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Johann Wolfgang von GOETHE

La Cène de Léonard de Vinci

Par Joseph Bossi, Grand in-folio de 264 pages, 1810

Date de mise en ligne : samedi 10 décembre 2005

L’auteur de cet important ouvrage naquit à Milan en 1777. Doué par la nature de belles facultés, qui se développèrent de bonne heure, il montra surtout beaucoup de goût pour les arts plastiques, et parait s’être cultivé par lui-même et par les ouvrages qui nous restent de Léonard de Vinci. Après avoir fait à Rome un séjour de seize ans, il revint dans sa ville natale, et fut nommé directeur d’une académie des arts, à laquelle il s’agissait d’imprimer une vie nouvelle.

Aussi porté à la méditation qu’au travail, il avait approfondi les principes et l’histoire de l’art, et il put en conséquence entreprendre la tache difficile de reproduire dans une copie soigneusement méditée le célèbre tableau de la Cène par Léonard de Vinci, pour qu’on en pût faire une mosaïque, qui lui assurerait une durée perpétuelle. Il expose dans ce livre comment il a procédé, et notre dessein est de donner ici une idée de ses travaux.

Les amis des arts ont fait en général à cet ouvrage un accueil favorable, mais on s’est heureusement trouvé à Weimar en mesure d’en porter un jugement plus approfondi, parce que Bossi, n’ayant pu prendre pour base de son travail un original entièrement altéré et repeint, s’est vu forcé d’étudier à fond les copies qui en restent. Il a dessiné les tètes ainsi que les mains de trois reproductions ; il a cherché à pénétrer, autant que possible, dans l’esprit de son illustre devancier et à deviner ses intentions ; enfin, conduit par le jugement, le choix et le sentiment, ii a terminé son travail, modèle d’une mosaïque désormais exécutée. Or tous ces dessins se trouvent à Weimar. C’est le fruit du dernier voyage de S. A. R. le grand-duc en Lombardie. La suite de cet exposé en fera apprécier la grande valeur.

Vinci, château et seigneurie du val d’Arno, près de Florence, fut possédé, vers la fin du quinzième siècle, par un seigneur nommé Pierre, qui eut, d’une mère inconnue, un fils naturel. Ce fils, nommé Léonard, déploya, dès sa plus tendre jeunesse, toutes les qualités d’un chevalier ; il avait la force du corps, l’adresse à tous les exercices, la grâce et les bonnes manières ; mais il fit surtout paraître un goût passionné et une grande aptitude pour les arts plastiques. Aussi fut-il envoyé de benne heure à Florence, et donné pour élève â Berrochio, esprit méditatif, profondément versé dans la théorie. Léonard surpassa bientôt son maître dans la pratique, au point de lui faire prendre la peinture en dégoût.

L’art se trouvait alors au point où un grand talent pouvait entrer avec succès dans la carrière, et se produire dans tout l’éclat de son activité. La peinture avait déjà renoncé depuis deux siècles à la sèche roideur de l’école byzantine, et, par l’imitation de la nature, par l’expression de sentiments pieux et moraux, elle s’était élevée à une vie nouvelle. L’artiste travaillait excellemment, mais d’une manière inconsciente, il exprimait avec bonheur ce que lui inspirait son talent, les choses auxquelles son sentiment le portait, selon la mesure de son développement esthétique, mais nul ne savait encore se rendre compte des mérites et des défauts de ses ouvrages, qu’il ne laissait pas de sentir et de remarquer. Chacun a dans l’oeil la vérité et le naturel, mais l’unité vivante fait encore défaut ; on trouve les plus admirables dispositions, et pourtant aucun ouvrage n’est parfaitement conçu, entièrement combiné ; on rencontre partout quelque chose d’accidentel, d’étranger ; les principes d’après lesquels on aurait pu juger son propre travail ne sont pas encore formulés.

Telle était l’époque dans laquelle parut Léonard de Vinci, et en même temps que son habileté naturelle lui rendait facile l’imitation de la nature, son esprit profond remarqua bientôt que, derrière l’apparence extérieure, qu’il savait si heureusement reproduire, étaient cachés encore bien des mystères qu’il devait s’efforcer sans relâche de découvrir. Il chercha donc les lois de la structure organique, la base des proportions ; il étudia les règles de la perspective, de la disposition, du coloris ; bref, il tâcha d’approfondir toutes les exigences de l’art. Mais ce qui l’intéressait surtout, c’était la diversité de la figure humaine, sur laquelle se manifeste aussi bien le caractère permanent que la passion momentanée, et ce sera le point auquel nous devrons nous arrêter le plus en étudiant le tableau de la Cène.

Travaux publics de Léonard

Les troubles que la faiblesse de Pierre de Médicis fit naître à Florence chassèrent Léonard en Lombardie, où Ludovic le More, successeur de François Sforza, songeant à honorer et son devancier et lui-même par la même grandeur et la même activité, voulait illustrer son propre gouvernement par la culture des arts. Léonard fut chargé d’exécuter une statue équestre colossale.

Après plusieurs années de travail, il termina le modèle du cheval, qui excita l’admiration générale. Malheureusement, on en fit parade dans une fête, comme de l’objet le plus magnifique ; il se brisa, et l’artiste fut obligé d’en entreprendre un second. Il en vint aussi à bout. Alors les Français passèrent les Alpes. Les soldats prirent le cheval pour but de leurs exercices, et ils le détruisirent à coups de fusil. Aucune trace ne nous est restée de ces deux modèles, qui avaient coûté un travail de seize années. Nous voyons par là que la vaine ostentation et la grossière ignorance sont également funestes.

Nous ne mentionnerons qu’en passant la bataille d’Anghiari, dont il exécuta le carton à Florence, en rivalisant avec Michel-Ange, et le tableau de sainte Anne, où la Vierge, tenant son fils dans ses bras, est assise sur les genoux de sa mère.

La Cène

Portons maintenant notre attention sur le véritable objet de notre étude, la Cène, qui fut peinte sur la muraille du couvent des Dominicains à Milan. Si nos lecteurs ont sous les yeux la gravure de Morghen elle suffira pour l’intelligence de l’ensemble et du détail.

Il faut d’abord considérer la place où le tableau est peint ; car la sagesse de l’artiste s’y manifeste comme dans son foyer. Pouvait-on choisir pour un réfectoire un sujet plus noble et plus convenable qu’un repas suprême, qui devait prendre dans tout le monde, pour tous les siècles, un caractère de sainteté ?

Nous avons vu dans nos voyages, il y a bien des années, cette salle encore intacte. Vis-à-vis de l’entrée, le long du côté étroit, au fond de la salle, était la table du prieur, et, de part et d’autre, les tables des moines, toutes élevées d’une marche au-dessus du plancher, et, quand le visiteur se retournait, il voyait sur la quatrième muraille la quatrième table, peinte au-dessus des portes peu élevées ; à cette table, le Christ et ses disciples, absolument comme s’ils avaient fait partie de la société. Ce devait être, à l’heure du repas, un remarquable coup d’oeil que ces deux tables du prieur et du Christ en regard l’une de l’autre et celles des moines comprises entre elles. Ce fut pour l’ingénieux artiste une raison de prendre comme modèles les tables des moines, telles qu’il les trouvait.

Et sans doute la nappe, avec ses plis froissés, ses rayures ouvragées et ses franges, a été prise de la lingerie du couvent ; les sièges, les assiettes, les coupes et tous les autres ustensiles sont également imités de ceux dont les moines se servaient.

