« Es irrt der Mensch, solang er strebt. » (J. W. Goethe, Faust, Prolog im Himmel [1]).
« Das Reale wird immer “unerkennbar” bleiben. » (S. Freud, Abriß der Psychoanalyse [2]).
I. - AVANT PROPOS
9. Kapitel. - Die Innenweit
Wir haben keinen anderen Weg, von einem komplizierten Nebeneinander Kenntnis zu geben ais durch das Nacheinander der Beschreibung, und darum sündigen alle unsere Darstellungen zunächst durch einseitige Vereinfachung und warten darauf, ergänzt, überbaut und dabei berichtigt zu werden » [3].
« Liebe und Wissenschaft mögen nie verlassen Deinen Sigmund » [4]. En ce qui concerne la science nul ne pourra douter aujourd’hui que Freud a tenu ses promesses et bien plus : il a su vaincre au-delà de sa vie ses adversaires. L’étude de son oeuvre a pu se faire une place très importante dans les recherches et le travail scientifique dans multiples pays. De plus, son oeuvre est devenue point de départ d’un travail d’investigation considérable. Mais si le rejet de la théorie psychanalytique fut exercé du temps de Freud de la part de tous les scientifiques, aujourd’hui reste une ligne de partage nette entre adhérents et critiques de la psychanalyse. Sa place dans les différentes sciences, mise à part celle en médecine psychiatrique, varie d’un pays à l’autre. En France intégrée dans le cadre des sciences humaines, elle se retrouve en RFA intégrée dans l’enseignement des sciences sociales. Des philosophes dans tous les pays lui réservent une place de prédilection que ce soit pour s’en servir, la critiquer ou la déformer. En fait, mise à part la médecine, l’enseignement de la théorie psychanalytique se trouve exclu du cadre conceptuel auquel Freud adhérait : celui des sciences de la nature.
Nous commencerons ce travail avec quelques réflexions sur l’épistémologie freudienne. Pour ceci nous avons suivi les dires de Freud sur la science, son cheminement, la pensée scientifique et ses comparaisons à la psychanalyse. Nous avons essayé de reconstituer le « métalangage » de Freud sur le sujet : science et psychanalyse.
À la fin de notre travail, nous avons découvert que d’autres ont consacré des livres à ce sujet [5], nous les ignorons en grande partie jusqu’à ce jour. Notre souci ne fut pas de réécrire une épistémologie freudienne, mais de décrire le cheminement de sa pensée, comme un observateur décrit son objet d’étude. Il s’agit donc là, pour ainsi dire, de notre matériel clinique.
Ceci nous permit d’aborder dans un deuxième temps quelques aspects d’une métapsychologie de ce cheminement. Nous avons essayé de caractériser la dynamique, le mouvement de création, den Erkenntnisweg de la démarche freudienne. Notre souci fut de ne pas figer ce mouvement dans un causalisme unitaire et statique, mais une tentative visant à l’inscrire dans le mouvement dialectique que Freud a voulu lui-même donner à sa démarche. « ... C’est dans le mouvement de la dialectique... que prend son véritable sens le structuralisme introduit par Freud » [4b].
Ainsi nous fûmes amené à caractériser quelques éléments de la Wißbegierde qui sous-tend la vie de Freud, de la vie à la mort, par la métonymie et la métaphore entre Sinnlichkeit et Geistigkeit.
Notre démarche nous permit d’inclure enfin une autre approche, à savoir un essai de compréhension psychogénétique. Nous essayerons de poursuivre quelques éléments de la genèse de cette structuration que nous observons dans l’oeuvre de Freud, et l’importance que prend la confrontation, entre autres, à Leonardo da Vinci [4c].
Disons le tout de suite : « Die Psychoanalyse kann nichts zur Aufklärung der künstlerischen Begabung sagen und auch die Aufdeckung der Mittel, mit denen der Künstler arbeitet, der künstlerischen Technik, fällt ihr nicht zu » [6]. Ceci est sûrement pareil pour le chercheur et son cheminement scientifique, mais nous serait-il possible d’atteindre, nous aussi « das allgemein Menschliche » [7] comme Freud a su le faire à partir de son analyse « der Lebenseindrücke, zufälligen Schicksale und der Werke » de Leonardo da Vinci [8].
Par contre, Freud lui-même a proposé d’examiner la problématique que nous essayons d’aborder ici : « Die Befriedigung solcher Art wie... die des Forschers an der Lösung von Problemen und am Erkennen der Wahrheit, haben eine besondere Qualität, die wir gewiß eines Tages werden metapsychologisch charakterisieren können » [9].
II. - FREUD ET LES « NATURWISSENSCHAFTEN »
(Sciences de la nature)
Définitions
« Er (Freud) schuf den Namen Psychoanalyse, der im Laufe der Zeit zwei Bedeutungen gewann bezeidhnet heute
1) eine besondere Behandlungsmethode neurotischer Leiden,
2) die Wissenschaft von den unbewußten seelischen Vorgängen, die auch treffend “Tiefenpsychologie” genannt wird. » [10].
Quelques années auparavant Freud fut encore plus exacte :
« Die Psychoanalyse ist der Name
1) eines Verfahrens zur untersuchung seelischer V’orgänge, welche sonst kaum zugänglich sind ;
2) eine Behandlungsmethode neurotischer Störungen, die sich auf diese Untersuchung gründet ;
3) eine Reihe von psychologischen, auf solchem Wege gewonnenen Einsichten [11] die allmählich zu einer neuen wissenschaftlichen Disziplin zusammenwachsen. » [12].
Point 2) dans la définition de « L’Encyclopaedia Britannica » et point 3) dans le « Handwörterbuch der Sexualwissenschaften » décrivent bien la même chose et c’est ce que Freud appelle plus loin « die Wissenschaft vom seelisch Unbewußten » [13], « Tiefenpsychologie » ou plus simplement « psychoanalytische Theorie » [14]. Un grand nombre d’élaborations de Freud sont consacrées à cette Wissenschaft et nous supposons qu’elles sont la réalisation de ce que Freud s’est posé comme « but d’existence » dans la lettre que nous avons cité au début.
Ces deux définitions, « lexicales par excellence », peuvent être caractérisées comme un regard de l’extérieur ; à un autre endroit par contre, Freud s’efforce de donner une véritable définition qui situe la « psychoanalytische Wissenschaft » à partir de son esprit même : « Die psychoanalytische Theorie ist ein Versuch, zwei Erfahrungen verständlich zu machen, die sich... bei dem Versuche ergeben, die Leidenssymptome eines Neurotikers auf ihre Quellen... zurückzuführen : die Tatsache der Übertragung und die des Widerstandes. Jede Forschungsrichtung, welche diese beiden Tatsachen anerkennt und sie zum Ausgangspunkt ihrer Arbeit nimmt, darf sich Psychoanalyse heißen » [15].
Ces définitions ne tiennent compte que de cette psychanalyse qui « ursprünglich kein anderes Ziel hatte als das Verständnis und die Beeinflussung neurotischer Symptome » [16], néanmoins elles sont point de départ de la démarche de Freud. Voyons donc ce quelles contiennent - ce qu’on peut en retenir - pour la compréhension d’autres domaines d’investigation moins psychopathologiques.
Beobachtung
Ainsi nous voyons qu’il s’agit de « Untersuchungen » : Actes d’investigation par excellence (en cherche ce qui soustend) que ce soit pour le médecin, le biologiste, mais aussi pour le littéraire (Literaturwissenschaftler) rigoureux de nos jours. Terme qui implique le « contact direct » avec la matière qu’on est en train d’examiner. À partir de ces « Untersuchungen » nous obtiendrons « Einsichten » donc un regard à l’intérieur de quelque chose. (Einsicht vient de hereinsehen, regarder dedans).
Retenons pour le moment ces deux poles : a) Untersuchung - le point de départ - b) le but : die Einsichten. Pour le moment Freud ne nous fournit pas d’intermédiaire qui nous permet de passer de a) à b). Cette Untersuchung agit sur l’objet de recherche, « la chose investie » : l’objet d’investigation psychanalytique cherche à se défendre contre « l’attaque de l’observateur ». Cette défense s’exprime à travers les résistances et le transfert.
Nous parlions d’objet, Freud aussi : "Da ich die Gewohnheit festgehalten habe immer zuerst an den Dingen zu studieren, ehe ich in den Büchern nachsah... » [17], donc étudier des choses. La chose psychanalytique pour Freud fut d’abord le malade, le névrosé puis lui-même. Nous parlerons plus tard de l’élargissement de ce champs d’investigation. Mais nous pouvons déjà dire qu’à aucun moment Freud renoncera à son statut de chercheur scientifique, et ainsi tout ce qu’il dit sur la science s’applique tout-à-fait à la psychanalyse. « Alle Wissenschaften ruhen auf Beobachtungen und Erfahrungen... » [18]. Il s’agit donc toujours d’une démarche personnelle qui met le chercheur en confrontation directe 1) avec l’objet de son étude (observation), 2) avec le souvenir, « la trace mnésique » des observations précédentes et la perception de l’observation qu’il est en train de faire : le mot Erfahrung recouvre à la fois le souvenir de l’expérience faite antérieurement, et le vécu, la perception sensorielle, de l’expérience que le chercheur est en train de faire. À cet endroit Freud n’en fait pas la distinction. Le deuxième sens nous apparaît dans la citation suivante : Freud dit de la psychanalyse et de l’expérience dans « Psychoanalyse und Libidotheorie » : « Sie haftet vielmehr an den Tatsachen ihres Arbeitsgebietes, sucht die nächsten Probleme der Beobachtung zu lösen, tastet sich an der Erfahrung weiter... » [19].
Comme Piaget, Freud ne distingue pas fondamentalement la pensée à l’oeuvre dans l’investigation, (à savoir la pensée scientifique) de celle dite normale, mais il accorde à la première une certaine spécificité :
1) Es interessiert sich auch für Dinge, die keinen unmittelbar greifbaren Nutzen haben.
2) Es bemüht sich, individuelle Faktoren und affektive Beeinflussungen sorgfältig fernzuhalten
3) Prüft strenger die Sinneswahrnehmungen, auf die es seine Schlüsse baut
4) Schafft sich neue Wahrnehmungen, die mit den Mitteln des Alltags nicht zu erreichen sind
5) Isoliert die Bedingungen dieser Neuerfahrung in absichtlich variierten Versuchen » [20].
À partir de là remonte la première partie du lent chemin tâtonnant et pénible [21] de la science. L’observation est la partie proprement empirique de ce que Freud appelle « empirische Wissenschaft » [22] ou « eine auf Deutung der Empirie gebauten Wissenschaft » [23] et qu’il considère comme « das Fundament der Wissenschaft auf dem alles ruht » [24].
Der Grundbegriff
Après cette activité d’observation, dont le lecteur ne perçoit rien, vient justement la nécessité de la retranscription ou ce que Freud appelle « direkte Ubersetzungen der Beobachtung in Theorie » [25]. Cette transcription, ou traduction pose plusieurs problèmes, qui sont ceux de tout langage scientifique. La question qui se pose à Freud très souvent concerne la terminologie ou le « Grundbegriff » [26] (idée fondamentale, notion de base) pour rendre compte de l’observation. Ceci est rendu encore plus difficile du fait, qu’en dépit des apparences Freud ne crée pas les termes qu’il utilise mais peut les utiliser différemment de l’usage courant. Ainsi Freud nous fait savoir que déjà avant lui un philosophe allemand, Theodor Lipps, a déclaré « das Psychische sel an sich unbewußt » [27]. Le terme Wißtrieb de Freud est à différencier nettement de celui de Nietzsche Wissenstrieb. Davantage dans le style d’une anecdote il nous fait savoir que l’idée de l’étiologie sexuelle des névroses lui fut communiquée en premier par les personnes qui l’ont critiqué pour cette idée, à savoir : Breuer, Charcot, Chrobak. Pour une éventuelle étude de la provenance consciente ou inconsciente de ses idées, Freud lui-même nous fournit des arguments tout-à-fait intéressants dans un article d’abord anonyme en réponse à une critique de Havelock Ellis : « Zur Vorgeschichte der analytischen Technik » [1920b]. Il finit cet article, qui lui a permis d’évoquer l’origine éventuelle du concept de « Traumzensur » (ibid.), avec ces mots énigmatiques : « Es scheint uns also nicht ausgeschlossen, daß dieser Hinweis vielleicht jenes Stück Kryptomnesie aufgedeckt hat, das in so vielen Fällen hinter einer anscheinenden Originalität vermutet werden darf » [28]. Nous discuterons deux autres notions, la « Sinnlichkeit » et la « Geistigkeit » à la fin de notre deuxième partie.
