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Théodore FLOURNOY

Du langage hindou de Mlle Smith

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VIII - §IV)

Date de mise en ligne : mercredi 16 août 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE HUIT
Le cycle hindou

IV. DU LANGAGE HINDOU DE Mlle SMITH

La nature du langage hindou d’Hélène est moins aisée à tirer au clair que celle du martien, parce qu’il n’a jamais été possible d’en obtenir ni traduction littérale ni textes écrits. Ignorant au surplus les dialectes sans nombre de l’Inde antique et moderne, et n’ayant pas cru devoir me livrer à leur étude uniquement pour apprécier à leur juste valeur les exploits philologiques d’un médium intrancé, je ne puis me permettre aucun jugement personnel en cette matière. Il ne me reste pas même la ressource de placer intégralement les pièces du procès sous les yeux du lecteur, comme je l’ai fait pour le martien, par la raison que notre inintelligence de l’hindou d’Hélène, jointe à sa prononciation rapide et peu nette - un vrai gazouillement parfois -, nous a fait perdre la plus grande partie des nombreuses paroles entendues au cours d’une trentaine de scènes orientales disséminées sur un espace de quatre ans. Même les fragments que nous avons pu noter présentent pour la plupart tant d’incertitudes qu’il serait oiseux de les publier tous. J’ai communiqué les meilleurs d’entre eux aux orientalistes cités dans la préface de ce livre. Des renseignements qu’ils ont bien voulu me donner, il ressort que le soit disant hindou d’Hélène (je lui conserve cette dénomination vague qui ne doit rien préjuger sur sa nature) n’est aucun idiome déterminé connu de ces spécialistes, mais que d’autre part on y retrouve, plus ou moins méconnaissables et défigurés, des termes ou des racines qui se rapprochent du sanscrit plutôt que des langues actuelles de l’Inde, et dont le sens correspond souvent assez bien aux situations où ces mots ont été prononcés. Je vais en donner quelques exemples.

1. Les deux mots atiêyâ ganapatinâmâ, qui ont inauguré la langue hindoue le 6 mars 1895 (voir p. 236), et qui revêtaient à ce moment là dans la bouche de Simandini la portée évidente d’une formule de salutation ou de consécration à l’adresse de feu son époux inopinément retrouvé, ont été articulés d’une façon si impressive et si solennelle que leur prononciation ne laisse guère de place au doute [1]. Il est d’autant plus intéressant de constater l’accord de mes savants correspondants sur la valeur de ces deux mots : le premier ne leur rappelle rien de précis ou d’applicable à la situation, mais le second est une allusion flatteuse et pleine d’à propos à la divinité du panthéon hindou qui s’intéresse le plus vivement à la gent professorale.

M. P. Oltramare, à qui j’avais envoyé ces mots sans lui rien dire de leur provenance, me répondit :

Rien de plus innocent que le mot ganapatinâma ; il signifie : « qui porte le nom de Ganapati », lequel est le même que Ganêsa... Quant à atiêyâ, ce mot n’a pas une physionomie hindoue ; serait-ce peut être atreya, qui, paraît-il, servait de désignation aux femmes qui avaient avorté, une explication que d’ailleurs je ne garantis nullement... [Pour être plus affirmatif sur ces mots, il faudrait savoir] s’ils sont vraiment sanscrits, car, s’ils appartiennent aux langues vulgaires, je me récuse absolument.

M. Glardon, qui connaît mieux ces langues vulgaires et parle couramment l’hindostani, ne m’indiqua pas davantage de sens pour atiêyâ, et vit aussi dans l’autre mot

une épithète d’honneur, littéralement « nommé de Ganapati », nom familier du dieu Ganêsa.

M. de Saussure ne trouva également aucun sens au premier terme, où il s’incline aujourd’hui à voir une création arbitraire dans le genre du martien, et il remarqua que dans le second

les deux mots Ganapati, divinité bien connue, et nâmâ, « nom », sont construits ensemble on ne sait comment, mais pas nécessairement d’une manière fausse. - Il est assez curieux, ajouta-t-il, que ce fragment où est mêlé un nom de divinité soit justement prononcé avec une sorte d’emphase solennelle et un geste de bénédiction religieuse.

Cela dénote bien, en effet, un emploi intelligent et intentionnel.

Un mélange d’articulations improvisées et de véritables mots sanscrits adaptés à la situation, tel paraît donc être l’hindou d’Hélène d’après ce premier et court échantillon. Les spécimens ultérieurs ne feront que corroborer cette impression.

2. La prochaine explosion d’hindou eut lieu cinq mois plus tard (15 septembre 1895), au milieu d’une très longue séance orientale où je ne relève que les points qui nous intéressent spécialement, à savoir le sanscrit supposé d’Hélène, l’interprétation française qu’en donna Léopold et les curieux traits de concordance de ces deux textes.

Dans une scène de tendresse, avec soupirs et sanglots, à l’égard de Sivrouka, Hélène prononce d’une voix excessivement douce les paroles suivantes : ou mama priva (ou prira, priya) - mama radisivou - mama sadiou sivrouka - apa tava va signa damasa - simia damasa bagda sivrouka. Pendant les phases diverses qui précèdent le réveil, je demande la signification de ces paroles à Léopold, qui occupe le bras droit d’Hélène. Il refuse d’abord en dictant par l’index : Cherchez-la vous mêmes ; puis, comme j’insiste : J’aurais mieux aimé que vous la cherchiez vous mêmes. Je le prie de nous dicter au moins l’orthographe exacte du texte exotique recueilli d’une façon assez incertaine, mais il se dérobe en disant qu’il ignore le sanscrit. À force de questions auxquelles il répond par oui et non, on apprend pourtant que ce sont des paroles d’amour de Simandini à son époux qui allait la quitter pour un voyage dans ses États. Puis soudain, comme il semble que le réveil approche, Léopold agite fiévreusement l’index et commence à dicter avec impatience : Dépêchez vous [d’épeler]... Mon bon, mon excellent, mon bien aimé Sivrouka, sans toi où prendre le bonheur. Ses réponses à nos questions nous donnent encore à entendre que c’est le sens intégral de tout le sanscrit prononcé ce soir (et rapporté ci dessus) ; que ce n’est pas lui, Léopold, qui fait parler cette langue à Hélène, car il ne la sait pas, mais que c’est bien lui qui vient de nous en donner l’équivalent français, non par une traduction littérale des mots eux-mêmes puisqu’il ne les comprend pas, mais en interprétant les sentiments intimes de Mlle Smith, au courant desquels il est parfaitement. Peu après, Hélène se réveille amnésique.

D’après M. de Saussure, il y a certainement dans ce texte quelques fragments sanscrits répondant plus ou moins à l’interprétation de Léopold. Les plus clairs sont mama priya qui signifie « mon chéri », « mon bien aimé », et mama sadiou (corrigé en sâdhô), « mon bon », « mon excellent ». Le reste de la phrase est moins satisfaisante dans l’état où il est : tava veut bien dire de toi », mais apa lava est un pur barbarisme si cela doit signifier loin « de toi ». De même la syllabe bag dans bagda fait penser, indépendamment de la traduction de Léopold, à bhâga « bonheur », mais elle se trouve entourée de syllabes incompréhensibles.

3. Dans une séance subséquente (le, décembre 1895), Hélène se livra à une série de pantomimes somnambuliques variées, représentant des scènes de la vie de Simandini qui étaient censées se passer à Mangalore, et au cours desquelles il lui échappa plusieurs paroles hindoues dont on ne put malheureusement obtenir aucune interprétation de la part de Léopold. Mais ici encore, si l’on n’est pas trop difficile, on arrive à retrouver dans ces phrases un sens plus ou moins adapte la pantomime.

