Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > De la Pornocratie > Rapport des deux sexes

P.-J. Proudhon

Rapport des deux sexes

De la Pornocratie (Chapitre III)

Date de mise en ligne : samedi 16 juin 2007

P.-J. Proudhon, De la pornocratie ou Les Femmes dans les Temps modernes (Chapitre III), Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon, Éd. A. Lacroix et C°, Paris, 1875, pp. 1-150.

III
Rapport des deux sexes. — Éclosion de la conscience. — Fondement de l’ordre politique.

Jusqu’à présent, il me semble que la femme n’est pas trop mal partagée. Si les anges du paradis, que les savants théologiens prétendent être privés de sexe, recevaient de l’Éternel l’ordre de descendre sur la terre et d’y revêtir notre chair, mais avec la faculté d’opter pour notre sexe ou pour le vôtre, ne pensez-vous pas, mesdames, que ces esprits célestes aimeraient mieux naître femmes que de devenir hommes ?

Mais on s’inquiète du sort d’une créature dont le métier est de se montrer en tout belle, gracieuse, douce, modeste, discrète, aimante, séduisante, dévouée, capable au besoin d’un effort d’héroïsme, et obligée, pour subsister, de s’unir à un être plus fort qu’elle, et qui, par conséquent, ne brille pas précisément par les mêmes qualités. Car, il n’y a pas à dire, l’union est forcée.

Au point de vue de l’intelligence et de la conscience, comme à celui du corps, l’homme et la femme forment un tout complet, un être en deux personnes, un véritable organisme. Ce couple, nommé par Platon androgyne, est le vrai sujet humain. Considérée à part, chacune des deux moitiés qui le composent paraît une mutilation. Vous ne le niez pas, vous, mesdames, qui vous prévalez de ce joli mot androgyne, homme-femme, pour en conclure ce que vous appelez l’égalité des sens. Remarquez pourtant que cette androgynie n’existerait pas, si les deux personnes étaient égales en tout, si elles ne se distinguaient pas chacune par des qualités spéciales dont l’engrenage constitue précisément l’organisme.

Dans cette existence à deux, les puissances de l’esprit, de la conscience et du corps acquièrent, par leur séparation même, plus d’énergie : c’est une première application faite par la nature même du grand principe de la division du travail. L’expérience prouve qu’en effet le résultat est plus grand pour la félicité des conjoints, quand leur action commune est divisée en deux départements : l’un matériel et utilitaire, l’autre animique et esthétique ; l’un pour le dehors, l’autre pour le dedans. Si la production totale en est diminuée, la consommation est mieux faite ; si l’invention philosophique est plus lente, les actions gagnent à être concertées et rendues familières ; si le progrès du droit éprouve quelque retard, il devient plus humain par la tolérance et la charité.

Pénétrons plus avant dans ce système que j’ai appelé l’organe, créé par la nature même de la justice.

Quels seront les droits et devoirs respectifs des époux ?

Dans tous ses rapports avec son semblable, l’homme exige service pour service, produit pour produit, conseil pour conseil, droit pour droit. La loi qui le régit est la loi du talion, la loi terrible de la concurrence, de la lutte, ou, ce qui revient absolument au même, de l’équilibre des, forces.

De l’homme à la femme, en raison de la diversité de leurs dominants, les choses ne se passent plus de même. D’abord, l’homme ne peut pas exiger de la femme travail pour travail, corvée pour corvée, produit pour produit, puisqu’elle est plus faible. Dans les conditions, elle serait traitée fatalement en inférieure ; et, savez-vous ce qui résulte, pour une créature humaine, de son infériorité à tort ou à raison déclarée ? L’affranchissement ? non, l’esclavage ! Voyez les nègres dans les colonies, voyez l’état de la femme chez les sauvages !

Qu’est-ce donc que la femme peut donner à l’homme en échange de son travail, de cette richesse qu’il crée, de toutes ces merveilles qu’il invente ? Sa beauté, allez-vous dire, ses attraits, ses grâces, son amour, son idéalisme, toutes les séductions de son corps, de son âme et de son esprit. Propos de mercenaire, qui croit qu’on trafique de la beauté, de l’amour et de l’idéal comme de la viande et du poisson.

