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Henri Legrand du Saulle

L’Érotomanie

La folie devant les tribunaux (Chapitre XIII - § I)

Date de mise en ligne : samedi 31 mars 2007

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Henri Legrand du Saulle, La Folie devant les tribunaux, (Chapitre XIII : « L’Érotisme »), Éd. F. Savy, Paris, 1884, pp. 485-534.

CHAPITRE XIII
L’ÉROTISME

Avant-Propos. — Classification. — Érotomanie. — Correspondance des érotomanes. — Applications médico-légales. — Complication de l’érotomanie. — Folie par amour. — Simulation de la folie par amour. — Satyriasis. — Examen médico-légal des satyriaques. — Nymphomanie. — Opinion médico-légale sur les nymphomanes. — Des dépravations érotiques : perversions horribles des sens ; profanation de cadavres ; attentats après la mort et sur la couche funèbre ; violation de sépulture. — Actes licencieux dus à une démence sénile.

Avant-Propos. — Les tribunaux ont fréquemment à s’occuper d’affaires très scandaleuses. En face de procès si riches en détails immoraux, en face de solutions juridiques si contradictoires, l’observateur est bientôt à même d’expliquer les interprétations confuses et erronées des magistrats, des avocats ou des gens du monde. On n’a pas encore, en effet, défini la situation en termes nets, et l’on a jusqu’à présent laissé péniblement cheminer le vice, le délit, le crime, la faiblesse d’esprit, le délire ou fureur, sans s’être rendu suffisamment compte des ordonnances si tranchées qui, au point de vue des applications pénales doivent séparer ces différents états. Toute la difficulté consiste en une question de diagnostic différentiel, et il ne nous sera pas difficile de démontrer qu’on
peut assez aisément la résoudre.

Nous aurons inévitablement l’occasion, dans ce chapitre, d’exposer des faits et de reproduire des observations capables d’alarmer certaines susceptibilités ; mais il n’a pas dépendu de nous de rendre le sujet moins scabreux. Racine a pu parer Phèdre d’une admirable poésie ; mais tous les voiles tombent devant nous ! Il y a, pour le médecin-légiste, nécessité d’appeler les choses par leur nom, de préciser les actes, et impossibilité de faillir à sa tâche. D’ailleurs, la science est comme le feu, elle purifie tout ce qu’elle touche.

« Aucune misère physique on morale, dit M. Tardieu, aucune plaie, quelque corrompue qu’elle soit, ne doit effrayer celui qui s’est voué à la science de l’homme, et le ministère sacré du médecin, en l’obligeant à tout voir, à tout commettre, lui permet aussi de tout dire [1]. »

Classification. — Sous la dénomination générale d’érotisme, nous comprendrons :
 1° L’érotomanie ;
 2° La folie par amour ;
 3° Le satyriasis ;
 4° La nymphomanie ;
 5° Les dépravations érotiques ;
 6° Les actes licencieux dus à une démence sénile.

Érotomanie. — Ainsi que l’a très-nettement définie Esquirol, l’érotomanie est une affection mentale dans laquelle les idées amoureuses sont fixes, dominantes, et portent tantôt sur un être réel, tantôt sur un objet imaginaire. Il y a lésion de l’imagination, erreur de l’entendement. Le point de départ de cet état est dans l’encéphale, dans les fonctions cérébrales, et non pas dans les organes reproducteurs, comme dans le satyriasis et la nymphomanie. L’érotomane est le jouet de ses rêves et ne nourrit que des sentiments purs, chastes, honnêtes, exempts de toute appétence génitale ; le satyriaque et la nymphomane, victimes d’un désordre physique, sont en proie aux plus lubriques ardeurs.

