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Éditorial

Les médias nous psychanalysent-ils ?

Rumeur et paranoïa : « Qui tire les ficelles ? »

Date de mise en ligne : samedi 5 mai 2007

Auteur : Christophe BORMANS

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Ce texte a d’abord été publié dans la revue MédiaMorphoses, n° 14 : « Peut-on psychanalyser les médias ? », Ina-Armand Colin, Paris, septembre 2005.

Introduction

Pas une émission qui aujourd’hui “fait de l’audience” n’invite son “psy” pour le mettre à disposition des téléspectateurs et du public sur un plateau. Le plus médiatique d’entre eux sans doute, Gérard Miller, intervient régulièrement en “access prime time” dans l’une des émissions vedette de France 2, le fameux “On a tout essayé” de Laurent Ruquier. La même chaîne fait la part belle en seconde partie de soirée, deux fois par semaine, à un Jean-Luc Delarue qui n’hésite pas à psychanalyser ses invités avec l’aide d’un spécialiste invité pour l’occasion. France 5 n’y échappe pas, puisque Serge Tisseron intervient régulièrement le week-end dans “Arrêt sur images”, le magazine présenté par Daniel Schneidermann, pour “décrypter” les émissions, le comportement des téléspectateurs et des présentateurs et, surtout, le traitement de l’information dans les journaux télévisés de TF1 et France 2. France 5 et l’agence Capa coproduisent également la série documentaire “Psyché”, dans laquelle le psychiatre de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Serge Hefez, véritable présentateur de série télévisée, se propose d’expliquer les diverses thérapies aujourd’hui proposées sur le marché, et de mettre en évidence les points forts et les points faibles de chacune d’entre elles. Il s’attache également nous dit-on à dispenser des informations concrètes : lieu de la thérapie, fréquence, durée, combien ça coûte, etc. Courts reportages, animations et témoignages se succèdent à l’écran. Le même Serge Hefez intervient également sur France 3, dans “J’y vais, j’y vais pas”, émission dans laquelle il se présente indifféremment comme psychanalyste, thérapeute de couple, thérapeute familial, selon l’occasion. TF1 n’est bien sûr pas à la traîne : dans “Confessions intimes”, proposée depuis juin dernier, les participants sont directement conseillés par un “psy” à l’aide d’une oreillette.

Mais la palme, à n’en pas douter, sera attribuée au nouveau magazine produit par Jean-Luc Delarue, qui sera diffusé à partir d’octobre prochain, en prime time sur M6 : un véritable “psyshow”, voilà ce que nous propose “Réservoir Prod” dans : “Il faut que ça change !” Dans le rôle du “psy” super héros : Alain Meunier, psychiatre et fondateur de plusieurs associations dont “Urgences psy” et “La Note Bleue”. Sa mission, puisqu’il semble l’avoir accepté avant que le message ne se soit autodétruit, est d’intervenir à domicile pour, indifféremment, aider un “couple en détresse”, une “adolescente boulimique” ou une “femme en mal d’amour”. En une journée, le psychiatre propose une “thérapie express” dans le but avoué de “déclencher un déclic”. Le “déclic psy” donc, et ça marche, pour ce “psy” habitué des plateaux de télévision. On se souvient en effet que ses participations à “J’ai décidé de maigrir” (M6) avaient été très controversées, dans la mesure où Alain Meunier avait été suspecté de faire de la publicité déguisée pour des médecins… Le comble quoi !

Maria Hoche (Reservoir Prod.) a pu ainsi déclarer qu’il “pourrait y avoir autant d’émissions que de personnes qui ont des problèmes !” (cité par S.-L. Cohen-Bacri, “Delarue et M6 inventent la thérapie cathodique”, 20minutes.fr, 21 septembre 2004). Un vrai réservoir qui nous confirme que le nom de la maison de production, “réservoir prod”, a été bien choisi et risque, à ce train d’être très vite rebaptisé “réservoir psy”.

“Le malheur des uns fait-il le bonheur des autres” se demandait S.-L. Cohen-Bacri dans son article judicieusement intitulé “La thérapie cathodique”. Le concept n’est pas nouveau. Serge Leclaire, l’un des plus fidèles lieutenants de Jacques Lacan avait en son temps montré l’exemple au beau milieu des années 80 dans le célèbre “Psy-show” de Pascal Breugnot (TF1). Lacan lui-même n’avait-il pas intitulé l’une de ces plus célèbres interventions “Télévision”, émission dans laquelle le frère de Gérard, Jacques Alain Miller, se cachait encore du grand public, restant dans l’ombre du Maître, se contentant d’y poser d’étranges questions sur “l’égarement de notre jouissance” !

La “Thérapie cathodique”, voilà qui est bien trouvé si l’on se souvient que la psychanalyse freudienne, bien loin de cette expression informe que leur donne aujourd’hui nos psychanalystes-TV, est née de l’abandon de la méthode “cathartique”, c’est-à-dire de l’abandon de la suggestion. Or que nous propose-t-on, ici, par l’intermédiaire de ce tube cathodique qui ressemble à s’y méprendre au “pendule” que Freud a laissé sur sa table de chevet, si ce n’est, justement, un retour en arrière sur le chemin même de l’invention de la psychanalyse ?

Freud a eu beau avoir forgé en 1896 un mot nouveau “psychanalyse” afin de se différencier de la suggestion et de ce que l’on avait coutume d’appeler jusqu’alors le subconscient, les psychiatres et les psychothérapeutes n’hésitent pas à s’emparer du vocable pour aussitôt remettre la réalité consciente sur le devant de la scène. Certes, Freud nous avait dès 1933, mis en garde contre les sorciers ou nouveaux “druides” qui risquaient de s’approprier la psychanalyse comme d’une véritable “potion magique” :

“Si vous me demandez cependant ce qu’ont retiré de l’interprétation du rêve des personnes plus éloignées, les nombreux psychiatres et psychothérapeutes qui font bouillir leur petite soupe à notre feu — sans d’ailleurs nous être particulièrement reconnaissants de notre hospitalité —, les gens prétendument cultivés, qui ont coutume de s’approprier les résultats spectaculaires de la science, les littérateurs et le grand public, alors la réponse est peu satisfaisante”. “Quelques formules”, précise-t-il, sont devenues célèbres, “avec, parmi elles, certaines que nous n’avons jamais avancées”, tandis que ce sont “en revanche”, les “choses” les plus “importantes” et les plus fondamentales qui semblent “encore à peu près étranger à la conscience générale qu’il y a trente ans” (Révision de la théorie du rêve, dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Folio, Paris, p. 15).

Ainsi le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron n’hésite-t-il pas à déclarer en introduction de l’un de ses livres que “la psychanalyse freudienne a longtemps empêché la compréhension et la reconnaissance de la réalité des traumatismes” (Du bon usage de la Honte, Ramsay, Paris, 1998, p. 29), pour prendre bien soin de préciser un peu plus loin ce qu’est, véritablement, le complexe d’œdipe : “Tout enfant est confronté à deux désirs complémentaires et aux formes de honte qui les accompagnes : désirer la mort du parent du même sexe et partager la couche du parent du sexe opposé. Si ni l’un ni l’autre de ces événements ne survient dans la réalité, l’enfant oublie facilement ces désirs et la honte qui leur est lié” (p. 55).

C’est là, balayer toute l’histoire de l’invention de la psychanalyse d’un seul revers de manche, laquelle est basée, certes, sur l’abandon de la notion de traumatisme dans la réalité, mais dans le but, faut-il tout de même le préciser, de redonner au sujet seul (et non au psychiatre) sa capacité à reconnaître “après-coup”, et non “a priori”, la dimension traumatisante d’un événement sexuel, en fonction de son propre fantasme inconscient.

Comme Patrick Barillot le souligne dans sa présentation des Journées nationales du Forum du Champ Lacanien qui se dérouleront les 4 et 5 décembre prochains sur le thème “Les traumatismes : causes et suites”, cette conception “débouche” immanquablement sur “une promotion du traumatisme comme cause à tout faire” et, surtout, “au rejet de l’implication de ce dernier dans ses propres souffrances”. Forclore l’inconscient du champ de la psychanalyse, c’est non seulement utiliser ce vocable spécifique à contresens, mais, plus grave, c’est précisément faire le jeu de ce que l’on souhaitait dénoncer. “Se coltiner la misère, disait Lacan dans Télévision justement, c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester” (Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 25). Le sujet ainsi présenté comme “pure victime des aléas du réel”, en est effectivement réduit à être mis en scène comme “jouet innocent de la jouissance de l’Autre” pour reprendre l’expression de Patrick Barillot.

Cette position du grand Autre que le psychanalyste accepte d’endosser, n’est-elle pas bien mieux tenue par les Médias, et ce d’autant plus lorsque les “psys” y apparaissent désormais en vedettes ? D’où cette question corrélative qui prend en quelque sorte à revers la problématique mise en avant dans ce dossier : les médias nous psychanalysent-ils ? Les médias ne sont-ils pas, aujourd’hui, nos véritables psychanalystes ?

L’éternel problème se repose alors : ce grand Autre peut être menteur. Il paraîtrait en effet que les Médias, et notamment le dernier né d’entre eux, Internet, colporteraient des rumeurs, et des rumeurs dont on n’arriverait pas à savoir si elles sont définitivement vraies ou fausses… N’est-ce pas là le propre d’une rumeur ?

Il est vrai que l’on parle volontiers dans la presse, de désinformation. “Information”, n’est-ce pas ce qui est “informe”, qui n’a pas de forme, qui n’est pas encore “formé” ? Autant dire, ce qui n’est pas encore sexué, normé en vue de l’acte sexuel. C’est-à-dire ce qui n’a pas encore été rompu à ou par la castration. “Éros est d’abord celui qui rompt les membres” dit Hésiode dans sa Théogonie au huitième siècle avant Jésus-Christ. Le papyrus d’Achmim, sur lequel on a retrouvé ce texte, nous est parvenu en lambeaux, mais il peut être à ce titre même, aisément reconnaissable comme la première “feuille” ou “papier”, en d’autres termes l’un des premiers médias de ce que l’on a coutume d’appeler la civilisation. Les histoires que racontent Hésiode, grand vainqueur du concours des poètes, ne sont-elles pas toutes des histoires à dormir debout, autrement dit des rumeurs ?

“Héros” et “dieux ridicules”, selon le mot de Chateaubriand. Sommes-nous à ce point emprunt de morale chrétienne pour, comme l’auteur du “Génie du christianisme”, refouler notre propre histoire, aussi abracadabrante soit-elle ? Et ce, sous couvert aujourd’hui de l’idéologie scientifique, laquelle ne veut apparemment rien savoir des héros antiques, ne veut pas savoir que dans l’Antiquité, même les dieux pouvaient mourir.