M. Enfantin, votre maître, qui a tant parlé de l’amour et dont les disciples ont fait depuis le coup d’État de si magnifiques affaires, n’a jamais su discerner ces deux éléments le beau et l’utile. Il ne vous a pas dit que la beauté et l’utilité étaient deux notions irréductibles, d’où cette conséquence, qu’elles ne s’échangent point ; qu’il ne peut pas y avoir tradition de la beauté comme d’une valeur en marchandises ou en espèces ; que la femme, enfin, ne saurait payer les cadeaux de l’homme par aucune prestation de ses charmes, attendu que ces charmes ne ont pas une chose qui se compte, se mesure, un produit de l’industrie dont on peut calculer les frais, c’est un don de la nature, immatériel, qui ne se peut livrer et qui n’a rien coûté à produire.

Je vous l’ai dit, et jamais personne n’avait élevé si haut votre sexe. Toutes les oeuvres de l’homme, celles même du magistrat assis pour prononcer le droit, sont rémunérables ; toutes les richesses données par la nature peuvent être échangées ; les biens que la femme promet à l’homme et dont elle a le dépôt sont seuls hors prix.

Est-ce qu’on paye la charité, la clémence, le pardon, la miséricorde ? Les payer, c’est les anéantir ; le ministre qui trafique des concessions de l’État est un concessionnaire ; le juge qui arrête, moyennant finance, la vindicte de la loi, est un prévaricateur.

Est-ce qu’on vend la pudeur ? La pudeur qui se vend, vous savez comment on l’appelle, c’est la prostitution.

De même la beauté, mot par lequel je résume toutes les prérogatives de la femme, ne se vend ni ne s’escompte : elle est hors du commerce. C’est pourquoi entre l’homme et la femme qui s’épousent, il n’y a pas, ainsi qu’on l’a dit et que vous l’imaginez, association de biens et de gains comme entre négociants ou propriétaires : il y a don mutuel et gratuit, dévouement absolu. Le contrat de mariage est donc d’une tout autre nature que le contrat de vente, d’échange ou de loyer : c’en est le renversement.

L’homme, expression de la force, est attiré par la beauté. Il veut se l’approprier, s’unir à elle d’une union indissoluble. Comment l’obtiendra-t-il ? Quel prix en offrira-t-il ? Aucun. Rien de ce que possède l’homme, de ce qu’il peut créer ou acquérir, ne saurait payer la beauté. Les caresses mêmes de l’amour ne sont pas un prix digne d’elle : des amants qui se prennent pour cause de volupté sont des égoïstes, leur union n’est point un mariage, la conscience universelle l’a appelée fornication, paillardise, libertinage. L’homme digne, dont le coeur aspire à la possession de la beauté, comprend de suite une chose, c’est qu’il ne peut l’obtenir que par le dévouement. Lui qui a la force, il se met aux pieds de la femme, il lui consacre son service et se fait son serviteur. Lui qui la sait faible, enivrée d’amour, il devient respectueux, il écarte toute parole, toute pensée de volupté. Sa fortune, son ambition, il les sacrifiera pour lui plaire ; il n’y a que sa conscience qu’il ne sacrifiera pas, parce que sa conscience est sa force et que c’est dans l’union de la force et de la beauté que consiste le mariage. Dévouement absolu, dévouement d’une conscience forte et sans tache, voilà, en réalité, tout ce que l’épouse offre à son époux, la seule chose qu’il puisse offrir et qu’elle, de son côté, puisse accepter.

Même mouvement du côté de la femme. Autant elle a en prédominance la beauté, autant elle a d’inclination pour la force. Cette force, si désirable, elle la redoute d’abord ; tout être faible éprouve une certaine crainte de l’être fort. Pour apprivoiser, dompter cette force, l’offre de sa beauté ne servirait de rien, elle aurait fait acte de prostitution. Pour conquérir la force de l’homme, la beauté de la femme est aussi impuissante que la force elle-même est impuissante à conquérir la beauté. Ici, comme tout à l’heure, il ne reste qu’un moyen : le dévouement.

