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Joseph DELBŒUF

La foi du fou dans ses aberrations

Le sommeil et les rêves (1885). Première partie, Chapitre IV

Date de mise en ligne : samedi 20 novembre 2004

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L’hallucination : les conceptions du fou ont le même éclat que ses perceptions ; ses illusions sont légitimes. - L’hallucination peut avoir aussi sa cause dans l’affaiblissement de la faculté perceptive. - Le criterium distinctif de la conception et de la perception est, dans la règle, le témoignage des autres hommes. Critique de ce criterium. - Distinction entre la certitude objective et la certitude subjective. - Le signe distinctif suffisant et absolu de la certitude raisonnée est le doute spéculatif.

Chapitre IV
La foi du fou dans ses aberrations.
Le doute spéculatif.
Criterium absolu de la certitude scientifique

Nous venons de voir en quoi se ressemblent et en quoi se distinguent le rêve et la rêverie. De part et d’autre, le tissu fondamental est une suite de conceptions plus ou moins bien enchaînées. Seulement, dans la rêverie, elles coexistent avec des perceptions déterminées qui, bien qu’affaiblies par suite de notre inattention, en font néanmoins, par leur netteté et leur relief, remarquer le fruste et le défaut de saillie. Dans le rêve, au contraire, les perceptions que nous pouvons avoir sont si vagues et si obscures que nos conceptions en gagnent du resplendissement par contraste, et l’impossibilité où nous sommes d’établir une comparaison fait que nous prenons, obéissant en cela à une habitude innée et irrésistible, les objets de nos idées pour des réalités extérieures.

La folie, dont je vais dire quelques mots, a sa place marquée, du point de vue où je me mets, entre le rêve et la rêverie : les conceptions du fou en tant que fou, ont le même éclat que ses perceptions.

On se rappelle l’excellente Perrette s’abusant des perspectives les plus riantes, et se voyant déjà en possession d’une vache et de son veau. Supposons que la brave femme se figure qu’elle les possède réellement, et nous aurons devant nous une pauvre hallucinée. Trompée à la fois par tous ses sens, non seulement elle les verra paître, mais elle les entendra mugir, elle traira sa vache dans des seaux imaginaires, et rangera dans une crémerie qui n’existe pas des terrines de lait et des mottes de beurre qui n’existeront pas davantage.

Il pourra se faire cependant que la vue seule soit le siège de l’erreur. Alors la malheureuse ne réussira jamais à mettre la main sur ses bêtes, qui s’enfuiront à son approche. Elle se dira, dans sa folie, qu’un malin génie la tourmente et l’empêche d’exercer son office de fermière ; elle finira par s’expliquer la chose d’une façon vraisemblable à ses yeux, et Dieu sait jusqu’où la logique des suppositions peut la conduire.

On connaît ce genre de spectacle dont tout l’intérêt se tire d’une illusion d’optique. Sur la scène se meuvent des acteurs réels et aussi des ombres insaisissables dont le corps n’offre aucune résistance aux épées et aux massues, qui apparaissent subitement et qui disparaissent de même. Admettons pour un instant que l’acteur puisse être victime de ce jeu de scène. Il aura devant lui un personnage qu’il verra, mais qu’il ne pourra toucher. Se dira-t-il que c’est une illusion ? Peut-être. Mais où sera le sens abusé ? Sera-ce la vue qui voit ce qui n’existe pas, ou le toucher qui ne touche pas ce qui existe ? Appuyé sur l’expérience, il est possible qu’il finisse par se persuader d’une erreur dans ses perceptions visuelles ; mais il est possible aussi qu’il en perde la raison.

Le malheureux insensé qui croit avoir le ventre rempli de grenouilles ou de crapauds, et qui, lorsque vous cherchez par démonstration à le guérir, les empoigne avec ses mains, vous les met devant les yeux ou vous les jette à la face, est victime d’une triste illusion, sans doute ; mais comment pourrait-elle ne pas se produire ? Les fondements de notre croyance aux choses réelles sont-ils d’une nature différente ?