Au milieu d’une gracieuse scène de jeu avec son petit singe Mitidja, elle lui dit de l’accent le plus doux et le plus harmonieux : [A] mama kana sour (ou sourde) mitidya... kana mitidya (ter). - Plus tard, répondant à son prince imaginaire qui vient, suivant Léopold, de lui faire (on ne sait pourquoi) de sévères admonestations, qu’elle écoutait d’ailleurs avec un air de soumission forcée et même de ricanement, elle lui dit : [B] adaprati lava sivrouka... nô simyô sinonyedô... on yediô sivrouka. - Enfin, revenue à de meilleurs sentiments et doucement penchée vers lui, elle lui murmure avec un charmant sourire : [C] mama plia... mama naximi (ou naxmi) sivrouka... aô laos mi sivrouka.

Dans le fragment [A], on peut soupçonner dans mama kana un terme d’affection en rapprochant kana du sanscrit kânta « aimé » ou kanishiha « mignon », « petit » ; à moins encore de traduire, avec M. Glardon, kana (corrigé en khana) mitidya par « à manger pour Mitidja ». - Dans la phrase [B], suivant M. de Saussure,

les derniers mots pourraient avec quelque bonne volonté faire songer au mot anyediuh, « le lendemain » ou « un autre jour », répété deux fois, et, d’autre part, le premier mot se transformer en adya prabhrti, « à partir d’aujourd’hui » ; ce qui, combiné avec d’autres syllabes convenablement triturées elles-mêmes, pourrait donner quelque chose comme : adya-prabhrti tava, sivruka... yôshin... na anyediuh, anyediuh : « dès aujourd’hui, de toi, Sivrouka, (que je sois)... femme... non un autre jour, un autre jour ». Ce qui n’a du reste (si cela a un sens !) guère de rapport avec la scène.

Dans la phrase [C], les mots mama plia représentent évidemment la même chose que plus haut mama priya, « mon bien aimé » ; naxmi pourrait être lakshmi, « beauté » et « fortune », et les derniers mots pourraient contenir asmi, « je suis ». Mais, ajoute M. de Saussure,

il doit être bien entendu que toute espèce de sens continu, là où je me suis amusé à le chercher, est pour le moment un simple jeu.

Tout en laissant donc reconnaître des mots de pur sanscrit, l’ensemble de ces premiers textes présente, d’autre part, des choses assez suspectes au point de vue de la construction, de l’ordre des mots, et peut-être aussi de la justesse des formes (pour autant qu’on peut faire fond sur les formes dans des textes aussi confus).

Par exemple, observe M. de Saussure, je ne me souviens pas qu’on puisse dire en sanscrit « mon Sivrouka », ni « mon cher Sivrouka » ; on peut bien dire mama priya, « mon bien aimé », substantivement, mais c’est autre chose que mama priya Sivruka ; or, c’est ce « mon cher Sivrouka », qui revient le plus souvent. - Il est vrai, ajoute mon savant collègue, qu’il ne faut rien affirmer trop absolument, surtout pour certaines époques où l’on a fait dans l’Inde beaucoup de sanscrit de cuisine... Il reste toujours la ressource de se figurer que, puisque la onzième femme de Sivrouka était une enfant de l’Arabie, elle n’avait pas eu le temps d’apprendre à s’exprimer sans faute dans l’idiome de son seigneur et maître au moment où le bûcher a mis fin à sa courte existence.

Le malheur est qu’en entrant ainsi par hypothèse dans le point de vue du roman, on se heurte à une autre difficulté :

Le plus surprenant, remarque en effet M. de Saussure, est que Mme Simandini parlât le sanscrit et non le prâcrit (le rapport du premier au second est celui du latin au français, l’un sortant de l’autre, mais l’un langue savante au moment où se parle l’autre). Quand, dans le drame hindou, on voit les rois, les brahmes et les personnes de haute condition se servir régulièrement du sanscrit, on peut se demander s’il en était constamment ainsi dans la vie réelle. Mais en tout cas toutes les femmes, même dans le drame, parlent prâcrit. Un roi s’adresse à sa femme dans la langue noble (sanscrit) ; celle-ci lui répond toujours dans la langue vulgaire. Or, l’idiome de Simandini, si c’est un sanscrit très méconnaissable, n’est en tous cas pas du prâcrit. Il suffit pour le voir de quelques formes, par exemple priya, qui dans tous les dialectes vulgaires se prononcerait piya sans r.

Les nombreuses paroles hindoues de Mlle Smith pendant ces dernières années donnent lieu à des observations analogues, et n’apportent aucune lumière nouvelle sur leur origine. Aussi me bornerai je à quelques exemples, que je choisis moins à cause des textes sanscritoïdes eux-mêmes, toujours aussi informes et défectueux, que parce que les circonstances variées où ils se sont produits présentent un certain intérêt psychologique.

4. Scène de chiromancie. Au cours d’une longue séance arabe, puis hindoue (2 février 1896), Hélène vient s’agenouiller à côté de ma chaise et, me prenant pour Sivrouka, elle saisit et examine ma main tout en tenant une conversation en langue étrangère (sans paraître percevoir mes paroles réelles). Il semble qu’on y retrouve, appliquées à son prince imaginaire, des préoccupations relatives à ma santé qui avaient inspiré plusieurs somnambulismes de Mlle Smith pendant les mois précédents (on en a vu un exemple p. 120 121).

En même temps qu’elle inspecte attentivement les lignes de ma main, elle prononce les fragments suivants, séparés par des silences correspondant aux répliques hallucinatoires de Sivrouka : priya sivrouka... nô (signifiant « non » d’après Léopold)... tvandastroum sivrouka... itiami adia priya... itiami sivra adia... yaiou... napi adia... nô... mama souka, mama baga sivrouka... yatou. - Outre sivra qui, au dire de Léopold, serait un petit nom d’amitié pour Sivrouka, on devine dans ce texte d’autres termes d’affection : priya, « bien aimé », mama soukha, mama bhaga, « ô mes délices », « ô mon bonheur ». - M. Glardon y relève aussi le mot tvandastroum, qu’il rapproche de l’hindostani tandarast (ou tandurust), « qui est en santé », tandurusti « santé ». provenant des deux mots tan, « condition physique », et durust, « bon », « vrai », d’origine persane. Mais il ajoute qu’il n’y a là peut être qu’une coïncidence, et il me parait douteux qu’il eût songé à ce rapprochement s’il n’avait pas été question d’une scène de chiromancie.

5. Le cycle hindou, comme les autres, fait de nombreuses irruptions dans la vie ordinaire de Mlle Smith, et affecte sa personnalité aux degrés les plus variés, depuis la simple vision éveillée de paysages ou gens orientaux jusqu’aux incarnations totales de Simandini dont Hélène ne conserve aucun souvenir et qui ne sont connues que par les témoins occasionnels. Une forme fréquente de ces automatismes spontanés consiste dans des états mixtes où elle aperçoit des personnages qui lui semblent objectifs et indépendants, tout en ayant le sentiment d’une implication ou identification subjective avec eux, l’impression d’un tua res agitur indéfinissable. Il arrive alors facilement que les conversations qu’elle a avec eux sont un mélange de français et de langue étrangère qu’elle ignore tout en en ressentant la signification. En voici un exemple.