Dévouement pour dévouement, à la sollicitation de l’attrait qu’éprouve l’une pour l’autre la force et la beauté ; tel est donc, en définitive, le pacte conjugal, de tous les pactes le plus sublime, à l’imitation duquel se feront plus tard les pactes de chevalerie. Voyez-vous comment à la volupté, à l’amour, s’est substitué un sentiment plus élevé, sentiment qui n’exclut pas la volupté et l’amour, mais qui leur commande, qui les subalternise et les efface, et au besoin les supplée ? Voilà, mesdames, le mariage, que vous me paraissez ne connaître ni l’une ni l’autre. Hors de là, prenez note de mes paroles, il n’y a pour la femme que honte et prostitution. L’homme et la femme qui se sont ainsi épousés savent, vous pouvez m’en croire, ce que c’est que justice : aucune félonie n’entrera dans leur commune conscience. Il faudrait pour cela qu’ils redevinssent, d’un commun accord, ce qu’ils n’ont pas voulu être, ce qu’ils se sont juré de n’être jamais, d’impurs concubinaires. Leur mariage est une colonne de plus à ce temple éternel de l’humanité que le Christ voulait fonder en nos âmes, et que je vous accuse, vous et vos adhérents, de détruire.

Voulez-vous maintenant que nous tirions les conséquences de ce contrat de mariage ? Serrons-en d’abord et de plus près le principe.

L’homme et la femme, que l’amour semblait devoir gouverner exclusivement, ont fini par s’engager sous une loi plus élevée, qui est celle du dévouement. Mais dévouement à quoi ? en quoi ? pourquoi ? Cette question demande qu’on l’éclaircisse ; puisque, comme nous l’avons observé, ce n’est pas en monnaie, bijoux ou autres valeurs, que l’homme paye les joies de l’amour et la possession de la beauté ; et que d’autre part, grâce au progrès de la civilisation, la jeune fille n’attend pas précisément, pour subsister, le dévouement d’un mari ; ni le jeune homme, pour soigner et blanchir son linge, le dévouement d’une femme. De quelle espèce est alors ce dévouement, et sur quoi porte-t-il ?

La détermination que nous avons faite des qualités respectives de l’homme et de la femme va nous donner la réponse.

L’homme représente en prédominance la force physique, intellectuelle et morale ; la femme représente en prédominance, à ce triple point de vue, la beauté.

Donc en s’épousant sous la loi d’un dévouement réciproque, l’homme et la femme se dévouent, le premier au culte de la beauté dans la personne de son épouse ; la seconde, au respect de la force dans la personne de son époux ; tous deux au développement de la force et de la beauté dans leurs enfants.

En effet, celui qui se dévoue à une personne ou à une oeuvre, s’engage à servir cette personne ou cette oeuvre suivant leur nature et selon ses propres facultés : ce qui implique en outre pour lui-même l’obligation d’entretenir ses facultés dans le plus parfait état. Or, nous avons dit que l’homme et la femme, comparés l’un à l’autre, pouvaient se définir, le premier, une nature en prédominance de force, la seconde, une nature en prédominance de beauté. Par conséquent l’homme et la femme, se dévouant l’un à l’autre, s’engagent réciproquement, celui-là à suivre sa femme selon ses inclinations, qui sont la beauté, la tendresse, la grâce, l’idéal, et pour cela, à se rendre lui-même de plus en plus homme ; celle-ci à servir son mari selon son tempérament, qui est la force, et pour cela à se rendre elle-même de plus en plus femme. Plus, en se rendant réciproquement tous les services que comporte un dévouement absolu, ils s’approcheront chacun de son type, plus, par cette différenciation croissante, leur union deviendra intime, et moins aussi le dévouement leur pèsera. Telle est la loi, dans son expression la plus précise et la plus générale sa portée est immense.

1° L’union conjugale sera des deux parts monogamique et indissoluble. Les raisons en sont aisées à déduire. Là où le dévouement est partagé, il cesse d’être. Une femme soi-disant dévouée à plusieurs amants n’est, en réalité, dévouée à aucun ; un homme soi-disant dévoué à plusieurs maîtresses n’est, en réalité, dévoué à aucune. Et non-seulement par cette polygamie le dévouement est anéanti, l’homme et la femme sont amoindris dans leur dignité. L’homme est personnel, volontaire, impérieux, exclusif ; il fait de sa femme son confident, son confesseur, le dépositaire de sa fortune et de ses besoins, l’oracle de sa conscience. Partager l’amour de sa femme ce serait sacrifier son honneur et son amour même. De son côté, la femme n’a de valeur que par la chasteté ; sa gloire est dans la fidélité de son mari ; comment, en perdant l’une, s’exposerait-elle à perdre aussi l’autre ? Les époux sont l’un pour l’autre des représentants de la divinité ; leur union fait leur religion : toute polygamie est est un polythéisme, une idée contradictoire, une chose impossible.