L’artiste n’a donc nullement visé à se rapprocher d’un costume antique incertain. Il eût fait une grande maladresse d’étendre en ce lieu la sainte assemblée sur des coussins. Elle devait être rapprochée du présent ; le Christ devait célébrer la Gène chez les Dominicains à Milan.

Le tableau devait, à d’autres égards encore, produire un grand effet. Les treize figures, qui ont à peu près une fois et demie la grandeur naturelle, occupent, à dix pieds environ au-dessus du sol, une longueur de vingt-huit pieds. On n’en voit que deux tout entières aux deux bouts de la table ; les autres sont des demi-figures, et l’artiste a trouvé encore ici son avantage dans la nécessité. Toute expression morale appartient exclusivement à la partie supérieure du corps, et, dans ces occasions, les pieds sont toujours un obstacle : ici l’artiste s’est assuré onze demi-figures, dont le giron et les genoux sont couverts par la table et la nappe, et dont les pieds devaient être à peine aperçus dans une ombre modeste.

Qu’on se transporte par la pensée dans cette salle ; qu’on se figure la tranquillité décente qui règne dans un réfectoire de moines tel que celui-là, et l’on admirera l’artiste, qui a répandu dans son tableau une émotion puissante, un mouvement passionné, et, en approchant le plus possible son oeuvre de la nature, la met en contraste avec la réalité voisine.

Le stimulant que l’artiste emploie pour émouvoir le saint et paisible souper, ce sont les paroles du maître. « Je vous le dis en vérité, l’un de vous me trahira. » Ces paroles sont prononcées, et toute l’assemblée s’agite. Jésus penche la tète, il baisse les yeux ; toute son attitude, le mouvement des bras, des mains, tout répète, avec une résignation céleste les funestes paroles ; le silence même fortifie cette déclaration : « Oui, il n’en est pas autrement, l’un de vous me trahira. »

Avant d’aller plus loin, développons un grand moyen par lequel Léonard a surtout animé ce tableau : c’est le mouvement des mains, et ce moyen, un Italien pouvait seul le trouver. Chez ses compatriotes, tout le corps est intelligent ; tous les membres prennent part à toute expression du sentiment, de la passion, même de la pensée. Certains gestes et certains mouvements des mains diront, par exemple : « Que m’importe ? - Viens çà. - Cet homme est un fripon : défie-toi de lui. - II n’a pas longtemps à vivre. - C’est là le point capital. - Messieurs, notez bien ceci, etc. etc. » Léonard, qui observait avec la plus grande attention tout ce qui était caractéristique, dut remarquer particulièrement ces habitudes nationales. Sous ce rapport, le tableau de la Cène est unique, et l’on ne peut y donner assez d’attention. Une parfaite harmonie règne entre l’expression du visage et chaque mouvement, et l’on ne peut trop louer la manière, tout aussi claire, dont les membres sont disposés et coordonnés.

À droite et à gauche du Seigneur, les figures peuvent être considérées trois à trois ; c’est ainsi qu’elles ont été groupées, et pourtant mises en rapport avec celles d’alentour. À la droite du Christ et auprès de lui, se trouvent Jean, Judas et Pierre.

Pierre, le plus éloigné, après avoir entendu les paroles du Maître, s’avance précipitamment, avec l’ardeur qui le caractérise, derrière Judas, qui lève les yeux avec effroi et se penche en avant sur la table, serrant la bourse de la main droite, tandis que la gauche fait un mouvement convulsif involontaire, comme s’il voulait dire : « Qu’est-ce, que cela signifie ? Que va-t-il arriver ? » Cependant Pierre a saisi de la main gauche l’épaule droite de Jean, qui est penché vers lui. Il lui indique Jésus et il invite le disciple bien-aimé a demander qui donc est le traître. Il tient de la droite un couteau, dont la pointe menace accidentellement les côtes de Judas, ce qui détermine bien à propos le mouvement d’effroi avec lequel Judas se penche en avant et renverse même une salière. Ce groupe peut être considéré comme le premier conçu ; c’est le plus parfait du tableau.

Si, à la droite du Seigneur, un mouvement modéré a exprimé la menace d’une vengeance immédiate, à sa gauche éclate une vive horreur de la trahison. Jacques le Majeur recule d’épouvante ; il ouvre les bras, saisi de stupeur, et baisse la tête, en homme qui croit voir déjà de ses yeux l’acte abominable qu’il entend de ses oreilles. On voit par-dessus son épaule Thomas, qui s’approche du Sauveur en portant à son front l’index de sa main droite. Philippe, le troisième personnage de ce groupe, l’achève avec une grâce infinie. II s’est levé, il s’incline vers le Maître, il pose sa main sur sa poitrine, et il semble qu’on l’entende dire : « Seigneur, ce n’est pas moi ! Tu le sais. Tu connais la pureté de mon coeur. Ce n’est pas moi ! »

Les trois derniers personnages de ce côté nous fournissent de nouveaux sujets d’observation. Ils s’entretiennent sur l’affreuse nouvelle qu’ils viennent d’apprendre. Matthieu tourne vivement le visage à gauche vers ses deux interlocuteurs, en même temps qu’il tend les mains vers le Maître et, par un artifice admirable, relie le groupe au précédent. Thaddée exprime la plus violente surprise, le doute et le soupçon. Il a posé sur la table sa main gauche ouverte, et il lève la droite, comme s’il était sur le point de frapper du dos de cette main dans la gauche, mouvement qu’on observe encore chez les personnes naturelles, quand elles veulent dire, à propos des événements inattendus : « Ne l’ai-je pas dit ? Ne l’ai-je pas toujours soupçonné ? » Simon est assis, avec une grande dignité, au bout de la table, aussi le voyons-nous tout entier. Il est le plus âgé de tous ; il porte un ample et riche vêtement ; sa figure et ses gestes font voir qu’il est surpris et pensif, mais non ébranlé, à peine ému.

Portons maintenant les yeux à l’autre bout de la table : nous y voyons Barthélemy. Le pied droit croisé sur le pied gauche, les deux bras accoudés sur la table et soutenant son corps penché en avant, il paraît prêter l’oreille à ce que Jean demande au Seigneur. Car la question présentée parle disciple bien-aimé semble partir de tout ce côté de la table. Jacques le Mineur, en arrière et à côté de Barthélemy, pose la main gauche sur l’épaule de Pierre, comme Pierre sur l’épaule de Jean ; mais Jacques se borne à demander doucement une explication, tandis que Pierre menace déjà de la vengeance. Ainsi donc, comme Pierre derrière Judas, Jacques le Mineur s’avance derrière André, une des figures les plus importantes, qui, levant les bras à demi, montre les paumes des mains, expression décidée de l’horreur, qui ne parait qu’une fois dans ce tableau, tandis qu’elle est trop souvent répétée dans d’autres ouvrages d’une conception moins ingénieuse et moins solide.

Procédés techniques

Il nous reste beaucoup de choses à dire sur les figures et les physionomies, le mouvement et les costumes ; mais nous devons nous occuper d’une autre partie de notre exposé, où nous ne trouverons que matière à nous affliger. Je veux parler des moyens mécaniques, physico-chimiques et techniques dont l’artiste a fait usage pour exécuter son oeuvre admirable. Les nouvelles recherches n’ont prouvé que trop clairement que le tableau fut peint à l’huile sur la muraille. Ce procédé, employé depuis longtemps avec avantage, devait plaire infiniment à un artiste comme Léonard, qui, étant né avec le plus heureux coup d’oeil pour contempler la nature, s’efforçait de la pénétrer jusqu’au fond, afin de manifester l’intérieur dans l’extérieur.