1er mars 1898. Entre 5 et 6 heures du matin, encore au lit, mais parfaitement éveillée à ce qu’elle affirme, Hélène a eu « une superbe vision hindoue » : Magnifique palais, à vaste escalier de pierres blanches, conduisant à de splendides salles garnies de divans bas, sans dossier, d’étoffes jaunes, rouges, et surtout bleues. Dans un salon de repos, une femme [Simandini] à demi étendue et nonchalamment accoudée ; à genoux auprès d’elle, un homme aux cheveux noirs frisés et au teint mat [Sivrouka], vêtu d’une grande robe rouge chamarrée, et parlant un langage étranger, pas martien, qu’Hélène ne sait pas, mais qu’elle avait pourtant le sentiment de comprendre intérieurement, ce qui lui a permis d’écrire ses phrases en français après la vision. Tandis qu’elle entendait causer cet homme, elle voyait remuer les lèvres de la femme sans percevoir aucun son de sa bouche, en sorte qu’elle ne sait ce qu’elle a dit ; mais Hélène avait en même temps l’impression de répondre intérieurement, en pensée, à la conversation de l’homme, et elle a noté cette réponse. (Cela veut dire, psychologiquement, que les paroles de Sivrouka jaillissaient en images ou hallucinations auditives, et les réponses de Simandini-Hélène en images dites psychomotrices d’articulation, accompagnées de la représentation visuelle de Simandini effectuant les mouvements labiaux correspondants.) - Voici le fragment de conversation noté au crayon par Hélène au sortir de sa vision, de son écriture ordinaire, mais d’une grande irrégularité (et sans la ponctuation, que j’ai ajoutée) attestant qu’elle n’était point encore entièrement rentrée dans l’état normal

[Sivrouka :] Mes nuits sans repos, mes yeux rougis de larmes, Simandini, ne toucheront ils point enfin ton attamana ? Ce jour finira-t-il sans pardon, sans amour ? - [Simandini :] Sivrouka, non, le jour ne finira point sans pardon, sans amour ; la sumina n’a point été lancée loin de moi, comme tu l’as supposé ; elle est là, vois tu ! - [Sivrouka :] Simandini, ma soucca, maccanna baguea, pardonne-moi encore, toujours !

Cette petite conversation, soit dit en passant, donne assez exactement la note affective qui éclate tout le long du rêve hindou dans les rapports de ses deux principaux personnages. Quant aux mots sanscritoïdes qui y sont mélangés au français et que j’ai soulignés, ils n’ont pas une valeur égale.

Sumina, dit M. de Saussure, ne rappelle rien ; attamana, tout au plus âtmânam (accusatif de âtmâ), « l’âme » ; mais je me hâte de dire que, dans le contexte où figure attamana, on ne pourrait même pas se servir du mot sanscrit qui lui ressemble, et qui ne signifie au fond « âme » que dans le langage philosophique, et au sens d’âme universelle ou autres sens savants.

Dans les autres mots, en revanche, on reconnaît clairement ces termes d’affection sanscrits, déjà vus plus haut, qui émaillent si souvent le parler hindou d’Hélène.

6. L’apparition de mots hindous isolés, ou incorporés à un contexte non hindou, n’est pas très rare chez Hélène et se produit soit en hallucinations auditives, soit dans ses écritures (voir par exemple fig. 37, p. 275), soit encore au cours de paroles prononcées en hémisomnambulisme plus ou moins marqué. La liste qu’on a pu recueillir de ces termes exotiques détachés offre le même mélange de pur sanscrit et de mots inconnus qui ne se laissent ramener à cette langue que par des transformations si arbitraires ou forcées que cela ôte toute valeur à de tels rapprochements.

À cette seconde catégorie appartiennent, par exemple, gava, vindamini, jotisse, ainsi orthographiés par Mlle Smith. Ces termes, dont elle ignore absolument ce qu’ils doivent signifier, frappèrent ses oreilles au cours d’une vision hindoue un matin à son réveil. Le dernier de ces mots rappelle à M. de Saussure le sanscrit jyôtis, « la constellation », mais alors il se prononcerait « djiôtisse », ce qui ne correspond guère à la façon dont Hélène l’entendit et l’écrivit. - Il faut joindre à ces exemples quelques mots hindous qui ont fait irruption dans certains textes martiens (on sait que le cycle martien et le cycle oriental ont des attaches intimes et qu’il leur arrive souvent de se mélanger ou d’alterner rapidement l’un avec l’autre). Tels sont adèl, nom propre, et yestad, inconnu, dans le texte 13 ; et (dans le texte 31) vadasa, qui d’après le reste de la phrase semble désigner des divinités ou puissances quelconques, et où MM. de Saussure et Glardon soupçonnent tout au plus une réminiscence tronquée du terme sanscrit déva dâsa, « esclave des dieux ».

Comme échantillons de mots isolés qui sont du pur sanscrit, on peut d’abord citer radyiva (fig. 37), équivalent évident de râdjîva, « le lotus bleu ». Puis pitaram (accusatif de pita, « père »), figurant, mais à faux au point de vue du cas, dans la phrase suivante : « Mon pitaram m’avait confiée à lui » - d’une scène hindoue où Hélène-Simandini parlait du fidèle esclave Adèl que son père le cheik arabe lui avait donné lorsqu’elle était partie pour l’Inde. Mais les spécimens les plus remarquables sont les deux mots sumanas et smayamana, qui ont particulièrement frappé M. de Saussure. Le premier « est la reproduction graphiquement irréprochable du sanscrit sumanas, ‘bienveillant”, cité un peu dans toutes les grammaires et servant même çà et là de paradigme de déclinaison » ; il faut toutefois noter que, pour toutes les grammaires également, ce mot se prononce soumanas, tandis qu’Hélène l’a nettement articulé sumanas et qu’il paraissait désigner une plante dans sa phrase : « C’étaient les plus belles sumanas de notre jardin. » Quant à smayamana, il échappa à Hélène (et fut aussitôt noté tel quel par M. Lemaître) dans une conversation française, tandis qu’elle regardait un album de vues d’Orient qui devaient naturellement amener le rêve hindou à fleur de conscience. Suivant M. de Saussure, ce mot, qui veut dire souriant, est peut-être ce que Mlle Smith

a produit de mieux en fait de sanscrit ; d’abord parce que c’est une forme de 4 syllabes, qui a naturellement plus de mérite à être exacte que les mots de 2 ou 3 syllabes dont il faut se contenter d’ordinaire ; ensuite à cause du groupe consonantique sm, car il est également bien rare que Mlle Smith affronte un mot sanscrit présentant deux consonnes de suite, quelles qu’elles soient ; enfin pour ce fait, encore plus rare, que smayamâna revêt un caractère grammatical, et non simplement lexicologique, étant un participe tel que le grec lego-meno-s.

On comprend, en effet, l’intérêt de ce mot, qui représente une forme déjà assez compliquée, lorsqu’on songe à la nullité grammaticale habituelle du « sanscrit » d’Hélène, nullité qui s’étend non seulement aux flexions, mais à tous genres de formations.

7. Pour couronner ces spécimens du sanscrit d’Hélène, citons encore son « chant hindou » qui a fait une demi-douzaine d’apparitions depuis deux ans, et dont Léopold a daigné, une seule fois, ébaucher la traduction. Les paroles consistent essentiellement dans le mot sanscrit gâya, « chante », répété à satiété, avec, par-ci par-là, quelques autres termes mal articulés et offrant des variantes désespérantes dans les notes prises par les divers auditeurs. Je me bornerai à deux versions [2].

L’une est d’Hélène elle-même. Dans une vision spontanée (18 mai 1898, le matin à son réveil) elle aperçut un homme richement vêtu de jaune et de bleu [Sivrouka] à demi couché sur de beaux coussins, auprès d’une fontaine entourée de palmiers ; une femme brune [Simandini], assise sur l’herbe, lui chantait dans une langue étrangère une ravissante mélodie ; Hélène en recueillit par écrit les bribes suivantes, où l’on reconnut le texte estropié de son chant ordinaire : Ga hïa vahaïyami... vassen iata... pattissaïa priaïa...

L’autre transcription est celle que recueillit M. de Saussure, infiniment plus apte que nous, on le conçoit, à distinguer les sons hindous (20 juin 1897). Bien qu’il fût tout près d’Hélène qui chantait assise à terre, la voix de celle-ci était par moment si peu articulée qu’il laissa échapper plusieurs mots et ne garantit point l’exactitude de son texte, que voici (moins quelques accents spéciaux) tel qu’il l’écrivit à mesure : gâya gaya naïa ia miya gayâ briti... gaya vayayâni pritiya kriya gayâni i gâya mamata gaya mama nara mama patii si gaya gandaryô gâya ityâmi vasanta... gaya gayayâmi gaya priti gaya priya gâya patisi...