2° L’exclusion en amour entraîne la séparation des ménages, sans laquelle l’intimité conjugale serait à chaque instant violée, exposée à la honte et à la trahison. La monogamie admise, personne ne niera cette conséquence, la communauté du ménage peut se supporter entre parents et enfants, parce que des parents aux enfants il n’y a pas lieu à amoureuse convoitise ; parce que d’un autre côté, le but du mariage, est de constituer la famille, et que des parents aux enfants la famille ne fait que se continuer ; elle est la même.

3° Le ménage formé, l’homme est chargé du travail, de la production, des relations extérieures ; la femme a l’administration du dedans. Ce partage est déterminé par les qualités respectives des époux. Au plus fort, l’action, la lutte, le mouvement ; à celle qui brille et qui aime, mais qui ne doit briller que pour son époux, n’aimer que lui, les soins domestiques, la paix et le pudeur du foyer. Tous deux sont responsables, et partant libres dans leurs fonctions ; toutefois le mari aura droit de contrôle sur la femme, tandis que la femme n’a que celui d’aider, aviser, informer son mari. La raison de ceci est manifeste : la tenue du ménage dépend beaucoup plus de la production virile que celle-ci ne dépend de celle-là, et comme l’homme est chargé du travail principal, qu’il a la supériorité de puissance, que la responsabilité qui lui incombe est plus grande, il se trouve constitué, du droit même de la puissance, CHEF de la communauté. Et le droit aussi bien que le devoir de la femme, est de reconnaître cette puissance, d’en réclamer les actes, de la provoquer, de la servir, de s’y dévouer. Otez cette prépotence maritale, ôtez le dévouement de la beauté la force, vous retombez dans le concubinat, vous détruisez le mariage.

4° C’est maintenant que nous allons observer l’influence du mariage sur le développement de la justice. Chef de communauté, le nouvel époux sent croître en lui la personnalité, l’ambition, l’esprit d’entreprise, la fierté du caractère, l’indépendance de l’esprit. Son énergie s’augmente à la fois, et du secours que lui apporte sa femme, et de l’effacement même de celle-ci, ou, si l’on aime mieux, de la discrétion avec laquelle elle se produit. Puis la fougue amoureuse se calme, la volupté est subalternisée par le travail, par la présence des enfants et les perspectives de l’avenir ; au règne éphémère de l’amour a succédé, pour le reste de la vie, le règne plus sérieux de la conscience. C’est pourquoi j’ai pu dire, en un sens, qu’entre honnêtes gens on ne parle pas d’amour, et que moins l’amour tient de place dans l’existence, plus il y a de chances pour la félicité. Nous verrons tout à l’heure l’effet de cette métamorphose.

5° L’homme, par ses seuls efforts, aurait peine à subvenir à ses propres besoins ; à plus forte raison aurait-il peine à subvenir à l’entretien de sa femme et de ses enfants. Il faut qu’il combine son industrie avec l’industrie de ses pareils. De là la société politique, dont la famille n’est que l’embryon. Cette société a ses lois et sa destinée propre que la philosophie connaît encore fort peu ; mais on ne saurait douter qu’elle n’ait aussi pour but, d’une part, l’accroissement de la dignité et de la liberté virile, de l’autre, l’augmentation de la richesse, et par suite celle du bien-être de tous. Le rapport des familles à l’État, en un mot la République, tel est, pour le sexe mâle, le problème à résoudre. Les femmes n’y interviennent que d’une manière indirecte, par une secrète et invisible influence. Comment en serait-il autrement ? Organe embryonnaire de la justice, les époux ne font qu’un corps, une âme, une volonté, une intelligence ; ils sont dévoués l’un à l’autre à la vie et à la mort ; comment seraient-ils d’une opinion ou d’un intérêt différent ? D’autre part, la question politique, qui rapproche les familles, n’est à autre fin que de constituer leur solidarité, et de leur assurer toutes les garanties de liberté, de propriété, de travail, de commerce, de sécurité, d’instruction, d’information, de circulation, qu’ils réclament, toutes choses qui relèvent exclusivement des attributions de l’homme. Comment les femmes seraient-elles nominativement consultées ? Supposer que la femme puisse exprimer dans l’assemblée du peuple un vote contraire à celui de son mari ; c’est les supposer en désaccord et préparer leur divorce. Supposer que la raison de la première puisse balancer celle du second, c’est aller contre le voeu de la nature et dégrader la virilité. Admettre enfin, à l’exercice des fonctions publiques une personne que la nature et la loi conjugale ont pour ainsi dire consacrée à des fonctions purement domestiques, c’est porter atteinte à la pudeur familiale, faire de la femme une personne publique, proclamer de fait la confusion des sexes, la communauté des amours, l’abolition de la famille, l’absolutisme de l’État, la servitude des personnes et l’inféodation des propriétés.