Combien c’est là une grande et même une ambitieuse entreprise, c’est ce qui parait avec évidence, quand on réfléchit que la nature travaille du dedans au dehors, et qu’elle doit d’abord se préparer à elle-même des moyens infinis avant de pouvoir, après mille tentatives, faire sortir les organes les uns des autres, les développer ensemble, pour produire une oeuvre telle que la figure humaine, qui manifeste, il est vrai, extérieurement les plus hautes perfections intérieures, mais qui semble envelopper plutôt que résoudre l’énigme derrière laquelle se cache la nature.

Représenter consciencieusement l’intérieur dans l’extérieur était le voeu suprême, unique, des plus grands maîtres ; ils ne s’efforçaient pas seulement de rendre avec une vérité frappante l’idée de l’objet, ils voulaient que l’imitation fût équivalente à la nature, qu’elle lui fût même supérieure sous le rapport de l’effet. Or cela exigeait avant tout le plus grand détail, et l’on ne pouvait y arriver que par degrés. Ii était d’ailleurs indispensable qu’on pût retoucher, et donner un nouveau coup de pinceau : ces avantages, et bien d’autres, on les trouve dans la peinture à l’huile.

On a donc reconnu, après d’exactes recherches, que Léonard avait enduit avec un fer chaud la crépissure d’un mélange de mastic, de poix et d’autres ingrédients. Ensuite, pour obtenir un fond parfaitement uni, et une plus grande sûreté contre les influences extérieures, il avait passé sur le tout une couche légère de blanc de plomb et une fine argile jaune. Mais ces soins mêmes paraissent avoir nui à l’ouvrage ; en effet, si, dans les commencements, quand les couleurs du tableau avaient assez de nourriture, cette dernière et légère couche huileuse en prit sa part et se maintint quelque temps ; lorsque, avec le temps, l’huile vint à se dessécher, l’enduit perdit également de sa force et commença à se gercer ; parce que l’humidité de la muraille y pénétra et produisit d’abord la moisissure, qui effaça peu à lieu le tableau.

Emplacement

Mais ce qui provoque des réflexions encore plus tristes, c’est que, le tableau une fois achevé, on put en prédire la destruction, vu la nature et la situation de l’édifice. Soit dessein, soit caprice, le duc Ludovic avait obligé les moines de rebâtir dans ce lieu défavorable leur monastère tombé en ruine. D’ailleurs il fut mal construit et comme par corvées. On voit dans le vieux cloître de misérables colonnes, négligemment travaillées, de grands arceaux alternant avec de petits, des tuiles inégales, ébréchées, des matériaux de vieux édifices démolis. Si l’on traita de la sorte les parties extérieures, exposées aux regards, on peut présumer que les murs intérieurs, qui devaient être crépis, furent bâtis plus mal encore. On y employa probablement des briques effleuries et d’autres pierres pénétrées de sels nuisibles, qui absorbaient et exhalaient ensuite la funeste humidité du local. Ajoutons que la malheureuse muraille à laquelle un si grand trésor était confié regardait le nord et se trouvait dans le voisinage de la cuisine, de l’office, du dressoir. Quel dommage qu’un artiste si prévoyant, qui ne pouvait assez choisir et préparer ses couleurs, assez clarifier ses vernis, se soit vu forcé par les circonstances de négliger ou de trop peu considérer l’emplacement qui devait recevoir le tableau, circonstance capitale de laquelle tout dépend !

Si du moins le couvent se fût trouvé sur une hauteur, le mal ne serait pas arrivé â ce point. Mais l’édifice, et surtout le réfectoire, est placé si bas qu’en 1800, après de longues pluies, l’eau s’y éleva à la hauteur de trois palmes, ce qui nous autorise à conclure que l’effroyable inondation de 1500 s’y étendit également. Quelques soins que les ecclésiastiques aient pris alors pour sécher la salle, les murailles ne restèrent que trop pénétrées d’humidité. Et cela arriva dès le temps où Léonard travaillait encore à son tableau.

Environ dix ans après que l’ouvrage fut terminé une affreuse peste envahit la bonne ville. Comment peut-on prétendre que les religieux, abandonnés de tout le monde, en danger de mort, aient dû prendre soin du tableau de leur réfectoire ?

Les troubles de guerre et tant d’autres adversités, qui assaillirent la Lombardie dans la première moitié du seizième siècle, firent aussi négliger complètement les ouvrages d’art ; et le nôtre, grâce aux défauts intérieurs que nous avons signalés, surtout ceux de la muraille, de l’enduit, peut-être du genre même de la peinture, était déjà livré à la destruction. Dès le milieu du seizième siècle, un voyageur dit que l’ouvrage est à moitié dégradé ; un autre n’y voit qu’une tache sombre ; on déplore déjà le tableau comme perdu ; on assure qu’on le voit à peine et mal ; quelqu’un déclare qu’on n’y voit plus rien. Et c’est ainsi que s’expriment tous les écrivains postérieurs.

Cependant le tableau était toujours là ; il n’était plus qu’une ombre de lui même, toutefois cette ombre existait. Dès lors on commence à craindre de le perdre entièrement ; les crevasses augmentent, elles se rencontrent, et la grande et précieuse surface, qui éclate en mille petites croûtes, menace de tomber morceau par morceau. Le cardinal Frédéric Borromée s’en émeut et, en 1612, il commande une copie, que nous mentionnons préalablement avec reconnaissance.

Besoin croissant

Mais ce n’est pas seulement le laps du temps, joint aux circonstances que nous avons rapportées, ce sont les possesseurs eux-mêmes, ceux qui auraient dû garder et protéger ce chef d’œuvre, ce sont eux qui lui causèrent le tort le plus grave, et, par là, couvrirent leur mémoire d’une honte éternelle. La porte par laquelle ils entraient dans le réfectoire leur parut trop basse ; elle faisait symétrie avec une autre, pratiquée dans le socle sur lequel reposait le tableau. Les moines demandèrent une entrée majestueuse dans ce lieu, qui leur était si cher.

Une porte beaucoup plus grande qu’il n’était nécessaire fut ouverte dans le milieu, et, sans aucun respect pieux ni du peintre ni des saints personnages qu’il avait représentés, les moines détruisirent les pieds de quelques apôtres et du Christ lui-même. Et c’est là proprement que commence la ruine du tableau. En effet, comme, pour former un cintre, il fallut pratiquer dans le mur une ouverture beaucoup plus grande que la porte, on perdit une plus grande partie de la surface du tableau. D’ailleurs les coups de pic et de marteau l’ébranlèrent dans son véritable champ ; en plusieurs endroits la croûte tomba et l’on refixa les morceaux avec des clous.

Plus tard une nouvelle insulte au bon goût assombrit la peinture. On fixa au plafond un écusson seigneurial, qui, touchant presque la tète du Christ, resserrait et déshonorait par en haut la personne du Seigneur, comme la porte par en bas.