Montaigne a rapporté ainsi qu’il suit l’exemple d’un érotomane :

« Trasonides, dit-il, jeune homme grec, ayant gagné le coeur d’une maîtresse, fut si amoureux de son amour, qu’il refusa d’accepter ses faveurs, pour n’amortir, rassasier et alanguir par la jouissance cette ardeur inquiète de laquelle il se glorifiait et se paissait. »

M. M…, âgé de plus de quarante ans, dont Marc a rapporté l’observation, devint fou à la vue d’une jeune dame, qu’il avait rencontré une seule fois. Aucune appétence luxurieuse n’avait contribué à son délire ; mais, quoiqu’il ne la connût pas, qu’il ignorât son nom et sa demeure, il s’imagina trouver en elle toutes les perfections morales et physiques qui pouvaient le rendre le plus heureux des hommes. Ne l’ayant jamais revue depuis, il finit par se créer un être idéal auquel il donna, sans savoir pourquoi, le nom de Léonore, et qui devint l’objet exclusif de son adoration, tandis que toute autre personne du sexe lui inspirait de la répugnance. Aussi, bien que militaire, observait-il une chasteté sévère. Le désir de s’unir à celle qu’il chérissait, et que des hallucinations lui procuraient le plaisir de voir souvent, développa en lui des idées de grandeurs et de richesses, fondées sur la prétention qu’il avait de donner à sa Léonore une position digne d’elle. Il devint prodigue et commit plusieurs extravagances, qui obligèrent sa famille de le placer dans une maison de santé.

Le culte de l’érotomane porte quelquefois sur une personne qui par son âge, sa position élevée et l’état de sa fortune, ne veut ni ne peut répondre au sentiment si tendre qu’elle a inspiré et dont elle ignore même souvent l’existence et la signification propre. Le romanesque et platonique amour de l’érotomane est beaucoup plus fréquent chez la femme que chez l’homme et il s’accompagne principalement chez les jeunes filles de treize à vingt ans d’un état de langueur et de mélancolie qui dans quelques cas est suivi de mort.

Correspondance des érotomanes. — Nous avons eu déjà l’occasion de signaler toute la valeur qu’acquièrent les écrits des malades ; l’importance de ce moyen d’investigation est considérable ici, car les rêveuses conceptions des érotomanes vont s’inscrire dans une foule de lettres, de pièces de vers et de déclarations qui dépeignent leurs soupirs, leurs larmes et leurs sanglots. Voici, par exemple, un billet remis par une dame, âgée de plus de cinquante uns, à un jeune interne de l’asile des aliénés de Maréville.

Ô amour, quel est ton charme ! Tu donnes de la vie, du sentiment, à un être froid comme le marbre, je crois sentir encore un coeur vibrer en moi ! mais ce cour sec et froid, fait, hélas ! de vains efforts. Comme une nouvelle Hèlolse, j’étreins une ombre, je la combats après, je 1a quitte pour la ressaisir de nouveau, mais sans en obtenir plus de bonheur… Qui ne comprend pas le bonheur d’aimer et d’être aimé, est pour moi un être incompréhensible ; car l’amour élève, agrandit l’âme ; l’amour répand un charme sur tout ce qui nous environne, et par ce charme on voit les choses les plus abjectes de la nature sous une autre forme, une autre couleur ; on est porté à aimer tout ce qui vous environne : si l’amour était complet, comme il devrait l’être, quel être pourrait se trouver malheureux, dût-on même ne jamais posséder l’objet de nos désirs ! Que d’embarras, que de futilités on pourrait se ménager, et auxquels on attache malheureusement une trop haute importance !

Pourquoi ne te dirais-je pas tout ce que tu me fais éprouver ? ne suis-je pas environnée de dangers de toutes paris et à toute heure du jour ? je sais que la damnation m’est inévitable… Malédiction ! et tout me porte vers toi ! je te cherche partout et tu me poursuis partout. J’ai commencé à rentrer dans ton temple par vanité ; maintenant c’est l’amour qui m’y entraîne ; je te mange des yeux… à la vérité tu es un morceau friand, tu as encore une candeur dans ta physionomie qui pourrait faire croire… À cette candeur tu joins une gravité qui te sied à merveille ; tu as réellement, je crois, la fierté romaine, sans en avoir l’ambition. Serais-tu un être accompli ?… cet être que je cherche depuis que j’ai compris ce que c’était qu’un cœur… et maintenant que je n’en ai plus, que je suis un être inanimé, je fais ta connaissance, et je te tiens un langage. Damnation ! Damnation ! Ton ascendant, ta science ont tant de force, que je me plie sous ton pouvoir ; je te parle comme te parlerait une créature mortelle ; c’est toi que je reconnais et prends pour Dieu ; mais si je me trompais sur ton compte ? Ô ! alors je n’aurais plus la force de nourrir un amour qui doit m’amener une damnation certaine… maintenant je me figure que tu me connais d’ancienne date, de celle où je voulais, où je croyais pouvoir embrasser la vie religieuse [2], etc.