Ces “êtres mythiques” que Freud nous dépeint, ne sont-ils comme la rumeur même ? “Nous ne pouvons dans notre travail faire abstraction d’eux un seul instant et cependant nous ne sommes jamais certains de les voir nettement”, dit Freud (S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, “Angoisse et vie pulsionnelle”, [1932], Gallimard, Paris, 1984, p. 129). Il en est de même pour la rumeur, dont il est bien difficile de faire abstraction, bien que nous ne sommes jamais certain de la “voir nettement”. La rumeur n’est-elle donc pas semblable à ces “êtres mythiques” dont parle Freud : “formidables dans leur imprécision” ? Nous la connaissons, en effet, la rumeur, mais nous ne la voyons jamais. Si toute tentative de l’expliquer semble vouée à l’échec, comme l’exprime à sa manière Pascal Froissart (La rumeur, Belin, Paris, 2002), essayons tout de même de frapper à sa porte.

Rumeur et fantasme : de la rue meurt à l’art humeur

Du point de vue de l’investigation des formations de l’inconscient, la rumeur est une mise en scène : la mise en scène d’un fantasme. Comme chacun sait, une mise en scène se fait généralement sur un théâtre. Le théâtre dont il est question ici — le théâtre dont il s’agit dans le cas de la rumeur —, c’est le théâtre de la rue. La rumeur c’est la mise en scène du fantasme sur ou dans le théâtre de la rue.

Mais qu’est-ce qu’un fantasme ? Le fantasme c’est un scénario spécifique, un scénario dont nous sommes en quelque sorte tous les personnages. Dans le fantasme, nous sommes comme le scénariste ou l’écrivain qui va écrire pour mettre en scène son propre scénario, c’est-à-dire ses propres conflits psychiques inconscients. Or, dans la rumeur comme dans toute bonne pièce de théâtre, il faut qu’il y ait une bonne intrigue. Intrigue vient du latin “tricae” qui veut dire “embarras”. “Intricare”, c’est mettre dans l’embarras, “extricare”, c’est sortir de l’embarras. Ce que l’on met donc en scène dans une rumeur, c’est ce qui nous embarrasse. Pour être plus précis : ce que l’on met en scène, c’est ce que l’on n’arrive pas à dire. Et ce que l’on n’arrive pas à dire, c’est l’indicible, c’est-à-dire précisément ce que Jacques Lacan nommait le réel et Freud l’inconscient. Le personnage principal de la rumeur, considérons donc que c’est tout d’abord l’indicible, le réel, c’est-à-dire l’inconscient, que l’on ne peut se représenter autrement que sur un mode imaginaire et projeté sur une autre scène, apparemment extérieure.

La cure analytique vise on le sait à appréhender ce réel, cet indicible de l’existence, par le symbolique. C’est la cure par la parole (la fameuse “talking cure” d’Anna O.), laquelle confronte le sujet, tout comme Œdipe dans la pièce de Sophocle, à l’énigme de la Sphinge. S’il y a bien une mise en scène analytique, celle-ci est hautement opérante. Elle vise précisément d’une part à l’abréaction, c’est-à-dire au passage de l’imaginaire au symbolique (c’est la catharsis d’Aristote remise au goût du jour par la méthode de Breuer à la fin du XIXe siècle), et à la réduction du fantasme à une pure écriture d’autre part, c’est-à-dire au repérage de ce par quoi nous sommes captif dans le réel. Jacques Lacan aimait à rappeler à cet égard quel était le destin de l’analyse :

“La fin d’analyse, on peut la définir. La fin d’analyse, c’est quand on a […] retrouvé ce dont on est prisonnier […] qu’on voit ce dont on est captif” (Jacques LACAN, Le moment de conclure, Séminaire 1977-1978, Séance du 10 janvier 1978).

Bien loin de la “mise en scène analytique”, il s’agit à l’inverse dans la rumeur, d’une mise en scène “à la va-vite”. Une rumeur, c’est joué “à la va-vite”, si l’on peut dire. En tant que scénariste, on prend les acteurs qui sont déjà à notre disposition ; et il y en a pléthore. Ce sont ceux qui sont déjà sur la scène, ce sont les plus connus, les plus célèbres : d’ailleurs ne les appelle-t-on pas les “acteurs” de la vie politique, de la scène publique, etc. ? Bref, c’est à ces acteurs qui sont “déjà-là”, que l’on va faire jouer notre propre fantasme.

Ainsi, de la même manière que dans une pièce de théâtre, ce n’est pas la vérité objective (rationnelle, consciente) qui compte, mais c’est bien à l’aune de la vérité et de la réalité psychique, fantasmatique et inconsciente que l’on va pouvoir mesurer tout l’impact et la popularité d’une rumeur.

Certes, la rumeur est un phénomène hautement collectif ; et cela n’a rien d’étrange. Comme des millions de spectateurs s’engouffrent dans des théâtres ou cinémas pour aller voir une bonne pièce ou un film “génial”, auquel on va du reste pouvoir s’identifier (“c’est mon film préféré”, “c’est tout moi”, “c’est ma vie”, etc.), des millions d’individus vont colporter la rumeur lorsqu’elle est bonne. C’est-à-dire lorsqu’elle met en scène une bonne intrigue, autrement dit, on l’aura compris, un fantasme fondamental.

Le fantasme fondamental n’a pas de secret ; c’est même sa spécificité d’être si répétitif qu’il finit par passer inaperçu : ridiculiser le père imaginaire, faire trébucher le personnage célèbre et fantasmatique, le mettre à genou, etc. Bref, “que la bête meure !” par le retour même du refoulé : qu’elle soit condamnée pour son crime sexuel. Nous avons tous déjà rencontré ce type de fantasme infantile et peut-être en sommes-nous aujourd’hui plus ou moins dégagés. Peut-être, mais qu’advient-il lorsque l’occasion s’offre à nous de pouvoir encore une fois le partager avec d’autres à moindres frais ? Refuserait-on une telle jouissance que de pouvoir le partager, une dernière fois, avec une “foule” ? C’est précisément ce que l’on appelle le re-“foule”-ment.

Quant au caractère a priori étrange de la rumeur, il est donné par sa particularité essentielle qui la distingue radicalement d’une pièce de théâtre ou d’un bon film : c’est que l’on n’est pas averti de sa représentation. Mieux, c’est elle — cette représentation —, qui vient à nous. C’est ce que Freud appelait “l’inquiétante étrangeté” (“Unheimliche”) : la rumeur se joue devant nous et se joue de nous. À tel point que l’on peut l’écrire la “rue meurt”, dans la mesure où précisément la rue (la foule) finit toujours à un moment par se croire manipulée. Dans la rumeur, on a sans cesse cette impression subreptice d’y être manipulé, et précisément par ce qui nous fascine. Cette impression d’y être nous aussi, sur la scène, c’est peut-être même bien le clou du spectacle.

Seulement là encore, il s’agit bien du fantasme. Nul ne peut manipuler la rumeur et la rumeur de manipulation de la rumeur fait partie intégrante de la rumeur et du fantasme. Ne pas savoir si vous êtes spectateur (manipulé) ou acteur (manipulateur), c’est précisément la définition du fantasme. Vous faites partie intégrante du “tournage”, du tournage en rond dans le nœud du fantasme. Du point de vue topologique, en effet, Lacan introduit le nœud du fantasme dans sa leçon du 22 octobre 1973. Il y présente un rond simple et un rond enroulé sous la forme d’un huit intérieur, noués d’une manière rigoureusement alternée, et symbolisant ainsi le sujet et l’objet pouvant indifféremment s’intervertir, de telle sorte que l’on ne sache plus, dans le fantasme, où est l’un et ou est l’autre :

“Quel va être leur enroulement ? Il sera celui d’un anneau simple et d’un huit intérieur, celui dont nous symbolisons le sujet — permettant dès lors de reconnaître, dans l’anneau simple, qui d’ailleurs s’intervertit avec le huit, le signe de l’objet a — soit de la cause par quoi le sujet s’identifie à son désir” (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Conclusion de la séance du 22 octobre 1973, Éd. Du Seuil, Paris, 1975 , p. 123).

Cette écriture, qui se substitue pleinement à celle du “mathème” du même nom ($ <> a), décrit parfaitement ce que Freud pointait dans sa psychologie de la foule, c’est-à-dire ce fantasme qu’est l’inconscient collectif. Car c’est précisément de ce fantasme de l’inconscient collectif dont il faut sortir pour sortir du fantasme inconscient. On a, du même coup, toute la différence entre la psychologie (ou psychanalyse) selon Jung et ses successeurs, et la psychanalyse freudo-lacanienne.

La psychologie dite d’inspiration “analytique” incite, invite, voire somme de sublimer, la psychanalyse, quant à elle, confronte au “désêtre”. Ce n’est pas du tout la même chose, la différence est radicale. Pourquoi ? Parce que forcer consciemment la sublimation équivaut à idéaliser, c’est-à-dire à se rajouter de l’imaginaire là où précisément il faudrait en sortir par le symbolique. Ainsi Lacan, anticipant les thérapies comportementales et les psychanalystes se définissant comme “arts thérapeutes”, soulignait dans son avant-dernier séminaire que la poésie n’était qu’imaginairement symbolique (Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, Séminaire XXIV, Séance du 15 mars 1977, p. 107). L’art ne jugule pas le fantasme, il l’idéalise. C’est du reste ce qu’exprimait magnifiquement la célèbre chanson de Daniel Balavoine, “Le Chanteur”, dans laquelle il se met lui-même en scène comme sujet-objet :

Les nouvelles de l’école
Diront que je suis pédé
Que mes yeux puent l’alcool
Que je ferais bien d’arrêter

Les nouvelles, c’est-à-dire les rumeurs diront des choses horribles — et plus c’est horrible, il faut bien le reconnaître, plus on aime. On sait comment la chanson se termine : “Je veux mourir malheureux” ! Le succès incroyable qu’a rencontré la chanson en dit long sur les désirs inconscients de tout un chacun : désirs homosexuels, désirs de malheurs, désir de mort. C’est là le discours du Maître — du Maître absolu : la mort —, du Maître chanteur en l’occurrence. Ce que nous fait partager la chanson du chanteur, c’est la fameuse identification à “l’objet a”, c’est-à-dire à la pourriture comme regard (“mes yeux puent”), objet du fantasme qui soutient le désir du chanteur. C’est ce que Jacques Lacan avait merveilleusement bien mis en évidence dans son séminaire sur la pulsion (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, “Le regard comme objet petit a”, Séance du 19 février 1964, Seuil, Paris, 1973, p. 65 et suiv.).

Identification au “rien” comme objet petit a. “Pour ne rien regretter”, c’est-à-dire faire Un avec le “rien”, ne pas regretter le “rien”, c’est-à-dire le retrouver et s’y noyer. On sait ce qu’il est advenu d’Édith Piaf, mais c’est également l’extase, la béatitude et la joie suprême selon Maître Eckhart :

“Et la plus haute joie qui échoit à l’esprit en partage est de s’écouler à nouveau dans le Rien de son archétype et à y être — en tant que moi — entièrement perdu” (Maître Eckhart, Des deux chemins).

Ce qui “sauve” le “sauveur”, ce qui sauve parfois l’artiste de ce désir mortifère, c’est qu’il ne se confond pas avec son public, qu’il arrive parfois à s’en différencier. “Sachez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute”, disait le renard rusé au Maître, corbeau, de La Fontaine. Lorsque le flatteur, c’est-à-dire celui qui colporte le bruit et celui qui l’écoute se confondent en une seule et unique foule, comme dans la rumeur, la “leçon” vaut bien plus qu’un fromage, car l’histoire peut s’emmêler jusqu’à parfois devenir “inextricable” justement, incompréhensible, et appelons-la désormais par son nom : paranoïa.

Rumeur et paranoïa : « Qui tire les ficelles ? »

“Rumeur” vient en effet de l’indo-européen “reu”, qui signifie bruit, bruits d’animaux en l’occurrence. Ce sont bien ces mêmes bruits que le Président Schreber entendait à la veille de sa seconde hospitalisation, alors qu’il occupait depuis moins d’un mois le poste auquel il avait été appelé : Président de la Cour d’appel de Dresde. Il n’arrivait plus à s’endormir pour le seul motif qu’il entendait des “bruits” derrière le mur de sa chambre à coucher. Et ces bruits, justement, il croyait que c’était des bruits d’animaux, des bruits de souris en l’occurrence. On sait ce qu’il advint par la suite de l’éminent juriste : le cas de paranoïa le plus célèbre de l’histoire de la littérature psychiatrique et analytique.

Rappelons à cet égard — et peut-être afin de mieux mettre en évidence cette corrélation intime entre la rumeur et la paranoïa —, l’un des premiers cas analysés par Freud, le cas de Mme P. (S. Freud, “Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense” [1896], Œuvres complètes, volume III, PUF, Paris, 1989, pp. 121-146.). Cette jeune femme était précisément paranoïaque parce qu’elle croyait entendre des “voix” dire d’elle sur son passage : “C’est Mme P… La voilà qui s’en va. Où va-t-elle ?” N’est-ce pas là toute la rumeur ? “La rumeur… La voilà qui s’en va. Où va-t-elle ?”

On se souviens que le pauvre Président Schreber se sentait terriblement manipulé. Manipulé comme un véritable pantin animé, comme quelqu’un à qui l’on remontait les bretelles, comme quelqu’un à qui l’on tirait les ficelles. C’est ce qu’il appelait les “maudites malices” ; “menschenspielerei” en allemand, ce qui était traduit par Paul Duquenne et Nicole Sels, par “malice”. Mais à proprement parler, il s’agit là d’une jouissance, ou plutôt d’un jeu, d’un jeu humain, d’un jeu avec l’homme, et encore plus rigoureusement d’un “se jouer de l’homme”. Et les traducteurs de préciser d’ailleurs ceci, en note de bas de page de l’avant-propos — parce que ce “jeu avec l’homme” était si crucial pour Schreber qu’il l’introduit dès son avant-propos, dès la présentation après-coup de ses Mémoires —, les traducteurs de préciser ceci : qu’ils rapprochent ce “menschenspielerei” de cette autre expression allemande : “jedem übel mitspielen”, c’est-à-dire “faire des malices à quelqu’un”. Cependant, précisent-ils, “il faut entendre ce terme de malices dans son sens fort ; les humains sont manipulés par les forces de l’au-delà comme des fantoches”.

Et Schreber s’exprime explicitement sur ces ficelles qui actionnent d’en haut les pantins humains. C’est au chapitre VII de ses Mémoires, lorsqu’il explique qu’il a avalé l’âme du Dr Flechsig et qu’il l’a recraché comme une gigantesque balle de coton, c’est-à-dire comme une pelote de fils, des ficelles :

“C’était une boule assez volumineuse ou une pelote que je comparerais au mieux avec son volume équivalent d’ouate ou de fils... de fils d’araignée...” (p. 80).

Voilà donc ces ficelles qui se déploient, et ces cordes, Schreber ne les tient pas, il les avale tout au mieux, mais le plus souvent il en est joué, joué comme une marionnette :

“Je ne puis dire jusqu’à quelle distance peut s’exercer cette possibilité de tirer d’en haut — si je puis m’exprimer ainsi — les ficelles qui actionnent les êtres humains” (p. 83).

Voilà donc finalement la question fondamentale que l’on peut se poser à propos de la rumeur — et c’est la même que celle que se pose Schreber dans son délire paranoïaque : “Qui tire les ficelles ?”

Cette question, c’est la question majeure, la question sous-jacente de ce best-seller américain “mis en scène” par Francis Ford Coppola : “Le Parrain”. Film, sur l’affiche duquel — et c’est déjà sur la couverture du roman —, est déjà suggéré ce “jeu de ficelles”, ce jeu de marionnettes. “Qui tire les ficelles ?”, c’est en effet la question fondamentale du film ; mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, à ce que, avec beaucoup de complaisance, on souhaiterait croire — c’est-à-dire que c’est le père tout puissant, le patron, le riche, etc., qui tire les ficelles —, hé bien contrairement à ce que croit généralement une bonne partie de ceux qui colportent la rumeur, dans le film c’est bien Marlon Brando, c’est-à-dire que c’est “Le Parrain” lui-même — le père lui-même — qui se pose la question, et c’est du reste là, à n’en pas douter, l’un des ressorts fondamentaux du film.

Autrement dit, la question véritable est celle-ci : “Qui tire les ficelles du père ?” Ou, dit à l’aide de la topologie lacanienne : “Qu’est-ce que c’est que cette ficelle du Nom-du-Père ?” Quelle est cette jouissance, que l’on appelle Nom-du-père, qui finalement nous manipule ? C’est particulièrement clair sur l’affiche du film où ce n’est pas un homme qui est manipulé, mais bien un nom, un signifiant : “The Godfather”.

“Qui tire les ficelles ?” La réponse est donnée par cette superbe mise en scène qui ouvre le film, scène durant laquelle la caméra ne s’arrête pas une seule seconde, scène qui n’est absolument pas coupée. C’est l’une des scène les plus longues du cinéma, avec le fameux plan séquence de 1h 20mn du fameux film de Hitchcock fort à propos intitulé “La Corde”. Cette scène qui a émerveillé tant de monde, c’est la scène du mariage. À cette question de “qui tire les ficelles ?”, la réponse est donnée d’emblée, puisque nous sommes d’emblée plongés, et même baignés, dans le sacrifice — le sacrifice que l’on offre au “Don” (au Parrain) —, dans l’agneau ou l’anneau, c’est-à-dire que nous venons au film comme on vient au monde : le symbolique est déjà là ! Nous baignons dans le symbolique. De sorte que la réponse est simple : ces ficelles, ce sont tout simplement des signifiants, des signifiants que l’inconscient manipule à son bon gré.

Nous avons dans “Le Parrain” tout le motif du Totem et Tabou de Freud : le meurtre du père (du parrain), la rivalité entre les fils, tout cela ayant commencé par un mariage, c’est-à-dire par une entente, un pacte pour une femme, un pacte qui se voulait apaisant, mais qui tourne au mariage raté, parce que c’est quand même Michael Corleone qui se mariait dans la première scène. La psychanalyse freudienne peut sembler à certains datée, le “Totem et Tabou” et le “Complexe d’Œdipe” démodés, mais les motifs inconscients qu’ils exposent soutiennent, aujourd’hui encore, les plus grands scenarii du cinéma américain.

Parle plus bas… (Speak softly love)

“Parle plus bas car on pourrait bien nous entendre” disent les premières paroles de la bande originale du film de Coppola (“Speak softly love”). “Parle plus bas” : n’est-ce pas là que se fait entendre la rumeur ? Mais de quoi parle-t-elle cette rumeur, finalement ? La chanson le dit explicitement à qui veut bien l’entendre : “Le monde n’est pas prêt pour tes paroles tendres”. C’est-à-dire que le monde n’est pas près pour entendre sur quoi l’amour s’appuie, vers quoi l’amour prend invariablement ses racines inconscientes ; et la chanson de préciser que s’il le savait, le monde, “il dirait tout simplement que nous sommes fous”. La folie, c’est donc l’amour, ou plutôt c’est l’amour dans ce qu’il a de plus fort, comme le suggère le refrain : “Parle plus bas mais parle encore de l’amour fou de l’amour fort”.

Qu’est-ce que l’amour fort, si ce n’est l’amour œdipien ? Michael Corleone, après son mariage raté, ne va-t-il pas ensuite se faire surprendre par un amour encore plus fort dans le village qui donne le nom à sa famille : “Corleone” ? L’amour fort, n’est-ce pas l’amour “au nom du père” ? Bref, l’amour fort, c’est bien l’amour qui s’appuie sur des histoires de famille :

“Parle plus bas, mais parle encore
De l’amour fou de l’amour fort” (B. Bergman / N. Rota / L. Kusik © 1972).

On peut appeler cela “mafia”, ce ne sont jamais que des histoires de “familles”, ce ne sont jamais que des histoires œdipiennes. Et si on “parle plus bas”, si on a peur de la rumeur, c’est qu’on a peur de la parole, qu’on a peur du “Ça parle” (Lacan), tout simplement parce que l’on sait, à son insu, que lorsque Ça parle, Ça parle toujours de l’œdipe : c’est là la seule et grande découverte de Freud.

Ainsi, le Chœur des Vieillards s’adresse-t-il, lui, à voix haute aux “générations humaines”, à la scène XII de la pièce de Sophocle :

“Ioh ! générations humaines, comme votre vie ne compte pour rien ! Quel homme, quel homme n’a pour plus grand bonheur que l’apparence du bonheur puis cette apparence même s’en va. Je pense devant ton sort, ton sort à toi, pauvre Œdipe, que chez les hommes rien n’est enviable. Il visa le plus haut possible et obtint la chance d’un bonheur total. Il détruisit, ô Zeus, la prophétesse aux ongles courbes et se leva, rempart du pays contre la mort. Alors tu fus notre roi, tu reçus les plus grands honneurs, tu fus maître de Thèbes la grande. Et maintenant, qui est plus éprouvé ? qui connaît de pires peines, de pires malédictions dans pareil retournement ? Ioh ! illustre Œdipe, chère tête, le même grand havre nuptial a suffi au fils comme au père. Comment, comment les sillons de ton père ont-ils pu, malheureux ! te supporter en silence si longtemps ? Le temps qui voit tout t’a trouvé malgré toi. Il condamne le mariage qui n’est pas mariage, l’engendreur qui est l’engendré.
Ioh ! fils de Laïos, si seulement, si seulement je ne t’avais pas connu ! Je gémis, mon cri strident monte de ma bouche. C’est par toi, à vrai dire, que j’ai repris respiration et aussi que se ferment mes yeux.” (Sophocle, Œdipe Roi, Le Chœur, 1186-1221, p. 699).

Médias et rumeurs : « Goton tic-tac Rousseau »

Que colportent, finalement, les Médias depuis l’origine même de leur histoire, qu’on la fasse remonter à Hésiode ou aux chœurs antiques des tragiques grecs, si ce n’est des histoires œdipiennes ? Les fameux “Canards”, que colportaient-ils, si ce n’est des faits divers atroces, c’est-à-dire des histoires œdipiennes : “Histoire admirable et prodigieuse d’un père et d’une mère qui ont assassiné leur propre fils sans le connaître”, nous dit-on. N’est-ce pas là l’origine du fabuleux destin d’Œdipe ? On se rappelle en effet que l’un des premiers médias, l’oracle de Thèbes, avait averti Laïos que s’il avait un fils, celui-ci le tuerait. C’est pour cette raison que, ne souhaitant le “connaître”, tout comme dans le gros titre des “Canards”, Laïos le perd sur le mont Cithéron, non sans avoir pris soin de lui percer les chevilles et de les attacher avec une courroie afin qu’il ne trouve aucun moyen d’échapper au destin auquel il était exposé.

D’aucuns pensent qu’il ne faut pas tant faire remonter l’origine de la presse à ces “feuilles de choux” qui ne colportaient que des ragots, mais plutôt aux débuts des Lumières, avec la fameuse Encyclopédie, le Mercure, etc. Mais ce sont là, encore et toujours, les mêmes histoires et les mêmes rumeurs qui courent, même si elles ont été enjolivé (refoulé) depuis par les manuels scolaires.

Lié d’amitié avec l’abbé de Condillac, qui travaillait alors à son Essai sur l’origine des connaissances humaines, Rousseau présente ce dernier à Diderot, qui aide Condillac à faire publier son manuscrit. “Ils étaient faits pour se convenir ; ils se convinrent” écrit Rousseau. Le reste de l’entreprise encyclopédique est d’une simplicité déconcertante :

“Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais Royal, et nous allions dîner ensemble à l’hôtel du Panier Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée Le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.

Ces deux auteurs venaient d’entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devait d’abord être qu’une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d’achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j’acceptai, et que j’exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu’il m’avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise” (Rousseau, Les Confessions, Livre septième).

Rousseau, Diderot, Condillac, d’Alembert, Voltaire, Hume : que de noms célèbres et de personnages aujourd’hui hautement respectés, dont le projet ne prend pourtant racine que sur une simple feuille destinée à colporter des rumeurs, le bien nommé : Persifleur. Et de fait, il va en siffler aux oreilles du bon Rousseau, ses chers amis, Voltaire en tête, se chargeant eux-mêmes de la colporter cette rumeur. La “Paranoïa Rousseau” se déclenche immédiatement, puisque rumeur et paranoïa font si bon ménage. Mais à propos de ménage, quelle était cette rumeur sur Rousseau, si ce n’est toujours la même, la rumeur œdipienne ? La rumeur, précisément, selon laquelle il aurait abandonné ses enfants. Et lui, Rousseau, il n’a pas fait dans le détail, il les a tous abandonnés, ses enfants, les cinq : tous aux “Enfants Trouvés”, le mont Cithéron de l’époque ! C’est dire qu’il a dû entendre l’oracle de près, le bon Jean-Jacques. C’est là d’ailleurs la spécificité du paranoïaque : il entend l’oracle mieux que tout le monde et avant tout le monde.

Certes, ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait, Rousseau, cette rumeur, cet oracle destiné au père. Elle lui courait déjà dans la tête depuis tout petit, fredonné qu’elle était par les jeunes demoiselles. On se souvient en effet de celle colportée par les petites filles de l’école : “Goton tic-tac Rousseau !” (Confessions, Livre premier). Ce “tic-tac” ne renvoit-il pas au père horloger de Rousseau ? Ne renvoit-il pas au premier père du Temps, à Chronos, castrateur d’Ouranos ?

L’oracle, dans la “paranoïa Rousseau”, c’était le chœur des petites filles de son école, des demoiselles, comme on devait les appeler. Cela ne nous rappelle-t-il pas précisément Paul Schreber comparant les “oiseaux parleurs”, qui colportent les “voix” qu’il est le seul à entendre, à “des petites jeunes filles” (cf. à ce sujet : Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1993, p. 285). Les hallucinations verbales, les “voix” ou les “bruits” sont, dans la rumeur comme dans la paranoïa, que retour du refoulé, lequel s’accomplit toujours — c’est là son sceau, sa marque même de fabrique —, par une “trahison sournoise”, précise Freud dans la Gradiva, laquelle s’échappait elle-même comme la rumeur, sautillant de dalles en dalles sur les ruines de Pompéi.

Ce n’est pas tant que le monde court à la folie, que la folie fasse courir le monde. La folie, c’est-à-dire la rumeur : la parole œdipienne refoulée. Le discours de la psychanalyse n’est pas là pour l’empêcher de courir cette folle rumeur ; elle n’est pas là pour sanctionner qui que ce soit, pas même les Médias. Bien au contraire, par son écoute, le psychanalyste prête l’oreille pour toujours lui redonner du souffle, c’est-à-dire plus de mouvement, pour tout simplement lui redonner la parole, afin que ce mouvement ne se cristallise pas dans une “psychose intellectuelle”, selon l’expression que Freud aimait à employer à propos de la paranoïa (correspondance avec Fliess).

Dans le fameux manuscrit dit “Manuscrit H”, en effet, manuscrit joint à une lettre datée du 24 janvier 1895, Freud conclut l’exposé d’un cas de paranoïa sur cette formule qui préfigure l’analyse qu’il mènera quinze ans plus tard à propos de Paul Schreber :

“Ces malades aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret !”

“Il est l’axe du monde, et lui permet d’aller” disait Alfred de Musset (Namouna, Conte oriental). Nulle part ailleurs que dans ce narcissisme de la “psychose intellectuelle”, se donne à entendre la rumeur qui stagne. Ce n’y est plus le monde qui tourne, la parole qui souffle, mais juste le sujet qui tourne en rond et sur lui-même. Redonner du souffle, redonner la parole, c’est à cet aune, uniquement, que se mesure l’efficacité du psychanalyste.

Conclusion. « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue » (Freud)

La question de la paranoïa est, dans l’histoire de la psychanalyse, intimement liée à la question de la transmission de la théorie psychanalytique et de l’expérience même de la pratique analytique, comme Freud a su nous l’indiquer à la veille de la formation de l’IPA.

C’est en septembre 1910, en effet, lors d’un voyage en Italie avec Ferenczi, que Freud souhaite “enseigner” — selon l’expression de G. Haddad — à son élève alors le plus cher, “l’ensemble de la théorie et jusqu’à cette pointe extrême qu’il compara maintes fois à la terre de Canaan où lui, Nouveau Moïse, ne pouvait pénétrer, le domaine pathologique de la psychose. Force du mythe ! Il propose donc à Ferenczi d’utiliser leurs soirées pour travailler en commun la question de la paranoïa, cela en examinant le cas du célèbre psychotique, le président Schreber” (Gérard Haddad, Freud en Italie, Albin Michel, Paris, 1995, p. 88).

Seulement ce soir-là, dès cette première soirée de travail, un incident éclate. Quel est cet incident ? On ne le saura que des années plus tard, en 1921, lorsque la nuit de Noël, Ferenczi le raconte en ces termes à Groddeck :

“À Palerme, il voulut faire ce fameux travail sur la paranoïa, en commun avec moi. En un soudain accès de révolte, je bondis sur mes pieds dès la première soirée de travail, alors qu’il voulait me dicter quelque chose et je lui expliquai que simplement me dicter, n’était pas un travail en commun. “Alors c’est comme ça que vous êtes ? dit-il étonné. Vous voulez manifestement prendre le tout”. Et dès lors il travailla seul tous les soirs”. (S. Ferenczi, Correspondance 1921-1933, Paris, Payot, 1982, p. 57).

À la suite de cet échec, Freud écrit à Ferenczi une lettre sublime, montrant combien le cas du Président Schreber et de la paranoïa est intimement lié à la question qui le préoccupe, celle de la transmission de sa théorie et de sa pratique, via la question du transfert sur Fliess :

“Vous avez non seulement observé, mais également compris, que je n’éprouve plus le besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l’avez fort justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l’histoire de Fliess, qu’il m’a fallu liquider récemment, comme vous le savez, ce besoin n’existe plus pour moi. Une partie de l’investissement homosexuel a disparu et je m’en suis servi pour élargir mon propre moi. J’ai réussi là où le paranoïaque échoue” (Lettre de S. Freud à S. Ferenczi datée du 6 octobre 1910).

“J’ai réussi là où le paranoïaque échoue”. Freud aurait pu tout aussi bien dire : “J’ai échoué là où le paranoïaque réussi”, car ce qu’il est important de comprendre ici, si l’on rapproche la paranoïa de la rumeur comme nous l’avons fait tout au long de ce texte, c’est qu’une analyse réussie est démarcation, coupure, de ce tournage en rond dans la rumeur, de ce tournage en rond dans le narcissisme. Une fois le narcissisme rompu, il ne reste plus que la parole libre, l’homme étant déchu, n’étant définitivement plus “le maître chez lui” selon l’expression des conférences de 1916-1917 (Introduction à la psychanalyse) ; l’inconscient, la parole, peut dès lors reprendre ses droits.

Tant que l’on dénonce la rumeur, qu’elle soit colportée par les médias, les “oiseaux parleurs” de Schreber ou par les jeunes filles rencontrées par Rousseau dès la sortie de l’école, c’est que quelque part, on a peur de sa propre parole, de son œdipe, de son propre désir.

Il paraît qu’il existe un être qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre, et qui, contrairement à la loi générale, est le plus faible quand il a le plus de pattes, dit cet Autre oiseau, la Sphinge, à Œdipe. “Da”, répond Œdipe, c’est l’homme : et la rumeur s’envole. Le psychanalyste confronte à la rumeur ; c’est même là pourrait-on dire l’acte analytique. Sinon, que devient-elle cette rumeur ? Le paranoïaque l’entend avant tout le monde ; l’obsessionnel se construit un système de défense, la plupart du temps universitaire, scientifique ou “intellectuel”, pour démontrer qu’elle ne vaut rien et pour la dénoncer ; l’hystérique la colporte tout en ne sachant pas ce qu’elle dit, puisque ça l’effraye ; quant au pervers lui, comme d’habitude, il en jouit. Les “Médias” nous psychanalysent-ils ? Les rumeurs qu’ils colportent sont-elles vraies ? fausses ? “Da, da, da”.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Christophe Bormans, « Les médias nous psychanalysent-ils ? », MédiaMorphoses, n° 14 : « Peut-on psychanalyser les médias ? », Ina-Armand Colin, Paris, septembre 2005.

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