C’est vers la fin de cette même séance que Léopold, sans doute pour faire honneur à la présence assez exceptionnelle de M. de Saussure, se décida, après une scène de traduction martienne (texte 14) par Esenale, à nous donner de la voix d’Hélène son interprétation du chant hindou, que voici textuellement avec son mélange de mots sanscrits :

Chante, oiseau, chantons ! Gaya ! Adèl, Sivrouka [3], chantons le printemps ! Jour et nuit je suis heureuse ! Chantons ! Printemps, oiseau, bonheur ! ityâmi mamanara priti, chantons ! aimons ! mon roi ! Miousa, Adèl [4] !

En rapprochant cette traduction du texte hindou on découvre entre eux certains points de contact. Outre les deux mots parfaitement exactes gâya, « chante », vasanta, « printemps », on retrouve l’idée de « aimons » dans priti et briti (sanscrit prîti, « action d’aimer »), et l’équivalent approximatif de « mon roi » dans mama patii rappelant le sanscrit mama patê (ou au nominatif mama patih), « mon époux », « mon maître ». Il n’est malheureusement guère possible de pousser l’identification plus loin, sauf peut être pour « oiseau » qu’avec de la bonne volonté on pourrait soupçonner dans vayayâni rappelant vaguement vâyasân (accusatif pluriel de vâyasa, « oiseau »).

Quant à la mélodie de cette plaintive mélopée, M. Aug. de Morsier, qui l’entendit dans la séance du 4 septembre 1898, a bien voulu la noter aussi exactement que possible (voir fig. 36).

FIGURE 36
Modulation du chant hindou. Le sol final des trois variations a été tenu jusqu’à quatorze secondes avec une fixité parfaite. Souvent la suite A a été hissée ou trissée avant la continuation.

Les exemples précédents suffisent à donner une idée de l’hindou d’Hélène, et il est temps de conclure. Il ne s’agit apparemment là d’aucun dialecte actuellement existant. M. Glardon déclare que ce n’est ni de l’hindi ni de l’urdu et, après avoir émis au début, à titre de simple hypothèse, l’idée que ce pourrait être du tamil ou du mahratte, il y voit maintenant un mélange de termes réels, probablement sanscrits, et de mots inventés. M. Michel estime également qu’il y a dans le baragouin bizarre de Simandini des bribes de sanscrit assez bien adaptées à la situation. Tous mes correspondants sont en somme exactement du même avis, et je ne saurais mieux résumer leur opinion qu’en laissant de nouveau la parole à M. de Saussure :

Sur la question de savoir si tout cela représente positivement du « sanscrit », il faut répondre évidemment non. On peut seulement dire : - 1°) Que c’est un méli-mélo de syllabes, au milieu desquelles il y a incontestablement des suites de huit à dix syllabes donnant un fragment de phrase ayant un sens (phrases surtout exclamatives, par exemple : mama priya, « mon bien aimé ! », mama soukha, « mes délices ! »). - 2°) Que les autres syllabes, d’aspect inintelligible, n’ont jamais un caractère anti-sanscrit, c’est-à-dire ne présentent pas des groupes matériellement contraires ou en opposition avec la figure générale des mots sanscrits. - 3°) Enfin, que la valeur de cette dernière observation est d’autre part assez considérablement diminuée par le fait que Mlle Smith ne se lance guère dans des formes de syllabes compliquées et affectionne la voyelle a ; or le sanscrit est une langue où la proportion des a par rapport aux autres voyelles est à peu près de 4 à 1, de sorte qu’on ne risque guère, en prononçant trois ou quatre syllabes en a, de ne pas rencontrer vaguement un mot sanscrit.

Il résulte de cette dernière remarque de M. de Saussure qu’il ne doit pas être très difficile de fabriquer du sanscrit à la mode de Simandini, pour peu qu’on en possède quelques éléments véritables qui puissent servir de modèle et donner le ton au reste. Et point n’est besoin pour cela d’en savoir beaucoup, comme le remarque M. Barth :

Mlle Smith a-t-elle été en relation avec quelque personne de qui elle aurait pu prendre quelques bribes de sanscrit et d’histoire ? Il suffit, dans ces cas, d’un premier germe, si mince soit-il. L’imagination fait le reste. Les enfants sont très souvent onomatopoioi. ... Mon frère, dans sa première enfance, s’était composé ainsi tout un langage à lui. Ma grand-mère, qui était remarquablement intelligente, pouvait encore réciter verbo tenus, dans son extrême vieillesse, un petit jargon d’une dizaine de lignes qu’elle s’était composé dans son enfance. C’était à l’époque des guerres de la Révolution : les troupes passaient et repassaient en Alsace, et elle était humiliée de ne pas savoir un mot de français. Elle se mit alors à se fabriquer pour sa satisfaction personnelle un petit discours à assonances à peu près françaises, mais dont les premiers mots seuls, le germe, avaient un sens.

Cela commençait par : Je peux pas dire en français ; puis venait une dizaine de lignes de syllabes ajoutées au hasard, avec un mot français par-ci par-là, par exemple vinaigre, manger ; le tout finissait par : a toujours béni perpense par la tavirettement. Ma grand-mère m’a bien souvent cité ce singulier morceau que je regrette de n’avoir pas noté.

J’ai cité cet exemple de M. Barth à cause de son intérêt. Mais c’est naturellement Mlle Smith elle-même qui nous fournit, dans son propre martien, le fait le plus apte à éclairer son hindou. Il n’en coûte évidemment pas davantage, à une activité subconsciente capable de forger une langue de toutes pièces, d’en élaborer une autre par l’imitation et le délayage de quelques données réelles. Aussi, dès le début du martien (postérieur d’un an, comme on l’a vu, à celui de l’hindou), M. de Saussure n’hésita-t-il pas à faire ce rapprochement et à expliquer, par exemple, le texte sanscritoïde initial, la fameuse phrase de bénédiction atiégyâ ganapatinâmâ, par le même procédé de fabrication qui éclatait dans les paroles d’Esenale ou d’Astané.

À tort ou à raison, m’écrivait-il, je serais maintenant disposé à voir dans les phrases sivroukiennes quelque chose d’analogue au martien, entremêlé seulement de distance en distance de lambeaux sanscrits. Comme simple illustration de mon idée, supposons que Simandini veuille dire cette phrase : Je vous bénis au nom de Ganapati. Placée dans l’état sivroukien, la seule chose qui ne lui vienne pas à l’idée est d’énoncer, ou plutôt de prononcer cela en mots français, mais ce sont néanmoins des mots français qui restent le thème ou le substratum de ce qu’elle va dire ; et la loi à laquelle son esprit obéit est que ces mots familiers soient chacun rendu par un substitut d’aspect exotique. Peu importe comment : il faut avant tout, et seulement, que cela n’ait pas l’air de français à ses propres yeux, et qu’elle soit satisfaite en remplissant au hasard par de nouvelles figures de son la place qui est marquée pour chaque mot français dans son esprit. Ajouter que tantôt la substitution sera ainsi complètement arbitraire [c’est le cas du martien], tantôt elle sera influencée ou déterminée par le souvenir d’un mot étranger - qu’il soit du reste anglais, hongrois, allemand, sanscrit -, avec préférence naturelle pour l’idiome qui s’accorde le mieux avec le lieu de la scène.

Cela donné, j’essaye de serrer de plus près cette marche hypothétique sur la phrase ci-dessus prise comme exemple. - 1°) « Je » est forcé de se transformer. La mémoire fournit-elle un mot exotique pour « je » ? Aucun. Alors on prend au hasard a pour « je ». (Peut-être en fait, ce a est-il inspiré par l’anglais I, prononcé , mais cela n’est pas nécessaire.) - 2°) « vous bénis » ; ou « bénis vous », car si, par exemple, le mot pour « je » a été suggéré par l’anglais, il peut s’ensuivre que la construction anglaise soit involontairement observée dans les mots placés immédiatement après. On marque en conséquence « bénis vous » par tiê yâ. Le peut avoir été pris à l’anglais you [modifié dans le sens de la voyelle dominante en sanscrit]. Le tiê, « bénis », n’est pris nulle part, comme dans le martien. - 3°) « au nom de Ganapati », naturellement le nom même de Ganapati est en dehors de tout ce mécanisme et a dû être pris quelque part tel quel. Reste « au nom de », qui sera exprimé par nâmâ, soit par souvenance de l’allemand Name, soit par reviviscence d’un sanscrit nâmâ aperçu aussi quelque part ; et enfin la construction, contraire à l’ordre des mots français, sera venue sur les ailes de l’allemand Name, d’après la tournure allemande in Gottes Namen, in Ganapati’s Namen. - En somme, charabia qui tire ses éléments d’où il peut, et les invente la moitié du temps avec la seule règle de ne pas laisser percer la trame française sur laquelle il court.

Ces ingénieuses conjectures de M. de Saussure doivent être prises pour ce qu’elles valent, c’est-à-dire pour une simple figuration, à laquelle il ne tient pas autrement, du procédé linguistique à l’oeuvre chez Mlle Smith. En fait, il est probablement dans le vrai quant à la genèse de ganapatinâmâ ; car si l’auteur du martien ne sait pas un mot d’allemand comme on l’a vu, ce n’est point une raison pour que l’imitateur du sanscrit partage la même ignorance, au contraire. En effet, lorsqu’on compare le contenu et les personnages des deux cycles exotiques d’Hélène, on s’aperçoit bien vite que le rêve hindou est moins puéril, correspond à un âge et à un degré de développement de toute la personnalité notablement plus avancé que le rêve martien [5] ; si donc on admet, ainsi que je l’ai exposé (p. 230-231), que ces romans somnambuliques constituent une sorte de végétation hypnoïde de couches anciennes appartenant à l’enfance ou à la jeunesse de Mlle Smith, il devient très vraisemblable que la couche qui engendre et alimente le cycle hindou est au moins contemporaine de l’époque où elle apprit l’allemand (douze à quinze ans), sinon postérieure, en sorte que les souvenirs de cette langue n’ont pas dû être sans influence sur la confection de l’hindou.

Quant à atiêyâ, je doute qu’on puisse y faire intervenir des réminiscences de l’anglais, dont Mlle Smith a totalement abandonné l’étude au bout de deux leçons. Comme aucune conjecture n’est en soi trop triviale ou trop sotte, quand il s’agit d’expliquer des phénomènes qui sont essentiellement de l’ordre du rêve et où la niaiserie d’une association d’idées ne saurait être une objection à sa vraisemblance, je préférerais rapprocher cette exclamation - qui semble bien avoir la valeur d’un « je te bénis » ou « béni sois-tu » - de l’onomatopée populaire « atiou ! » dont les enfants et leur entourage se servent pour exprimer ou simuler l’éternuement, auquel est d’autre part indissolublement lié par un usage séculaire le souhait d’une bénédiction divine. Cette liaison d’idées infantile, combinée avec la tendance à conserver dans le néologisme le nombre de syllabes de l’original français, et jointe au choix d’une finale sanscritoïde, me paraît expliquer d’une façon plausible, jusqu’à meilleur avis, la transformation supposée de « béni sois-tu » en atiêyâ.

Cependant, malgré l’attrait de cette méthode d’exégèse, je renonce à l’étendre aux autres textes hindous, non seulement à cause de l’arbitraire inévitable de ses applications, mais surtout parce que son principe même me paraît sujet à caution dans le cas du sanscrit de Mlle Smith. Je ne suis pas convaincu, en effet, que le procédé général si bien décrit par M. de Saussure (remplacement mot à mot des termes français par des termes d’aspect exotique) - qui est certainement le procédé de fabrication du martien - soit en jeu dans les paroles orientales d’Hélène. On sait que Léopold, qui a mis tant d’empressement à nous procurer un moyen quasi magique d’obtenir la traduction littérale du martien, n’a jamais daigné en faire autant pour l’hindou et s’est borné à nous en esquisser quelques interprétations libres et vagues, n’ajoutant guère à ce que la pantomime laissait déjà deviner. Cela donne à penser que toute traduction précise en est impossible ; en d’autres termes, qu’Hélène ne fabrique point son pseudo-sanscrit en suivant pas à pas une trame française et en maintenant à ses néologismes leur sens une fois adopté, mais qu’elle l’improvise et le profère au hasard, sans réflexion, à l’exception bien entendu des quelques mots de vrai sanscrit dont elle connaît la valeur et qu’elle applique intelligemment à la situation. Ce n’est donc pas aux textes martiens proprement dits qu’il faut, à mon avis, comparer l’hindou d’Hélène, mais à ce jargon pseudo-martien débité avec volubilité dans certaines séances et qu’on n’a jamais pu ni recueillir sûrement, ni faire traduire par Esenale.

On comprend, au surplus, que, si le Moi subliminal d’Hélène pouvait se livrer à la création d’une langue définie dans le champ libre de la planète Mars, où il n’avait aucune donnée préexistante à respecter ni aucun contrôle objectif à craindre, il eût été bien imprudent et absurde de répéter ce jeu à propos de l’Inde : les quelques mots mêmes de pur sanscrit qu’il avait à sa disposition devaient l’empêcher d’en inventer d’autres, dont la fausseté eût éclaté au premier examen d’une traduction littérale et mot à mot. Il s’est donc contenté d’entourer ces éléments véridiques, insuffisants pour faire à eux seuls des phrases complètes, d’un jargon de rencontre dénué de signification, mais en harmonie par ses voyelles dominantes avec les fragments authentiques, qui s’y trouvent noyés comme de fins morceaux dans une sauce habile destinée à donner le change sur leur rareté.

Maintenant, comment ces fragments authentiques ont ils pu arriver en la possession de Mlle Smith, qui n’a aucun souvenir (non plus que sa famille) d’avoir jamais étudié le sanscrit ni d’avoir été en relation avec des orientalistes ? Voilà le problème où mes recherches ont échoué jusqu’ici, et dont je n’attends plus la solution que de quelque heureux hasard analogue à ceux qui m’ont fait découvrir le passage de Marlès et la dédicace arabe du Dr Rapin. J’en suis réduit, pour le moment, à de vagues conjectures sur l’étendue des connaissances sanscrites latentes de Mlle Smith, et la nature probable de leur mode d’acquisition.

J’ai longtemps pensé qu’Hélène devait avoir absorbé son hindou principalement par voie auditive, et qu’elle avait peut-être habité dans son enfance la même maison que quelque étudiant indianiste qu’elle aurait entendu, à travers la paroi ou par la fenêtre ouverte, débiter à haute voix les textes sanscrits avec leur traduction française. - On connaît l’histoire de la jeune domestique sans instruction qui, prise de la fièvre, parlait le grec et l’hébreu emmagasinés à son insu pendant qu’elle était au service d’un savant allemand. Se non è vero... Malgré les justes critiques de M. Lang à propos de son authenticité fort mal établie [6], cette anecdote classique peut subsister comme type de tant d’autres faits du même ordre réellement observés depuis lors, et comme salutaire avertissement de se méfier des souvenirs subconscients d’origine auditive. - Mais les indianistes sont rares à Genève, et cette piste ne m’a rien donné.

Actuellement, j’incline à admettre l’origine exclusivement visuelle du sanscrit d’Hélène. D’abord il n’est pas nécessaire qu’elle ait entendu cet idiome. La lecture de textes imprimés en caractères français cadre tout aussi bien avec un parler aussi confus et mal articulé que le sien, et, de plus, peut seule rendre compte de certaines erreurs de prononciation inexplicables si Mlle Smith avait appris cette langue par l’oreille. La plus caractéristique de ces erreurs est la présence dans l’hindou d’Hélène du son français u, lequel n’existe pas en sanscrit, mais est naturellement suggéré par la lecture si l’on n’est pas prévenu que cette lettre se prononce ou dans les mots représentant du sanscrit.

En voici quelques exemples typiques. - Dans une séance où l’hindou coula à fil, on recueillit entre autres ces mots : ... balaya (ou bahava) sanlas... émi bahu pressiva santas [7]... intéressants d’abord par des traces de flexion, phénomène assez rare dans le sanscrit d’Hélène :

À côté de bahu « beaucoup », dit M. de Saussure, se trouve bahava (nominatif pluriel du même bahu, signifiant multi), d’autant plus curieux qu’il est immédiatement devant santas, « étant(s) », autre pluriel ; bahavah santas signifie en bon sanscrit « étant nombreux ».

Mais voici la note de M. de Saussure qui nous importe le plus ici :

Le sanscrit bahu, « beaucoup », est un mot des plus courants, mais il serait intéressant de savoir si Mlle Smith prononce bahou, ou bien à la française bahu comme dans « battu, tondu ». Ce dernier fait serait une des plus flagrantes preuves qu’elle répète machinalement une figure écrite.

Comme il n’y a aucun doute sur la prononciation bahü (et non point bahou) d’Hélène, ce petit fait parle clairement en faveur de l’origine purement visuelle de son sanscrit. - On a d’ailleurs déjà vu qu’elle a commis la même faute dans la prononciation du mot sumanas (p. 267). - La même erreur se manifeste sous une autre forme encore, qui ne manque pas d’intérêt, dans ses automatismes graphomoteurs. On verra tout à l’heure que sa plume glisse parfois à son insu de véritables caractères sanscrits au cours de ses écritures françaises ; or il est curieux de constater que ceux de ces caractères qui devraient réellement se prononcer ou ont pour elle la valeur de notre u. J’ai par exemple une lettre d’Hélène où, dans la description d’une vision hindoue, se trouve le mot discutaient écrit avec un u sanscrit isolé au milieu des autres lettres de son écriture ordinaire. De même, le lecteur peut voir, par un des échantillons de la fig. 38, que le caractère sanscrit qui se prononce rou, mais que l’on représente en lettres françaises par ru, joue dans la conscience subliminale ou la parole intérieure d’Hélène le rôle de cette dernière syllabe, puisqu’elle l’emploie automatiquement pour écrire notre mot rubis. Tout cela dénote bien une acquisition par la lecture uniquement.

D’autres observations militent en faveur de la même supposition. Jamais, dans les séances, Simandini ne s’est aventurée à écrire du sanscrit, et c’est en lettres françaises que son nom a été donné (voir p. 239-240). Pourtant Hélène possède subconsciemment une partie au moins de l’alphabet dévanâgari, car il s’en glisse parfois des caractères dans son écriture normale. Mais il est à noter que ses connaissances en ce genre ne paraissent aucunement dépasser ce qui aurait pu résulter d’un rapide coup d’oeil dans une grammaire sanscrite.

FIGURE 37
Fragment final d’une lettre de Mlle Smith terminée, ou plutôt restée inachevée, pendant l’irruption d’un accès spontané de somnambulisme hindou. Noter les mots étrangers boulboul (nom persan du rossignol), Kana (esclave hindou de Simandini), et radyiva (nom sanscrit du lotus bleu) ; ainsi que les lettres sanscrites a, e, i, d, r, remplaçant des initiales française. Remarquer aussi le changement de forme des t.

Dans certains cas, cette irruption de signes étrangers (tout à fait analogue à ce qu’on a vu pour le martien) est liée à un accès de somnambulisme spontané et fait partie de tout un cortège d’images et de termes exotiques. On en trouvera ci joint un exemple intéressant, emprunté à cette période maladive (voir p. 55) où la faiblesse nerveuse d’Hélène la rendait sujette à de perpétuels états de rêve, se rapportant presque toujours au cycle hindou ou au cycle royal. La fig. 37 reproduit la fin d’une lettre qu’Hélène m’écrivit de la campagne à cette époque. Tout le reste de cette épître de six pages grand format est parfaitement normal comme écriture et comme contenu ; mais soudain, fatiguée par son effort prolongé d’attention, elle se met à parler de sa santé, le sommeil la gagne, et les dernières lignes montrent l’envahissement du rêve oriental : Kana l’esclave, avec ses oiseaux apprivoisés, et les brillantes plantes des tropiques, se substituent peu à peu à la chambre réelle. La lettre me parvint inachevée et sans signature, comme on le voit dans la fig. 37 ; Hélène la ferma machinalement pendant son somnambulisme, sans se douter de cette terminaison insolite dont elle fut aussi surprise qu’ennuyée lorsque je lui en parlai ultérieurement.

Dans d’autres cas, c’est à peine si la conscience normale est troublée par le rêve sous-jacent, qui l’affleure juste assez pour substituer par-ci par-là à quelques signes français leurs équivalents sanscrits, sans altérer en rien la trame des mots ou des idées, et Mlle Smith reste stupéfaite des hiéroglyphes inconnus qu’une inexplicable distraction de sa plume a glissés dans les étiquettes ou les factures qu’elle vient d’écrire (fig. 38, p. 277).

L’examen et la comparaison de tous, ces automatismes graphomoteurs exotiques montre qu’il y a dans la subconscience d’Hélène des notions positives, quoique superficielles et rudimentaires, de l’alphabet sanscrit. Elle sait la forme exacte de beaucoup de caractères isolés et leur valeur générale, abstraite pour ainsi dire, mais elle ne semble avoir aucune idée de leur emploi concret et en liaison avec d’autres lettres. Par exemple, dans la fig. 37, les mots instant et ils commencent par un signe qui, en sanscrit, ne représente l’i que dans de tout autres conditions (l’i sanscrit, isolé ou initial, étant absolument différent). Ou plutôt, ce signe se rencontre bien quelquefois dans l’écriture sanscrite au commencement matériel, je veux dire à l’extrémité gauche, de certains mots, mais dans la prononciation il ne vient qu’après la consonne située à sa droite. Ce détail est un nouvel indice de l’origine visuelle des connaissances hindoues d’Hélène : des deux caractères sanscrits valant i, qui peuvent également se trouver au début (graphique, à gauche) des mots, l’oeil a surtout retenu le plus simple [8], qui ressemble à notre I majuscule, bien que ce soit précisément celui qui ne se trouve jamais initial pour l’oreille et la prononciation. - Le Moi hindou d’Hélène ne semble pas avoir poussé l’étude de l’écriture sanscrite au-delà des caractères détachés, car jamais il n’a tracé de mots entiers en cette langue. Même quand il s’agit de termes exotiques, tels que radyiva (fig. 37), il s’en tient prudemment à l’initiale sanscrite et trace le reste en français, comme s’il n’osait point se lancer dans la composition des lettres entre elles. Pareillement dans le mot plis (fig. 38), les trois premiers signes - qui y jouent d’ailleurs un rôle très artificiel et dénotant une grande ignorance de leur valeur ordinaire en sanscrit - sont dessinés isolément, au lieu d’être reliés entre eux comme n’y aurait pas manqué un automatisme graphique mieux au fait de l’écriture sanscrite courante. M. Glardon remarque en effet, à ce propos, que, lorsque les hindous veulent écrire, ils commencent toujours par tracer une barre horizontale tenant la longueur de la ligne et à laquelle s’attachent toutes les lettres de chaque mot ; si donc Mlle Smith avait jamais eu quelques notions d’une écriture hindoue cursive, on ne comprendrait pas qu’elle se souvînt des caractères isolés, et eût oublié la barre qui dans la pratique les précède toujours et les relie entre eux.

En somme, ces bribes d’automatismes graphiques trahissent une connaissance de l’écriture hindoue telle à peu près que pourrait l’acquérir un esprit curieux, pas trop mauvais visuel, en parcourant pendant quelques instants les deux ou trois premières pages d’une grammaire sanscrite. Il en retiendrait certaines formes détachées ; d’abord l’a et l’e, qui frappent l’oeil par leur position au commencement des deux premières lignes (renfermant les voyelles, et ordinairement séparées des lignes suivantes contenant les consonnes) du tableau classique des lettres hindoues en dix groupes ; puis la série des chiffres, occupant une ligne spéciale et facile à retenir [9] ; enfin quelques autres signes simples glanés au hasard ; mais il ne lui resterait probablement aucune des figures trop compliquées résultant de l’union de plusieurs caractères pour former des mots. Cette genèse supposée correspond tout à fait à l’étendue des notions d’écriture sanscrite dont fait preuve la subconscience de Mlle Smith. Et je ne vois aucune impossibilité à ce que le même coup d’oeil fugitif, rencontrant en d’autres pages des exemples ou fragments sanscrits imprimés en lettres françaises et accompagnés de leur traduction française, y ait puisé les quelques mots significatifs et bien adaptés à la situation qu’on arrive à démêler par-ci par-là dans les paroles orientales d’Hélène.

FIGURE 38
Exemples de caractères sanscrits, automatiquement substitués à des lettres et chiffres français, dans des mots ou des nombres provenant des écritures normales de Mlle Smith (lame, rubis, 166, plis, 2865, 154). - Grandeur naturelle.

Peut-être les amateurs de supranormal préféreront-ils supposer, sinon que Mlle Smith tire vraiment son hindou (la forme graphique de ses caractères sanscrits, la prononciation, etc.) des souvenirs d’une existence antérieure, du moins que tout cela lui a été télépathiquement transmis par quelque habitué de ses séances possédant des notions orientales plus ou moins étendues. - Pour ce qui est de MM. de Saussure et Glardon, dont les noms se présentent les premiers à l’esprit, ils n’ont assisté en tout qu’à quatre séances de Mlle Smith, et à une époque tardive où elle avait déjà fourni la plupart de ses textes hindous, en particulier tous ses graphismes des fig. 37 et 38. - En ce qui me concerne, j’avoue avoir suivi il y a plus d’un quart de siècle, en jeune étudiant curieux et tâtant de tout, les premières leçons d’un cours de sanscrit donné par M. le professeur P. Deussen (Kiel), alors privat-docent à l’Université de Genève. Il m’en est resté si peu de souvenirs conscients que je ne reconnus pas même les caractères apparus dans la lettre d’Hélène de la fig. 37, et l’idée qu’elle aurait télépathiquement puisé dans ma mémoire latente les notions de langue hindoue dont elle fait preuve ne m’a jamais sérieusement abordé ; d’autant qu’à ce compte-là elle aurait dû nous fournir aussi de l’hébreu, que j’ai étudié à la même époque pendant un an et dont mes couches subliminales sont certainement beaucoup plus imbibées que de sanscrit, quoiqu’il ne m’en reste guère davantage de souvenirs conscients. - En fait d’autres personnes en relation avec Mile Smith, je n’en connais pas ayant les moindres notions de sanscrit ou d’autres langues de l’Inde. Il est vrai qu’il peut y avoir eu des spectateurs occasionnels remplissant ces conditions, aux séances qu’elle donna en divers milieux de 1892 à 1894. Dans ce cas, il faudrait en bonne méthode, avant d’invoquer une action télépathique d’eux à Hélène, être d’abord absolument sûr qu’ils ne lui ont pas montré quelques livres ou cahiers de sanscrit à la fin ou au cours d’une séance - ce qui est précisément mon hypothèse, laquelle permet de tout expliquer d’une façon normale et ordinaire quand on sait la puissance de conservation, d’imitation et de reconstruction des facultés subliminales.

Il suffirait en résumé, pour rendre compte du langage hindou de Mlle Smith, que soit dans le groupe N., soit dans quelque autre milieu spirite que j’ignore, on lui eût montré à titre de curiosité et laissé feuilleter une grammaire ou un lexique sanscrits, tout de suite après une séance, pendant cet état de suggestibilité où les impressions extérieures s’enregistrent fort bien chez elle, souvent sans laisser de traces dans sa mémoire consciente. Ainsi s’expliquerait le fait qu’Hélène n’en a aucun souvenir, et est absolument convaincue de n’avoir jamais aperçu ni entendu la moindre bribe de sanscrit ou d’autres langues orientales. Je dois toutefois ajouter que les renseignements que j’ai pu recueillir jusqu’ici ne m’ont fourni aucun indice positif de la vérité de ma supposition, bien qu’ils n’en établissent point non plus la fausseté.

Les pages précédentes étaient déjà sous presse, lorsque M. de Saussure eut une idée aussi aimable qu’ingénieuse. Pour me permettre de donner aux lecteurs non indianistes un aperçu plus vivant, une impression sensible en quelque sorte, de ce qu’est l’hindou de Mlle Smith, il voulut bien composer à leur intention un texte d’apparence latine, qui fût aussi exactement que possible à la langue de Tite-Live ou de Cicéron ce que le sanscrit de Simandini est à celui des Brahmanes. En d’autres termes, le spécimen de « latinité » suivant a été calculé de manière à ce que toutes les remarques qu’il suggère s’appliquent aux productions « sanscrites » d’Hélène, simplement en changeant le nom.

Soient supposés prononcés, dans une scène somnambulique romaine au lieu d’« hindoue », les mots suivants : - Meâte domina mea soróre forinda inde deo inde sini godio deo primo nomine... obera mine... loca suave tibi ofisio et ogurio... et olo romano sua dinata perano die nono colo desimo... ridêre pavére... nove... - voici probablement les observations auxquelles donnerait lieu ce singulier passage, et qui sont identiques à celles que suscitent les textes hindous de Mlle Smith.

1°) Pas de sens général saisissable si l’on cherche une phrase. De temps en temps pourtant quelques mots formant une assez bonne suite entre eux, un tronçon de phrase. - 2°) Pris chacun isolément, comme une collection de vocables qu’on sortirait du dictionnaire, quelques mots sont irréprochables (ainsi domina) ; les autres à moitié corrects (ogurio, etc.) ; d’autres, enfin, sans aucune identité évidente avec un mot latin (dinata, etc.). - 3°) Le texte est de toute pauvreté sur le point particulier des terminaisons grammaticales. Non seulement on ne voit rien qui ressemble à des terminaisons très caractérisées comme -orum ou -ibus, mais pas même une terminaison consonantique quelconque comme serait -as, -os, -is, -us, ou même -um, au bout d’un mot. Il semble que l’auteur ait trouvé trop redoutable l’épreuve de fixer la terminaison et la condition grammaticale du mot. - 4°) Le même sentiment semble se manifester hors des terminaisons dans le fait de n’user que de mots extrêmement simples dans leur charpente consonantique, comme do-mi-na, en évitant toute forme qui offrirait une complication, telle que octo, somnus, semper, culmen.

D’autre part, deux constatations importantes s’imposent :

1°) Le texte ne mêle pas « deux langues ». Si peu latins que soient ses mots, du moins on ne voit pas intervenir une tierce langue comme serait le grec, le russe ou l’anglais ; et en ce premier sens négatif, le texte offre une valeur précise. - 2°) Ii offre également une valeur précise par le fait de ne rien présenter de contraire au latin, même aux endroits où il ne correspond à rien par l’absence de sens des mots. Quittons ici le latin et revenons au sanscrit de Mlle Smith : ce sanscrit ne contient jamais la consonne f. C’est un fait considérable, quoique négatif. L’f est effectivement étranger au sanscrit ; or, dans l’invention libre, on aurait eu vingt chances contre une de créer des mots sanscrits pourvus de l’f, cette consonne semblant aussi légitime qu’une autre si l’on n’est pas averti.

Cette dernière remarque de M. de Saussure apporte dans le problème du sanscrit d’Hélène une complication dont on ne s’était pas aperçu jusqu’ici. D’une part, l’f étant un des sons les plus répandus dans nos langues occidentales et spécialement en français, tandis qu’il n’existe pas en sanscrit, il y a en effet quelque chose de très remarquable dans sa complète absence de tous les fragments hindous d’Hélène qui ont été recueillis. D’autre part, la connaissance intime du génie de la langue sanscrite que cela semble impliquer de la part de Mlle Smith, est contredite par le fait déjà relevé (voir p. 274), que plusieurs de ses paroles hindoues renfermaient le son français u [10], lequel n’appartient pas plus que l’f au sanscrit qui prononce toujours ou. Si donc l’absence de l’f résultait d’une réelle possession de cet idiome - soit normale (due à l’étude du sanscrit sous la direction d’un maître), soit supranormale (due aux réminiscences d’une vie antérieure, à une transmission télépathique, etc.) -, on ne comprendrait pas comment Hélène n’aurait pas également évité l’u, d’autant plus que dans certains cas elle ne commet pas la faute et prononce bien ou (par exemple, dans son expression assez fréquente mama soukha).

En attendant les éclaircissements que l’avenir pourra nous apporter sur cette cruelle énigme, j’en reste provisoirement à mon hypothèse ci-dessus, que Mlle Smith a absorbé ce qu’elle sait de sanscrit d’une façon essentiellement visuelle, en feuilletant une grammaire ou d’autres documents écrits, pendant ses phases de suggestibilité. Car cette hypothèse n’est point renversée par l’absence de l’f. Je ne pense pas, en effet, que ce soit faire trop d’honneur aux facultés subliminales - d’après tout ce qu’on sait de leur promptitude, de leur finesse, de leur flair parfois étonnamment exquis et délicat - que d’admettre que l’imagination hypnoïde d’Hélène a fort bien pu remarquer cette absence de l’f dans l’alphabet sanscrit donné par les grammaires, et respecter ce trait dans ses créations ultérieures d’un hindou de fantaisie ; tandis que son regard n’aura aperçu aucune indication nette que la lettre u de cet alphabet eût une autre valeur qu’en français. Quant aux mots où elle dit ou comme cela se doit, elle les a peut être rencontrés accompagnés de leur prononciation notée entre parenthèse, à moins encore que l’initiation visuelle n’ait été complétée par quelques informations auditives égrenées, fournies par les personnes qui lui montraient les documents imprimés.

Je ne me dissimule point ce qu’il y a de peu satisfaisant dans ces explications conjecturales bourrées de peut-être, de probablement, etc. Mais, en tout état de cause, les mêmes difficultés subsistent, et un peu de réflexion suffit à montrer que les hypothèses occultes sont logées exactement à la même enseigne que mon hypothèse purement normale. Car, si c’est vraiment le langage de la princesse arabo-hindoue qui reparaît sur les lèvres de Mlle Smith, ou une infusion télépathique d’un idiome authentique, ou tout ce que l’on voudra de supranormal - comment expliquer la nullité grammaticale de ce parler considéré dans son ensemble, contrastant avec l’exactitude de quelques rares mots ? la remarquable omission de l’f, jointe à la présence fautive du son français u ? la possession de signes graphiques isolés, et l’ignorance de la barre fondamentale qui les précède et les relie toujours dans l’écriture cursive ? l’apparition d’un mot persan comme boulboul (fig. 37), et l’absence de mots arabes, d’autant plus étrange de la part d’une fille de cheik que les musulmans n’ont cessé d’en introduire dans les langues de l’Inde ? etc. ? Les occultistes diront sans doute que Simandini a pu oublier ceci, là où je dis que Mlle Smith a pu retenir cela ; que la princesse de jadis confond peut-être aujourd’hui l’ou hindou avec l’u français, là où je dis qu’Hélène ignore probablement que l’ou se transcrit d’habitude par un u dans les grammaires franco-sanscrites, etc. Comme évidence et précision, on conviendra que ces explications se valent ; c’est bonnet blanc et blanc bonnet. D’où je conclus que, si, tout bien pesé, on préfère encore l’hypothèse occulte à l’hypothèse normale, ce n’est pas qu’elle rende mieux compte des détails concrets du cas, tant s’en faut, mais simplement - qu’elle est occulte. Affaire de goût que je laisse à l’appréciation du lecteur, d’autant plus que j’ai déjà dit plus haut ce qu’en j’en pense (p. 253-254).

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1II n’existe un léger doute que sur le premier mot, proféré brusquement par Hélène comme une exclamation ou une interjection ; bien qu’aucun des assistants n’ait eu de variante à proposer pour atiéyâ (pron. a-ti-é (fermé) -ia) noté par M. Lemaître qui faisait le procès verbal, la surprise occasionnée par ce vocable inattendu nous avait laissé à tous un certain sentiment d’incertitude à son sujet.

[2On trouvera une troisième version, antérieure à ces deux-ci, dans l’article de M. Lemaître, loc. cit., p. 186.

[3Ici Hélène paraissait s’adresser à M. P. Seippel et à moi (qui sommes les réincarnations respectives d’Adèl et de Sivrouka !) comme pour nous engager à chanter.

[4Même jeu à l’endroit de M. Seippel et de M. de Saussure (réincarnation de Miousai).

[5Comparez, par exemple, les sentiments des deux seuls couples figurant dans ces cycles. La création du couple conjugal hindou Simandini et Sivrouka suppose une imagination d’adolescent ou d’adulte, tandis que le couple martien Matémi et Siké semble dépeint par un enfant qui aurait assisté aux fiançailles d’une soeur ou d’un frère aîné et entendu quelques fragments de conversation entre les heureux amoureux (voir p. 169 et les textes 20 et 27).

[6A. Lang, The Making of Religion. Londres, 1898, p. 10, 12, 324 sq.

[7Voir ce texte plus au long dans l’article de M. Lemaître, Annales des sciences psychiques, VII, 186. Le mot uta, qui se trouve vers la fin de ce même texte, a également été prononcé à la française.

[8Encore Mlle Smith a-t-elle oublié le crochet dont est surmonté cet i sanscrit et qui le distingue d’un autre signe valent a. - Sa mémoire latente possède pourtant aussi la véritable voyelle sanscrite i (qui ressemble un peu à un tire bouchon), mais je n’en ai rencontré qu’un seul exemplaire dans ses lettres, comme initiale du mot français Ils.

[9J’ai rencontré dans les écritures normales de Mlle Smith des exemples de tous les chiffres sanscrits, sauf 1, 2 et 7 (qui peuvent fort bien se trouver dans d’autres spécimens, car je suis loin d’avoir tout vu).

[10Ce point paraît avoir été perdu de vue par M. de Saussure dans la dernière de ses remarques. Jugeant les fragments hindous d’Hélène sur leur recueil écrit, il a oublié que tous les u qui y figurent non précédés d’un o y ont été prononcés par elle à la française, contrairement à l’habitude des sanscritistes pour qui cette lettre est la transcription du son ou. - M. Glardon m’informe que le son français u n’existe pas davantage en hindostini, et qu’actuellement encore les hindous de race n’ont pas de f et ne peuvent prononcer cette lettre ; toutefois les musulmans ont introduit dans les dialectes de l’Inde des mots en f que les hindous écrivent ph et prononcent en aspirant le p.

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