longue alliance avec la société païenne avait souillés.

La seconde erreur très répandue est celle qui consiste à croire que cette lutte entre le christianisme et le paganisme fut celle de la morale contre l’immoralité, de la chasteté contre la luxure, des sentiments humains et affectueux contre la cruauté et l’égoïsme. Assurément, les Pères de l’Église l’ont quelquefois prétendu mais, dans l’ardeur du combat, on ne mesure pas toujours ses paroles et, si les controverses politiques rendent souvent injustes, les querelles religieuses sont les mères de toutes les calomnies. Il suffit de rappeler, à cet égard, un fait significatif. Au XIIe et au XIIIe siècle, lorsque l’Église était engagée dans une lutte sans merci contre les manichéens de France, les hérétiques connus sous le nom de Cathares ou d’Albigeois, on répétait partout que ces malheureux, dont la chair grillait sur les bûchers, se livraient à des débauches infâmes et donnaient l’exemple des pires dérèglements. Or, dans les conseils que les inquisiteurs de ce temps rédigeaient pour leurs jeunes élèves, et dont nous avons heureusement conservé quelques exemplaires, il est dit formellement que ces accusations ne sont pas fondées et qu’on n’a jamais pu en recueillir de preuves. Cela n’empêchait pas que l’Église en fit usage pour ameuter la conscience populaire contre ces hérétiques. En réalité, dés qu’on regarde les choses de près, on s’aperçoit que les accusations de dévergondage, de sacrifices humains et d’autres turpitudes, lancées par une secte contre une autre, par une orthodoxie contre une hérésie, n’ont pas la moindre valeur ; ce sont des armes de guerre, d’une guerre d’ailleurs peu loyale : ce ne sont pas des documents historiques.

Or, en ce qui concerne le mithraïsme, il est remarquable que les polémistes chrétiens qui en ont parlé n’ont même pas formulé contre sa morale d’accusations précises. Ils se sont contentés de dire que, les initiations aux mystères de Mithra se faisant dans les ténèbres d’une caverne, il était probable que ces initiations cachaient quelques vilaines pratiques, puisqu’on n’a pas l’habitude de chercher l’obscurité sans avoir pour cela de bonnes raisons.

Voilà qui est bien faible et peu concluant ; c’est exactement, d’ailleurs, ce que devaient dire les païens lorsqu’ils voyaient les chrétiens se réunir dans les catacombes ; c’est ce que l’Église a dit de tous ceux, chevaliers du Temple ou francs-maçons, qui n’admettaient pas le public à leurs cérémonies.

Loin que la morale chrétienne ait eu à combattre l’immoralité mithriaque, on peut affirmer que les deux religions en présence avaient la même morale et qu’elles présentaient, à cet égard, une analogie plus étroite encore que celle de leurs traditions, de leur liturgie et de leur rituel.

Le mithraïsme, au dire de Porphyre, recommandait la continence, et c’était parfois, comme dans le christianisme, la continence absolue. Après avoir dit que le mithraïsme célèbre, comme le christianisme, l’oblation du pain, c’est-à-dire la communion, professe la doctrine de la résurrection, orne ses adeptes d’une couronne analogue à celle du martyre pour la foi, Tertullien ajoute : « Bien plus, il interdit à son pontife suprême d’être marié plus d’une fois ; il a des vierges, il a des hommes voués à la continence. » Habet et virgines, habet et continentes. Ce témoignage d’un ennemi du mithraïsme est formel.

Quant aux idées de fraternité qui prévalaient parmi les mithriastes, nous en avons la preuve certaine dans les noms qu’ils se donnaient : fratres, consacranei. Les cérémonies mêmes de l’initiation, dans la faible mesure où elles nous sont connues, avaient pour objet de mettre à l’épreuve et en lumière la soumission des initiés à l’égard du chef religieux, le Père, et aussi leur empire sur eux-mêmes, leur courage à supporter les jeûnes, les souffrances physiques, les intempéries, leur vaillance en présence des dangers dont on leur offrait l’image menaçante. Ici encore, nous pouvons tirer argument du silence de Tertullien. Si la doctrine mithriaque avait renfermé des éléments impurs, si l’enseignement donné aux initiés n’avait pas été inspiré d’une haute conception morale, n’aurait-il pas fait ressortir, à cet égard, la supériorité du christianisme, après avoir signalé la part du diable dans l’analogie extérieure des deux religions ?

Mais il y a plus : nous savons par Julien, le témoin le plus autorisé, que le mithraïsme avait une morale dogmatique et impérative, comme le paganisme gréco-romain n’en a jamais eu. À la fin de son beau livre, Les Césars, où Julien montre les empereurs romains passant en jugement devant le tribunal des dieux et qui se termine par la glorification de Marc Aurèle, l’empereur philosophe écrit ceci : « Quant à toi, dit Mercure en s’adressant à moi, je t’ai fait connaître Mithra, ton père. À toi d’observer ses commandements (...), afin d’avoir en lui, durant ta vie, un port et un refuge assurés et que, lorsqu’il te faudra quitter le monde, tu puisses, avec une douce espérance, prendre ce dieu comme guide. »

Cela est une allusion évidente à l’initiation de Julien au mithraïsme ; mais c’est encore autre chose et davantage. Mithra est devenu le père de Julien, qui obéit à ses commandements. Qu’est-ce que ces commandements, sinon une loi morale ? Et l’obéissance à ces commandements doit avoir un double effet. D’une part, sa vie durant, Julien, en se conformant aux ordres de Mithra, atteindra au bonheur par la sagesse ; d’autre part, la mort lui sera douce et l’immortalité bienheureuse lui sera assurée comme la récompense de ses vertus. Ne sommes-nous pas là en plein courant de pensée chrétienne ?

Nous y sommes encore, et plus profondément, lorsque nous étudions, à la lumière de tant de témoignages qui nous la racontent, la vie si courte et si belle de l’empereur Julien. Il faut savoir oublier un instant sa lutte, d’ailleurs sans violences, contre le christianisme, pour se pénétrer de ce qu’il y a de vraiment chrétien, au sens le plus élevé et, si j’ose dire, le plus philosophique de ce mot, dans une vie toute consacrée à la sagesse, à l’amour de l’humanité et de la patrie. Dans la longue série des empereurs et des rois chrétiens, personne peut-être, si ce n’est Saint Louis, n’a montré sur les marches du trône et sur le trône lui-même plus de constance, plus d’abnégation, plus de clémence que Julien. Il aimait à répéter le mot du vieux sage Pittacus : « On doit préférer le pardon à la vengeance » et, bien des fois, il agit en conséquence. Écrivant contre un méchant philosophe, Héraclius, Julien lui demande avec émotion : « Qu’as-tu donc fait de grand dans ta vie ? Qui as-tu assisté, alors qu’il luttait pour la justice’ ? De qui as-tu séché les larmes, alors qu’il pleurait, en lui enseignant que ta mort n’est pas un mal, ni pour celui qui la subit. ni pour ses proches ? » Je remplirais une heure si je voulais extraire des oeuvres de Julien tout ce qui honore son coeur et son caractère. Or, cet homme était un dévot du dieu Soleil, un initié de Mithra, et la loi morale à laquelle il conforme sa pensée et ses actes n’est pas seulement celle de la sagesse antique, mais, en particulier, celle que son initiateur au mithraïsme lui a apprise ; il nous le dit en termes formels dans le passage que j’ai rappelé plus haut.

J’allais déduire de ce qui précède une conclusion toute naturelle, à savoir que la morale est indépendante de la religion, mais que toute religion, à un moment quelconque de son évolution, adopte et fait sienne la morale de son temps, lorsque je me suis souvenu d’avoir lu quelque chose d’analogue dans un des livres charmants et profonds d’Anatole France, Le Mannequin d’osier [3]. J’ai recherché et retrouvé ce passage, qui m’a semblé infiniment préférable à tout développement que je pourrais tirer de mon cru. Je vais donc vous en donner lecture et ce sera la meilleure manière de terminer cette trop longue conférence

Chaque époque a sa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion ni de la philosophie, mais de l’habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise et l’humanité ne subsiste qu’à la condition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à son existence. Et précisément parce que la morale est a somme des préjugés de la communauté, il ne saurait exister deux morales rivales en un même temps et dans un même lieu. Je pourrais illustrer cette vérité d’un grand nombre d’exemples. Mais il n’en est pas de plus significatif que celui de l’empereur Julien, dont j’ai naguère quelque peu pratiqué les ouvrages. Julien, qui d’un coeur si ferme et d’une si grande âme combattit pour ses dieux, Julien, l’adorateur du Soleil, professait toutes les idées morales des chrétiens. Comme eux, il méprisait les plaisirs de la chair, vantait l’efficacité du jeûne qui met l’homme en communication avec la divinité. Comme eux, il soutenait la doctrine de l’expiation, croyait en la souffrance qui purifie, se faisait initier à des mystères qui répondaient, aussi bien que ceux des chrétiens, à un vif désir de pureté, de renoncement et d’amour divin. Enfin, son néo-paganisme ressemblait moralement comme un frère au jeune christianisme. Quoi de surprenant à cela ? Les deux cultes étaient deux enfants jumeaux de Rome et de l’Orient. Ils répondaient tous deux aux mêmes habitudes humaines, aux mêmes instincts profonds du monde antique et latin. Leurs âmes étaient pareilles. Mais par le nom et le langage ils se distinguaient l’un de l’autre. Cette différence suffit à les rendre mortellement ennemis. Les hommes le plus souvent se querellent pour des mots. C’est pour des mots qu’ils tuent et se font tuer le plus volontiers. Regardez les grands révolutionnaires et dites s’il en est un seul qui se montra quelque peu original en morale. Robespierre eut toujours sur la vertu les idées des prêtres d’Arras qui l’avaient interdit.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La morale du Mithraïsme », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 220-233.

Notes

[1Conférence faite au Musée Guimet. Je dois naturellement beaucoup à l’ouvrage cité de M. Cumont ; j’ai fait aussi des emprunt, parfois textuel, aux articles de M. Jean Réville sur le même sujet, p. ex., Revue de l’histoire des religions, 1901, p. 184 et Études publiées en hommage à la faculté de Montauban, 1901, p. 339.

[2M. Meillet (Revue des idées, 15 août 1907, p. 697) veut que le sens primitif de Mithra soit « contrat d’amitié » : ce serait le contrat divinisé. - 1909.

[3A. France. Le Mannequin d’osier, p. 318 sq.

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