« Des jeunes gens, dit M. Trélat, des jeunes filles surtout, peuvent être érotomanes pendant quelque temps sans s’écarter ostensiblement de la raison. C’est l’érotomanie éphémère qu’aura pu produire la lecture des romans. Des écoliers ou de petits pensionnaires s’imagineront qu’on les aura regardés, qu’on les aime, et ils s’enfermeront pour écrire d’interminables lettres ; quelque courte que soit cette préoccupation, elle est au moins la marque d’une exaltation plus ou moins dangereuse pour l’avenir. Mais les choses sont loin de se passer toujours aussi impunément [3]. »

Nous avons connu dans un établissement public d’aliénés, un érotomane très-bizarre et qui était atteint d’une véritable monomanie du mariage. Nous allons, relater ici les principales phases qu’a subies son existence si accidentée.

Denis G…, issu de parents pauvres, a reçu, dans le village de Véronne-les-Grandes (Côte-d’Or), où il est né, un peu d’éducation ; il lit, compte et écrit bien. Mis en apprentissage chez un menuisier ébéniste, il apprit rapidement son état, fit preuve d’une certaine intelligence, et montra beaucoup de goût dans la confection de plusieurs objets de son art. Il commença son tour de France à l’âge de vingt ans, et s’acquit partout une réputation de rare probité.

Denis travaillait à Paris, et avait alors vingt-trois ans, quand il donna le premier signe de folie. Tourmenté par une irrésistible envie de se marier, et ayant de lui-même et de ses propres talents l’opinion la plus ridiculement exagérée, il résolut de n’épouser qu’une femme jeune, riche et belle.

Après avoir vainement cherché dans la capitale, et s’être fait plusieurs fois rudoyer, Denis écrivit à l’impératrice Marie-Louise, en 1826, une lettre curieuse dans laquelle il s’évertuait à donner de ses avantages physiques la plus flatteuse opinion, énumérait avec emphase tous ses talents et terminait en ces termes : « Oui, madame, si vous avez régné sur la France, si vous avez possédé pour mari le plus grand capitaine de tous les siècles, réfléchissez bien qu’il manque encore un fleuron à voire couronne, une gloire à votre gloire, et que Dieu veut que vous épousiez Denis G… (de Véronne-les-Grandes), afin que par ses talents et la réussite du petit commerce qu’il a le dessein d’entreprendre, il vous assure une position stable, et vous fasse devenir l’arbitre des destinées du monde. »

Pendant plusieurs mois, il attendit la réponse à cette lettre, et comme il n’avait pas un seul instant douté du succès de sa démarche, il avait épuisé toutes ses économies à se faire élégamment habiller pour le jour de son mariage. Las d’attendre, manquant d’argent, et ne voulant plus rentrer dans son ancien atelier, il prit le parti d’écrire, de faire imprimer et de vendre sur la voie publique ce qu’il appelait pompeusement ses Mémoires philosophiques.

Arrêté et jugé en police correctionnelle pour avoir signé de folles élucubrations hostiles au gouvernement de la Restauration, qui n’appréciait point ses talents, Denis fut condamne à la prison. La révolution de 1850 l’en fit sortir. Devenu libre à ce moment d’effervescence populaire, Denis, dont le caractère était doux et très pusillanime, eut peur ; il quitta Paris et se fit colporteur.

Pendant treize ans, il voyagea, faisant partout les plus singulières demandes en mariage, et finissant toujours par avoir maille â partir avec la police et les gendarmes.

En traversant le département qui l’avait vu naître, il fut conduit par hasard dans une maison de prostitution, et y demanda la main de la première fille qui vint à sa rencontre. Croyant à une plaisanterie, cette femme accepta d’un air fort sérieux, et poussa la comédie jusqu’à donner ses noms et prénoms, et à promettre pour le soir même les papiers indispensables à la célébration de son mariage.

Heureux d’avoir enfin trouvé une femme, Denis se rendit à l’hôtel de ville pour la publication de ses bans. Son langage bizarre excita d’abord la curiosité ; mais l’immoralité de sa démarche mit bientôt sur la trace de son état mental, et séance tenante il fut arrêté et dirigé sur l’asile public d’aliénés de Dijon, où il arriva le 29 mars 1845.