Voilà comment s’établit la subordination de l’épouse à l’époux dans le mariage. Cette subordination n’a rien du tout d’arbitraire ; ce n’est ni une fiction légale, ni une usurpation de la force, ni une déclaration d’indignité pour le sexe le plus faible, ni une exception commandée par les nécessités de l’ordre domestique et social au droit positif de la femme : elle résulte, cette subordination, de ce fait patent et incontestable, que les attributions viriles embrassent la grande majorité des affaires, tant publiques que domestiques ; elle ne constitue pas, du reste, pour l’homme, au détriment de la femme, la moindre prérogative de bien-être ou d’honneur ; tout au contraire, en lui imposant la charge la plus lourde, elle fait de lui le ministre de la fidélité féminine, de laquelle seule il doit tirer ensuite la sienne.

Changez, modifiez, ou intervertissez, par un moyen quelconque, ce rapport des sexes, vous détruisez le mariage dans son essence ; d’une société en prédominance de justice vous faites une société en prédominance d’amour ; vous retombez dans le concubinat et la papillonne ; vous pouvez avoir encore des pères et des mères, comme vous avez des amants, mais vous n’aurez plus de famille ; et sans famille, votre constitution politique ne sera plus une fédération d’hommes, de familles et de cités libres, ce sera un communisme théocratique ou pornocratique, la pire des tyrannies.

Pour rendre ceci plus sensible, supposons que la nature, qui, d’après moi, par la manière dont elle a doté les deux sexes, a constitué le mariage, et la famille, et la société civile, tels que nous les voyons, ou que du moins il nous est facile d’en déterminer les types, supposons, dis-je, que cette même nature ait voulu établir la société humaine sur un autre mode. Qu’avait-elle à faire ? Le plan qu’elle a suivi nous indique celui qu’elle a rejeté : c’était de répartir également toutes les facultés entre les sexes, de leur donner à tous deux puissance égale et beauté égale ; de rendre la femme vigoureuse, productrice, guerrière, philosophe, juge, comme l’homme ; l’homme, joli, gentil, mignon, agréable, angélique et tout ce qui s’ensuit, comme la femme ; en un mot, de ne laisser subsister de différence entre eux que celle de l’appareil génital, dont il paraît que personne ne se plaint, et sans lequel, quoi que disent les mystiques, on ne conçoit pas l’amour.

Dans ces conditions, il est clair que l’homme et la femme, ayant chacun la plénitude d’attributions que nous ne trouvons aujourd’hui que dans le couple, égaux en tout l’un à l’autre et similaires, moins ce que je n’ai pas besoin de dire, seraient dans des relations tout autres que celles que suppose actuellement le mariage. L’homme ne serait pas dévoué à la beauté qu’il posséderait ; la femme ne se dévouerait pas davantage à la force, qui lui aurait été également dévolue en partage. L’influence qu’ils exercent, dans l’état présent de leur constitution l’un sur l’autre, ne serait plus la même : il n’y aurait entre eux ni admiration, ni culte, aucune inclination dévotieuse ; nul besoin d’approbation, de confidence, ou d’encouragement, pas plus que de protection, de service ou d’appui. Les choses redeviendraient entre l’homme et la femme ce que nous les voyons entre personnes de même sexe : service pour service, produit pour produit, idée pour idée. Sans doute il y aura de l’amour, puisque nous conservons, dans ce but exprès, la distinction sexuelle. Mais ils seront affectés d’une autre manière : leur amour n’ira pas au-delà de l’excitation voluptueuse ; il n’aura rien de commun avec la conscience qu’il primera ; n’étant pas transformé par le dévouement le plus absolu, il ne tendra pas à la monogamie et à l’indissolubilité. Il se tiendra dans la zone de la liberté et du concubinat, n’éveillant aucune jalousie, excluant toute idée d’infidélité, s’exaltant au contraire per l’émulation des bonnes fortunes ; en sorte que la tendance générale sera vers une communauté plus ou moins accusée d’amours, d’enfants, de ménages, dans une famille unique qui sera l’État.