S’ajoute une complication trop bien connue : l’évolution de la terminologie de Freud tout au long de sa vie, et nous n’allons sortir de notre « métalangage » que pour rappeler que Freud lui-même dit sur la notion la plus remaniée de son oeuvre, « den Trieben » qu’ils sont « das wichtigste wie das dunkelste Element der psychologischen Forschung » [29].
Dans deux genres de textes nous découvrons ce questionnement des « notions de base » dans l’oeuvre. Bien entendu, Freud est obligé de s’interroger sur le bien fondé de sa théorie et sur sa façon de procéder dans ces textes mêmes qui l’amènent justement à remanier toute cette théorie. En premier, lors de l’introduction du « narcissisme ». Sûrement toujours sous l’impression du bouleversement, il continue cette interrogation au début de « Triebe und Triebschicksale » [1915c]. Dans « Zur Einführung des Narzißmus » [1914c] Freud dit pour la première fois clairement qu’il est immanent à une « auf Deutung der Empirie gebauten Wissenschaft » [30] de démarrer « mit nebelhaft verschwindenden, kaum vorstellbaren Grundgedanken » [31], qui pourront être améliorés ou remplacés dès que l’observation permettra d’être plus exacte. Freud déduit de cet état des choses précisément le caractère scientifique de sa démarche.
Un an après, avec plus de distance par rapport au remaniement causé par l’introduction du narcissisme, Freud reprend le questionnement sur les notions de base de la psychanalyse et de nouveau en invoquant la « Wissenschaft » tout court. Freud reste néanmoins assez schématique. La description de l’observation doit être très générale au départ, c’est l’avancée de nouveaux résultats d’observation qui permettront de spécifier la description. Néanmoins toute description est déjà exposée à des « interférences » d’ordre abstrait. Le « Grundbegriff » sera le résultat d’un long processus d’aller retour entre l’observation et la description, et finit par se cristalliser sans jamais être définitivement figé. Au début, ces notions ne peuvent être désignées que comme « convention » [32], essayant néanmoins de rendre compte de la réalité par un rapport signifiant entre la chose décrite et le terme choisi.
Mais déjà là Freud inclut qu’il y a autre chose encore que seulement observation et description. « Schon bei der Beschreibung kann man es nicht vermeiden, gewisse abstrakte Ideen auf das Material anzuwenden, die man irgendwoher, gewiß nicht aus der neuen Erfahrung allein, herbeiholt » [33]. Mais Freud reste énigmatique sur cette autre provenance, et c’est à nous de trouver s’il s’agit là du lieu d’impact du génie créateur, du retour du refoulé ou de la référence consciente et systématique à des expériences ultérieures.
De nouveau, suite à un remaniement - l’introduction de la dualité pulsion de mort / pulsion de vie - Freud reprend la question mais reste bref, voire ironique, par rapport au remaniement terminologique. « Was man nicht erfliegen kann, muß man erhinken... » [34].
L’autre moment où Freud nous confronte à la question des « Grundbegriffe », ce sont moins des textes d’élaboration mais plutôt de représentation publique, textes encyclopédiques ou de récapitulation générale. Là le terme « Grundbegriff » sert Freud comme délimitation de la psychanalyse à d’autres sciences. « Die Psychoanalyse ist kein System wie die philosophischen, das von einigen scharf definierten Grundberiff en ausgeht » [35]. « Klare Grundbegriffe und scharfe Definitionen sind nur in den Geisteswissenschaften möglich, soweit diese ein Tatsachengebiet in den Rahmen einer intellektuellen Systembildung fassen wollen » [36].
Ailleurs [1933a] en expliquant son opposition à la démarche des religions, il illustre une fois de plus, les similitudes entre l’épistémologie scientifique et la psychanalytique. « ... Bei der Offenbarung haben sie es leichter gehabt. Der Fortschritt in der wissenschaftlichen Arbeit vollzieht sich ganz ähnlich, wie in einer Analyse :
2 - Man bringt Erwartungen in die Arbeit mit, aber man muß sie zurückdrängen.
4 - Man erfährt durch die Beobachtung bald hier, bald dort etwas Neues, die Stücke passen zunächst nicht zusammen,
3/4 - Man stellt Vermutungen auf, macht Hilfskonstruktionen, die man zurücknimmt, wenn sie sich nicht bestätigen,
1 - Man braucht viel Geduld, Bereitschaft für alle Möglichkeiten,
3 - Verzichtet auf frühe Überzeugungen, um nicht unter deren Zwang neue, unerwartete Momente zu übersehen... » [37].
On reconnaît facilement quatre des cinq éléments spécifiques de la pensée scientifique décrites auparavant. (Nous reviendront sur le dernier point que nous allons discuter plus loin.)
« Hilfskonstruktionen » [38] et interférences subjectives
En attendant une meilleure « Übereinstimmung mit der Realität » [39] le psychanalyste et le scientifique se contentent donc au début de « Hilfskonstruktionen » (constructions auxiliaires). Nous supposons que c’est dans la formation de ces « Hilfskonstruktionen » qu’interviennent les idées abstraites du fait de l’activité de « rassembler, d’ordonner et d’insérer dans des relations » [40] (citation déformée). Tout le travail se jouera donc par la suite dans un mouvement dialectique entre ces « Hilfskonstruktionen », les idées abstraites d’origine inconnue et l’observation. Indéfinis au départ, Freud veut que les termes s’intègrent dans « un lien significatif aux matériaux empiriques » [41] (« bedeutsame Beziehungen zum empirischen Stoffe » et non seulement importantes relations comme indiquées dans la traduction française). Freud considère ces termes préliminaires comme « convention », car on essayera de leur soumettre le matériel de l’expérience. En dernière analyse, malgré la probable inexactitude de l’hypothèse de départ, ce qui est important c’est la relation signifiante qu’on croit avoir devinée avant qu’on puisse la reconnaître et la prouver.
Nous voyons donc ce mouvement dialectique entre un flou quasi-complet au début dans la description d’un phénomène et l’importance d’idées abstraites d’origine inconnue. Avec l’augmentation du matériel d’observation diminue l’influence des idées hors expérience et augmente la clarté du terme pour aboutir au « Grundbegriff » recherché qu’on pourra définir.
Restons un instant à ce stade de flou inaugural. Serait-ce déformer la pensée freudienne si nous supposons que des éléments de la personne même du chercheur se reflètent dans ces « gewisse abstrakte Ideen die man irgendwoher (...) herbeiholt » [42] ?
Si nous ne déformons pas sa pensée : un chercheur qui dispose de très peu d’informations sur son objet d’étude, et s’il essaye de rendre compte de ses débuts d’investigation nous fournira un tableau semblable à celui que fournit le sujet confronté aux planches floues d’un test de projection. Insistons tout de suite : ceci ne sera possible qu’au tout début du travail d’investigation ou pour un compte rendu à partir de très peu d’informations. Inutile d’insister sur l’importance de l’investissement affectif d’un travail d’investigation auquel un chercheur a voué une grande partie de sa vie. Mais bien que tout l’effort du chercheur vise l’élimination de la subjectivité dans ses formalisations, l’activité d’investigation est psychique. Psychique tout à fait dans le sens freudien, à savoir inconscient, si nous nous nous référons au concept piagétien de l’inconscient cognitif. « La pensée du sujet est dirigée par des structures dont il ignore l’existence et qui déterminent, non seulement ce qu’il est capable ou incapable de “faire” (...) mais encore ce qu’il est “oblige” de faire... » [43]. Déjà Binet nous dit : « la pensée est une activité inconsciente de l’esprit » [44]. Last not least : « strenggenommen sind alle Seelenzustände, auch diejenigen, weiche wir als “Denkvorgänge” zu betrachten gewohnt sind, in gewissem Maße “affektiv”... »
Nous voyons donc tout l’enjeu du travail d’investigation que Freud lui-même a tout-à-fait reconnu, et essayé de prendre en considération. Résumons donc avec lui ce processus de formation du « Grundbegriff » qui permettra au chercheur de passer de l’observation par la description à la formalisation, ou du « voir » au « savoir ». « Die Grundvorstellungen oder oberstenBegriffe der naturwissenschaftlichen Disziplinen werden iminer zunächst unbestimmt gelassen, vorläufig nur durch den Hinweis auf das Erscheinungsgebiet erläutert, dem sie entstammen, und können erst durch die fortschreitende Analyse des Beobachtungsmaterials klar, inhaltsreich und widerspruchsfrei werden » [45].
Psychanalyse et sciences de la nature
Freud parle ici spécialement des sciences de la nature et dès le début il a essayé d’inscrire sa démarche dans le cadre de références de celles-ci et de la distancier en même temps de tout autre approche scientifique. Bien sûr il a renoncé très vite au projet ambitieux entamé dans ce qu’on a appelé « Entwurf einer Psychologie » [1950a] : « Es ist die Absicht dieses Entwurfs, eine naturwissenschaftliche Psychologie zu liefern, das heißt psychische Vorgänge darzustellen als quantitativ bestimmte Zustände aufzeigbarer materieller Teile... » [46]. Néanmoins jusqu’à la fin de ses jours, il revendique sa place au sein du cadre référentiel des sciences de la nature. Ainsi il écrit encore en 1940 : « Die Psychologie ist auch eine Naturwissenschaft » [47].
C’est la démarche des sciences de la nature, qui permet essentiellement de justifier cette revendication, mais Freud insiste beaucoup sur d’autres parallèles entre la psychanalyse et ces sciences de la nature ; d’un coté pour étayer davantage cette comparaison et de l’autre, généralement en même temps, pour se démarquer d’autres théories ou sciences au sens large.
Ainsi Freud s’oppose à la « Bewudtseinspsychologie » et affirme en même temps « die andere Auffassung das Psychische sei an sich unbewußt, gestattet, die Psychologie zu einer Naturwissenschaft wie jede andere auszugestalten » [48].
Freud utilise une argumentation semblable justement à partir de cette discussion du « Grundbegriff ». À chaque fois il compare la psychanalyse à la chimie ou à la physique. D’un coté, « ... die Vorgänge, mit denen sie sich beschäftigt, sind an sich eben so unerkennbar... » [49], mais en même temps, ou mieux, à cause de cela : « Wie das Beispiel cl der Physique in glänzender Weise lehrt, erfnharen auch die in Definitionen festgelegten “Grundbegriffe” einen stetigen Inhaltswandel » [50]. En prenant l’exemple de l’électricité, Freud montre que « notre ignorance concerne justement ce qui est le plus important et le plus intéressant » [51].
Ailleurs Freud évoque la difficulté d’autres sciences à définir « Kraft, Masse, Anziehung » [52], « das Wesen der Elektrizität » [53] « Materie, Kraftzentren » [54].
Mais ceci ne dérange pas le chercheur, car ses bases ne sont pas le cadre référentiel mais bien l’observation. « Diese Ideen sind nämlich nicht das Fundament der Wissenschaft, auf dem alles ruht, dies ist vielmehr allein die Beobachtung » [55]. C’est elle qui nous permet de rendre compte de certaines manifestations de la nature soit environnante (physique, chimie) ou humaine (psychanalyse). Après l’observation suffisante on pourrait découvrir des répétitions, des recoupements et ainsi déduire des lois, des « Einsichten » : « her Gewinn, den die wissenschaftliche Arbeit an unseren primären Sinneswahrnehmungen zutage fördert, wird in der Einsicht in Zusammenhänge und Abhängigkeiten bestehen, die in der Außenwelt vorhanden sind, in der Innenwelt unseres Denkens irgenwie zuverlässig reproduziert oder gespieglt werden können, und deren Kenntnis uns befähigt, etwas in der Außenwelt zu“verstehen”, es vorauszusehen und möglicherweise abzuändern » [56]. Nous avons vu à quel point ces « Einsichten » sont relatives et évoluent au fur et à mesure que l’observation apporte du matériel nouveau. Le fait de se soumettre à cette observation et ainsi à la nature même des choses (« la réalité ») empêche que le chercheur affirme ce qu’il ne peut pas vérifier, et de reconnaître surtout la relativité d’une affirmation donnée.
Nous voyons donc bien, que Freud a tout-à-fait reconnu les limites de ce que peut apporter le science à l’homme. Ces limites recouvrent pour une partie effectivement à la fois les sciences de la nature et la psychanalyse. « Hier wie dort besteht die Aufgabe darin, hinter den unserer vahrnehmung direkt gegebenen Eigenschaften (Qualitäten) des Forchungsobjektes anderes aufzudecken, was von der besonderen Aufnahmsfähigkeit unserer Sinnesorgane unabhängiger und dem vermuteten realen Sachverhalt besser angenähert ist. Diesen selbst hoffen wir nicht erreichen zu können, denn wir sehen, daß wir alles, was wir neu erschlossen haben, doch wieder in die Sprache unserer Wahrnehmungen übersetzen müssen (...) aber dies ist eben die Natur und Begrenztheit unserer Wissenschaft (...). Das Reale wird immer “unerkennbar” bleiben » [57].
À cet « autre (anderes) » le scientifique et le psychanalyste s’affrontent tous le deux. C’est l’ignorance qui leur impose de structurer leur travail d’investigation. Ce n’est pas le fait d’observer qui leur amène la compréhension, mais c’est ce qu’ils en font. La structuration du matériel obtenu permet d’avancer. En même temps, elle oblige le chercheur à se soumettre à la limitation inclue dans toute structure, « die Sprache unserer Wahrnehmungen (le langage de nos perceptions) » [58]. Le chercheur doit prendre distance pour élaborer une structure, mais pour la vérifier il doit l’abolir aussitôt. Des distances il y en a de différentes : celle de l’observateur à l’observe (« voir »), celle du chercheur à son observation dans le travail de structuration (« savoir »). C’est à travers le mouvement dialectique entre ces deux distances que le chercheur essaye de réduire une troisième distance, celle entre lui et son ignorance sur le réel de son objet d’étude.
Les limites
D’une conception mythologique de la psychanalyse
Jusque-là Freud peut affirmer sans problème : « Die Ralativität unserer Erkenntnis ist ein Bedenken, welches jeder anderen Wissenschaft ebensowohl entegengesetzt werden kann wie der Psychoanalyse » [59].
À ce « Bedenken » (doute, considération), Freud a dû s’exposer multiples fois et ceci grâce à une particularité de la science psychanalytique. Ce doute pour une part ne peut jamais mettre en cause le bien fondé de cette théorie et il relève surtout du statut social de celle-ci : « Jeder (...) hat seine Meinung über psychologische Fragen » [60]. Freud s’aperçoit bien, que « man scheint von der Psychologie nicht Fortschritte im Wissen zu verlangen, sondern irgendwelche andere Befriedigungen ; man macht ihr aus jedem ungelösten Problem, aus jeder eingestandenen Unsicherheit einen Vorwurt » [61].
Dans une Psychologie sociale, on pourrait se servir de cette dynamique entre le chercheur et son objet d’étude. Il s’agit là d’un véritable rapport transférentiel. L’objet d’étude, c’est-à-dire l’homme sait seulement que le chercheur l’a pris comme objet d’investigation, mais généralement eu égard premièrement à la place que Freud donne lui-même au compte rendu de ses recherches (la métapsychologie et les autres écrits théoriques) et leur rapport à l’observation, eu égard deuxièmement au peu de savoir, pour ne pas dire l’ignorance complète de ces théories par cet objet d’étude. Tout ceci nous permet de supposer que la base des réactions des hommes à l’égard du psychologue est quasi-exclusivement le fantasme, voire un mythe sur le psychologue et non la réalité du dernier.
Ainsi la simple existence de cette science qui s’intitule psychanalyse crée un champs d’observation dans le cadre qu’elle s’est donné et que nous avons décrit au départ : la résistance et le transfert. Il s’agit donc de traduire cette « conception mythologique de la psychanalyse » en métapsychologie.
Les limites à proprement parler
Certes, Freud fut obligé de lutter pour créer ce phénomène psychanalyse. De son temps, ce phénomène, - qui aujourd’hui frôle le mythe, et risque de suivre le sort de tous les mythes -, si l’on regarde les réactions à son égard dans différents pays, fut beaucoup plus fragile et vulnérable. Ainsi Freud examina lui-même jusqu’à quel point il pouvait s’inscrire dans le cadre de référence duquel il se revendiquait, et ne pouvait pas dès le départ, partir d’une position épistémologique propre, certes scientifique mais propre à la psychanalyse.
Ainsi il constate « alle Wissenschaften ruhen auf Beobachtungen und Erfahrngen, die unser psychischer Apparat vermittelt. Da aber unsere Wissenschaft diesen Apparat selbst zum Objekt hat, findet hier die Analogie ein Ende » [62]. Freud sera amené à questionner à plusieurs reprises les limites de cette appartenance de la psychanalyse aux sciences de la nature.
Il ne poursuit pas la réflexion sur la fin de cette analogie, mais il nous semble qu’elle est marquée par quelque chose qui peut paraître paradoxale : en psychanalyse, il y a identité entre l’instrument de recherche et son objet : « l’appareil psychique ». Mais de plus, ce qui est vraiment observé, c’est seulement ce qui apparait à la « surface », les rejetons, de cet appareil psychique. Déduire l’inconscient c’est donc entre autres relier des phénomènes plus ou moins conscients qui se placent sur un plan de contiguïté (lapsus, symptôme, etc.), mais qui n’ont pas de lien de logique. On y parvient par « Schlüsse und Interpretationen ». « Mit welchem Recht und mit welchem Grad von Sicherheit » [63] ceci est fait, c’est là à nouveau une limite du travail psychanalytique.
Freud donne lui-même trois raisons qui augmentent le risque de ces limites : « 1. Neuheit der Aufgabe ; 2. Mangel an Schulung ; 3. Es handelt sich in der Psychologie nicht immer wie in der Physique um Dinge, die nur ein kühles wissenschaftliches Interesse erwecken können » [64].
À plusieurs reprises, Freud touche lui-même à la limite de ce qu’il peut déduire de son observation, et c’est justement â ces moments-là qu’il espère que le cadre de référence plus ancien des sciences de la nature fournira un de ces jours les preuves recherchées. « Die Mängel unserer Beschreibung würden wahrscheinlich verschwinden, wenn wir anstatt der psychologischen Termini schon die physioiogischen oder chemischen einsetzen könnten. (...) Die Biologie ist wahrlich ein Reich der unbegrenzten Möglichkeiten, wir haben die überraschensten Aufklärungen von ihr zu erwarten... » [65].
Nous avons vu que la psychanalyse suit en grandes lignes les sciences de la nature sur leur chemin de la connaissance. Mais des cinq points que nous avons décelés dans la démarche scientifique telle que Freud la décrit, nous avons pu trouver que pour quatre une analogie avec la démarche analytique (voir p. 12).
Reprenons le point cinq : Le chercheur « isoliert die Bedingungen dieser Neuerfahrungen in absicbtlich variierten Versuchen » [66]. Un peu plus loin il dit alors « nur die Hilfe, die das Experiment der Forschung leistet, muß man in der Analyse entbehren » [67].
Freud ne s’étend pas plus sur cette nouvelle divergence entre les sciences de la nature et la psychanalyse. Pourtant, l’impossibilité d’expérimenter en psychanalyse est intimement liée à son objet et à sa particularité. Dans l’investigation scientifique tout est entre les mains du chercheur. C’est lui qui fait varier ses « variables indépendantes » pour observer les effets du changement au niveau de la « variable dépendante ». Il est certain que s’il s’agit de quantifier des variations du résultat, les sciences de la nature peuvent briller d’exactitude. Le scientifique décide de ce qu’il fait varier, il est guidé par des résultats préalables ; néanmoins c’est son génie propre qui se fraye le chemin vers la « découverte ».
Le psychanalyste fait varier ses interprétations, guidé par les associations préalables, mais la situation dans laquelle a lieu cette « recherche » a sa raison d’être non dans la « Wihbegierde » de l’analyste mais elle est au service de « l’objet » d’étude. La visée de l’« experiment » (expérience qu’on entreprend non Erfahrung) psychanalyse est donc bien aussi une variation, et c’est dans le discours de l’analysant que l’analyste peut voir les effets du « traitement ». La différence par rapport aux sciences de la nature n’est pas tellement dans l’impossibilité de faire varier « l’indépendante », mais plus dans le fait que cette variation vise un changement durable au niveau d’un objet d’étude qui dans sa complexité est unique.
Il faudrait donc dire que « la preuve » de l’investigation psychanalytique est, à un premier niveau moins l’invariabilité d’un résultat exprimé en mécanisme et loi et que tout le monde pourra répéter. Cette preuve est d’abord la variation de « l’objet d’investigation », son évolution.
Jusque là nous restons un peu schématique. L’accès à cette variation s’exprime en premier lieu moins en terme de mécanisme universel mais en « loi » d’une personnalité bien précise. L’avantage qui en découle sur un plan heuristique c’est la richesse d’hypothèses que fournit un tel travail d’investigation.
En sciences de la nature, on essaye de délimiter des phénomènes de plus en plus restreints pour les étudier isolément. Le psychanalyste est toujours confronté à la complexité irréductible qui fait de l’objet de son étude un sujet. De plus, les découvertes ne sont que l’effet secondaire de la cure.
La délimitation de mécanismes isolés est donc toujours le fruit d’une abstraction qui ne pourra être concrétisée que par le discours du patient, donc de nouveau dans le domaine de la subjectivité. Sur ce point il y a une différence incontestable entre psychanalyse et science de la nature. Cette différence n’intervient qu’au bout de cette démarche qui elle - pour Freud au moins - reste identique. Le travail plus hypothétique de la science psychanalyse, normalement, devrait entraîner une progression plus lente des connaissances. En essayant d’étudier des facteurs, isolés dans la cure, sur un matériel moins complexe et achevé, Freud pouvait donc espérer d’accélérer le cheminement théorique. Ainsi nous savons que la motivation décisive pour l’écriture du texte sur Leonardo da vinci fut la rencontre avec un patient qui d’après Freud avait la même constitution mais non le génie de l’artiste (lettre à Jung du 9/10/1909 [1960a]). Nous parlerons plus tard des conséquences méthodiques de l’élargissement des domaines d’étude psychanalytique.
Spéculations
Restons encore un moment dans notre comparaison sciences de la nature / psychanalyse. À plusieurs reprises, Freud nous signale qu’il sort pour un moment de la rigueur scientifique et qu’il se livre pour un instant à des simples réflexions (« Erdachtes »), voire des spéculations. Néanmoins, Freud dit que celles-ci résultent de la combinaison de « Tatsächlichem mit bloß Erdachtem » [68], et que ceci se fait dans une visée autre que seulement rendre compte de l’observation : « Man kann sich doch einem Gedankengang hingeben, ihn verfolgen, soweit er führt, nur aus wissenschaftlicher Neugierde... » [69], et il admet, « daß man leider selten unparteiisch ist, wo es sich um die letzten Dinge, die großen Probleme der Wissenschaft und des Lebens handelt » [70].
Encore en 1914, Freud oppose la démarche psychanalytique / scientifique rigoureusement aux théories spéculatives, nom par lequel Freud a tendance à désigner aussi bien la philosophie, les idéologies, la religion, voire les « Geisteswissenschaften ». « ... Das ist eben der Unterschied zwischen einer spekulativen Theorie und einer auf Dieutung der Empirie gebauten Wissenschaft » [71]. Dans cet état d’esprit ii faut certainement comprendre l’affirmation : « Strenggenommen gibt es ja nur zwei Wissenschaften, Psychologie, reine und angewandte, und Naturkurde » [72]. Encore en 1915, dans son travail sur le refoulement [1915d], Freud s’interdit de suivre des spéculations. Mais dès le chapitre 4 de « Jenseits des Lustprinzips » [1920g] Freud annonce lui-même : « Was nun folgt, ist Spekulation... » même « im weiteren em Versuch zur konsequenten Ausbeutung einer Idee, aus Neugierde, wohin dies führen wird » [73] « Wissenschaftliche Neugierde ».
Plus tard [1925d] Freud sera encore plus pessimiste par rapport la valeur scientifique de grands nombres de ses écrits à partir de « Jenseits des Lustprinzips » (...) : « In den Arbeiten meiner letzten Jabre (...) habe ich der lange niedergehaltenen Neigung zur Spekulation freien Lauf gelassen » [74]. Il ira encore plus loin dans sa modestie : « Später wagte ich den Versuch einer “Metapsychologie” (...) der Versuch blieb ein Torso, ich brach nach wenigen Abhandlungen (...) ab und tat gewiß wohl daran, denn die Zeit für solche theoretische Festlegung war noch nicht gekommen » [75]. S’agit-il là d’honnêteté, de modestie ou d’autre chose ? Pour le moment, nous voulons seulement fournir le « métalangage » de Freud sur son investigation tel quel. C’est ceci notre matériel d’observation. Mais ce défi que Freud nous lance presque à la fin de sa vie en critiquant ses propres élaborations, nous interpelle. Pour comprendre cette attitude il nous paraît important de suivre avec Freud l’élargissement de sa théorie.
Psychanalyse et psychiatrie
La psychanalyse est née à partir du terrain de la pathologie, et Freud lui donnait une importance particulière par rapport à la psychiatrie. « Die Psychoanalyse verhält sich zur Psychiatrie etwa wie die Histologie zur Anatomie, die eine studiert die äußeren Formen (...), die andere den Aufbau derselben... » [76].
Cette relation entre psychanalyse et psychiatrie, Freud la reprend et l’explique en de nombreux endroits différents. Ainsi il caractérise la psychiatrie comme « deskriptiv und klassifizierende Wissenschaft » [77]. La psychanalyse en tant que « Tiefenpsychologie » devrait tenter de fournir « den unerläßlichen Unterbau » [78] pour dépasser la limitation à la description. Le but de cette entreprise devrait être la création d’une « wissenschaftliche Psychiatrie », « welcher die Psychoanalyse als Einführung gedient hat » [79].
Nous voyons que de nouveau nous nous situons dans la dialectique : observation-description / Einsicht / explication-formalisation . Ainsi Freud situe pour le moment la « Wissenschaft vom seelisch Unbewußten » dans une « Mittelstellung zwischen Medizin und Philosophie » [80], ou aussi « Bindeglied zwischen der Psychiatrie und allen Geisteswissenschaften » [81].
Le normal et le pathologique
Cet élargissement fut possible dès les découvertes que Freud nous transmet dans la science des rêves, et en posant la continuité du fonctionnement inconscient au-delà des limites du normal et du pathologique. « Der Traum beweist uns, da das Unterdrückte auch beim normalen Menschen fortbesteht und psychicher Leistungen fähig bleibt » [82]. Ce n’est qu’à partir de cette continuité qu’on peut comprendre l’élargissement de la psychanalyse en partant des domaines de la psychiatrie au fonctionnement psychique de tout être humain et de ses productions.
Les terrains de recherche qu’il envisage ainsi sont multiples. Pas seulement « Geisteswissenschaften, Kultur-und Literaturgeschichte, Religionswissenschaft, Pädagogik, Mythologie » [83]. Mais, l’artiste permet de fournir d’avantage qu’une bonne biographie et beaucoup de matériel sur sa vie. Son oeuvre est complémentaire aux productions symptomatiques qui, elles, permettaient la déduction de l’inconscient et des ses lois. « Der Künstler hatte sich wie der Neurotiker von der unbefriedigenden Wirklichkeit in diese Phantasiewelt zurückgezogen, aber anders als der Neurotik verstand er den Rückweg aus ihr zu finden und in der Wirklichkeit wieder festen Fuß zufassen. Seine Schöpfungen, die Kunstwerke, waren Phantasiebefriedigungen unbewußter Wünsche, ganz wie die Träume, mit denen sie auch den offenen Konflikt mit den Mächten der Verdrängung vermeiden » [84].
Nous voyons ici que ces terrains de recherche fournissent un matériel très riche pour l’investigation psychanalytique et il nous parait important d’étudier son impact sur la méthodologie que Freud a développé pour l’étude de la psyché humaine dans la cure analytique. C’est par rapport à cette investigation que Freud avait dit : « da ich die Gewohnheit festgahalten habe immer zuerst an den Dingen zu studieren, ehe ich in den Büchern nachsah » [85]. Dans l’étude des écrits d’un poète ou artiste, son oeuvre devient objet d’investigation et ne sert pas dans le rôle de référence ou d’autorité comme Freud l’entend dans cette phrase. Pour l’oeuvre d’art, il est évident que Freud peut maintenir cette démarche mais l’écriture dans l’histoire de l’art est fondamentale. Dans la plupart des autres « Geisteswissenschaften » Freud sera obliger d’inclure l’étude d’autres spécialistes. C’est pour cela que nous voulons examiner à l’aide d’un petit exemple, quelle influence la lecture, la référence à d’autres chercheurs, peut avoir sur l’investigation psychanalytique dans ces domaines.
« Der Moses des Michelangelo »
Freud a beaucoup hésité à publier son petit texte « Der Moses des Michelangelo » ([1914b] et, de plus, de 1914 à 1924, il a maintenu un strict anonymat sur l’auteur du texte, une fois qu’il fut publié. Freud se considère novice dans le domaine de l’interprétation d’oeuvre d’art et sa démarche nous parait tellement personnelle et indépendante que nous pensons trouver en ce point une raison pour cet anonymat.
Si nous essayons de retranscrire la structure de ce texte, nous pourrions dire qu’après une petite introduction, Freud se lance au premier chapitre dans l’étude des références bibliographiques puis, il nous communique les éléments de sa propre observation. Dans ce deuxième chapitre, Freud se contente de nous décrire avec la plus grande minutie ce qu’il a vu. Le troisième chapitre, par contre, peut être considéré comme la synthèse de son observation. « Was wir an ihm sehen, ist nicht die Einleitung zu einer gewaltsamen Aktion, sondern der Rest einer abgelaufenen Bewegung » [86]. C’est ceci, qu’on pourra considérer comme la « Einsicht », le résultat de ce processus d’investigation précédent et il a l’avantage de rendre un mouvement dynamique qui intègre les moments que les différents auteurs ont inconsciemment préféré découper dans ce mouvement pour leurs interprétations personnelles.
Ce n’est qu’à partir de cette « Einsicht » que Freud se permet d’utiliser le résultat de son observation et d’y appliquer des hypothèses d’interprétation qui culminent dans cette proposition impressionnante : « Der Moses des Michelangelo... wird zum Ausdrucksmittel für die höchste psychische Leistung die einem Menschen möglich ist, für das Niederringen der eigenen Leidenschaft zugunsten und im Auftrage einer Bestimmung, der man sich geweiht hat » [87].
Jusque-là, nous avons seulement pris en compte le texte de Freud. On sait qu’il est généralement l’aboutissement d’un processus plus complexe qui n’apparaît pas dans le « produit final ». Quelques informations sur l’histoire de ce texte, nous permettent de re-décrire son réel « processus de création ». En septembre 1901, Freud a vu pour la première fois la statue lors de son séjour à Rome. En 1912, pendant trois semaines, il rend quotidiennement visite au « Moise » dans l’église San Pietro in Vincoli ! Freud nous fait savoir qu’il ne peut malheureusement pas écrire son article avant l’automne 1913, c’est-à-dire un an plus tard. Néanmoins en 1933, il se trompe dans une lettre à son ami Eduardo Weiss sur l’année de son séjour en Italie : « Durch drei einsame Septemberwochen bin ich 1913 alltäglich in der Kirche vor der Statue gestanden, habe sie studiert, gemessen, gezeichnet » [88]. Il y a donc condensation entre l’observation et le moment de formalisation. Ceci exprime bien le processus qui est réellement en cause. Après une première phase d’observation, d’un effort, d’un investissement psychique et physique impressionnant, Freud se met un an plus tard à un travail de confrontation de son observation avec celle des autres : leurs interprétations et ses hypothèses d’interprétation. Cette deuxième étape ne peut donc pas être rendue par un « l’un après l’autre » des comptes rendus de l’observation directe, de la retranscription des écrits sur l’œuvre (donc l’observation indirecte) puis la formulation de l’observation finale. La dernière est bien le résultat d’un mouvement entre les différents éléments constituants.
Le résultat même, l’écrit, ne laisse guère la trace de ce mouvement et sépare les observations et la formalisation. Ces séparations ne sont pas faites pour cacher la démarche mais pour rendre compréhensible l’acquis d’un mouvement très complexe. Notre plus grand souci sera d’articuler ce que sont les points fixes - garant du caractère scientifique de ce mouvement - et ce qui permet la mobilité de l’esprit scientifique à travers la création permanente et la continuité d’une œuvre telle que nous la découvrons avec Freud.
Dans notre exemple la référence aux livres intervient de façon complémentaire à l’activité d’observation de Freud. Il en dit : « wenn die Beschreibungen nicht übereinstimmen, werden wir uns über die Verschiedenheit in der Auffassung einzelner Züge der Statue nicht verwundern » [89]. Par la suite, il retranscrit l’observation, c’est-à-dire le point de vue de ces auteurs. Ce que Freud a dû faire par conséquent, c’est se re-représenter comment ils ont abouti à la représentation de l’image qu’ils prétendent décrire. Il nous explique comment chaque auteur a pu aboutir à un « savoir » différent sur la statue en question.
Lorsque Freud observe seul un phénomène, dans l’élaboration de la suite, il est essentiellement confronté à ses propres représentations. Ici, ce travail est doublé par ce que les auteurs lui fournissent comme information. Mais à chaque fois, il est question de représentation. Dans la dualité des représentations que nous propose Freud, par exemple dans « das Ich und das Es » [1923b] nous nous situons ici du côté des représentations de mots. Qu’en dit-il ? « Die Rolle der Wortvorstellung wird nun vollends klar. Durch ihre Vermittlung werden die inneren Denkvorgänge zu Wahrnehmungen gemacht » [90]. Dans ce travail de représentation, s’inscrit apparemment une grande part de l’activité scientifique. Il ne s’applique pas seulement à notre exemple, mais il intervient aussi bien dans l’étude d’un rêve, d’un symptôme, voir dans l’étude de toutes productions humaines. Un tel travail de représentation nous situe donc quelque part à un point intermédiaire entre « voir » et « savoir ». Bien que la parole d’un patient soit perçu avec l’ouïe, sa compréhension, du fait qu’elle fasse intervenir la représentation, nous renvoie au monde des images, ceci évidemment dans un sens large.
La démarche de Freud se situe dans ce travail. À travers elle s’élabore son cheminement et c’est cette démarche qui permet à Freud de se comparer aux chercheurs scientifiques, la différence avec ces derniers n’intervient qu’à la fin du mouvement d’investigation, et elle provient des spécificités des objets d’étude.