Denis a maintenant quarante ans, il est d’une taille moyenne, d’une assez faible constitution, d’un tempérament lymphatico-nerveux. Ses cheveux sont châtains et épais, ses yeux sont bruns ; sa peau est très-blanche.

À son entrée dans l’asile, il entretient qui veut l’entendre de ses projets de mariage, de ses voyages, de ses procès, de sa captivité, de ses écritures en prose et en vers, mais ne présente pas la plus petite trace d’excitation ou de dépression.

Soumis pendant un certain temps à la minutieuse et habile observation du médecin distingué de l’établissement, M. le docteur Dugast, Denis a présenté les particularités suivantes : il est propre, soigneux, et s’occupe un peu aux travaux de la menuiserie, qu’il a une grande tendance à délaisser pour se livrer à ses écritures, auxquelles il attache une grande importance, et qu’il distribue sans cesse à toutes les personnes qui viennent visiter l’asile ; il n’abandonne point ses projets de mariage, et toujours il s’adresse ou veut s’adresser aux plus riches héritières. Ce malade s’énonce avec beaucoup de facilité et conserve des sentiments affectueux pour les membres de sa famille ; il a une grande vénération pour le soleil, qu’il ne manque jamais de saluer plusieurs fois par jour, et devant lequel il se prosterne souvent.

On le voit de temps à autre quitter sans cause connue l’atelier où il travaille, se diriger sur un point où il puisse apercevoir le soleil, le saluer, faire une génuflexion, revenir, et se livrer de nouveau à ses travaux, comme s’il avait accompli un acte important, ce qui ne l’empêche pas de croire en Dieu ou les dieux, qu’il invoque toujours dans tous ses écrits. Il est nourri d’un grand désir de reconquérir sa liberté : aussi ses paroles et ses écrits ont-ils toujours pour objet sa mise en liberté et son mariage.

Les antispasmodiques, les moyens fournis par l’hygiène, le traitement moral furent très-utilement employés, et, bien que l’amélioration obtenue ne fût pas de nature à faire croire à une guérison, Denis, sur la demande de sa famille, quitte l’asile le 28 octobre 1845.

Surveillé et même gardé à vue dans un atelier d’ébénisterie où il fut placé, Denis ne commit aucun acte déraisonnable pendant un certain temps ; mais de nouveau poursuivi par ses projets matrimoniaux, auxquels il lui était par trop difficile de renoncer, il alla demander en mariage mademoiselle de ***, puis très-peu de temps après mademoiselle de ***, fille d’un riche magistrat. Dans ces deux maisons, il se présenta en sabots et couvert de haillons. Les coups de canne, les coups de cravache, les coups de fouet qu’il reçut dans maintes circonstances analogues, ainsi que les avertissements de la police et du procureur du roi restant sans effet, Denis fut réintégré à l’asile de Dijon le 11 août 1846.

Dans L’état actuel de sa monomanie, ce malade n’offre aucune lésion générale des facultés. Il raisonne très-sainement sur toutes les choses étrangères à son délire, soutient une conversation avec beaucoup de facilité, emploie des expressions choisies, recherchées ; nous pouvons presque ajouter qu’il a une certaine élévation dans l’esprit. Si la corde sensible est agitée, il divague de suite. L’idée première qu’il émet est erronée, illogique, il part d’un principe faux ; mais il discute très-aisément à son point de vue, et arrive toujours à prendre une conclusion irrationnelle. De même qu’à sa première entrée, Denis n’a jamais présenté d’excitation ni de dépression, et ce fait est caractéristique.

L’état physique est cette fois beaucoup moins bon qu’auparavant, et bien que le malade ait les voies digestives en bon état, qu’il mange avec beaucoup d’appétit, il est atteint d’une affection de cœur très-grave. Pendant les neuf ou dix mois qu’il a été hors de l’asile, il a cruellement souffert, nous dit-il, mais il n’a tenté aucun moyen pour se soulager. Il mourut le 19 juin 1852.