Cette organisation, en dehors de la monogamie et de la famille, a été rêvée par tous ceux qui, comme nos émancipées et nos émancipateurs modernes, ont cru à l’égalité de puissance et de beauté dans les deux sexes ; les mystiques l’ont placée dans le ciel, où, disent-ils, il n’y aura plus ni mâles ni femelles ; de nos jours, elle semble à une foule de personnes, même fort instruites, l’unique moyen de détruire l’antagonisme, et par suite d’éteindre le crime et la misère. Mais une pareille société subsisterait-elle ? J’ose affirmer qu’elle serait cent fois pire que la nôtre ; pour mieux dire, je la soutiens radicalement impossible.

La société subsiste par la subordination de toutes les forces et facultés humaines, individuelles et collectives, à la justice. Dans le système que je viens d’esquisser, l’individu, ayant en soi la plénitude d’attributions pie la nature, ainsi que nous avons pu nous en convaincre, n’a accordée qu’au couple, serait inabordable dans sa personnalité ; l’élément idéaliste deviendrait en lui prédominant ; la conscience serait subalternisée ; la justice réduite à une idée pure ; l’amour, synonyme de volupté, une simple jouissance. Alors éclaterait, avec une violence indomptable, la contradiction entre l’individu et la société : ce même sujet, qu’on se flattait d’enchaîner à l’ordre public par la communauté d’amours, de femmes, d’enfants, de familles, de ménages, répugnerait d’autant plus au communisme social qu’on l’aurait plus complètement affranchi. Il est possible que l’on ne se battît pas pour les femmes, puisque, d’après l’hypothèse, et eu égard à la constitution physique et morale de l’individu, il n’y aurait pas de jalousie ; mais la compétition serait d’autant plus ardente pour le butin, la richesse, le confort et le luxe, toutes choses dont la production resterait soumise aux mêmes lois, et, dans une société livrée à l’amour et à l’idéal, serait encore plus insuffisante qu’aujourd’hui. Établissez, avec la communauté des amours, l’universalité du célibat, et, je ne crains pas de le dire, vous aurez un surcroît de consommation, moins de travail, moins d’épargne, partant plus de misère ; en dernière analyse, à la place d’une société policée, une société vouée au brigandage ou, sinon, à la plus dégradante servitude. Ce résultat, pour tout homme qui a réfléchi sur les rapports de la famille, du mariage, du travail, de la production et de l’accumulation de la richesse, ainsi que sur les conditions de la justice dans la Société, est aussi certain que deux et deux font quatre.

Ainsi se confirme, par le développement de l’idée contraire, la théorie du mariage. La société, c’est-à-dire l’union des forces, repose sur la justice. La justice a pour condition organique un dualisme, hors duquel elle se réduit bientôt à une notion pure, inefficace. Ce dualisme, c’est le mariage, formé par l’union de deux personnes complémentaires l’une de l’autre, et dont l’essence est le dévouement, le préparateur l’amour.