De là cette conclusion, à première vue paradoxale, mais néanmoins de la plus rigoureuse exactitude : c’est que l’halluciné obéit à une loi naturelle quand il croit à la véracité des images fantastiques qui hantent son esprit. En cela il se comporte exactement comme moi qui, en ce moment, suis intimement persuadé que j’ai une plume à la main, du papier devant moi, et que j’y écris le résultat de mes réflexions. Et autant je regarderais comme un non-sens la tentative de quiconque voudrait chercher à me convaincre que je rêve, autant il doit nous trouver mauvais plaisant quand nous nions et voulons lui faire révoquer en doute l’existence de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, de ce qu’il manie tous les jours.

"Écoutons, dit Albert Lemoine [1], la réponse d’une hallucinée à qui le médecin voulait démontrer son erreur. “Comment connaît-on les objets ? Parce qu’on les voit et qu’on les touche. Or je vois, j’entends et je touche les démons qui sont hors de moi, et je sens de la manière la plus distincte ceux qui sont dans mon intérieur. Pourquoi voulez-vous que je répudie le témoignage de mes sens, lorsque tous les hommes les invoquent comme l’unique source de leurs connaissances ?” Et lorsqu’on lui donnait comme preuve l’exemple des autres hallucinés qu’elle reconnaissait être dans l’erreur : “Ce que mon œil voit, mon oreille l’entend, ma main le touche. Les malades dont vous me parlez se trompent ; l’un de leurs sens est contredit par l’autre ; pour moi, au contraire, j’ai l’autorité de tous”. Si, quoique bien éveillé, continue l’auteur, le fou croit à la réalité des images ou des bruits qu’il voit et qu’il entend, c’est par cela même qu’il est éveillé, et ne peut douter pour cette raison de la véracité du témoignage de ses sens."

Comme l’analyse du sommeil, celle de la folie nous amène donc aussi à faire deux parts dans les phénomènes qu’elle présente, et à distinguer ce qui est morbide d’avec ce qui en découle naturellement en vertu de notre expérience antérieure, de nos habitudes intellectuelles et de nos instincts.

L’homme endormi voit parfois un bâton s’animer, un meuble parler, un homme revêtir la forme d’un oiseau. Les poètes, ces rêveurs volontaires, peuplent les forêts d’arbres enchantés qui saignent quand on les frappe, qui trouvent des accents de menace ou de supplication, qui se transforment subitement en monstres ou en femmes pour vous effrayer ou vous attendrir. On sait en quels animaux Circé métamorphosa les compagnons d’Ulysse ; et le Tasse et l’Arioste ont doué les enchanteurs des pouvoirs les plus redoutables.

L’homme endormi est une dupe momentanée ; les poètes sont des dupes volontaires. Mais il y a aussi des dupes involontaires et incorrigibles, qui prennent des moulins à vent pour des géants, des Maritornes pour des princesses [2] et des marionnettes pour des personnages en chair et en os. La raison de leurs illusions nous est connue : c’est que les vaines images de leur cerveau les frappent avec la même vivacité que les images réelles. Et, s’ils ne doutent pas de la vérité de celles-ci, pourquoi douteraient-ils de la vérité de celles-là ?

Dans la chambre où j’écris ces lignes sont accrochées, sur le mur en face de moi, des gravures. Je suis absolument certain qu’elles sont là. Or, si au-dessus ou à côté de ces gravures, tous les jours j’en voyais d’autres qui pourtant n’existeraient pas ; si je m’imaginais les toucher, les décrocher, les épousseter ; si je croyais me rappeler d’où et comment elles me sont venues, je devrais logiquement avoir foi en leur existence. Je suis et je me sens éveillé quand je vois les premières, pourquoi devrais-je croire que je rêve quand je vois les secondes ? Ma foi erronée n’a-t-elle pas pour garant ma foi légitime ? L’affirmation de mes proches que ce serait là une idée délirante pourrait momentanément jeter un certain trouble dans mon esprit ; mais je me persuaderai bien plus facilement et bien plus raisonnablement qu’ils ont comploté de se moquer de moi, que je ne révoquerai en doute le témoignage constant de mes sens [3]. Si je ne sais pas comment ces tableaux sont venus là, je croirai plutôt à un défaut de mémoire qu’à une erreur continue. Si enfin ils se refusent à se laisser décrocher, je serai en proie à une grande inquiétude. Je me dirai que je suis le jouet d’un mauvais rêve ; si j’ai été élevé dans des idées superstitieuses, je soupçonnerai une intervention diabolique ; si enfin je sais, pour l’avoir vu ou l’avoir lu, que de pareilles illusions peuvent être l’effet d’une maladie, je me rendrai compte de mon état, je m’en tourmenterai probablement, comme aussi il pourra se faire que j’en prenne mon parti. On connaît l’abîme de Pascal et l’enfer de Descartes. C’est à cette conclusion que je m’arrêterai presque certainement si les apparitions sont passagères, intermittentes ou périodiques, les raisons de douter étant, dans ce cas, plus puissantes que les raisons de croire.

Je viens de passer rapidement en revue les diverses sortes d’hallucination, depuis la folie caractérisée jusqu’à la plus simple des maladies mentales. On remarquera que les illusions y sont partout motivées, et que l’halluciné fait acte de conscience précisément parce que, à tous les autres égards, il est en communication avec l’extérieur. C’est là ce qui leur donne un caractère de cohérence qu’on rencontre bien rarement dans les rêves.

Mais il est des folies d’une nature toute différente. Les déments et certains fous mélancoliques, dont l’état tient principalement à une anémie ou à un épuisement du cerveau, ont des idées dont la bizarrerie ne le cède nullement à celle de nos songes. Un jardinier qui porte une botte d’osiers se transforme à leurs yeux en un gendarme qui conduit leur ennemi en prison. J’ai connu une jeune mère qui, affaiblie par des accouchements successifs, perdit momentanément la raison. Elle s’imaginait, par exemple, que les poulets que troussait la cuisinière étaient ses propres enfants, et rien n’était plus déchirant à voir et à entendre que ses angoisses maternelles. Il y avait là une de ces superpositions d’images dont j’ai parlé plus haut. Il faut chercher l’explication de ces cas et d’autres analogues dans l’engourdissement de la réceptivité, ce qui établit un rapprochement entre ces sortes de maladies et le sommeil.

Il n’entre pas dans mon sujet de rechercher les causes possibles de la folie. Pourtant la question peut être envisagée sous un point de vue tout théorique et tout psychologique. Il ressort de ce que j’ai dit jusqu’à présent que les hallucinations peuvent tenir à deux causes au plus. Ou bien elles proviennent de ce que les conceptions erronées ont acquis un éclat comparable à celui des perceptions ; ou bien de ce que, au contraire, la faculté de percevoir s’est affaiblie au point que les images réelles sont grises et ternes autant que les images fictives. Il est possible que souvent ces deux causes agissent à la fois ; c’est un point que je n’ai pas à examiner.

Mais quoi qu’il en soit, on peut étendre aux divagations de l’insensé la définition qu’Aristote donne des rêves, en l’élargissant un peu, et dire qu’elles sont propres au fou en tant qu’il est fou. Entre les conceptions du fou et celles de l’homme sensé, il n’y a donc pas de différence sous le rapport psychologique ; la différence est physiologique, et, pour préciser davantage, purement pathologique.

J’aborde maintenant les autres questions qu’il me reste à traiter. La première est celle de savoir à quel caractère on peut reconnaître pratiquement une conception d’une perception, du moment qu’elles ont l’une et l’autre le même éclat. La réponse est bien simple. La conception est toute personnelle, la perception est commune à tous. Les gravures qui sont dans ma chambre, tout le monde les voit, tout le monde peut les toucher ; celles qui sont dans mon imagination sont inaccessibles pour tous, excepté pour moi.

Donc, en matière de perceptions et de conceptions, le témoignage des autres hommes est le seul criterium qui puisse nous guider.

Mais ce criterium n’est malheureusement pas infaillible. N’arrive-t-il pas quelquefois que des populations entières voient des apparitions merveilleuses ? Dans son livre si instructif intitulé De l’étude de la nature [4], M. Houzeau, ancien directeur de l’Observatoire de Bruxelles, cite les lampes sépulcrales, déposées par les Romains dans leurs tombeaux, et que de nombreux témoins affirmaient avoir vues brûler encore, lorsque l’intérieur des tombes était mis à jour. Voilà un fait parfaitement impossible, et, au reste, bien facile à constater. Or, que lisons-nous dans les procès-verbaux de l’ouverture d’un sépulcre romain dans l’île de Nisida, près de Naples, et réunis par Portal [5] ? “Des hommes graves, honorés, appartenant à différentes professions, dit M. Houzeau, entre autres un magistrat renommé, attestent, pour l’avoir vu de leurs yeux et de la manière la plus authentique et la plus absolue, des miracles chimiques qui n’étaient pour eux qu’un secret perdu”. En plein XVIII, siècle, les miracles du diacre Pâris sont appuyés d’un ensemble de preuves dont les événements historiques les mieux établis pourraient difficilement s’étayer. Enfin, ce qui est plus fort, ne voyons-nous pas de nos jours des philosophes, des savants, des naturalistes, des Fechner, des Zöllner, des Ulrici, des Wallace se laisser mystifier par les jongleries spirites d’un docteur Slade ?

Cependant, en thèse générale, les idées d’un fou en tant que fou sont incommunicables, elles ne savent pas s’imposer à d’autres ; aussi est-il toujours disposé à regarder comme des insensés ses compagnons d’infortune, ou comme des gens bornés ou aveuglés, les visiteurs du dehors. Et, néanmoins, une réflexion ultérieure nous rejette dans la perplexité. Que d’hommes de génie se sont vus traiter de fous par de beaucoup moins sages qu’eux ! Pour ne rappeler que deux exemples pris dans l’histoire contemporaine, que d’illustres personnages n’ont pas au début voulu croire à l’avenir des chemins de fer ni même à leur mise en pratique ? Et tout récemment n’a-t-on pas entendu des sociétés savantes qualifier irrévérencieusement les premières annonces de l’invention du téléphone ? Si les maisons de santé abritent des inventeurs du mouvement perpétuel et autres machines physiquement impossibles, ne sont-elles pas aussi parfois refermées sur un rêveur sublime ? D’où ce dicton, absurde au fond, mais vrai pour le vulgaire, que le génie et la folie ont plus d’un point de contact.

Nous ne sommes pas au bout des difficultés. Il est arrivé que des fous sont parvenus à faire accepter à d’autres fous les prétentions les plus déraisonnables. M. Spring, l’auteur de la Symptomatologie ou Traité des accidents morbides, me racontait un jour qu’il avait connu dans un asile d’aliénés un Dieu le Père qui s’était conquis un certain nombre d’adorateurs. Et, en fait, ne voit-on pas des nations entières, de vastes sociétés humaines, croire à l’infaillibilité d’un homme qu’en dernier résultat d’autres hommes ont investi de cette prérogative ?

Tout bien considéré et tout bien pesé, on est toujours ramené fatalement à cette conclusion [6] que j’ai énoncée ailleurs : c’est que si, d’une part, la vérité existe, d’autre part, le criterium absolu de la vérité n’existe pas ; qu’il faut distinguer entre la certitude subjective et la certitude objective ; que notre persuasion, si ferme qu’elle soit, peut être non fondée ; que la vérité pour nous ne peut avoir qu’un caractère tout provisoire.

Le seul motif, en effet, qui nous fasse rejeter une proposition, se déduit des contradictions qu’elle présente avec d’autres propositions considérées par nous comme vraies. Or, comme le nombre de ces dernières tend toujours à s’accroître, rien ne nous garantit que de nouvelles contradictions ne surgiront pas un jour ; l’histoire des sciences ne nous a que trop habitués à ce genre de surprises.

Mais si la défiance à l’égard de notre savoir est légitimée par les défaillances de nos facultés intellectuelles, par contre, c’est ici enfin que nous mettons la main sur la vraie pierre de touche de l’état de raison. Comme tout autre phénomène, l’erreur a sa cause, et, à ce titre, elle est explicable et en quelque sorte logique. Cette cause consiste en une vue incomplète des choses [7]. Se corriger, c’est voir plus et mieux. Sans doute l’esprit humain n’est pas tenu de tout voir, mais il devrait se garder de nier l’existence de ce qu’il ne voit pas. Or, c’est cette négation - excusable, mais imprudente - qui est la source de tous nos faux jugements.

Cette imperfection de notre nature une bonne fois reconnue, il ne convient à personne d’avoir une persuasion scientifique absolue et sans réserve concernant aucune vérité, quelle qu’elle soit.

Certes, s’il s’agit de la foi subjective, il nous est impossible de la refuser à ce qui s’impose momentanément à nous, même à l’erreur. Cette foi vulgaire et toute pratique exclut l’hésitation.

Mais s’il s’agit de l’adhésion réfléchie, il y a toujours une place, et nous devons laisser une place pour le doute. il n’y a pas de proposition, si certaine que nous la jugions, qui ne puisse être l’objet d’un doute. Ce doute, qui s’allie parfaitement avec la certitude, est le doute spéculatif. C’est un doute spéculatif qu’émettait Descartes quand, en écrivant ses Méditations, il se demandait s’il ne rêvait pas.

Le doute, comme on le voit, est non seulement conciliable avec la conviction consciente et raisonnée, mais il n’est même possible qu’avec elle et elle le présuppose. Si Descartes n’eût pas été pleinement éveillé et s’il n’eût été absolument certain de l’être, il ne se fût pas posé la question dans le sens qu’il lui donnait. Sosie et Gilles le savetier n’auraient pas douté d’eux-mêmes s’ils n’avaient été dans leur bon sens.

Le doute spéculatif, en effet, n’est pas un doute sincère, un doute vrai, comme en éprouve maintes fois l’homme éveillé, aussi bien que l’homme qui dort et le fou. C’est un doute tout théorique, qui porte sur des choses dont, au fond, on ne doute nullement, et qui se justifie par des considérations générales et supérieures. Ce doute, dont le sentiment n’est pas dupe, est l’apanage de l’esprit en pleine possession de sa raison, et est en même temps le signe distinctif suffisant et absolu de la certitude raisonnée.

Cette conclusion est, à première vue, étrange, et, à certains esprits, elle paraîtra désolante. Elle pourra servir de nouveau thème aux philosophes désespérés et désespérants, qui en prendront texte pour faire de l’homme un Tantale altéré de vérité. Telle n’est pas notre destinée. Plongés dans l’océan inépuisable de la vérité, il ne nous est pas interdit d’y rafraîchir nos lèvres.

Sans doute, si l’on considère toute science humaine comme une collection de vérités, de faussetés et d’obscurités juxtaposées et sans influence les unes sur les autres, et si, par conséquent, on assigne pour but à l’intelligence le soin d’augmenter sans cesse la somme du vrai et de restreindre le champ de l’erreur et de l’inconnu, du jour où l’on s’aperçoit qu’on ne peut rien connaître de certain, on doit se laisser aller au découragement et aspirer après l’anéantissement de la pensée.

Mais rassurons-nous et consolons-nous. Si la certitude absolue nous échappe et nous échappera toujours, la certitude relative et indéfiniment progressive, la seule accessible à notre raison finie, doit suffire à notre ambition et est de nature à la satisfaire. La vérité est une. Il n’y a pas des vérités, il n’y a que la vérité. À parler rigoureusement, les mots “vérité particulière” forment une inexactitude et une sorte de non-sens.

Toutes nos sciences, même les plus positives, donnent de la vérité une traduction en partie douteuse, en partie erronée, en partie incomplète. Ainsi, d’un côté, même dans ces derniers temps, n’a-t-on pas été jusqu’à contester la solidité des bases de la géométrie ? N’a-t-on pas remis en question les fondements de la logique ?

D’un autre côté, croire qu’une proposition, qui en soi, peut être vraie, est néanmoins conciliable avec une proposition dont on ne voit pas la fausseté, c’est ne pas saisir la première dans sa véritable essence. Conclure des principes de la mécanique que le mouvement perpétuel est réalisable, c’est, au fond, leur substituer virtuellement d’autres principes moins justes, bien que l’énoncé en reste le même. Enfin, ne pas avoir tiré d’une proposition toutes les conséquences qu’elle recèle, c’est n’en pas comprendre toute la portée. Lucrèce, Pascal, Lavoisier, Mayer entendent-ils de la même façon l’axiome que rien ne vient de rien, que rien ne retourne à rien ?

La vérité ne se montre jamais à nos yeux que voilée de la tête aux pieds, et, comme à la déesse de Saïs, aucune main d’homme ne lui ôtera son voile. Mais ce voile est de jour en jour plus transparent, parce que notre vue devient de plus en plus perçante et plus juste.

La vérité n’est donc pas une de ces choses dont nous pouvons poursuivre la conquête en nous les annexant parcelle par parcelle ; elle est plutôt de celles dont la possession entière nous est refusée, mais que l’on doit adorer, et auxquelles on peut s’unir de plus en plus intimement en multipliant les points de contact et les moyens d’attache. Gardons-nous seulement de la présomption et de l’ivresse des premiers regards et des premiers embrassements. Si le commencement du savoir, c’est de savoir que l’on ne sait rien, n’oublions pas non plus qu’on ne sais jamais le tout de rien. La modestie, la défiance et le doute, voilà les marques du vrai savoir. La suffisance n’est-elle pas la compagne ordinaire de l’ignorance et de la sottise ?

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations à partir de l’ouvrage de Joseph Delbœuf, « Le sommeil et les rêves, considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire (Le principe de la fîxation de la force) », Félix Alcan Éditeur, Paris, 1885, 262 pages.

Notes

[1Ouvrage cité, p. 114. La citation est de troisième main. Elle est, d’après la note, tirée de Bayle, Revue médicale, 1820.

[2Don Quichotte, chap. XVI : De ce qui arriva à l’ingénieux Hidalgo dans l’hôtellerie qu’il prenait pour un château. Il faut relire ce délicieux chapitre, où le mélange de la fiction et de la réalité abuse si bien l’illustre Chevalier de la Manche.

[3“Après avoir vainement lutté contre cette puissance qui le domine, il (le malade) est conduit le plus souvent à des explications erronées ; il attribue, par exemple, les idées qui l’obsèdent à un être étranger” (Baillarger, cité par M. Alf. Maury, op. cit., chap. VII, 158).

[4Bruxelles, 1876, p. 99.

[5Magia naturalis, grande édition de 1589, lib. XII, cité par M. Houzeau.

[6Voir ma Logique scientifique, Bruxelles et Liège, 1865, et ma Logique algorithmique, ibid. 1877. Qu’il me soit permis, à l’occasion de ce passage, de mentionner les intéressants et remarquables articles de M. Paulhan, qui ont paru dans la Revue philosophique (juillet, août et septembre 1879). E touche, dans le dernier surtout, par plusieurs côtés, à certaines questions spéciales que je viens de traiter, et il me fait l’honneur de me citer, entre autres fois, à propos de la théorie de la certitude (n° de septembre, page 302). Oserai-je appeler son attention sur les lignes qui vont suivre, arrêtées et écrites longtemps avant que j’eusse pris connaissance de son travail, et où j’essaie de concilier les scepticisme scientifique avec le dogmatisme pratique, auquel nul ne peut échapper ?

[7Voir ma Logique algorithmique, 4e partie.

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