Dès ce temps là, on parla toujours plus de la restauration du tableau. Elle fut entreprise fort tard. Quel véritable artiste se serait hasardé à prendre sur lui une pareille responsabilité ? Malheureusement, en 1726, Bellotti offrit ses services. C’était un pauvre artiste, qui, selon l’ordinaire, ne manquait pas de prétentions. En vrai charlatan, il se vanta de posséder un secret avec lequel il se chargeait de rendre à la vie la peinture effacée. Un petit essai éblouit les moines ignorants ; le trésor est livré à l’entrepreneur, qui l’entoure aussitôt d’une paroi de planches, et, caché derrière, il repeint de sa main profane le tableau du haut en bas. Les pauvres moines admirent le secret qu’il leur communique pour les aveugler entièrement, et qui n’était autre chose qu’un vernis ordinaire. C’était, leur dit-il, une ressource infaillible pour l’avenir. »

S’ils firent encore usage de ce précieux moyen quand le tableau vint de nouveau à s’assombrir, c’est ce qu’on ne sait pas ; mais il est certain qu’on lui fit subir encore quelques restaurations partielles, et l’on y employa la détrempe, comme on peut l’observer encore en quelques places.

Cependant le tableau se dégradait toujours davantage, et la question de savoir à quel point on pouvait encore le conserver fut, entre les artistes et les administrateurs, le sujet de nombreux débats. De Giorgi, artiste modeste, d’un talent moyen, mais exclusif et enthousiaste, appréciateur de l’art véritable, refusa de mettre la main où Léonard avait mis la sienne.

Enfin, en 1770, sur un ordre donné à bonne intention, mais aveuglément, par la condescendance d’un prieur courtisan, l’affaire fut remise à un certain Mazza. Cet homme bâcla l’ouvrage de la bonne manière. Le peu de parties originales qui restaient, quoique deux fois altérées par une main étrangère, gênaient son hardi pinceau : il les gratta avec le fer, et se ménagea des places unies pour ses barbouillages téméraires. Plusieurs têtes furent même traitées de la sorte.

Les amis des arts se révoltèrent. On blâma publiquement les protecteurs et les protégés. Des esprits vifs et singuliers attisèrent le feu ; la fermentation fut générale. Mazza, qui avait commencé son travail à la droite du Sauveur, s’arrêta, comme il travaillait à la gauche, et ne toucha pas au tètes de Matthieu, de Thaddée et de Simon. Là encore, il se proposait de repeindre le travail de Bellotti et de lui disputer le nom d’un Érostrate. Mais la destinée voulut qu’après que le prieur complaisant eut accueilli une renommée étrangère, son successeur, amateur des arts, ne balançât pas un moment à éloigner Mazza, et cette décision sauva les trois têtes, en ce sens qu’on peut juger par elles le travail de Bellotti. C’est probablement cette circonstance qui fit dire qu’il restait encore trois têtes du travail original.

Depuis cette époque, on discuta souvent, mais on ne fit rien de plus. Et quel autre embaumement aurait-on pu pratiquer encore sur un cadavre de trois cents ans ? En 1796, l’armée française franchit les Alpes d’une marche victorieuse. Elle était commandée par le général Bonaparte. Jeune, avide de gloire et à la recherche des choses renommées, il fut attiré par le nom de Léonard de Vinci dans le lieu, qui subsiste encore. Il ordonna sur-le-champ qu’on n’y logeât point de soldats et qu’on n’y causât aucun dommage. Il signa l’ordre sur son genou avant de monter à cheval. Bientôt après, un autre général n’eut aucun égard pour cet ordre ; il fit enfoncer la porte et transforma la salle en écurie.

La toilette de Mazza avait déjà perdu son éclat, et la transpiration des chevaux, plus pernicieuse que la fumée des mets de l’office monacal, ayant couvert incessamment les murailles, produisit sur le tableau une nouvelle moisissure ; l’humidité devint si forte qu’elle ruisselait et marqua son passage par des traces blanches. Plus tard, par un nouvel abus, on fit de cette salle un magasin à foin, puis on la consacra à d’autres services militaires.

Enfin l’administration parvint à la fermer et même à la murer, en sorte que, pendant un longtemps, les personnes qui voulaient voir la Cène devaient monter par une échelle dans la chaire, accessible du dehors, d’où le lecteur édifiait le moines pendant le repas.

En 1800, survint la grande inondation : elle fit de la salle un marais. En 1801, sur la proposition de Bossi, qui s’y trouvait autorise comme secrétaire de l’Académie, une porte fut ouverte et le conseil d’administration promit ses soins pour l’avenir. Enfin, en 1807, le vice-roi d’Italie ordonna que la salle fut restaurée et respectée. On posa des fenêtres et une partie du carrelage ; on dressa des échafaudages, pour examiner s’il y avait encore quelque chose à faire. On rejeta la porte dans le coté, et, depuis lors, on ne trouve aucun changement remarquable, quoique le tableau paraisse plus ou moins sombre à l’observateur attentif, selon l’état de l’atmosphère. Puisque l’ouvrage est, on peut dire, perdu, que du moins la trace en soit désormais conservée, comme un triste et pieux souvenir !

Des copies en général

Avant d’en venir aux copies de notre tableau, dont on compte une trentaine disons quelques mots des copies en général. Elles ne furent pas en usage avant que tout le monde eût reconnu que l’art avait atteint son point culminant. Alors les faibles talents, contemplant les ouvrages des grands maîtres, désespérèrent de produire par leurs propres forces, soit d’après nature, soit d’imagination, quelque chose de pareil ; l’art devint un métier, et il commença à répéter ses propres créations. Cette incapacité de la plupart des artistes ne fut pas un mystère pour les amateurs, qui, ne pouvant s’adresser toujours aux premiers maîtres, appelèrent et payèrent des talents inférieurs, et, pour ne pas en recevoir quelque chose de tout à fait manqué, pour et être jusqu’à un certain point bien servis, aimèrent mieux leur commander des copies d’ouvrages d’un mérite reconnu. Les amateurs et les artistes favorisèrent cette nouvelle habitude par lésinerie et par précipitation, et l’art s’abaissa de propos délibéré à copier par principe.

Dans le quatorzième et le quinzième siècles, les artistes avaient d’eux-mêmes et de l’art une haute idée, et ils ne se résignaient guère à répéter les inventions d’autrui. Aussi ne voit-on de ce temps-là point de véritables copies : circonstance que doit bien remarquer tout homme qui cultive l’histoire de l’art. Les arts inférieurs se servaient bien pour de petits travaux de plus grands modèles, comme cela est arrivé dans le guillochis et d’autres ouvrages d’émailleur ; et quand des motifs religieux ou autres faisaient demander une reproduction, on se contentait d’une imitation inexacte, qui exprimait à peu près l’action et le mouvement de l’original, sans qu’on observât soigneusement la forme et la couleur. C’est pourquoi on ne trouve dans les plus riches galeries aucune copie antérieure au seizième siècle.

Mais le temps vint où un petit nombre d’hommes extraordinaires (parmi lesquels notre Léonard est rangé sans conteste, et considéré comme le plus ancien) portèrent la peinture, dans chacune de ses parties, au point de la perfection. On apprit à mieux voir et à mieux juger, et désormais la demande de copies d’excellents ouvrages ne fut pas difficile à satisfaire, surtout dans les écoles où se pressaient beaucoup d’élèves, et où les ouvrages du maître étaient très-recherchés. Toutefois les demandes se bornèrent dans ce temps-là aux petits ouvrages, qu’on peut aisément comparer avec l’original et apprécier. Quant aux grands travaux, il en fut tout autrement, alors comme plus tard, parce que l’original ne se peut confronter avec la copie : aussi ces commandes sont-elles rares. L’art et les amateurs se contentèrent donc d’imitations en petit, où on laissait au copiste beaucoup de liberté, et les suites de cet arbitraire se montrèrent outre mesure dans le peu de cas où l’on demanda des copies en grand, qui étaient presque toujours des copies de copies, et même faites d’après des copies réduites, exécutées loin de l’original, souvent d’après de simples dessins ou peut-être même de mémoire. Alors se multiplièrent, les peintres à la douzaine, qui travaillaient à vil prix. On faisait parade de peinture ; le goût déclina ; les copies furent toujours plus nombreuses ; elles obscurcissaient les murs des antichambres et des escaliers ; des commençants faméliques vivaient d’un chétif salaire, en reproduisant sur toute échelle les ouvrages les plus importants ; beaucoup de peintres passaient même toute leur vie à copier. Cependant on voyait encore dans chaque copie quelque divergence, qu’il faut attribuer au caprice de l’amateur ou du peintre, et peut-être à la prétention de se montrer original.