Ainsi se résout cette contradiction apparente, qui dit à l’homme : commander, pour mieux servir ; à la femme : obéir, pour mieux régner, contradiction qui exprime avec tant de force l’engrenage matrimonial, et contient toute la loi et le mystère du sacrement. Le monde est plein de ces oppositions ; il ne vit, il ne progresse que par là. Si le sens de la fameuse maxime, le roi règne et ne gouverne pas, n’est obscure que pour les démagogues qui aspirent au pouvoir absolu, à plus forte raison ces deux propositions : commander, pour mieux servir ; obéir, pour mieux régner, doivent paraître claires à tout homme qui a le sentiment de son devoir et de son droit, à toute femme qui a le respect de son mari et de sa propre dignité. Il y a seulement cette différence entre la royauté constitutionnelle et le mariage, qu’ici nous n’avons fait que constater l’ordre même de la nature, tandis que là il ne s’agit encore, et sauf plus ample informé, que d’une création de l’entendement, d’une théorie pure, d’une fiction. Jusqu’à présent, mesdames, il me semble que mes observations ne manquent pas d’exactitude, ni mes raisonnements de justesse. En tous cas, vous ne pouvez m’accuser de partialité et vous plaindre que je fasse tort à votre sexe, puisque toujours, en regard d’une prépotence masculine, je constate une prééminence féminine ; qu’en échange du dévouement que je demande à la femme, j’impose à l’homme l’obligation d’un dévouement encore plus grand. Qu’est-ce donc encore une fois qui vous offusque ? Si vous ne réclamez véritablement que votre droits le voilà : égalité de fortune et d’honneur ; développement et triomphe de vos facultés les plus précieuses ; juste part d’influence ; moins d’initiative dans les choses de la politique et de l’économie, mais aussi moins de responsabilité ; en résultat le règne, moins les fatigues et les périls de la conquête. Que vous faut-il de plus ? Et pourquoi toute cette colère ?

Lorsque, résumant en deux mots, réunis par une disjonctive, la théorie du mariage et la destinée de la femme, j’ai prononcé, contre certaines tendances de notre époque, et par forme de conclusion, cette énergique parole : courtisane ou ménagère, vous n’aviez réellement qu’à applaudir. Lorsque ensuite, dans mon indignation croissante, j’ai ajouté cette formule imprécatoire : plutôt la réclusion que cette prétendue émancipation pour la femme ! vous deviez, si vous eussiez eu le moindre respect de votre sexe, me reprendre et dire, comme aurait fait Lucrèce : PLUTOT LA MORT ! Lorsqu’enfin, décidé à venger la pudeur publique des outrages de quelques émancipées, je les ai appelées des impures que le péché a rendues folles, vous n’aviez qu’à vous taire, et ne pas donner au public sujet de penser que la qualification était pour vous.

Au lieu de cette conduite, la seule qui convient à d’honnêtes femmes, il vous a plu, soutenues par les encouragements de quelques castrats littéraires, de relever le défi ; ce qu’il y a de plus curieux, vous vous posez en calomniées : « nous voilà deux, qui ne sommes ni impures ni folles, et qui affirmons, revendiquons et poursuivons l’affranchissement de la femme. Nous défions qui que ce soit de répondre à cela. »

Oh ! mesdames, point d’équivoque, s’il vous plaît. Ne vous faites pas plus offensées que vous ne l’êtes, ni moi plus insolent que je ne suis. Je ne vous connaissais ni l’une ni l’autre quand j’ai fait mon livre, et je ne vous connais pas davantage aujourd’hui. J’aime à croire que votre vertu à toutes deux n’a pas franchi certain fossé qu’elle ne repasse plus : vous, madame J*** L***, je m’en rapporte à celui que la loi du mariage a établi gardien et répondant de vos moeurs ; plût à Dieu qu’il eût aussi bien gardé votre plume !… Vous, madame Jenny, , d’H***, je vous crois sur parole, et vous dispense de produire vos pièces. Je crois plus volontiers à l’égarement de votre esprit qu’à la corruption de votre coeur. Il se peut que, parmi les promotrices de l’émancipation féminine, il s’en trouve d’autres dans le même cas que vous : que celles-là prennent aussi pour elles acte de ma déclaration. Je juge les dispositions, non les actes. Cela dit, permettez-moi, mesdames, de vous rappeler à la pensée que donne ma critique, et qui a motivé cette épithète d’impures, trop bien justifiée par la plupart des femmes célèbres de notre siècle et du précédent, et contre laquelle vous protestez en vain. Cette pensée est que toute femme qui rêve d’émancipation a perdu, ipso facto, la santé de l’âme, la lucidité de l’esprit et la virginité du coeur ; qu’elle est en voie de péché : je ne vais pas au delà. Et puisque vous aimez la franchise, et que vos provocations m’y contraignent, j’oserais vous dire, mesdames, que vos deux publications, si elles sont de vous, confirment la règle. C’est, ce que je vous démontrerai tout à l’heure.

Voir en ligne : De la Pornocratie. — Chapitre IV : De la femme émancipée

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de P.-J. Proudhon, De la pornocratie ou Les Femmes dans les Temps modernes (Chapitre III), Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon, Éd. A. Lacroix et C°, Paris, 1875, pp. 1-150.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise