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Jacques-Joseph Moreau de Tours

Des passions et de l’amour

Psychologie morbide (Partie II - Chapitre III - Section II - §. 4)

Date de mise en ligne : dimanche 3 juillet 2005

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Reste la transmission héréditaire. Voyons si, en la prenant pour point de départ et pour flambeau, nous n’arriverons pas plus sûrement au but que nous nous proposons.

Nous procéderons, dans notre examen, de la manière suivante : nous étudierons le fait d’hérédité, d’abord à l’état normal, ensuite à l’état pathologique. En procédant de la sorte, nous arriverons, par une pente naturelle, aux états particuliers, exceptionnels, qui ne sont, en réalité, qu’un troisième mode de manifestation du fait de l’hérédité, lequel participe des deux premiers et forme un mode mixte affectif, analogue à celui que nous avons constaté pour les facultés de l’intellect.

Si, en traitant de l’hérédité en général, nous avons dû nous préoccuper, un instant, des doutes qui pouvaient s’élever relativement à la possibilité de la transmission, par voie séminale, des facultés de l’intellect proprement dit, en raison de la nature essentielle de ces mêmes facultés, de leur complète indépendance de la matière organisée, nous ne saurions avoir les mêmes préoccupations quand il s’agit dès facultés affectives.

En effet, les rapports qui lient nous ne disons pas qui identifient - qu’on veuille bien le remarquer - les phénomènes affectifs aux organes, sont de nature à frapper les yeux les plus prévenus, à forcer la conviction de quiconque ne professe pas un ultra-spiritualisme aveugle et incurable.

On ne fait nulle difficulté de rattacher les appétits, les instincts à des dispositions particulières de l’organisme, en raison des sensations spéciales qui en sont inséparables, comme celles de la faim, du sens génésique, et autres. Une autre raison, c’est que ces phénomènes physiologiques s’observent également, et, pour la plupart même, à un plus haut degré de perfection, chez les animaux. Or, comme il est convenu que ces derniers n’ont pas d’âme, c’est-à-dire de prinçipe immatériel, il faut, de toute nécessité, ici, s’en prendre à la matière, à l’organisation.

À notre sens, tous les modes de sentimentalité de l’âme ont des rapports également intimes, nécessaires avec l’organisme. Si ces rapports sont moins évidents dans les sentiments d’un ordre élevé que dans les instincts et les appétits, cela tient uniquement à ce que pour que les premiers soient complets, il est indispensable que l’intelligence intervienne, tandis que la sensibilité seule est mise en jeu dans les seconds.

Ce serait prendre le change et commettre une grosse erreur que de croire que les différences qui viennent d’être signalées entre les divers modes affectifs, en établissent aucune dans leur nature essentielle.

« Les émotions agréables ou désagréables, dit Broussais [1], qui accompagnent nos perceptions, viennent toujours d’une stimulation de l’appareil nerveux du percevant, et ce serait à tort qu’on les distinguerait, au sens littéral, en physiques et en non physiques : leurs modes sont diversifiés presque à l’infini, et plusieurs de ces modes ont été pris pour des principes particuliers de nature non nerveuse, promoteurs spontanés de nos actes, dits principes d’action ou facultés actives. Mais si l’on s’en rapporte aux faits, on doit regarder ces émotions comme les effets des perceptions par causes externes et internes, qui sont exécutées dans l’encéphale, et admettre que c’est ainsi qu’elles peuvent devenir les mobiles des actions des hommes. Aussi font-elles suite aux excitations instinctives, sans phénomènes d’intelligence, qui font mouvoir l’enfant dans l’utérus, et lui font exercer la succion avant d’avoir senti le mamelon, et réclamer par des cris les corps qui doivent satisfaire ses premiers besoins. »

Suivant le même auteur, la réciprocité d’influende de l’instinct sur l’intellect, et de l’intellect sur l’instinct, constitue, en se prolongeant, ce qu’on appelle les passions. On y trouve, effectivement, poursuit Broussais, « un besoin instinctif qui sollicite l’intellect, et un travail perpétuel de ce dernier, qui calcule tous les moyens de le satisfaire » [2].

Il est une passion dont l’étude approfondie fournirait, au besoin, la démonstration pour ainsi dire pratique et expérimentale de ce que nous venons d’avancer. Nous entendons parler du sentiment qui fait qu’un sexe est attiré vers un autre sexe, qu’une vie tend à se confondre avec une autre vie, une âme avec une autre âme.

Quelle passion a été plus idéalisée que l’amour ! Quelle autre paraît communiquer davantage à l’âme la puissance de secouer ses liens matériels, pour s’élever dans les plus sublimes régions, et jusqu’au sein même de la Divinité ?

Interrogez cet adolescent qui, sortant tout à coup de son indifférence habituelle, sent toute son âme, tout son cœur s’élancer vers un ohjet, vague, indéterminé, dont la possession idéale et anticipée l’enivre déjà d’un bonheur immense... Interrogez cette jeune vierge consacrée au service des autels, cette chaste épouse du Christ qui, jour et nuit, éprouve les ineffables douceurs de son commerce spirituel avec son divin époux, qui confond ses pensées, son cœur, avec les pensées, avec le cœur de celui à qui elle s’est consacrée dès son enfance... Parlez-leur de l’origine organique, sensuelle, du sentiment qui les anime, les ravit ; ils ne vous comprendront même pas ; vous leur parlerez un langage inconnu ; ou, s’ils vous comprennent, ils protesteront avec indignation en faisant appel à leur sens intime, à leur conscience, au fond de laquelle ils ne trouvent d’autres mobiles que les vertus, les perfections infinies de l’objet aimé.

Et cependant, est-il aux yeux des physiologistes, de quiconque a étudié quelque peu les lois de l’organisme, vérité plus palpable, mieux démontrée que celle contenue dans la proposition suivante : l’amour, sous toute ses formes, dans toutes ses aspirations, a pour principe la réciprocité d’action de l’instinct sur l’intellect, et de l’intellect sur l’instinct, en d’autres termes, des organes dans lesquels quelques auteurs ont place un sixième sens, sur le cerveau et du cerveau sur ces organes ?

« L’amour, a dit un auteur contenporain, avec une vérité d’expression quelque peu brutale, est un mouvement des sens et de l’âme, qui a son principe dans le rut, fatalité organique et répugnante, mais qui, transfigurée aussitôt par l’idéalisme de l’espoir, s’impose à l’imagination et au cœur comme le plus-grand, le seul bien de la vie, un bien sans lequel la vie n’apparalt plus que comme une longue mort. »

Quelque objection que l’on élève à l’encontre de cette proposition, une simple réflexion suffira pour la mettre à néant. Ne serait-il pas évidemment absurde d’admettre qu’un individu que l’on supposerait privé congénitalement de tout attribut ou appareil sexuel, étant d’ailleurs parfaitement, sous tous les autres rapports, conformé, puisse rassentir de l’amour ? mais alors, autant admettre qu’un homme, cette créature de nature essentiellement mixte, peut penser sans cerveau, digérer sans estomac, se mouvoir sans posséder aucun des organes nécessaires à la locomotion.
 Vous oubliez les eunuques, objecteront, peut-être, ceux qui possèdent beaucoup mieux leurs Lettres persanes que les travaux des physiologistes, de Bichat, de Cabanis, de Bossuet même [3] ?

Cette objection n’en est pas une, par la raison fort simple que, dans le cas dont ii s’agit, les eunuques rentrent dans la catégorie des autres hommes. Personne n’ignore, en effet, que des sensations et les idées qui y sont associées peuvent parfaitement se reproduire dans les centres nerveux, alors qu’une opération, une cause quelconque a supprimé les organes qui en ont été primitivement le point de départ ; qu’un individu, par exemple, devenu sourd ou aveugle, peut avoir des hallucinations, c’est-à—dire de fausses sensations de l’ouïe ou de la vue. Les eunuques sont dans le même cas quant aux sensations provenant des organes du sens génésique.

Nous pourrions, à l’appui de la thèse que nous soutenons, apporter des preuves de plus d’une sorte. De peur d’être prolixe, nous nous bornerons à en emprunter quelques unes à la psychologie morbide. Nous tenons à rester dans notre sujet, et parler d’âme malade, à propos d’amour, ce ne sera pas, je pense, nous en écarter beaucoup.

Tout le monde sait que la continence, une continence excessive, peut avoir sur la santé morale une déplorable influence, être cause de délire, et même d’une incurable démence. Les livres qui traitent de la folie contiennent nombre d’histoires qui en font foi. Je pourrais rappeler ici quelques-uns des faits observés par moi-même.

Mais si les effets d’une continence trop prolongée sur les facultés morales, sont généralement connus, sont-ils appréciés comme ils doivent l’être, ne se méprend-on pas sur ieur véritable origine ? Le fait est que l’on tient à peine compte de l’influence des organes dans la production des phénomènes en question, nous parlons du moins des personnes du monde, car je ne puis supposer qu’un médecin se trompe en cette matière.

On veut absolument établir une distinction entre ce que l’on appelle le moral de l’amour et l’appétit sexuel. Cette distinction n’a d’autre fondement que certaines apparences faites pour en imposer, uniquement à ceux qui, systématiquement, ou parce qu’ils sont, dépourvus des connaissances spéciales nécessaires, croient pouvoir écarter de l’étude des phénomènes psychiques tout ce qui rappelle l’action des organes.

Dans le sentiment amoureux, ou bien la réciprocité d’influence des organes encéphaliques et des organes sexuels se manifeste simultanément par des phénomènes propres au genre de vitalité qui a été départi à ces divers organes ; ou bien elle se manifeste isolément, soit du côté des organes nerveux, soit du côté des organes génitaux.

Dans le premier cas, la passion, qui est comme la résultante de ces diverses synergies, est, pour ainsi dire, complète, conforme en tout point au vœu de la nature : l’attachement de l’un des êtres de la création à celui avec qui Dieu a voulu qu’il fût uni d’esprit et de corps.

Dans le deuxième cas, on ne voit de l’amour que le moral ou l’appétit sexuel, séparément.

Nous l’avons déjà dit : l’action sexuelle, lorsqu’un repos prolongé, et l’accumulation de la sensibilité ou de la force nerveuse, qui en est la suite, ont accru son énergie, peut stimuler les organes cérébraux au point d’y porter le désordre exactement comme le ferait une dose trop forte d’un excitant quelconque.

Si, par suite d’une continence moins sévère, cette action est modérée, le moral, tout en s’exaltant plus que d’habitude, reste pourtant dans ses limites naturelles. L’homme, alors, éprouve toutes les expansions, toutes les joies intimes, tous les tourments secrets bien connus des amoureux. « Chi vive piu castamente, a dit Maffei, è piû sottoposto all’ amore. L’objet manque-t-il à la passion ? Si, par un motif quelconque, par timidité de conscience, par des scrupules religieux ou autres, soit enfin par des obstacles matériels, nul objet ne vient concentrer ces élans de l’âme ; oh ! alors on s’en prend à tout, on devient véritablement l’amoureux des onze mille vierges, on déverse son amour sur tout ce qui nous environne, sur les objets inanimés, sur des êtres fantastiques dont les romanciers (dirai-je aussi les ascétiques ?) peuplent leurs livres.

Pour prouver cette influence réciproque des organes sexuels et des organes cérébraux, il me suffirait de rappeler telle circonstance de la vie où, bien certainement, la plupart de mes lecteurs se sont trouvés. Qu’ils s’examinent avant ; qu’ils s’examinent après ; qu’ils descendent au fond de leur conscience ; qu’ils tâtent le pouls à leur passion si idéale, si intellectuelle, si sacro-sainte qu’elle soit ; et ils verront qu’avant et après, l’exaltation et la prostration morale ont été rigoureusement proportionnées à l’exaltation et à la prostration des sens. Qu’ils se reportent surtout à l’une des circonstances que nous venons d’indiquer, à la seconde : à l’espèce de stupeur, au vide moral, à la lassitude de cœur qu’ils ne peuvent se dissimuler, et dont ils s’étonnent, s’affligent même, ils reconnaîtront, nous en sommes certain, qu’une condition essentielle à leur passion a cessé d’être, que le foyer auquel cette passion s’alimentait s’est éteint momentanément, ou du moins presque éteint, et que pour qu’elle revive, il faut que ce foyer se rallume de nouveau.

Ce qui arrive passagèrement à la suite des grandes excitations nerveuses, alors que l’organisme est dans toute sa force, se reproduit, mais alors d’une manière de plus en plus durable, et enfin permanente, par les progrès de l’âge, ou bien encore prématurément, par la répétition trop fréquente de ces mêmes excitations et l’épuisement de la sensibilité.

Les excès opposés à la continence, en émoussant, tout à la fois, la sensibilité cérébrale et celle des organes sexuels, tuent le moral de la passion, l’amour proprement dit. La sensibilité sexuelle peut conserver encore quelque énergie ; des besoins, des appétits peuvent encore se faire sentir, mais pour les satisfaire, les excitations d’autrefois ne suffisent plus ; moralement et physiquement, il faut avoir recours à des sensations extraordinaires, inouïes, impossibles, dont l’idée même ne se fût certainement pas présentée, à une époque antérieure, non plus que la pensée d’un crime, d’un meurtre ou d’un vol, à l’esprit d’un honnête homme. Ce n’est plus alors le sens moral de l’amour qui est enjeu, c’est l’intelligence elle-même qui, regrettant les plaisirs dont elle a gardé le souvenir, s’ingénie à les faire renaître sous quelque forme que ce soit.

La pathologie n’est pas moins riche que la physiologie de faits à l’appui de la thèse que nous défendons.

Lorsqu’on étudie le sentiment amoureux, pour ainsi dire avec le verre grossissant de la maladie, on saisit facilement les rapports naturels, nécessaires, qui lient ce sentiment avec la double action de la sensibilité cérébrale et de la sensibilité sexuelle, l’organe avec la fonction, la cause avec l’effet.

Quel médecin adonné spécialement à l’étude et au traitement des névroses, n’a reçu sur ce point, de quelques-uns de ses malades, des confidences dont le sens, à demi voilé par la pudeur, était cependant parfaitement clair pour lui, et dont il a dû profiter pour son instruction ?

Le sentiment amoureux, et par là je n’entends pas ce que l’on nomme plus particulièrement amour charnel, appétit des sens, j’entends l’amour idéal, l’amour platonique (c’est le nom qu’on lui donne), est très-souvent une des premieres manifestations psychiques de la paralysie générale des aliénés ; l’excitation génitale ne vient qu’après. Voilà, du moins, ce que nous apprennent les confessions les plus précises des nombreux malades que nous avons eu occasion d’interroger, et en particulier, de jeunes hommes qui n’avaient pas encore abusé de la vie, dont l’esprit et le cœur n’avaient pas encore été souillés par des jouissances physiques prématurées.

Un jeune homme livré de bonne heure à des occupations sérieuses, et qui, jusqu’à l’âge de vingt-six ans, n’avait encore éprouvé, bien que les occasions fussent loin de lui manquer, aucun désir de goûter des plaisirs que tant d’autres recherchent avec une si folle ardeur, est pris tout à coup, et sans cause appréciable, d’une sorte de fureur amoureuse. Il se met, dit-il, à aimer, ou plutôt à idolâtrer toutes les femmes, mais, a-t-il bien soin d’ajouter, « en tout bien, tout honneur, n’ayant pas même l’idée de la jouissance physique que donne leur possession ou du moins n’y songeant en aucune façon. » Son éducation, la position qu’il occupe dans le monde, lui font un devoir de renfermer ces sentiments en lui-même ; il les tient secrets, impénétrables à tout le monde pendant plusieurs mois. Bientôt surgissent dans son esprit des idées érotiques dont il rougit intérieurement, et contre lesquelles il lutte de toutes ses forces. Mais il en est tellement obsédé qu’il ne peut presque plus se livrer à ses occupations habituelles. Ses nuits deviennent agitées, et lorsqu’il parvient à s’endormir, il est assiégé par les rêves les plus obscènes. Il a sans cesse devant les yeux des images que la plume ne saurait retracer, et dont les tableaux représentant la tentation de saint Antoine, ne donneraient qu’une idée très-imparfaite.

Moins heureux que ce saint personnage, trop souvent notre pauvre malade ne pouvait douter, en s’éveillant, qu’il n’eût succombé dans la lutte.

Sa raison ne pouvait résister longtemps à de pareils assauts. Les rêves de son imagination devinrent bientôt des réalités à ses yeux. Au désordre de l’esprit vinrent se joindre quelques signes non douteux de ramollissement cérébral ; un violent délire maniaque éclata et entraîna la mort.

Nous l’avons dit au commencement de cet article, sous le masque de l’amour le plus pur, d’un sentiment qui a pour objet non plus la créature, mais le Créateur lui-même, se cachent parfois les appétits sexuels les plus ardents, une vive surexcitation des deux systèmes d’organes dont le concours d’action engendre la passion amoureuse dans toute sa plénitude.

Les auteurs mystiques en ont, à leur insu, consigné plus d’un exemple dans leurs livres.

La science aussi possède des faits nombreux qui, par leur analogie, ou plutôt (psychologiquement parlant) leur identité avec les faits que nous pourrions emprunter aux mystiques, répandent sur ceux-ci une vive lumière.

Parmi ceux que nous avons observés, je n’en citerai qu’un seul ; il sera concluant.

Nous avons eu sous les yeux, pendant plusieurs mois, et nous avons pu étudier à fond, une jeune personne qui, bien certainement, à une autre époque, et dans d’autres conditions de famille, d’entourage, eut pris place parmi les Chantal, les Guyon, etc., etc.

Je me bornerai à citer textuellement, et sans rien changer, certains passages des nombreuses lettres qu’elle écrivait, et qui prouvent à quel point cette intéressante personne se méprenait sur le mobile de la vocation qu’elle disait éprouver pour la vie religieuse, comme sur la véritable nature des sentiments qui l’agitaient.

Voici d’abord, comment mademoiselle X... rend compte de sa vocation :

« Jésus, Marie.

En commençant ce travail, mon âme encore adore et s’agenouille, car elle aime souverainement le souverain maître auquel soient tout l’honneur et la gloire qui lui sont dus.

L’amour de Dieu a paru pour moi avec la lumière du jour ; et avec cet amour, le désir et la jalousie d’une pureté aussi pure que sa pureté infinie. Dès l’aube de ma vie, la grandeur et la beauté de Dieu dans Jésus, sa délicate pureté dans Marie, m’ont causé l’unique et presque incessant ravissement dont jamais mon âme ait été saisie. Rien n’a pu lui sembler beau dans la vie, parce que la splendeur de Jésus et Marie fait pâlir tout le reste.

J’avais pourtant une bien mauvaise nature, beaucoup de fierté, d’orgueil, de paresse, de gourmandise et d’égoïsme ; et bien qu’elle se soit manifestée au grand jour, le plaisir intérieur que je prenais en Jesus était si grand, que dans ma jalousie de le gouter uniquement, en cédant volontairement au mal, dès que je m’apercevais d’y trouver jouissance, vite je rejetais un plaisir qui n’était pas mon seul Jésus. Mourir à tout, et tout perdre pour aimer Jésus, sont les seules voluptés qui aient su dilater mon cœur.

D’où vient, cependant, que ce cœur est si sensible aux affections, si facile à y répondre ? De ce que tout ce qui est bon venant de Dieu, mérite d’être savouré, et que c’est être grande comme Dieu que d’aimer librement comme lui.

Maintenant, on dit qu’il faut distinguer entre l’amour, et l’amour. De cet art mon âme est à l’école.

J’avais cinq ans et demi lorsque j’engageai mon cœur à Dieu par un acte éternel. J’en avais six lorsque, dans un bal chez ma grand’mère, je compris le vide et la puérilité des plaisirs du monde ; et la mort prompte d’une femme de plaisir que j’y avais vue, me frappa d’un coup terrible qui fit tomber à jamais pour moi tout le prestige de la vie. Un pressentiment de la fin des temps qui rendait mon esprit grave et calme en présence du néant, autant que mon âme ardente et joyeuse de voir le règne de Dieu, décolorait, partout, pour moi l’existence. De plus, l’ardeur de souffrir m’était si délicieuse que, depuis l’âge de huit ans jusqu’à neuf, je demandais, matin et soir, la grâce du martyre, comme le pain le plus délicieux. Mais comme ce bonheur du martyre ne se montre jamais que sur le sol dévasté de la France, il me vint en pensée que j’étais bien méchante, puisque, pour ma propre jouissance, je demandais le malheur de mon pays entier. Cela me fit faire un retour sur moi-même, et devant tant d’écueils, ne gardant plus que Dieu et la mort, je fis vœu de me faire simple religieuse ordinaire, en vivant comme tout le monde, et attendant l’heure marquée par Dieu.

De là à vingt-cinq ans, la vie fut ce qu’elle est pour tous, semée d’écueils et de bien douces jouissances ; tous mes soins allaient à bien écraser l’orgueil, à vaincre la paresse et corriger la gourmandise ; quant à l’égoïsme, il s’éloignait naturellement dans l’amour de Dieu. Mais le point capital, celui contre lequel se sont unis tous les efforts du ciel et de l’enfer, et cela toute ma vie, c’est la lutte de la sainte vertu.

Je faisais une telle estime de cette vertu, et j’avais si peu le génie contraire que ni les occasions, ni mes actives recherches, ni mes propres efforts, ni ceux des autres, n’ont pu arriver à. me donner l’idée du mal.

Dieu m’a protégée à ce point que les combats n’ont jamais réussi qu’à me rendre plus forte ; et si mes terreurs ont été effroyables, ma volonté hideusement mauvaise, ma vive sensibilité entrainante, le sentier glissant et mon âme indécise, craintive, confiante, gagnée, résistante, de ces affreux conflits tant de fois renouvelés, je suis toujours sortie plus forte, et victorieuse de moi-même ; il me semblait, après, que je montais comme sur un tribunal d’où je jugeais tout en moi-même. Je n’ai jamais connu de mon corps que la joie de la souffrance ; et je croyais absolument que pour être parfaitement vierge, comme je le désirais, il fallait vivre dans le corps comme n’en ayant pas. Je priais pour obtenir cette grâce, le plus cher de mes désirs, et cela s’étendait jusque-là que les corps des autres n’étaient pour moi que l’apparence de chacun d’eux. Je croyais, en conséquence, qu’on ne donnait le corps à Dieu qu’en le privant tout à fait par la plus absolue continence. J’ai été au noviciat, à Paris, et rien ne m’a donné d’idée contraire ; sans dégoût explicite, je compris alors que la vie du cloître ne me convenait pas. Cependant je voulais être religieuse, et je trouvais qu’on n’était pas assez à Dieu dans les communautés actives. Alors, pour sortir de mes propres idées et donner lieu à l’action de Dieu libre et indépendante de ma propre élection, de retour dans ma famille, je laissai toute étude et me surchargeais de petits ouvrages manuels, bien appliquants et nouveaux pour moi, afin d’occuper incessamment ma travailleuse imagination. Puis, à l’aide du Petit traité de la paix de l’âme, je poussais jusques aux derniers retranchements, la plus intime mort à moi-même, lé plus complet oubli de moi, et dans toute l’étendue de mes forces, je vivais pour les autres, jusqu’à ce que je n’eusse plus la force de monter quinze marches dans la même journée. »

Bientôt mademoiselle X*** éprouve de véritables appétits charnels dont elle méconnaît complètement la nature, et qu’elle confond avec l’amour divin qui « pénètre et enflamme toutes les parties de son corps, aussi bien que son âme ; elle y voit une preuve certaine, sensible de sa vocation pour la vie claustrale, dans laquelle elle pourra s’abandonner sans réserve aux adorations, aux embrassements de celui quelle recherche avec tant d’ardeur. » Cependant, mademoiselle X*** finit par soupçonner ce qu’en réalité il y a au fond des sentiments qui l’agitent ; sa conscience, sa pudeur instinctive s’en alarment ! Elle fait un jour à son confesseur l’aveu qu’il lui semblait que « pour être à Dieu tout entière, il fallait être à lui corps et âme, en donnant sur nous à l’époux du Calvaire, par l’amour et la souffrance, la même puissance qui se donne aux époux de la terre par l’amour et le plaisir.

La profonde ignorance où je suis de ce qu’est le corps, continue mademoiselle X***, m’a mise hors d’état, jusqu’à présent, de m’expliquer davantage ; et, depuis ce jour, convaincue que je n’y comprendrai rien que par la réelle expérience, je n’ai cessé de réclamer ce bienfait qu’il me faut recevoir, puisque je ne puis le prendre, ou tout au moins des livres, des conseils, des paroles claires et franches, ces choses ne pouvant jamais étonner mon esprit, qui ne cherche que la vérité. Les continuels reproches de crimes, de passions charnelles, me glaçaient d’épouvante, sans me donner la moindre lumière. Les soulèvements incompris du corps m’effrayaient bien plus encore, parce que l’on n’a rien tant à craindre que soi-même.

Dans tous ces laborieux combats, mon âme était comme un navire sur les vagues agitées, tantôt pleine de courage, tantôt et plus souvent abîmée de faiblesse ; mais rien ne m’épouvantait tant que l’idée d’attendre des sensations hideuses la connaissance de moi-même ; tandis que cette connaissance, me venant d’un autre sage et fidèle qui l’acquiert en même temps que moi, et pour cela, peut m’éclairer plus sûrement, n’a rien qui m’effraye.

Ce matin, dit encore mademoiselle X***, dans une de ses lettres, il m’est venu cette connaissance que la simplicité à laquelle je prétends, dans les affections de l’amour, est d’autant plus dangereuse que cet amour est immense, et que cela me rend redoutable à moi-même comme une innocente en laquelle une première approche éveille une nature de feu. Mais, de par le Seigneur mon Dieu, je suis bien loin de là ! Je ne suis pas, aujourd’hui, sans connaître les impressions des sens, ni sans l’habitude de les combattre et vaincre. Le secret que le Seigneur m’a donné, et qui fait toute ma force, c’est d’être attentive au premier éveil et de le réprimer si vite et si ferme que jamais il n’ait pu aller ,jusqu’à me donner le sentiment du mal ; et cette attention, cette prompte résistance règlent aussi bien l’esprit que le cœur et le corps.

Maintenant, d’où viennent ma grande faiblesse et mes courtes ardeurs ? Je vais le dire bien simplement, ayant pu le reconnaître par ce que j’ai éprouvé hier au soir et ce matin.

Je me suis couchée avec un tel gonflement de tous mes organes que j’en étais sourde et comme imbecile. Je baisais comme un petit chien châtié bien doucement la main de mon maître ; et puis, selon ma coutume en toutes périlleuses rencontres, je regardai ce cher maitre d’un brûlant regard d’amour et de confiance, et sortant toute de ma dégoûtante personne, je logeai en lui toute ma véritable vie, en sorte que je m’endormis par l’effet même de cette mort pratique ; et aussitôt je me sentis non plus que si j’étais morte absolument ; je m’éveillai pourtant un instant dans la nuit ; mais n’étant pas mieux, je me réfugiai de nouveau dans mon cher maitre, et je n’eus non plus de sentiment que si je n’en avais pas. Le matin, je m’éveillai parfaitement calme, et dans un si doux sentiment d’amour et de prière, que je me levai un peu plus tard, afin de ne pas l’interrompre si vite. Je m’habillai à la hâte, et je courus ouvrir un traité de botanique qui se trouvait dans ma bibliothèque, pour lire tout ce qui a rapport à la génération des plantes. Je faisais cette lecture pour aider mon âme à l’intelligence de ses mauvais désirs. Sans doute, si j’avais voulu, le mal se fût fait jour ; mais il y a une certaine force et un pressentiment intime qui m’avertissent si vite et si sûrement, le mal est si bien renvoyé avant de s’être laissé voir, que même le rouge n’a pas le temps de me monter à la figure ; et ce que j’ai retiré de ma lecture, c’est : 1° une conscience vigoureuse de ma force, même dans mes sensibilités les plus vivement émues, dans mes tendresses les plus désireuses d’épanchement ; 2° un besoin inexprimable d’être mère, et mère tendre, mais sage et forte autant que douce.

Maintenant je proteste que tout ce que je viens de dire, je l’ai dit dans toute la simplicité de mon cœur et de mon âme. Je ne me sens coupable d’aucun sentiment d’orgueil. L’orgueil ! ah ! je sens par mon propre fond que si j’en arrivais là, je dépasserais Lucifer. Au nom de Dieu, comptons sur Dieu davantage, et ne craignons pas tant le mal, mais l’envisageons en face et le maîtrisons. Mon Dieu ! tant et de si vives prières ne mettront-elles pas un terme à tant de maux ? »

Jusqu’ici, quoi qu’elle en dise, on voit que mademoiselle X*** avertie par son bon sens naturel, sa pudeur toujours tenue en éveil, n’est pas complétement rassurée sur l’innocence des sentiments érotiques qui la dominent chaque jour davantage.

Elle finit enfin, après de longs et pénibles combats de la raison et du sens intime contre le délire de l’imagination et des sens, par être subjuguée tout à fait. Son union avec l’objet de ses ardentes aspirations est complète ; c’est une union toute charnelle dans laquelle, cependant, elle ne voit que l’absorption de son être tout entier, de son âme pensante et sentante, dans celle de son doux Maître.

« Mon cher Sauveur, dit-elle, a commencé à se rendre sensible durant les longues heures d’insomnie qui traversent mes nuits. Je méditais les méditations de saint François de Sales sur le Cantique des cantiques, à mes oraisons du matin. Une nuit, donc, bien éveillée, je me sentis suspendue dans toutes mes ,jouissances, croisant comme malgré moi mes bras sur ma poitrine, et attendant dans une sorte de frayeur ce que le Seigneur allait dire. Je le vis très-réellement tel qu’il est dépeint au Cantique des cantiques, mais complètement dépouillé de vêtements. Il s’étendit près de moi, mit ses pieds sur mes pieds, croisa ses mains avec les miennes, élargit sa déchirante couronne où il serra ma tête avec la sienne ; puis, tandis qu’il me faisait vivement ressentir les douleurs de ses clous et de ses épines, passant ses lèvres sur les miennes, et me donnant le plus divin baiser d’un Époux divin, il m’inspira dans la bouche un souffle, délicieux qui, versant en tout mon être une vigueur rafraîchissante, le réjouit partout d’un tressaillement incomparable, et le lui gagna sans réserve ; en sorte qu’après, je le suppliais incessamment qu’une chair possédée par lui ne fût jamais soumise à aucun autre.

Toutefois, il est bien à remarquer que si tout mon être a tressailli, bien que le Maitre fût complétement nu, je n’ai ni vu, ni connu le moins du monde sa nudité réelle. Je dis tout cela en direction, il me fut défendu de m’y prêter davantage, à cause du péril ; et Jésus obéissant ne s’est jamais représenté de la sorte. Jamais plus il ne s’est fait sentir que vêtu, réjouissant mon cœur dans les plus doux embrassements.

Un jour de Noël, à l’oraison du soir, je contais à mon Jésus toutes mes doléances. Il m’écouta un peu de temps, puis il me dit : “Ne crains pas, ma fille, mon épouse chérie, je ne permettrai pas au péché d’avoir entrée en toi ; je garderai moi-même toutes les avenues de ton âme, et je prendrai pour moi tous les battements de ton cœur... » Je me couchai bien joyeuse ; sur le minuit, je fus éveillée par une violente agitation qui me mit au désespoir. Mais je priai mon Maître qui m’embrasa d’un ardent amour pour sa bonté divine ; alors, au lieu des souffrances que me causent, d’ordinaire, ses assauts d’amour trop comprimés dans mon cœur, ce cœur prenant une extension libre, et toutes mes puissances se prêtant à ses mouvements, je trouvais une merveilleuse facilité à aimer mon divin Époux ; et mes transports d’amour en cette rencontre ne se sauraient dire... »

On voit par ce récit, dans lequel la nature est véritablement prise sur le fait, combien il est facile de se faire illusion sur le caractère réel de certains sentiments ; à quel point la chair peut faire sentir son aiguillon, pour parler le langage des ascétiques, et pénétrer, pour ainsi dire, de ses effluves, l’âme tout entière, sans que pour cela l’illusion cesse ; et combien enfin il est difficile, en pareille matière, de faire la part du corps et de l’esprit, ou plutôt de ne pas les identifier.

Les sens ont beau parler, c’est en vain qu’ils sont émus dans toute leur profondeur. Mademoiselle X*** en rapporte toutes les excitations aux perfections infinies de son divin Époux ; ses joies, ses tressaillements, ses langueurs, n’ont pas d’autre source à ses yeux [4].

Les mêmes sentiments, nous aimerions mieux dire : les mêmes mouvements affectifs que nous avons vus se développer sous l’influence d’un travail intime organique, soit physiologique, soit pathologique, inconnu dans sa cause et appréciable seulement dans ses effets, ces mêmes sentiments, dis-.je, on peut très-bien les provoquer à l’aide de moyens tout artificiels ; et, chose remarquable ! ils ne sont alors ni moins purs, ni moins dégagés de la matière (en apparence, bien entendu), si même ils ne le sont davantage que dans les cas précédents.

Que faut-il-pour cela ? Raisonnant à priori : trouver un moyen quelconque d’agir sur les organes spéciaux qui président à ces sentiments, en sont le substratum matériel, de la même manière que les causes physiologiques ou pathologiques dont nous parlions tout à l’heure, c’est-à-dire en modifiant leur vitalité d’une façon analogue.

Tel parait être le mode d’action de l’extrait de chanvre indien, (haschisch). Cet agent, comme nous l’avons dit ailleurs, semble, en effet, avoir, dans certaines circonstances, la puissance d’un philtre. « Ses effets sont exclusivement intellectuels ; l’imagination, en fait tous les frais, les sens n’y sont pour rien. Platon lui-même n’eût pas rêvé des feux plus purs et plus immatériels que ceux qu’allume le haschisch. »

Ce mode d’action est conforme aux données de la science. L’action du haschisch étant toute cérébrale et s’exerçant dans le silence des organes sensuels, ses résultats moraux devaient présenter et présentent, en effet, les mêmes caractères que ces sentiments vagues, indécis, flottants, ce besoin d’expansion tendre et affectueuse, toute spirituelle (pour la forme), non sensuelle, qui s’éveillent dans certaines circonstances de la vie, à l’époque de la puberté, par exemple.

Que si, par des moyens particuliers, concurremment avec l’action cérébrale, on parvient à provoquer celle d’autres organes, toutes les conditions physiologiques nécessaires pour que la passion soit complète se trouveront remplies, il y aura réciprocité d’action des instincts et de l’intellect, pour parler le langage de Broussais. La passion cesse, dès lors, d’être purement idéale, fantastique ; elle a un but. L’homme comprend désormais à quelle fin Dieu l’a mise dans son cœur ; il sait qu’il est en possession des moyens nécessaires pour atteindre son but.

Aussi les Orientaux ont-ils soin, dans la composition de certaines drogues destinées à vaincre la froideur naturelle des femmes dont le corps peut s’acheter au bazar, mais non l’amour, de mêler à l’extrait du chanvre diverses substances douées de propriétés aphrodisiaques.

J’emprunte à Zimmermann la citation suivante qui peut servir de résumé à ce qui précède : « ... Un médecin de Paris a dit avec raison que l’amour, quelque beau nom qu’on lui donne, n’est pas plus une passion que la faim, la soif et tous les autres appétits sensitifs qui, naturellement, ne tendent qu’à notre bien-être et à notre conservation. Ce médecin, peu ébloui des idées des platoniciens, a raison de prendre l’amour pour un appétit sensitif, parce qu’il l’est réellement, et que le sexe ne se ferait pas tant de peine d’avouer cette passion, et n’en ferait pas un mystère, si elle n’avait quelque chose de contraire à la pudeur. Mais l’amour devient passion par le peu de réserve avec laquelle l’âme suit l’appétit des sens, parce que l’on ne se contente pas de satisfaire simplement cet appétit, et qu’on se fixe déterminément sur un seul objet, ou du moins avec trop d’attachement. Voilà tout le moral de l’amour [5]. »

Les manifestations affectives, sous toutes les formes, peuvent être assimilées au sentiment amoureux. Les mêmes remarques que ci-dessus peuvent leur être appliquées. Dans toutes, quelles qu’elles soient, il y a à faire la part de l’organisme et de la spontanéité, de l’activité libre de l’âme. Seulement, il n’est pas toujours également facile de les rattacher à leur origine, de découvrir leur point de départ, le système d’organes où elles prennent leur source.

Il est des cas où l’action organique est d’une singulière évidence, où phénomènes physiques et phénomènes psychiques semblent se confondre. N’est-il pas étrange, en effet, de voir à telle lésion particulière des centres nerveux correspondre presque infailliblement (il existe, en effet, des exceptions, mais fort rares) telle forme de délire ? On sait, en effet, que les idées de grandeur, de forme, de puissance, de richesses, etc., caractérisent presque invariablement le délire des paralytiques généraux. Parallèlement aux signes physiques (embarras de la parole, gêne et irrégularité des mouvements, etc.) on voit naître, se développer, grandir, les idées extravagantes qui, sous les formes les plus diverses, expriment l’exaltation de la personnalité, du moi. Parmi les signes prodromiques de l’épilepsie, il en est un que les auteurs ont généralement noté, mais sans remarquer ce qu’il avait de singulier au point de vue psychologique : c’est le sentiment de la peur. Tout à coup, au milieu de la santé physique et morale la plus florissante, dans le calme le plus absolu de l’esprit et du cœur, au sein des occupations les plus douces et les plus exemptes d’émotions, le malade se prend à avoir peur. Peur de quoi ? Il n’en sait absolument rien, mais il a peur, mais il ressent, moralement et physiquement, tous les effets de cette passion : il frissonne de la tête aux pieds, son cœur bat, sa poitrine est oppressée, sa vue se trouble, ses yeux sont hagards, il s’écrie d’une voix étouffée : J’ai peur, j’ai peur ! - Ces phénomènes sont à rapprocher de cette explosion d’hilarité, de ce rire inextinguible qui s’empare de certains individus menacés d’un accès de manie, ou bien, encore, des personnes qui ont pris du haschisch.

Broussais a dit avec raison que « on alléguerait vainement qu’il y a des passions purement intellectuelles, l’orgueil par exemple, l’ambition, l’amour du pouvoir, du commandement, des richesses, des honneurs, le désir des couronnes académiques... la vanité, l’émulation, le point d’honneur, l’envie, la jalousie, etc. ; dans toutes ces passions, il ne faut voir autre chose que des formes variées du même sentiment et ce sentiment est le besoin de la satisfaction de soi-même, ou le besoin d’émotions intérieures qui nous soient agréables, et l’aversion pour les émotions contraires.

Il est vrai, continue le grand physiologiste, que l’on a voulu ériger les sentiments dominants dans les passions en autant de principes d’action, et qu’on en a fait des entités existant par elles-mêmes et destinées à mettre l’homme en action ; mais ces sortes d’entités n’ont aucun privilége sur celles que nous avons déjà vues tomber. Le physiologiste ne peut voir dans l’émotion agréable ou pénible, qui sert de pivot à la passion et de mobile aux actions de l’homme, autre chose qu’une excitation du système nerveux ; et en observant l’homme toujours de plus près, il finit par se convaincre que ces mobiles doivent leur puissance sur la volonté à la part qu’y prennent les viscères. En effet, l’amour-propre, s’il est satisfait, réveille le sentiment de joie ; s’il est blessé, il développe le sentiment de tristesse, qui bientôt est suivi du sentiment de colère. Or, ces trois sentiments, dont l’origine est dans l’encéphale, ont pour effet constant une stimulation de l’appareil nerveux viscéral, et cette stimulation, réfléchie sur l’encéphale aussitôt que produite, est la puissance qui fait cesser notre hésitation et détermine nos actes [6]. »

Ces vérités dont Broussais devait la connaissance à la seule puissance de son génie, de son esprit d’induction, ont été sanctionnées par l’expérience. Nous écrivions, il y a quelques années : « C’est véritablement du bonheur que donne le haschisch, et par là j’entends des jouissances toutes morales et nullement sensuelles, comme on serait porté à le croire. Cela est fort curieux, assurément, et l’on pourrait en tirer de bien singulières conséquences, celle-ci entre autres : que toute joie, tout contentement, alors même que la cause en est exclusivement morale, que nos jouissances les plus dégagées de la matière, les plus spiritualisées, les plus idéales, pourraient bien n’être, en réalité, que des sensations purement physiques, développées au soin des organes, exactement comme celles que produit le haschisch. Au moins, si l’on s’en rapporte à ce qu’on sent intérieurenient, il n’y a aucune distinction à faire entre ces deux ordres de sensations, malgré la diversité des causes auxquelles elles se rattachent, car le mangeur de haschisch est heureux, non pas à la manière du gourmand, de l’homme affamé qui satisfait on appétit, ou bien du voluptueux qui contente ses désirs, mais de celui qui apprend une nouvelle qui le comble de joie, de l’avare comptant son trésor, du joueur que le sort favorise, de l’ambitieux que le succès enivre, etc. [7]. »

À ces observations ajoutons les remarques si judicieuses que fait, à propos du même sujet, l’auteur d’un livre publié depuis peu, et qui a pour titre : La Médecine et les Médecins [8].

« ... Les modifications intimes du système nerveux et des fonctions de la vie organique, qu’on prétend être étrangères au cerveau, et, par suite, à la conscience, y retentissent incessamment, et s’y expriment sous forme d’émotions, de désirs, de besoins, de dispositions morales infiniment variées, et forment ainsi, en tant que senties et représeutées dans le moi, une grande partie de la phénoménologie psychique. Il est, par exemple, d’observation vulgaire que l’accélération des battements du cœur, dans les maladies de cet organe, donne lieu à une anxiété vague, très-semblable à la peur ; une souffrance de l’intestin, du côlon principalement, détermine un abattement, un découragement particulier ; le chatouillement produit non-seulement les effets mécaniques du rire, mais aussi une disposition à l’hilarité ; la vacuité de l’estomac et le besoin de réparation engendrent la morosité, et par contre, l’ingestion des aliments fait succéder à ces humeurs noires un sentiment de gaieté et de bienveillance ; la constipation dispose à la tristesse ; etc. »

Maintenant, qu’il me soit permis de faire suivre les réflexions qu’on vient de lire d’un court appendice.

À ceux qui croiraient entrevoir, dans ce que nous avons dit, certaines tendances que nous réprouvons, nous opposerons ces remarquables paroles du savant écrivain, du célèbre critique que nous citions tout à l’heure : « Ce que l’auteur (du livre sur le haschisch) dit de la joie, du contentement, doit se dire aussi des affections opposées, la crainte, la tristesse, la défiance, etc., et, en général, de tous les états affectifs de l’âme ; et ces conséquences singulières qu’il ne veut que laisser entrevoir, sont des conclusions très-légitimes des faits. Elles sont l’expression même des phénomènes. Encore une fois, tout ce qui se passe dans l’âme est lié à quelque modification corporelle. L’acte organique et l’acte mental sont déterminés l’un par l’autre dans une indissoluble et indéfectible solidarité. L’esprit n’est pas pour cela matière, ni la matière esprit ; mais les deux facteurs, quoique logiquement distincts, se confondent et s’identifient dans l’indivisible unité de la vie C’est ce qui explique comment le haschisch, introduit dans le corps produit sur l’esprit l’effet hilarant d’une bonne nouvelle, et que réciproquement une mauvaise nouvelle, introduite dans l’esprit, peut produire sur le corps l’effet mortel d’une dose d’acide cyanhydrique [9]. ».

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations, d’après l’ouvrage de J. Moreau de Tours, La psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire, V. Masson, Paris, 1859 (Deuxième partie, Chapitre III - Section II - §. 4, pp. 259-284).

Notes

[1De l’irritation et de la folie, p. 207. Paris, 1828.

[2Op. Cit., p. 243.

[3Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même.

[4Bossuet donne des phénomènes dont il vient d’être question, l’explication suivante :
« On peut dire avec Denis le Chartreux, que le divin époux voyant l’âme toute éprise de son amour, se communique à elle, se présente à elle, l’embrasse, l’attire au dedans de lui-nséme, la baise, la serre étroitement, avec une complaisance merveilleuse...
On peut dire avec saint Bernard, que cet embrassement, ce baiser, cette touche, cette union, n’est point dans l’imagination, ni dans le sens, mais dans la partie la plus spirituelle de notre être, dans le plus intime de notre cœur, où l’âme, par une singulière prérogative, reçoit sa bien-almée, non par figure, mais par infusion, non par image, mais par impression. » (Bossuet, Sur l’union de Jésus-Christ avec son épouse.)

[5Zimmermann, Traité de l’expérience, chap. XI.

[6Broussais, De l’irritation et de la folie, p. 244, 1828.

[7Du haschisch et de l’aliénation mentale ; Études psychologiques, p. 53.

[8Louis Peisse, 1857.

[9La Médecine et les Médecins, p. 27

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