Ajoutons encore la demande de tapisseries, où la peinture ne semblait dignement enrichie que par l’or, et où l’on tenait pour maigres et misérables les plus admirables tableaux, parce qu’ils étaient sérieux et simples. C’est pourquoi le copiste ajoutait dans le fond des fabriques et des paysages, des ornements aux habits, des rayons d’or ou des couronnes autour des têtes, puis des enfants, des animaux de formes bizarres, des chimères, des grotesques et d’autres folies. Souvent aussi le cas se présentait, qu’un artiste, qui se croyait inventeur, recevait d’un amateur, qui ne savait pas estimer son talent, la commission de copier un ouvrage étranger, et, le faisant avec répugnance, voulait aussi par-ci par-là se montrer original, et changeait ou ajoutait selon les inspirations de sa science et peut-être aussi de sa vanité. Ces changements étaient aussi demandés quelquefois par le temps et le lieu. On se servait de telle on telle figure pour un but tout différent de celui auquel le premier auteur l’avait destinée. Les peintures profanes étaient transformées en peintures sacrées avec quelques garnitures ; des dieux et des héros païens devaient se résigner à être des évangélistes et des martyrs. Souvent aussi l’artiste, après avoir copié dans un tableau célèbre quelque figure pour s’exercer et s’instruire, y ajoutait quelque chose de son invention pour en faire un tableau de vente. Enfin, on peut aussi attribuer en partie à l’invention et à l’abus de la gravure la décadence de l’art, parce que la gravure offrit en foule aux peintres médiocres des inventions étrangères, en sorte que personne n’étudia plus, et que la peinture finit par tomber au point d’être confondue avec les travaux mécaniques. Les gravures étaient déjà différentes des originaux, et qui les copiait multipliait le changement selon son idée on son caprice, ou le caprice et l’idée d’autrui. II en alla de même pour les dessins : les artistes esquissaient pour eux les objets les plus remarquables de Rome et de Florence, afin de les reproduire arbitrairement une fois qu’ils seraient chez eux.

Copie de la Cène

Ce qui précède fera bien juger ce qu’on peut plus ou moins attendre des copies de la Cène, quoique les plus anciennes soient contemporaines du tableau, parce que l’ouvrage fit une grande sensation et que d’autres couvents en demandèrent de pareils.

Des copies citées par l’auteur, trois seulement nous occuperont ici. Cependant il en est une quatrième qui leur a servi de base, et nous devons par conséquent en dire d’abord quelques mots,

Marcus d’Oggiono, élève de Léonard de Vinci, n’avait pas un vaste talent ; cependant il acquit le mérite de son école, surtout dans les tètes, sans se montrer pourtant toujours égal à lui-même. Il fit vers 1510 une copie en petit, afin de l’utiliser ensuite en grand. Suivant l’usage du temps, elle n’était pas tout à fait exacte, mais il la prit pour base d’une plus grande, qui se trouve à la muraille du couvent de Castellazzo, maintenant aboli, et toujours dans le réfectoire des anciens moines. Tout y est soigneusement travaillé, mais l’arbitraire accoutumé règne dans les accessoires. Et quoique Bossi n’en dise pas beaucoup de bien, il ne nie pas que ce ne soit un monument considérable, et que le caractère de plusieurs têtes, quand l’expression n’en est pas exagérée, ne mérite des éloges. Bossi l’a calquée.

Une deuxième copie est une fresque qu’on voit à Ponte Capriasca. On la rapporte à l’an 1565, et on l’attribue à Pierre Lovino. Elle a ceci de particulier que les noms des figures y sont inscrits, précaution qui nous aide à caractériser d’une manière sure les différentes physionomies.

Nous avons exposé avec assez de détails la destruction graduelle de l’original. Il était déjà en fort mauvais état en 1612, quand le cardinal Frédéric Borromée, amateur zélé des beaux-arts, essaya de prévenir la perte totale de l’ouvrage et chargea un Milanais, André Bianchi, surnommé Vespino, d’en faire une copie de la même grandeur. Cet artiste s’essaya d’abord sur quelques têtes seulement ; elles réussirent, il passa outre et copia toutes les figures, mais une à une, et il les groupa ensuite avec tout le soin possible. Le tableau se trouve encore actuellement dans la bibliothèque Ambrosienne à Milan, et il a été la base principale de la nouvelle copie, exécutée par Bossi. Voici à quelle occasion celle-ci fut entreprise.

La nouvelle copie

Le royaume d’Italie était proclamé, et, à l’exemple de Ludovic Sforza, le prince Eugène voulut signaler le début de sa vice-royauté par l’encouragement des beaux-arts. Ludovic avait commandé à Léonard le tableau de la Cène, Eugène résolut de faire revivre, autant que possible, dans un nouvel ouvrage celui que trois siècles avaient détruit ; mais, pour que le nouveau travail fut impérissable, il devait être exécuté en mosaïque.

Bossi est chargé de ce travail et il commence dès les premiers jours de mai 1807. II juge convenable d’exécuter un carton de même grandeur. Il reprend les études de sa jeunesse et s’attache entièrement à Léonard ; il étudie ses oeuvres et surtout ses écrits, parce qu’il est convaincu qu’un homme qui a produit de si excellents ouvrages doit avoir travaillé d’après les principes les mieux arrêtés et les meilleurs. Il avait calqué les têtes et quelques autres parties de la copie de Ponte Capriasca, les têtes et les mains de la copie de Castellazzo et de celle de Blanchi. Il dessine ensuite tout ce qui reste de Léonard lui-même et aussi de quelques contemporains. Il se procure toutes les autres copies encore existantes, dont il apprend à connaître vingt-sept de près ou de loin ; des dessins et des manuscrits de Vinci lui sont obligeamment communiqués de toutes parts.

Dans la composition de son carton, il s’attache surtout à la copie Ambrosienne : c’est la seule qui soit aussi grande que l’original. Bianchi avait cherché, au moyen de fils croisés et de papier transparent, à donner une imitation très-exacte, et il avait travaillé incessamment en présence de l’original, qui, déjà très-endommagé, n’était pourtant pas encore repeint.

À la fin d’octobre 1807, le carton est achevé ; une toile d’une d’une pièce et de même grandeur est tendue, et tout l’ensemble aussitôt dessiné dessus. Alors, afin de régler un peu ses teintes, Bossi peignit le peu de ciel et de paysage qui, à cause de la situation élevée et de la pureté des couleurs, était resté frais et brillant dans l’original. Ensuite il ébauche les tètes de Christ et des trois apôtres à sa gauche. Pour ce qui regarde les vêtements, il commence par peindre ceux dont il a pu constater plus tôt les couleurs, afin de choisir ensuite les autres d’après les principes du maître et d’après son goût personnel. C’est ainsi qu’il parvint à couvrir toute la toile, dirigé par une méditation attentive, donnant à ses couleurs des tons élevés et vigoureux.

Malheureusement l’humidité de ce lieu inhabité lui fit contracter une maladie, qui le força de suspendre ses travaux ; mais il profita de cet intervalle pour mettre en ordre les dessins, les gravures, les écrits, qui se rapportaient soit à la Cène de Léonard de Vinci, soit à ses autres ouvrages. La bonne fortune fit parvenir dans ses mains une collection de dessins à la plume, qui venait du cardinal César Monti, et qui renfermait, parmi d’autres trésors, des choses excellentes de Léonard lui-même. Bossi étudia aussi les écrivains contemporains de ce maître, pour mettre à profit leurs avis et leurs voeux ; enfin il porta de tous côtés ses regards sur ce qui pouvait lui être avantageux. C’est ainsi qu’il utilisa son état maladif et qu’ayant enfin recouvré ses forces, il put se remettre à l’ouvrage.

Tous les artistes, tous les amateurs, voudront lire comment il a procédé dans le détail, comment il a approfondi les caractères des physionomies, leur expression et jusqu’aux mouvements des mains, comment il les a reproduits. Il considère également les ustensiles de table, la chambre, le fond, et montre qu’il ne s’est décidé sur aucune partie sans les plus fortes raisons. Quelle peine ne se donne-t-il pas pour placer régulièrement les pieds sous la table, cette partie de l’oeuvre étant depuis longtemps détruite dans l’original et négligemment traitée dans les copies !

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Jusqu’ici nous avons donné une idée générale de l’ouvrage du chevalier Bossi ; nous l’avons traduit et abrégé dans te détail ; nous avons accueilli son exposé avec reconnaissance ; nous avons partagé sa conviction, admis son opinion, et, quand nous y avons intercalé quelque chose, nous l’avons fait d’accord avec ce qu’il avance. Mais, à présent qu’il est question des principes qu’il a suivis dans l’exécution de sa copie, de la voie qu’il a prise, nous sommes amenés à nous éloigner un peu de lui. Nous trouvons aussi qu’il a essuyé bien des attaques, que ses adversaires l’ont traité durement, que ses amis eux-mêmes se sont écartés de lui, et cela nous conduit du moins à douter si nous devons tout approuver ce qu’il a fait. Néanmoins comme il n’est plus de ce monde, qu’il ne peut plus se défendre, plus soutenir ses raisons, c’est notre devoir de le justifier ou du moins de l’excuser autant que possible, en rejetant sur les circonstances dans lesquelles il a travaillé ce qu’on met à sa charge, et en cherchant à démontrer que ses décisions et ses actes lui ont été imposés plutôt qu’ils ne sont émanés de lui.

Les oeuvres d’art comme celle-là, qui doivent frapper les yeux, faire sensation et même exciter l’étonnement, sont d’ordinaire exécutées dans des proportions colossales. Dans son tableau de la Cène, Léonard dépasse déjà de moitié la grandeur naturelle ; les figures étaient calculées pour neuf pieds, et quoique douze soient assises, ou que, placées derrière la table, elles doivent être considérées comme des demi-figures ; qu’une seule soit debout, mais courbée, le tableau, même à une distance considérable, doit avoir été d’un effet prodigieux. C’était ce qu’on voulait reproduire, sinon dans les détails avec une délicatesse caractéristique, du moins dans l’ensemble avec une vive énergie.

Pour le public, c’était un prodige qu’on annonçait. Un tableau de vingt-huit pieds de long sur dix-huit pieds de haut, devait être composé de mille et mille petits morceaux de verre, après qu’un artiste ingénieux aurait copié soigneusement tout l’ouvrage, l’aurait médité, et, appelant à son aide tous les moyens matériels et intellectuels, aurait reproduit du mieux possible l’ouvrage perdu. Et pourquoi douter qu’une pareille entreprise pût s’exécuter au moment où l’État éprouvait une transformation mémorable ? Pourquoi l’artiste n’aurait-il pas été entraîné à produire dans une pareille époque ce qui aurait pu sembler absolument impraticable en temps ordinaire ?

Une fois qu’il fut résolu que la copie serait de même grandeur que l’original, Bossi, qui s’était chargé du travail, nous parait excusable de s’être arrêté à la copie de Vespino. L’ancienne copie de Castellazzo, à laquelle on reconnaît justement de grands avantages, est notablement plus petite que l’original. Si l’artiste avait voulu s’en servir exclusivement, il aurait du agrandir les corps et les tètes, travail inimaginable, le dernier surtout, comme le savent fort bien tous les connaisseurs.

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On a reconnu depuis longtemps qu’il n’appartient qu’aux plus grands maîtres de peindre dans des proportions colossales la figure humaine. Le corps humain et surtout le visage, est réduit, d’après les lois de la nature à une certaine dimension, qu’il ne doit pas excéder, pour paraître régulier, caractéristique, beau, spirituel. Essayons de nous regarder dans un miroir concave, et nous serons effrayés de l’objet uniforme, inanimé, inculte, qui s’offre à nous comme une tète de Méduse. Il arrive quelque chose de pareil à l’artiste sous les mains duquel doit se former un visage énorme. Un tableau s’anime par le détail : or, pour représenter le détail, il faut descendre aux particularités ; mais où les trouver, quand les parties se développent et se généralisent ?

Nous ne pouvons plus juger du haut degré de fini que Léonard avait donné à ses têtes. Dans celles de Vespino, que nous avons sous les yeux, quelques éloges et quelque reconnaissance que nous devions à son travail, on sent un certain vide, qui délaye sous l’enflure le caractère qu’on a voulu exprimer. Cependant elles sont imposantes par la grandeur, assez hardiment exécutées, et elles doivent produire de loin un assez grand effet. Bossi les trouvait devant lui ; le travail de l’agrandissement, qu’il aurait dû entreprendre à ses risques et périls d’après ses petites copies, ce travail était fait : pourquoi ne s’en serait-il pas contenté ? En homme d’un caractère vif, il s’était décidé pour ce qu’il avait devant lui ; il avait rejeté complètement ce qui se trouvait à côté ou qui lui faisait obstacle : de là son injustice envers la copie de Castellazzo et sa ferme confiance dans les principes qu’il s’était faits d’après les ouvrages et les écrits du maître. Là-dessus il entra publiquement en lutte avec le comte Verri, et en désaccord, sinon en mésintelligence, avec ses meilleurs amis.

Un coup d’oeil sur Léonard de Vinci

Avant d’aller plus loin, nous avons à dire quelques mots sur la personne et les talents de Léonard. Les dons variés que lui avait faits la nature se concentraient principalement dans l’oeil ; de là vient qu’étant capable de tout, il se montra surtout un grand peintre. D’une taille belle et régulière, il semblait un modèle de la figure humaine, et, comme la force compréhensive et la clarté de l’oeil se rapportent tout particulièrement à l’intelligence, la clarté et l’intelligence étaient éminemment propres à notre artiste. Il ne se reposait pas sur l’impulsion secrète de son talent naturel, inestimable ; il ne se permettait pas un coup de pinceau arbitraire, accidentel ; tout devait être médité deux fois et trois fois. De la proportion pure et constatée jusqu’aux monstres les plus étranges, formés d’un assemblage d’imaginations contradictoires, tout devait être à la fois naturel et rationnel.

C’est à sa vive et intelligente perception du monde extérieur que nous devons aussi le grand détail avec lequel il sait présenter par le langage les mouvements les plus impétueux d’événements compliqués, absolument comme s’ils pouvaient devenir des tableaux. Qu’on lise la description de la Bataille, de la Tempête, et l’on reconnaîtra qu’il est difficile de trouver des représentations plus exactes. On ne pourrait les peindre, il est vrai, mais elles indiquent au peintre ce qu’on pourrait exiger de lui.

Nous voyons donc par les écrits que notre Léonard a laissés combien son sentiment délicat et paisible était disposé à recevoir l’impression des phénomènes les plus divers et les plus animés. Ses leçons insistent d’abord sur la beauté générale des formes, puis en même temps sur l’observation attentive de toutes les déviations, jusqu’à la plus affreuse laideur. La transformation visible de l’enfance jusqu’à la vieillesse, par tous les degrés, mais surtout l’expression de la passion, depuis la joie jusqu’à la fureur, doivent être rendues d’une manière fugitive, comme elles se présentent dans la vie. Veut-on dans la suite faire usage d’une pareille représentation, il faut chercher dans la réalité une figure qui en approche, la placer dans la même position, et traiter l’idée générale qu’on a dans l’esprit exactement d’après le vif. Mais, quelques avantages que puisse offrir cette méthode, on sent bien qu’elle ne peut être employée que par le plus grand talent. En effet, comme l’artiste part de l’individuel et s’élève à l’universel, il trouvera toujours devant lui une tache difficile, surtout s’il faut rendre l’action simultanée de plusieurs figures.

Considérons la Cène, où Léonard a représenté treize personnages, depuis le jeune homme jusqu’au,vieillard, l’un paisiblement résigné, l’autre effrayé ; onze, émus et irrités par la pensée d’une trahison domestique. On passe de la tenue la plus douce et la plus modeste jusqu’à la passion la plus violente. S’il fallait prendre tout cela dans la nature, quelle attention de tous les moments, quel temps ne serait pas nécessaire, pour trouver tant de détails et en former un ensemble ! Il n’est donc pas invraisemblable que l’artiste ait travaillé seize ans à cet ouvrage, et qu’il n’ait pu achever ni l’Homme-Dieu ni le traître, qui, n’étant l’un et l’autre que des conceptions idéales, ne s’étaient pas offerts à ses yeux.

Au fait !

Si nous pesons les considérations qui précèdent, si nous réfléchissons qu’une sorte de miracle de l’art a été nécessaire pour faire approcher l’ouvrage de sa perfection ; que, d’après le procédé décrit, il resta toujours dans plusieurs têtes quelque chose de problématique, qui l’est devenu davantage encore par les copies, même par la plus exacte, nous nous trouvons dans un labyrinthe, où les calques placés sous nos yeux [1] nous fournissent bien quelque lumière, mais d’où ils ne peuvent entièrement nous tirer.

Ainsi donc nous devons avouer d’abord que le traité par lequel Bossi cherche à nous rendre les copies absolument suspectes, sans porter atteinte à leur exactitude historique, que ce traité, dis-je, semble être écrit dans le but oratoire de rabaisser la copie de Castellazzo, qui, avec tous les défauts qu’elle peut avoir, a cependant, sous le rapport des tètes que nous voyons devant nous, des avantages décidés sur celle de Vespino, dont nous avons exprimé plus haut le caractère général. Pour les tètes de Marcus d’Oggiono, on y peut reconnaître évidemment l’intention de Vinci ; peut-être même y a-t-il pris une part active et la tête du Christ est-elle de sa propre main. N’aurait-il pas aussi étendu aux autres têtes, si ce n’est pas à tout l’ensemble, l’influence de ses leçons et de ses conseils ? Les dominicains de Milan eussent-ils été assez désobligeants pour défendre qu’on prit désormais l’ouvrage pour modèle, il se trouvait dans l’école même assez d’esquisses, de dessins et de cartons, avec lesquels Léonard, qui n’avait rien de caché pour ses élèves, pouvait très-bien aider un disciple favori, qui entreprenait de faire, non loin de la ville, une imitation soignée du tableau.

Quelques mots seulement, les plus nécessaires et les plus décisifs, sur le rapport des deux copies [2]. La troisième [3], il faut la voir : des paroles ne peuvent en exprimer les mérites.

Comparaison

SAINT BARTHÉLEMY. Un mâle jeune homme, un profil marqué, un visage pur, recueilli, la paupière et les cils baissés, la bouche fermée, comme prêtant l’oreille avec soupçon : caractère parfaitement dessiné. Dans Vespino, aucune apparence d’une physionomie individuelle et caractéristique ; une figure d’album, n’ayant rien de particulier, écoutant la bouche ouverte. Bossi a approuvé cette ouverture des lèvres et il l’a maintenue. Nous ne pouvons l’approuver.

SAINT JACQUES LE MINEUR. Encore un profil ; la ressemblance de famille avec le Christ est incontestable ; mais les lèvres saillantes, entrouvertes, lui donnent quelque chose d’individuel, qui refoule cette ressemblance. Dans Vespino, une figure de Christ, générale, académique, la bouche ouverte pour l’étonnement plutôt que pour l’interrogation. Notre assertion, que Barthélemy a la bouche fermée, se confirme par le fait que son voisin a la bouche ouverte. Léonard ne se serait pas permis cette répétition.

SAINT ANDRÉ a lui-même aussi la bouche fermée. À la manière des personnes âgées, il presse davantage la lèvre inférieure contre celle d’en haut. Cette tête a dans la copie de Marcus quelque chose de particulier, d’inexprimable, le regard recueilli, la bouche naïve, quoique fermée. Le contour du côté gauche forme contre le fond une belle silhouette ; on voit de ce côté-là assez du front, de l’oeil, du nez, de la barbe, pour que la tête s’arrondisse et prenne une vie propre. En revanche, Vespino efface entièrement l’oeil gauche et ne laisse voir du front et de la barbe, du coté gauche, qu’autant qu’il en faut pour produire l’expression dure et hardie d’un visage relevé, intéressant, il est vrai, mais qui conviendrait mieux à des poings fermés qu’à des mains qui se présentent ouvertes.

JUDAS. Concentré, effrayé, regardant avec angoisse en haut et derrière lui ; le profil anguleux, sans exagération ; ce n’est point une figure repoussante, car le bon goût ne pourrait souffrir auprès d’hommes si vertueux et si purs un véritable monstre. Vespino, au contraire, en a fait un de son Judas, et l’on ne peut nier que, prise à part, cette tête n’ait beaucoup de mérite. Elle exprime vivement une joie maligne et hardie ; elle ressortirait parfaitement dans la populace, triomphante devant l’Ecce homo et criant : « Crucifie ! crucifie ! » Elle conviendrait aussi pour un Méphistophélès, dans le moment le plus satanique. Mais, de crainte et d’effroi unis à la dissimulation, à l’indifférence et au mépris, on n’en voit pas une trace. Les cheveux hérissés vont bien à l’ensemble ; toutefois leur exagération ne peut aller qu’avec l’énergie et la violence des autres têtes de Vespino.

SAINT PIERRE. Figure très-problématique. Elle n’offre déjà chez Marcus que l’expression de la douleur ; on ne peut y voir ni colère ni menace ; elle exprime également quelque angoisse. Il est possible que Léonard n’ait pas été ici d’accord avec lui-même, car ii est difficile de faire paraître à la fois sur un visage la cordiale sympathie pour un maître chéri et la menace pour le traître. Cependant le cardinal Borromée prétend avoir vu de son temps ce prodige. Mais, si éloquentes que soient ses paroles, nous avons lieu de croire que le cardinal ami des arts a plutôt rendu son sentiment que le tableau ; autrement nous ne saurions justifier notre Vespino, dont le Pierre a une expression désagréable. II semble un dur capucin, qui va réveiller les pécheurs par un sermon de carême. Il est étrange que Vespino lui ait donné des cheveux hérissés, tandis que le Pierre de Marcus a une belle tête frisée aux cheveux courts.

Le SAINT JEAN de Marcus est rendu tout à fait dans le sentiment de Vinci ; c’est un beau visage ovale ; les cheveux lisses descendent et se terminent en boucles allongées, infiniment gracieuses, surtout à l’endroit où elles caressent la main de Pierre, qui presse l’épaule de Jean. Ce qu’on voit de la prunelle se détourne de Pierre : observation pleine de finesse, car celui qui prête l’oreille avec un sentiment profond à son voisin, qui lui parle en secret, détourne de lui son regard. Dans Vespino, c’est un jeune homme satisfait, tranquille, presque endormi ; pas une trace de sentiment sympathique.

Passons à la gauche du Christ, et réservons pour la fin ce que nous avons à dire sur la figure du Sauveur.

SAINT THOMAS. La tète et la main droite. L’index élevé est un peu courbé vers le front, pour exprimer la réflexion. Ce mouvement, qui convient si bien au soupçon et au doute, a été méconnu jusqu’à ce jour, et l’on a déclaré menaçant un disciple méditatif. Dans la copie de Vespino, il est également assez réfléchi ; mais, l’artiste ayant encore omis l’oeil droit, qui fuit, il en résulte un profil perpendiculaire, uniforme, où il n’est rien resté de cette tète de l’ancienne copie, qui le pousse en avant et qui cherche.

SAINT JACQUES LE MAJEUR. Émotion violente ; la bouche très-ouverte, l’effroi dans l’oeil ; tentative originale de Léonard. Mais nous avons lieu de croire, que cette tête a été aussi fort bien rendue par Marcus. Le calque est excellent. Dans la copie de Vespino, tout est perdu, pose, attitude, expression, tout a disparu et s’est fondu dans je ne sais quelle indifférente vulgarité.

SAINT PHILIPPE. Infiniment aimable, il ressemble parfaitement aux jeunes hommes de Raphaël, qui se groupent autour de Bramante, au côté gauche de l’École d’Athènes. Malheureusement Vespino a encore effacé l’oeil droit, et, comme il ne pouvait nier qu’il n’y eût là plus qu’un profil, il a fait une tète équivoque, singulièrement penchée par-dessus.

SAINT MATTHIEU. Nature jeune, confiante ; cheveux crépus ; air d’angoisse dans la bouche entrouverte ; les dents, visibles, exprime une sorte de légère fureur, qui s’accorde avec le mouvement passionné du visage. Il n’est rien resté de tout cela dans Vespino. Matthieu porte devant lui un regard fixe, inanimé ; nul ne soupçonne le moins du monde le mouvement violent du corps.

SAINT THADÉE. Dans Marcus, encore une tête inestimable. L’angoisse, le soupçon, le chagrin, se révèlent dans tous les traits. L’unité de cette figure émue est admirable ; elle s’accorde parfaitement avec le mouvement des mains, que nous avons expliqué. Dans Vespino tout est généralisé ; il a rendu la tète insignifiante en la tournant trop vers le spectateur, tandis que, dans Marcus, le coté gauche en forme à peine le quart, ce qui exprime à merveille le soupçon, la défiance.

SAINT SIMON, le plus âgé, n’est qu’un profil opposé au profil pur du jeune Matthieu. La lèvre inférieure proéminente, que Léonard aimait tant dans les vieilles figures, est ici des plus exagérées, mais elle produit avec le front sévère et surplombant un excellent effet de chagrin et de méditation, ce qui forme une opposition très-prononcée au mouvement passionné du jeune Matthieu. Dans Vespino, c’est un vieillard décrépit, débonnaire, incapable de prendre aucun intérêt à l’affaire la plus importante qui se passe en sa présence.

Après avoir considéré les apôtres, tournons-nous vers le CHRIST. Ici nous retrouvons la légende qui rapporte que Léonard de Vinci ne sut achever ici ni Jésus ni Judas, ce que nous croyons sans peine, car, avec sa méthode, il était impossible de mettre la dernière main à ces figures capitales. Aussi, après tous les obscurcissements que l’original a dû subir, la physionomie ébauchée du Christ devait-elle y produire un assez fâcheux effet. Que Vespino ait trouvé peu de chose, c’est ce qu’on peut conclure de ce qu’il a produit une tête colossale de Christ, tout opposée au sentiment de Vinci, sans même observer le moins du monde l’inclination de la tète, qui devait nécessairement être mise en parallèle avec celle de saint Jean. Nous ne disons rien de l’expression : les traits sont réguliers, bienveillants, intelligents, tels que nous sommes accoutumés à les voir dans le Christ, mais sans la moindre sensibilité, en sorte que nous ne saurions presque dire à quelle histoire du Nouveau Testament cette tète pourrait convenir.

Heureusement les connaisseurs nous assurent que, dans la copie de Castellazzo, la tète du Sauveur a été peinte, par Léonard lui-même, et qu’il a risqué dans un travail étranger ce qu’il n’a pas voulu entreprendre dans son propre tableau. Nous n’avons pas cette copie sous les yeux, mais nous pouvons dire que le calque répond parfaitement à l’idée qu’on se fait d’un homme généreux, oppressé d’une douleur morale dont il a voulu se soulager par un épanchement qui, loin d’alléger le mal, l’a rendu plus grave encore.

Au moyen de cette marche comparative, nous nous sommes assez approchés des procédés de l’artiste éminent, tels qu’il les a expliqués et démontrés d’une manière claire et détaillée dans ses récits et ses tableaux, et nous trouvons heureusement l’occasion de faire un pas de plus. On conserve dans la bibliothèque Ambrosienne un dessin authentique de Léonard ; il est sur papier bleu, avec un peu de crayon blanc et de couleur. Le chevalier Bossi en adonné un fac-similé fort exact. C’est un noble visage de jeune homme, dessiné d’après nature, manifestement avec l’intention d’en faire usage pour la tète de Christ dans le tableau de la Cène. Des traits purs, réguliers, les cheveux unis, la tête inclinée du côté gauche, les yeux baissés, la bouche entrouverte, et toute la figure mise dans la plus belle harmonie par un léger trait de tristesse. Là, rien de plus, il est vrai, que l’homme qui ne dissimule pas une souffrance morale ; mais comment, sans effacer cet aveu, devrait-on exprimer la sublimité, l’indépendance, la force, la puissance de la divinité ? C’est une tache difficile à remplir pour une main terrestre, quelque génie qui la guide. Dans cette figure de jeune homme, qui flotte entre le Christ et saint Jean, nous voyons une tentative suprême pour s’attacher à la nature, quand il s’agit d’exprimer le surhumain.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Johann Wolfgang von GOETHE, « La Cène de Léonard de Vinci », publié dans les OEuvres complètes de GOETHE, Tome 10, Librairie L. Hachette et Cie, Paris, 1863, pp. 399-425.

Notes

[1Voyez ci-dessus, page 399.

[2Celle de Castellazzo et celle de Bianchi (Vespino).

[3Celle de Marcus Oggiono.

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