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L’inconscient et le Livre noir (VIII)

L’objet petit a : le désir comme perte, puis comme dépassement de soi

Texte de l’intervention au Café « Lounge Bar » (25 mai 2006)

Date de mise en ligne : dimanche 25 juin 2006

Auteur : Guy MASSAT

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Texte de l’intervention de Guy Massat au Café le « Lounge Bar » (1, bd de la Bastille), le vendredi 25 mai 2006.

Avant avant, nous n’étions pas nés. On était rien. On devait sans doute être bien complètement absorbé dans le rien. Puis on est apparu et nous nous sommes heurtés à tous les inconvénients d’être né. Inutile d’en faire la liste, vous les connaissez tous. Quand nous disons : « j’ai envie de rien », que disons-nous ? C’est comme si nous confessions involontairement que nous désirons le rien perdu. Nous éprouvons le sentiment amer d’avoir perdu le rien. Ce rien sans lequel les autres choses n’arrivent pas. C’est ce qu’illustre bien le jeu du « pousse-pousse » où c’est la case vide qui nous permet d’écrire ce que l’on veut en déplaçant la case du rien. L’angoisse c’est la perte du rien, la perte de la case vide par laquelle les phénomènes s’animent. Cette perte angoissante, Lacan l’appelle : « le manque du manque ». D’où cette vérité bizarre : c’est quand on a perdu le rien, qu’on a le rien perdu, qu’on est déprimé.

La mère qui allaite son enfant, le regarde et lui parle, le laisse déféquer et le console pour un rien. C’est que Rien est un des cinq éclats de l’objet « cause du désir », l’objet petit a, l’invention lacanienne. Puis, les pertes ont continué nous avons perdu le sein (ce qui était bon), autre éclat de l’éclatant objet petit a. Nous désirons ce qui est bon, figuré par le sein. Ce que nous rejetions ce sont les fèces. Nous déféquions librement avec jubilation quand cela nous prenait. Nous avons perdu cette liberté de refoulement. Et depuis on constate que la matière qui nous constitue s’en va continuellement. Nous vieillissons. Nous désirerions rejeter tout ce qui nous déplaît. Nous désirerions tirer la chasse comme pour les fèces. Mais ça ne marche pas. Et puis encore nous avons perdu le (bon) regard et la (bonne) voix. Et nous re-désirons voir et être vu, entendre et être entendu, mais ça ne se passe pas comme on voudrait.

En fait, nous sommes de la perte pure, une absence originelle, l’entéléchie de la déréliction. Nous éprouvons un vide comme celui d’Ulysse quand il perdit tous ses compagnons. Voilà pourquoi nous désirons et que nous persistons. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas ne pas désirer, même quand nous ne désirons pas. Voilà pourquoi nous parlons. L’analyse doit se poursuivre jusqu’à ce vide constitutif. Mieux vaut sur-analyser que sous- analyser.

Fondamentalement il n’y a que le vide qui nous fait désirer. Et quand nous comprenons que toute chose est le vide, le désir devient excès. Le mot excès a pour racine cesser qui signifie à la fois interrompre et aller, s’en aller. Excès c’est donc ex-cesser, c’est aller par delà, comme le propose le Zen. Le désir peut donc être ce qui va toujours par delà, par delà le passé par delà soi vers autre chose que soi. Si rien n’a jamais eu lieu, comme dit Mallarmé, il n’y a rien, sinon les mots de notre désir. Ce que nous faisons apparaître à partir de nos désirs.

Il importe donc de distinguer le désir en tant que manque, en tant que regret du passé, le désir névrotique, du désir en tant que dépassement de soi, le désir libérateur.

Platon a inventé le désir névrotique avec une histoire contraire à ce que rapporte la mythologie. Il en a parfaitement le droit, si nous considérons qu’il ne parle que de son propre désir. Eros, à l’en croire, est un demi-dieu fils de Poros, la richesse, et de Penia la mendiante. Ce qui en fait un être à jamais insatisfait, errant comme un fantôme d’illusions en nostalgies toujours plus décevantes les unes que les autres. Ce désir névrotique ressemble aux étoiles du ciel qu’on voit encore mais qui n’existent plus depuis des temps sidéraux. D’une certaine manière les cinq éclats de l’objets petit a forment l’étoile, ou le nombre d’or, du manque. Ces pertes nous médusent et nous traumatisent . Elles s’expriment et se font ressentir par une anxiété dépressive et diffuse. Or l’objet petit a est fantasmagorique, introuvable parce qu’inexistant : « Ma seule étoile est morte », comme disait Nerval dans son poème « le Desdichado » (le déshérité).

Nonobstant, le désir ne se réduit pas à l’idéal dont il serait le manque. Dans la mythologie Ouranos, dont le nom signifie « Ciel étoilé » se fait castrer. De cercle qu’il était, il a été transformé en spirale par Kronos, le temps.

En fait, l’objet petit a n’est pas seulement un objet mais aussi un ob-jet, un jaillissement, le jaillissement du désir comme les jaillissements du Chaos ou du vide fluctuant qui produisent des étoiles. Le désir comme la reconquête impossible de l’unité primitive est le désir de l’enfant, de l’infans, de celui qui n’a pas encore la parole. Mais après la castration le désir se révèle être le « le plus beau des dieux immortels ». Aphrodite, la déesse de l’amour, n’est-elle pas née de la castration d’Ouranos ?

« Eros, nous dit Hésiode, est celui qui rompt les membres [castration] et qui dans la poitrine de tout homme comme de tout dieux, dompte le cœur et le sage vouloir ». C’est à dire que le désir est un dépassement de soi-même. Comme l’explique l’historienne Roudinesco : « La psychanalyse ne propose pas à l’homme d’être une victime ou un jouisseur sans limites ou un être frustré habité par un Dieu vengeur. Elle lui apprend au contraire à se dépasser ».

Le désir ne se réduit donc pas à la nostalgie du passé, c’est-à-dire à la névrose. Il est aussi un dépassement de soi, un ex-cès triomphant de lui-même.

La psychanalyse nous délivre de l’idéalisme mortifère du désir pour l’inverser en productivité en le faisant parler. Si désirer c’est de-sidere, c’est-à-dire regretter un astre disparu, c’est aussi, s’en séparer et rompre avec Ouranos, rompre avec notre enfance incestueuse, grâce au langage. C’est ce que conseillait Héraclite : « Les cadavres (de notre enfance) sont plus à écarter que le fumier » ( frag. 96).

L’inconscient est le langage du devenir

L’inconscient est un langage vivant qui nous déchiffre comme si nous étions des langues mortes. Il reste inaccessible parce qu’il est en constant devenir. Cependant comme il parle on peut le connaître et s’en faire un allier. On peut dialoguer avec lui. Toutes les images et les choses se réduisent à des mots. La mythologie elle-même n’est qu’une ancienne forme de langage, soutenait, au temps de Freud, les philologues Max Muller et Bruel. Il n’y a que du langage. Quelles peuvent être les conséquences de cette singulière perspective ?

S’il n’y a que du langage la mère c’est un mot et son sens c’est le père. C’est qu’en poussant l’analyse jusqu’au vide constitutif on ne trouve plus que les mots. Signifiant sur signifié, trafic continu de signifiants et de signifiés dans un vide fluctuant où l’inconscient s’avère la voie dialectique de la pensée humaine. La dialectique inclue son propre message dans une altérité entre émission et réception. L’inconscient c’est le discours de l’Autre qui dit et de l’Autre qui entend . Toute parole a un dessus et un dessous, comme les croisements des nœuds. Le discours conscient est noué au discours inconscient qui le croise.

La mythologie et la psychanalyse n’ont apparemment rien à voir. La première est une langue très ancienne, selon l’expression de Max Muller, la seconde une méthode d’exploration de l’inconscient. Nonobstant cette différence, ce qui les nouent entre elles c’est qu’elles relèvent toutes deux du langage. Quel langage ? Il n’y a qu’à se laisser aller à mythologiser. Ce sera celui de Calliope, l’éloquence, ou celui de Clio, l’Histoire. Celui d’Erato, le sexuel, ou celui de Melponème le tragique, celui de Thalie la comédie ou celui d’Uranie, le cosmique. Ajoutons y Euterpe, la musique, Terpsichore, la danse et Polymnie, la symphonie et nous aurons nommé tous les langages des Muses et des émotions.

Naturellement c’est parce que Freud a découvert l’inconscient qu’on peut se rendre compte aujourd’hui que la mythologie n’est autre que de la psychanalyse racontée autrement. De même que c’est grâce à Colomb qu’on est en mesure de constater que les Chinois, les Bretons, les Vic King s’étaient bien rendus autrefois, avant l’époque historique, en Amérique.

Par leur altérité les langages se fortifient et s’accroissent les uns les autres. Vous ne pouvez être sans langage, donc vous changez de signifiés et vous jouissez de signifiants plus souvent qu’à votre tour. Trafiquant de mots qui trafiquent de tout, chacun pratique, dans le dialecte mythologique, l’Œdipe dans tous ses mythèmes, même si c’est à son insu.

Examinons la question avec la première topique de Freud : conscient, pré-conscient, inconscient, que nous pouvons figurer par le nœud borroméen de Lacan. Le conscient peut prendre la place du Symbolique, le pré-conscient celle de l’Imaginaire et l’inconscient celle du ça.

Prenons une phrase consciente, c’est celle d’un analysant qui raconte un rêve : « je pénètre dans la mer ». Dans le pré-conscient cela donne : « je pénètre dans la mère ». Nous comprendrons que, justement horrifié, le conscient refoule le préconscient.

Ce que montre le borroméen : le cercle du conscient est par dessus celui du pré-conscient. Mais le pré-conscient refoule le ça. Comme s’il ne voulait pas accéder au langage inconscient. Ce en quoi il a tort car ce langage lui dirait que la phrase « je pénètre la mère » signifie simplement : « je jouis de ma place » en l’occurrence de la mer. En fait, à suivre le borroméen, nous avons trois mères : la mère de la réalité généralement une excellente personne. La mère pré-consciente qui supporte nos plus horribles fantasmes et la mère de l’inconscient qui est un mot dont les sens sont plastiques. C’est elle, la mère du langage, qui permet d’être satisfait de ce que l’on fait, de vivre intensément chaque instant. C’est elle qui est le bon moyen de donner le meilleur de nous-mêmes en toutes circonstances. Alors qu’à tenter de nous conserver névrotiquement dans le pré-conscient nous pourrions bien gâcher nos vacances sur les bords de n’importe quelle mer, et pire encore, toute notre existence dans ce monde flottant.

Malgré Freud, nombre d’analystes confondent encore le pré-conscient et le conscient. Ils rendent la psychanalyse terrifiante. Ils la montrent souvent plus conservatrice et dogmatique qu’elle n’était révolutionnaire et joyeuse à ses débuts. Souvenons-nous de ce que disait Freud : « Je veux protéger l’analyse contre les médecins et les prêtres ».

Sur le Borroméen les médecins qui s’occupent du corps et qui ont tendance à croire que l’homme n’est qu’une des formes plastiques de la matière cérébrale, se placent sur le I et les prêtres qui ne s’occupent que de l’esprit se placent sur le S. La révolution freudienne c’est que par delà le corps et l’esprit il y a l’inconscient : le R. Le R c’est du langage, d’ailleurs l’étymologie de la lettre R est une tête. L’inconscient est la tête du devenir.

Ainsi, notre mère est un mot et notre père de même. Qui n’a pas pensé dans ses méditations que le plus proche était en fait ce qu’il y a de plus lointain ? Ce qui inverse le sens de proche et de lointain. Or changer le sens d’un mot c’est ce que le préconscient appelle émotionnellement « tuer son père » et qui n’a rien avoir avec notre père de la réalité. Qui n’a pas dit « je mens » ? Or si je mens je ne dis pas la vérité et si je ne dis pas la vérité je ne mens pas en disant que je mens donc je dis la vérité et je ne mens pas. Ici vérité et mensonge changent de sens. Qui n’a pas dit : « Les petits pois sont rouges », ou « les petits poissons sont verts » ? Qui n’a pas dit : « cette affirmation est fausse » ? Ce qui faisait rétorquer à Euclide (4e s. av. JC) : « S’il est vrai que cette affirmation est fausse alors elle ne peut être vraie et s’il est faux qu’elle soit vraie alors elle ne peut-être fausse ». Là le vrai et le faux s’inversent. La pulsion et le sens, s’inversent en leur contraire. Bref chaque fois qu’on change le sens d’un mot on tue son père (dans le pré-conscient) et chaque fois qu’on se dit prendre plaisir dans le pré-concient on croit épouser sa mère. Voilà la source de toutes les névroses. Et la preuve qu’on ne se guérit que par le langage. « Il faut que je crève l’abcès », dit le patient. La psychanalyse confirme : « Oui, crevez l’ABC ». Le symbole c’est un mot et un sens. Le diabole y ajoute une infinité de sens. D’accord, la psychanalyse est diabolique.

Dans la deuxième topique de Freud : ça, moi et surmoi, peuvent aussi se rapporter au Borroméen. Le ça prend la place de l’inconscient, le moi du pré-conscient et le surmoi du conscient. Le moi, le pré-conscient et l’imaginaire marquent donc le territoire des névroses. Le langage du ça nous en délivre pour peu qu’on le laisse parler. Comme je dis ritournellement : le dit peut nous sortir de l’Œdipe. Nul n’a avoir peur des mots que son moi névrosé lui imposerait dans un imaginaire déformant.

Si la psychanalyse n’était pas l’analyse de l’inconscient, c’est-à-dire du langage, elle n’aurait pas autant d’importance et d’efficacité dans l’existence des êtres parlants et se réduirait à une sous-analyse, à une psychothérapie qui conduirait au pire sans le vouloir, au conformisme à la fausse morale, et à une culpabilité inhibitrice.

Inceste, voilà par exemple, un mot terrassant. Mais l’inceste n’est pas ce que l’on croit. Inceste, pour les mots du préconscient, ce n’est que l’anagramme d’insecte qui signifie coupé. Ce qui, pour le moi conservateur, s’avère fortement terrifiant : C’est l’angoisse de castration. Mais pour l’inconscient, le réel proprement dit, c’est une autre anagramme qui prévaut sur celle de « coupé ». Pour l’inconscient l’inceste c’est l’escient. Escient vient de scire, savoir. À bon escient c’est être en pleine connaissance de ce que l’on dit. D’où « à mon escient », « à leur escient ». Escient, c’est le savoir des mots insecte et inceste, archaïsmes qu’on aurait pratiqués ou de fautes imaginaires qu’on a jamais commises.

Dès que nous faisons parler l’inconscient nous nous délivrons à bon escient de la terreur de l’inceste. C’est écrit dans le Borroméen.

Sur ce nœud nous constatons que le conscient refoule le pré-conscient qui refoule l’inconscient lequel s’exprime dans le conscient soit par la parole, dans le cas de la psychanalyse, soit par des symptômes physiques ou mentaux dans le cas de la névrose.

Le bonheur est de voir l’incertitude des choses

D’une certaine manière on peut dire qu’Héraclite, Clausewitz et Heisenberg ont, d’une certaine manière, le même regard sur le monde. En effet, le physicien de la mécanique quantique introduisit en 1927 le principe d’incertitude. La guerre est le principe d’incertitude, dit Clausewitz, dans son Art de la Guerre, tout comme Héraclite qui affirmait que la guerre, par son incertitude même, était « le père de toute chose ».

Pourquoi l’incertitude est-elle si décisive ? Parce que le réel (ou inconscient par rapport à la réalité) est de l’ordre du devenir et non pas de l’être. Autrefois nos maîtres nous faisaient croire d’une manière ou d’une autre qu’il y avait de l’être. Mais l’inconscient freudien a brisé la conscience, comme la physique moderne a brisé l’atome et la biologie moderne a brisé la cellule.

Ce sont les trois trous dynamiques, les trois trouvailles qui illuminent désormais l’époque moderne. Que serait la psychanalyse si elle ne s’appuyait pas sur la dynamique de ces trois trous ? Le vide nous est constitutif. L’analyse doit nous mener jusque-là comme nouveau point de départ.

L’inconscient est la pulsation temporelle, nous dit Lacan dans Les quatre concepts. L’inconscient est donc triple, pareil au temps, puisqu’il ne peut y avoir de présent sans passé ni avenir, ni de passé sans présent et avenir, et d’avenir sans présent ni passé. Par ailleurs le passé est un trou insondable, comme le trou du présent ou celui de l’avenir. Nous sommes par notre modernité dans les trois trous du temps. « Fin de la physique, début du temps ». Nous ne sommes plus dans la perspective de l’être, il s’agit de se réveiller. Nous sommes dans celle du devenir héraclitéen, du devenir qui parle. En prenant cette approche nous allons mieux comprendre la réalité Symbolique, le fantasme Imaginaire, et le Réel, l’inconscient, et comment ils se nouent ensemble.

Le devenir c’est Héraclite. Héraclite est donc psychanalyste :
 « Si l’on n’espère pas (dans le devenir) on ne trouvera pas l’inespéré car (du côté de l’être) l’inespéré est hors de quête et sans accès. » ( frag. 18)

Mythologie

Rappelons ce que nous avons dit concernant la mythologie : il n’y a ni dieux ni déesses, ni héros véritables en mythologie, il n’y a que des mots. Ces figures exaltantes sont utilisées pour figurer le langage de l’inconscient. Le langage est le créateur des mythes.

Déjà au temps de Freud, les philologues Michel Bréal (1832-1915) et Max Muller attribuaient au langage le rôle formateur de la mythologie. Nous pouvons lire dans la « Mythologie comparée » de Max Muller ce que Freud a su si bien utiliser :

« Ce qui s’applique à l’étymologie s’applique avec la même vérité à la mythologie, dit Max Muller. Il a été prouvé par la philologie comparée qu’il n’y a rien d’irrégulier dans le langage, il a été reconnu que ce que l’on prenait autrefois pour une irrégularité dans la déclinaison et dans la conjugaison tenait à la formation la plus régulière et la plus ancienne de la grammaire. Le même progrès s’accomplira, nous l’espérons dans la science de la mythologie. La mythologie n’est qu’un dialecte, une antique forme du langage. Quoi que roulant surtout dans le cercle de la nature, la mythologie était applicable à toute chose. Rien n’est exclu de l’expression mythologique ; ni la morale, ni la philosophie, ni l’histoire, ni la religion, ni l’éthique n’ont échappé au charme de cette antique sibylle. Mais la mythologie n’est ni la philosophie, ni l’histoire, ni la religion, ni l’éthique. C’est, pour employer une expression scolastique, un quale et non un quid, une forme et non quelque chose de substantiel. »

Conclusion : la mythologie est la Sibylle de l’inconscient. Elle relève d’une philologie ouverte.

Il s’agit donc avec la mythologie comme avec la psychanalyse d’utiliser l’art de la restitution inductive. Sur un fragment de livre, sur une phrase, sur un mot, le linguiste reconstruit une langue tout entière avec la même infaillibilité que le paléontologiste restitue, sur une vertèbre, sur une dent, un animal, un monde entier. Nous pouvons même dire que, dans certains cas, les résultats obtenus par la linguistique semblent encore plus étonnants que ceux qui le sont par la paléontologie. C’est ce que fait encore la psychanalyse à partir d’un lapsus, d’un acte manqué etc., dans la perspective d’une archéologie reconstructrice du sujet.

Freud affirmait qu’il avait lu plus de livres sur l’archéologie que sur la psychologie. Les mythe de se laisseraient pas comprendre si on les coupait de la vie des hommes qui parlent. Il importe d’enlever aux mythes leur uniformes de confection.

Le premier couple

Le mot couple est intéressant. Il vient de copulare qui signifie attacher, lier ensemble, lier des sons et les fondre en un mot dans la prononciation. Le mot adapter vient de couple et le mot art signifie adapter. D’où l’art de faire couple. Faire un couple relève de l’art. Mais le couple n’est pas la conjuration de l’incomplétude. La complétude c’est le fantasme de la perspective infantile. Nous avons rencontré la dernière fois le premier couple de la mythologie Gaïa et Ouranos, la Terre et le ciel. C’est la Terre qui engendra le Ciel, dans une parthénogenèse libidineuse. Sans l’aide de personne elle engendra le seul être capable de la couvrir toute entière. Elle l’engendra et l’épousa. Ainsi donc le Ciel et la Terre, le couple originel, est l’entéléchie du couple incestueux, le fantasme de complétude.

Vous souvenez qu’à partir de ce mythème inconscient on retrouvait quatre concepts psychanalytiques : 1) le couple incestueux mère enfant, 2) le refoulement, 3) le retour du refoulé et 4) la castration.

La psychanalyse nous dit que, dans le pré-conscient, le désir de la mère - son manque, son vide - est ce qui conduit l’enfant à vouloir se faire l’objet idéal qui comblerait ce manque. (L’infans ignore encore, pauvre petit, le principe d’incomplétude de Gödel). Pour ce faire, celui qui n’a pas la parole rejette tout ce qui l’entoure, à la manière d’Ouranos, qui repousse dans les profondeurs de la Terre tous les enfants qu’il lui faisait jusqu’au moment limite où la mère n’en peut plus, souffre et étouffe, telle Gaïa qui « dans son cœur étouffait ».

Alors la mère refuse à l’enfant l’empire de cette jouissance totalisatrice. La mère aspire à d’autres désirs, d’autres objets de désir. Elle veut respirer. Elle fait autre chose. Elle souhaite d’autres expériences, d’autres enfants.

Ainsi, les désirs de Gaïa, comme ceux de toutes les femmes, préparent-ils à la castration de son époux Ouranos, par un de ses enfants : « Elle crée le blanc métal acier et en fait une longue faucille », dit Hésiode.

C’est cette faucille, en forme de lune, qui figure la fente génératrice qu’on nomme castration. Ce sera Chronos, le dernier des enfants refoulés par Ouranos, qui va incarner ce retour du refoulé. Il exécutera la castration du ciel étoilé voulu par sa mère.

Si nous traduisons tout cela en langage parlé cela nous montre que le mot (la moman) produit le sens. On croit d’abord qu’il y a un sens unique au mot, formant le couple parfait, pareil à Gaïa et Ouranos. Les autres signifiés sont refoulés jusqu’à ce qu’ils fassent retour et que l’un d’entre eux, plus actif que les autres, selon les circonstances, nous coupe de sa faucille. Voilà que le diabole renverse le symbole. Toutefois, comme il s’agit d’une coupure non dans les choses mais dans les mots, cette castration inéluctable est une perte non pas tragique mais génératrice. C’est elle qui nous fait accéder au stade de sujet, au stade du langage de notre propre désir ouvert à jamais à l’individualité germinative.

La scène fantasmatique

Le poète Paul Éluard nous dit : « la terre est une orange bleue ». Or comme la terre n’est pas une orange, c’est comme si le poète nous autorisait à poursuivre : « la lune est une banane verte », semblable au phallus triomphant du ciel. « Faucille d’or dans le champ des étoiles », comme dit Victor Hugo. Nous pouvons alors ajouter : les étoiles sont des lucioles. Et comme le mot lucioles est une anagramme de couilles, notre moi pré-conscient peut se cristalliser dans l’angoisse de castration en constatant que le ciel, la terre et les étoiles ne sont autres que la « scène originelle ». Cette scène fantasmatique dans laquelle on est le témoin frustré du coït de nos parents. Ce traumatisme nous métamorphose en loup hurlant, comme « l’homme aux loup » dont nous parle Freud. Il peut aussi nous réduire à ces cochons qui, nous faisait remarquer Platon, sont morphologiquement incapables de lever la tête vers le ciel. C’est ce traumatisme qui incite peut-être toute la civilisation à produire des rideaux de pollution pour lui éviter le spectacle insupportable de son origine libidineuse.

Le devenir a trois temps

Si nous prenons la perspective du devenir par opposition à celle de l’être statique, au solipsisme de la sphère, nous comprendrons plus facilement que tout s’inaugure du trois dans la psychanalyse, la mythologie et le langage.

Le trois est le quanteur du devenir. Le devenir ça marche sur trois pattes comme le temps. Il y a l’impératif du passé, présent et avenir, lesquels sont trois abîmes qui agencent le nœud premier. Le nœud qu’on appelle premier est constitué de trois croisements. C’est le nœud le plus simple, le nœud ordinaire quoique fermé sur lui-même. En ce sens nous pouvons soutenir que tout point est un nœud. Une ligne, nous dit Euclide, est le flux d’un point. Et tout point est la croisée indénouable des trois temps. De plus, une ligne à l’infini forme un cercle. On appelle le cercle un nœud trivial en mathématique. Certes, sur le cercle on ne voit pas les croisements qui caractérisent le nouage. Mais comme le cercle est fait de points qui sont ici des nœuds, le cercle est bien un nœud, même si l’on ne voit pas ses croisements. Qu’est-ce qu’un nœud ? C’est ce qui consiste en trois croisements au minimum comme le nœud premier. Si nous nous regardons dans la perspective du temps, tout ce que nous voyons se réduit aux croisements du passé, du présent et de l’avenir.

En revanche, l’être, par opposition au devenir, n’est pas troué comme l’est le nœud. L’être est un comme la sphère pleine et immobile de Parménide. Comme dit Lacan il s’agit de passer de la sphère à l’asphère. C’est que l’être est du un. Et le un c’est la violence, car le un annule l’autre impitoyablement.

Il n’y a pas d’ordre entièrement saisissable dans le chaos fluctuant parce qu’il est fait de trous, et de trous qui précèdent leurs bords. Quand on regarde l’abîme, l’abîme nous renvoie notre propre regard. Notre regard est l’abîme et l’abîme est forcément triple parce qu’il n’est jamais le même. Pour devenir il faut cesser d’être ce que l’on est pour se transformer en ce qu’on était pas et sans y demeurer.

La pierre de Rosette

Champollion découvrit la langue mystérieuse des hiéroglyphes parce qu’il pratiquait trois langues : le français le copte et le grec. Comme il pouvait lire deux traductions du même texte de la fameuse pierre de Rosette il put décrypter le fonctionnement des hiéroglyphes.

On compare souvent Freud à Christophe Colomb parce que comme lui il a découvert un nouveau continent : l’inconscient. Mais ne serait-il pas plus logique de l’assimiler à Champollion qui découvrit par association la langue perdue des hiéroglyphes comme Freud découvrit celle de l’inconscient ?

Avec le nœud borroméen, Lacan nous montre les trois trous dynamiques de l’inconscient. Il n’y a pas d’ordre statique dans l’inconscient. Par exemple, si on nomme 1 l’un des ronds du borroméen, les deux autres seront 2 et 3 ; mais rien n’empêche de nommer 1 celui qui était 2 dans l’ordre précédent, ou de nommer 1 celui qui était 3. Ce qui nous montre que tout ordre est arbitraire.

Comme disait Héraclite : « Le plus bel ordre du monde n’est qu’un tas d’ordures dispersées au hasard (frag 124).

L’inconscient est trois parce que le réel c’est le devenir et que le devenir n’est pas totalisable en un un statique. Le réel est inaccessible parce qu’en constant devenir. Dans sa théorie des trois corps Poincaré a montré que l’on ne pouvait avoir en même temps la vitesse et la position de tous les corps. Les triples visages que l’on trouve représentés dans les plus anciennes civilisation comme celles des celtes, ou de Mohenjo Daro (le mont des morts) dans la vallée de l’Indus, évoquent le réel du devenir.

Dans cette perspective nous pouvons nous voir nous mêmes réduits dans le vide fluctuant à des nouages de mots.

Qu’est-ce que le passé ? C’est le mot passé. Le présent, le mot présent, l’avenir, le mot avenir. D’où le fait que le présent le passé et l’avenir peuvent très bien ne pas être les mêmes en même temps pour tout le monde. Ce qu’Einstein a démontré.

Le mot mot a trois lettres et c’est un carrefour de pleurs si l’on s’amuse à prendre en compte l’étymologie des lettres : M c’est l’eau, O, c’est l’œil, et T c’est un carrefour.

Du chaos, du vide, de l’abîme, nous dit Hésiode, sortent, tout trois ensembles, Gaïa, Eros, et Nix, c’est à dire la matière, le désir et la nuit.

La mythologie se divisent en trois générations : la première est celle d’Ouranos (l’incestueux), la seconde celle de Chronos (le castrateur) et la troisième celle de Zeus (la joie de vivre).

Avec la mythologie nous sommes à l’opposé des l’idéaux ascétique pythagoricien, juif, platonicien et chrétien, idéaux qui, comme le montre si bien Michel Onfray : « supposent la misogynie, la haine du désir et des plaisirs, la condamnation de la chair, le mépris du corps, le pouvoir absolu du mâle ».

Artémis et Apollon consacrent dans le temple de Thémis, la justice, le trépied, socle épistémique des Pythies énonçant leurs oracles.

Polemos, la guerre, a pour racine Pel qui signifie agiter : d’où pulsion, poussée. « La guerre de Troie » c’est homophoniquement la poussée du « trois », si l’on considère que l’homophonie est une expression de l’inconscient. Trois déesses sont à l’origine de la guerre de Troie : Athèna, Héra et Aphrodite : La raison, la puissance et la beauté.

La première et la deuxième topiques de Freud décrivent l’inconscient par ces trois instances, de même que le Borroméen de Lacan. On appelle ce triple nœud le « Borroméen » en référence aux Comtes de Borromée en Italie, mais on le trouve dans les anciens temples shinto au Japon et surtout, celui qui est probablement le plus ancien, chez les Viking, figuré par des triangles. Le triangle est le graphe de ce triple nœud. C’est la trivision, dont parle Lacan dans sont séminaire RSI : « ... Cette, je dirais, trivision, cette division en trois, est de consistances diverses ».

La topologie est le contraire de la géométrie : les formes y sont plastiques ; ce qui compte ce sont les trous et la manière dont leurs bords sont noués, peu importe leur figuration.

Le nombre d’or est le modèle de la trivision anharmonique. On l’appelle Phi en hommage au sculpteur Phidias qui illustre l’apogée de l’art grec au V ème s. av. J.-C.. Époque qu’on a appelée l’âge d’or de la sculpture attique.

Le nombre d’or utilise le vide. C’est une nombre illimité de décimales non répétitives. Phi égale 1,618... Avec seulement trois points on peut créer sur une ligne une section dorée. Il suffit qu’ils marquent une relation telle que la petite partie de la ligne soit à la grande ce que la grande est à l’ensemble donné.

La découverte des nombres irrationnels par les grecs fut une énorme surprise. Pythagore trouva que la diagonale du carré ne peut pas s’exprimer en fraction du côté puisque le rapport entre la diagonale et le côté n’est pas un nombre entier. Ce qui l’amena à trouver le nombre d’or. Les pythagoriciens fêtèrent cette découverte en sacrifiant 100 bœufs, hécatombe au profit du nombre qui marque le triomphe du désir sur une perte.

La suite de Fibonachi, le grand mathématicien du douzième siècle, qui a introduit en occident les chiffres dits arabes (mais qui sont en réalité indiens), peut nous illustrer cette perte. Vous vous souvenez comment ça marche. On additionne au chiffre présent le chiffre antérieur : 1-2-3-5-8-13-21... Au début donc, jusqu’au trois, tout va bien. 1 + 1 = 2, 2 + 1 = 3. À partir de trois il y a du manque. En effet 3 + 2 = 5. on perd le quatre. 5 + 3 = 8. On perd le 6 et le 7 etc., mais ce sont des pertes créatrices. Comme il y a toujours un manque dans le nombre d’or, Lacan s’en sert pour affirmer « qu’il n’y a pas de rapport sexuel », c’est-à-dire pas de complétude possible. Il y a que du désir. Ce qui lui fait inventer l’objet cause, l’objet qui cause du désir, l’objet petit a.

Euclide nous définit ainsi le nombre d’or : « une droite est dite coupée (selon le nombre d’or) lorsque la droite entière est à son plus grand segment ce que le plus grand est au plus petit ».

Le nombre phi (en hommage à Phidias) égale un plus racine carrée de 5 sur deux, ce qui donne la mesure 1,618. Un sur 1,618 est la proportion dorée, c’est-à-dire une proportion dynamique.

Tout segment est partagé suivant la section d’or qu’on appelle aussi la proportion divine puisqu’il y a toujours un manque, le manque créateur, si les rapports x/y et y/(x-y) sont égaux, ce qui signifie que le petit et le moyen segment sont dans le même rapport que le moyen et le grand segment.

Le nombre d’or représente la beauté. Il ne lui manque que la parole.

Le corps humain est aussi bâti sur le nombre d’or. Mesurez les rapports de votre hauteur totale et la distance sol-nombril sur la distance nombril-sommet du crâne, vous trouverez le nombre d’or (environ 1,6) - si vous êtes bien proportionnés. L’inconscient est un langage autonome qui s’exprime dans les autres langages du corps et de l’esprit. C’est le langage dont parle Héraclite, le philosophe du devenir.
 « Le langage dont je parle échappe à la saisie intelligible des hommes... » (frag. 1).

La saisie intelligible est la capacité de totalisation de la conscience. Ce discours n’est pas totalisable par ce qu’il est toujours en devenir.

Georges Dumézil dans Mythes et Epopée, a montré que toute la pensée indo-européenne était structurée sur trois fonctions : Le prêtre, le guerrier et le paysan. La structure nodale de ces trois fonctions se révèle être un formidable instrument de fabrication d’histoires. Pourquoi ? Parce que c’est celle du devenir et du langage.

Il n’y a pas de un mais du trois. Pas d’être mais du devenir. Il n’y a de un que par le trucage rhétorique du conscient.

Réhabilitation de Gorgias

Pour terminer je voudrais, contre Platon, réhabiliter Gorgias et son fameux Traité du non-être. Pour lui comme pour les autres sophistes, seul le langage importe.

Gorgias est né en Sicile en 487 avant notre ère. Il mourut à 103 ans, heureux et en excellente santé, entouré d’amis et d’œuvres d’art dans une maison splendide. Il était devenu très riche en enseignant l’art de triompher des difficultés par le langage. Son enseignement permettait à ses élèves de réussir dans les affaire et de gagner leurs procès.

Platon a discrédité la pensée de Gorgias et l’a ridiculisé au point qu’aujourd’hui encore le terme de sophisme désigne pour tout le monde un raisonnement faux. Pourtant, de nos jours, grâce à la découverte de l’inconscient il est opportun de revisiter l’œuvre de ce penseur exceptionnellement moderne.

Dans son traité du non-être Gorgias soutient « le rien » à partir duquel toute chose est possible. Voici ce qu’il explique, en trois argumentations, pour montrer que le concept de l’être est indéfendable comme l’est aujourd’hui la substance pour la physique moderne.

Première argumentation

Il n’y a rien, soutient Gorgias, parce que s’il y avait quelque chose ce serait soit de l’être soit du non-être. Or le non-être n’est pas puisque s’il était il faudrait qu’il soit en tant que non-être. Mais il ne pourrait alors se distinguer de l’être, ou alors il faudrait que l’être ne soit pas. Donc, s’il y a de l’être, le non-être ne peut être. Mais y a-t-il pour autant véritablement de l’être ?

S’il y a de l’être il faut qu’il soi quelque part, dans l’espace ou dans l’esprit, en tant que fini ou en tant qu’infini.

Supposons l’être infini. Si l’être infini est il lui fut être quelque part, dans l’espace ou dans l’esprit. Mais le contenant étant nécessairement plus grand que le contenu, l’être infini ne peut pas être quelque part pour la raison qu’il serait obligatoirement contenu dans quelque chose qui, elle, serait plus grande que lui. Rien n’étant plus grand que l’infini, l’être infini ne peut donc être quelque part, donc il n’est pas possible qu’il soit.

Prenons l’autre hypothèse, l’être comme fini.

Si l’être est fini, il a un commencement et une fin. Toute fin a un commencement qui l’a engendrée et par laquelle elle commence. L’être fini doit donc nécessairement avoir un commencement à partir duquel il a été engendré. Mais, pour engendrer il et nécessaire d’être ce qui engendre. Donc si l’être était en tant que fini il faudrait qu’il existe avant qu’il soit engendré pour la raison que pour engendrer il faut être.

Quant à être à la fois fini et infini les deux propositions s’annulent l’une l’autre.

Gorgias poursuit son raisonnement en montrant que l’être ne peut être ni un ni multiple.

En effet, si l’être était un, il lui faudrait être une quantité ou un continu, ou une grandeur ou un corps. Or tout cela est divisible. Le un étant divisible l’être n’est pas un. De plus l’être ne peut pas être multiple puisque le multiple est constitué par des unités qui justement ne le sont pas.

Conclusion : l’être ne peut être ni un ni multiple.

De plus, l’être et le non être ne peuvent exister ensemble car dans ce cas il seraient une seule et même chose, étant cela qui est. Or si nous disons qu’ils sont l’un et l’autre il ne sont donc pas la même chose. Conclusion : l’être et le non-être ne peuvent exister ensemble.

Comme il ne peut y avoir rien qui soit en dehors de l’être, du non-être ou des deux ensemble, il suit de là que rien n’est.

Dans « Ni être ni non-être » (Séminaire XI, p. 31), Lacan conclue de la même manière que Gorgias : « la béance de l’inconscient est pré-ontologique ». L’art qu’il convient de cultiver n’est donc pas la vaine science de l’être mais la science du discours (logos), la science du langage.

Deuxième argumentation

Même s’il y avait quelque chose, cette chose serait inconnaissable. Freud et Lacan affirment de même :
 « La réalité demeurera à jamais inconnaissable » (Freud, Abrégé de Psychanalyse, p. 71) ; « Il n’y pas de connaissance qui ne soit d’illusion » (Lacan, « Radiophonie », p.84).
 
Gorgias : Si les choses qui sont pensées ne sont pas des êtres l’être n’est pas pensé. En effet, si la pensée est la chose même, il faut que celle-ci ne soit jamais pensée qu’avec les qualités qu’elle a réellement, toujours pensée comme blanche si elle est blanche, et jamais avec une couleur qu’elle n’a pas. De plus, si les pensées sont des êtres, tout ce qui est pensé sera tel qu’il est pensé.

Si par exemple quelqu’un pense qu’un homme vole dans l’air, cet homme vole en effet, s’il pense à de chars courant sur la mer, ces chars courent sur la mer.

Inversement, si les êtres et les pensées coïncident, les choses qui n’existent pas, n’étant pas des êtres, ne seront pas pensées ; or, Charybde (un monstre à la voracité insatiable), Scylla (un monstre-femme dont la partie inférieure est constituée de six chiens enragés qui déchirent tout ce qui est à leur portée), la Chimère (avec sa tête de lion, son corps de chèvre et sa queue de serpent) etc., sont des choses qui ne sont pas et qui cependant peuvent être pensées.

Or, les choses visibles sont tenues pour existantes par le seul fait qu’elles sont vues, les choses sonores tenues pour existantes par le seul fait qu’elles sont entendues et nul ne s’avise de soutenir que les choses visibles n’existent pas à la simple raison qu’on ne les entend pas, ni que les sons n’existent pas parce qu’ils n’ont pas de visibilité. Dès lors et pour la même raison, on ne peut pas dire que Charybde, Scylla et la Chimère n’existent pas pour le seul motif qu’elles ne sont ni vues ni entendues et qu’elles sont simplement pensées.

Il s’ensuit que l’être n’est pas la pensée, que nous pouvons penser des choses qui ne sont pas, qu’il n’est pas vrai que ce qui est pensé soit par le seul fait qu’il soit pensé.

Conclusion : l’être, en toute rigueur, ne peut être ni réel ni pensé.

Troisième argumentation

Gorgias : Même s’il était perçu (par l’esprit ou par les sens) l’être ne serait pas communicable à autrui.

Lacan nous dit de même : « Le langage n’est pas réductible à la communication ».

Gorgias : En effet si les choses qui sont à l’extérieur sont vues et entendues et communément perçues, et si parmi ces choses celles-là seules qui sont visibles sont vues et celles susceptibles d’être entendues sont seulement entendues, et non pas réciproquement puisqu’on ne peut pas, au sens strict des mots, entendre ce que l’on voit et voir ce que l’on entend. Comment ces choses là pourraient-elles signifiées à quelqu’autre ? Car ce que nous signifions est le discours et le discours n’est pas la chose. Nous ne communiquons pas les chose à autrui mais seulement un discours, lequel est différent des choses. De même que ce qui est visible ne pourrait devenir ce qui est sonore et réciproquement, ainsi, par le fait que cela est au dehors cela ne pourrait être réellement notre discours. Et si cela n’est pas notre discours les choses ne peuvent être communiquées à autrui.

Le discours, en effet, est formé d’un ensemble de perceptions issues d’un ensemble de choses qui viennent du dehors et auxquelles nous sommes sensibles. Ainsi, de la rencontre avec le liquide résulte pour nous le discours relatif à cette qualité. De la rencontre avec la couleur ne résulte pour nous qu’un discours sur la couleur. Ainsi, le discours diffère de la couleur et donc ne la communique pas. Le discours a une existence propre qui diffère des choses sensibles et intelligibles.

Conclusion : le discours ne peut communiquer les choses.

Que nous enseigne Gorgias ? Qu’il n’y a rien et pas même rien puisque nous parlons. L’être est une illusion du langage dont le langage peut nous libérer. L’être est le langage de la névrose.

Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » (Écrits) Lacan poursuit, en quelque sorte, le discours de Gorgias : « C’est le monde des mots qui crée le monde des choses » (p.276).

Dans Le savoir du psychanalyste (p.29) : « C’est d’être parlant - excusez - moi, dit-il, du premier être - que le sujet vient à l’être, enfin qu’il en a le sentiment. Naturellement il n’y vient pas, il rate ».

Dans Silicet (6/7, p. 49) : « C’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être ».

On pourrait encore jardiner longtemps dans les séminaires de Lacan pour trouver pléthore de citations en faveur du Traité du non-être de Gorgias. - Le néologisme « parlêtre » devait selon Lacan pouvoir remplacer le mot inconscient. - En tout cas Gorgias nous aide à quitter le concept d’être qui relève de la complétude infantile, du désir en tant que regret d’une chose disparue, en faveur du langage du devenir et du désir en tant que dépassement de soi. En ce sens nous pouvons dire en fait et en droit que Gorgias est psychanalyste comme le sont Héraclite et Antiphon.

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