Applications médico-légales. — Tant que l’érotomanie n’entraîne que des larmes, de l’attendrissement, des extravagances ou du désespoir, la maladie reste silencieusement enfouie dans l’intérieur des familles ; mais lorsque des actes graves sont commis, ils viennent nécessairement retentir devant les tribunaux. Il n’est pas très-rare, par exemple, lorsque l’amour est mutuel et qu’il est menacé d’être invinciblement entravé, que l’un des amants tue l’autre et se suicide immédiatement après. Les catastrophes de cette nature sont considérées le plus souvent comme entachées d’égarement, comme involontaires, et celui qui, par hasards vient à survivre et passe en justice voit diminuer d’ordinaire de plusieurs degré l’échelle de la pénalité.

L’exemple suivant est certainement l’un des plus curieux qui aient été consignés dans les annales judiciaires :

François-Antoine Ferrand, commis drapier, âgé de dix-huit ans, tomba éperdument amoureux d’une jeune ouvrière connue sous le nom de Mariette. L’affection fut mutuelle, les intentions restèrent pures. Les familles s’opposèrent au mariage des jeunes gens et Mariette, menacée d’être conduite au couvent des dames Saint-Michel si elle ne rompait avec Ferrand et n’épousait un sieur Roux, déclara qu’elle ne consentirait pas à se séparer de l’homme qu’elle aimait et qu’elle préférait plutôt mourir.

Ferrand et Mariette, bien convaincus de l’opposition formelle de leurs parents, se donnèrent un dernier rendez-vous pour en finir. Après avoir froidement arrêté toutes les dispositions de leur fin tragique, ils se rendirent ensemble, à onze heures du soir, dans le bois de la Groue, prés Chars, et après des adieux touchants et des scènes émouvantes d’attendrissement, « Mariette me rappela, dit Ferrand, la promesse que je lui avais faite de ne rien lui refuser. Mariette voulait être frappée en dormant, mais elle ne put s’endormir. Elle m’a dit de lui tirer un coup de pistolet ; j’ai balancé longtemps. Mes deux pistolets étaient chargés : il y en avait un pour elle et l’autre pour moi. Je lui ai tiré un coup de pistolet dans la tête, qui n’a fait que l’étourdir ; elle m’a engagé à lui en tirer un second. Je ne voulais plus la frapper ; alors je lui dis : “Demain matin, à huit heures, je te remettrai dans la voiture.” Je voulais mourir seul… Mais elle a persisté, et je lui ai tiré un second coup de pistolet dans la tète ; je l’ai crue morte. Je l’ai prise sur mon épaule pour la descendre dans le bas du bois. Je me suis arrêté une fois, et je l’ai déposée à terre où elle est restée cinq minutes ; je l’ai chargée de nouveau sur mes épaules, et je l’ai portée à l’endroit où elle a été trouvée. C’est vers quatre heures du matin que cela est arrivé ; lorsqu’elle a été déposée à terre pour la seconde fois, je me suis aperçu qu’elle n’était pas morte. Elle paraissait beaucoup souffrir ; elle me disait : “Achève-moi, achève-moi !” »

Ferrand plongea alors un couteau-poignard dans le sein de Mariette, puis il se trouva mal, ne reprit connaissance qu’au grand jour et voulut se tuer. « Je suis remonté en haut du bois pour reprendre mes pistolets, qui y étaient restés. Je suis redescendu, j’ai accroché ma chemise â une branche du pommier, je m’y suis pendu par le cou et je me suis tiré un coup de pistolet dans la bouche. La détonation m’a fait tomber sur le bord du fossé sans connaissance. J’étais, lorsque je repris connaissance, à quarante pas de Mariette. Je voulus lui arracher le poignard pour m’en frapper, mais elle le serrait si fortement que je ne pus l’arracher de sa main. J’ai voulu faire usage des pistolets, mais le froid, la souffrance m’avaient saisi et il m’a été impossible de charger mes armes. Je connaissais dans le ruisseau qui était prés de la un endroit très-profond ; j’y allais, lorsque j’aperçus deux hommes ; je me détournai alors, et, après avoir ôté ma redingote, je mis mes deux mains dans les goussets de mon pantalon, je me précipitai dans le ruisseau, à l’endroit même où je me trouvais. »

Ferrand fut trouvé là sans connaissance et mis en état d’arrestation.

Devant la cour d’assises de Seine-et-Oise (mars 1858), le docteur Peyrou fut interroge sur l’état où se trouvait l’accusé, peu de temps après l’événement : « Ferrand, dit-il, semblait avoir perdu toute conscience de sa situation ; il écoutait sans entendre, il regardait sans voir ; ce ne fut qu’au moment où M. le juge de paix me demanda si la jeune fille n’était pais enceinte, qu’un indicible mouvement d’indignation illumina son regard. Puis il retomba dans l’abattement. Plus tard, il demanda par signe de l’eau pour laver ses plaies, puis quelques aliments qu’il ne put prendre. »

Les docteurs Peyron, Bastide, David et Deslions affirmèrent devant la cour que l’infortunée Mariette était morte avec tous les caractères révélateurs de la virginité.

Ferrand fut acquitté [4].

Les doubles suicides par asphyxie, dans la même chambre, sur le même lit, s’observent volontiers. Quelques lignes à l’adresse d’un ami ou de l’autorité tentent la justification de cette mort volontaire et en assignent l’unique cause au mauvais vouloir des deux familles ou seulement de l’une d’elles. Dans deux cas parfaitement authentiques, les deux jeunes gens étaient tout habillés, la main dans la main, et les investigations médico-légales ont démontré que la jeune fille avait été chastement respectés.

Lorsque l’amour n’est point partagé, on voit parfois l’un des amants s’armer résolument et attenter violemment à la vie de l’autre ; c’est là un acte de profond désespoir et qui n’est digne d’égards qu’autant qu’il est bien avéré que le meurtrier n’a point cédé à des sentiments d’inique jalousie, qu’il n’a pas été poussé à l’homicide par une implacable haine ou qu’il n’a pas satisfait une horrible vengeance. L’état mental de l’inculpé demande à être examiné avec maturité, et il ne faut point se hâter de conclure.

Henri Feldtmann, âgé de cinquante-six ans, ouvrier tailleur, est traduit à la cour d’assise de Paris, le 24 avril 1823, accusé d’avoir tué sa propre fille, pour laquelle il avait conçu depuis six ou sept ans une violente passion.

La passion de Feldtmann pour sa fille Victoire parait remonter à 1815, et n’a fait que s’accroître jusqu’en 1825 par l’opiniâtre résistance opposée à la séduction. Le pasteur Gœpp, instruit, dés le commencement, de l’horrible dessein de ce malheureux père, eut plusieurs entretiens à ce sujet avec lui ; Feldtmann, au lieu de se justifier, s’emporta contre sa fille ; il promit cependant de ne plus l’inquiéter, mais il ne tint pas ses promesses. De 1817 à 1818 les attentats étant devenus plus directs et plus alarmants, les emportements de cet homme contre sa femme et ses filles, plus fréquents et plus violents, celles-ci se déterminèrent à se réfugier chez une parente ; elles finirent cependant par se réunir à Feldtmann, qui loin de s’être corrigé de son funeste penchant, tint la même conduite envers sa fille, Plusieurs fois il eut recours à la violence pour satisfaire sa passion ; un jour Victoire fut obligée de lui donner deux soufflets, pour se dérober à ses importunités, et une autre fois, sa seconde fille ne parvint à secourir Victoire qu’en s’emparant du pouce de son père et en le renversant sur le poignet. La mère et les deux filles quittèrent de nouveau Feldtmann, en lui laissant ignorer le lieu de leur retraite. La police, prévenue de cette affaire, menaça Feldtmann, qui était étranger, de le renvoyer dans son pays, s’il ne changeait pas de conduite à l’égard de sa fille ; il répondit qu’il aurait toujours le droit d’emmener ses enfants.

Feldtmann, ayant découvert la retraite de sa femme et de ses filles, s’y rendit, frappa deux heures à la porte avant d’y être introduit, et fit ensuite d’inutiles sollicitations auprès de Victoire. Le 23 mars 1825, il pria M. Goepp de faire revenir sa fille avec lui, disant que sans cela il se porterait à des actes de violence. Le lendemain il achète un long couteau pointu qu’il cache dans sa poche, va trouver sa famille, déjeune avec elle ; il renouvelle ses instances auprès de Victoire pour la déterminer le suivre ; sur son refus il s’écrie : « Eh bien ! tu es cause que je périrai sur l’échafaud ! » Il lui perce le coeur et blesse sa femme et son autre fille.

L’avocat gênerai qui porta la parole dans cette affaire, repousse énergiquement l’assimilation d’une violente passion à la folie : « Confondre, a-t-il dit, l’égarement des passions vicieuses, avec l’innocent délire de l’aliénation mentale, ce serait proclamer l’impunité de tous les plus grands forfaits, placer leur justification dans leur immoralité même, et livrer l’ordre social à un bouleversement universel. »

Feldtmann fut guillotiné.

D’autres cas se présentent encore lorsque la passion n’est pas réciproque : ou bien, l’un des amants altère les traits de l’autre, le défigure, le prive de ses charmes ou le mutile, ou bien il assassine un rival préféré. Ces faits-là méritent-ils compassion, réclament-ils l’indulgence ? Évidemment non, ou il faudrait alors qu’un état maladif de l’intelligence, analogue en quelque sorte à une monomanie instinctive, vint à être bien clairement démontré.

Marc a rapporté que trois jeunes gens de la campagne, désespérés des rigueurs de leurs amantes, leur firent prendre des cantharides : les trois jeunes filles moururent. Il y a eu, dans ce cas, homicide par imprudence, accident ayant occasionné la mort sans intention chez les auteurs de la donner. Disons, à propos de ce fait, qu’une dose assez forte de cantharides est susceptible d’amener les désirs vénériens les plus effrénés, le délire et la fureur, et que dans cet état le libre arbitre peut complètement faire naufrage. Lorsque la préparation aphrodisiaque a été prise volontairement et à dessein, la justice n’a point à protéger des actes commis à la faveur d’une perturbation mentale tout intentionnelle. Tout dépend donc de l’appréciation du fait et des circonstances de ce fait : si des cantharides ont été prises dans le seul but d’attenter à la vertu, de triompher de l’innocence ou de satisfaire des goûts immondes de débauche, il y a culpabilité entière ; si, au contraire, elles ont été administrées à un individu, à son insu, et que ce dernier vienne, sous cette influence, à outrager la morale et à commettre des attentats obscènes, n’y aura-t-il pas de grandes chances pour que l’acquittement soit prononcé ? Dans la majorité des cas, une ordonnance de non-lieu interviendra purement et simplement.

Complication de l’érotomanie.— Bayard a rapporté un exemple intéressant d’érotomanie compliquée de nymphomanie et qui a été suivi de mort.

Une jeune fille, de dix-neuf à vingt ans, était depuis plusieurs années domestique chez une dame, et menait la conduite la plus régulière.

Un des fils de cette dame vint demeurer chez sa mère ; la jeune domestique s’éprit d’amour pour lui ; mais, honteuse de sa folle passion, elle faisait tous ses efforts pour la dissimuler : soins empressés, attentions délicates, regards tendres, c’est à cela que se bornait son amour, qui n’était même pas soupçonné du jeune homme. Pour vaincre son penchant, elle eut recours aux pratiques de la dévotion. Presque constamment à l’église, elle cherchait dans les sermons, les offices religieux, un soulagement à sa maladie. Le départ du jeune homme diminua son amour, mais ne l’éteignit pas.

Au bout de quelques mois, un second fils de la dame vint habiter chez sa mère, à la fin de ses études. Sa vue ranima la passion assoupie de la jeune fille, qui concentra sur lui toutes ses affections, et ne fut pas toujours assez maîtresse d’elle-même pour ne pas chercher â lui en donner des preuves. La religion devenant impuissante pour la distraire, elle restait le plus possible enfermée dans sa chambre, lorsqu’elle avait rempli tous les devoirs de son état.

Un jour, sa maîtresse ne la voit pas à l’heure accoutumée : le temps s’écoule, elle ne parait pas. On enfonce la porte de sa chambre, qui était fermée, et on la trouve plongée dans un état comateux. Les soins qu’on lui prodigue, en la faisant sortir de cet assoupissement, donnent lieu au délire, pour lequel on l’amène à l’hôpital de la Charité, dans le service de M. le professeur Fouquier. Tantôt, avec une volubilité extraordinaire, elle déclame des sermons presque entiers, faisant à chaque instant des citations tirées de la Bible et des ouvrages mystiques, qu’elle entremêle de reproches à son amant, qui la repousse, elle, si belle et si tendre.

Tantôt, proférant les propos les plus obscènes, se livrant à tous les gestes les plus dégoûtants, elle appelle à grands cris son amant, ou provoque les assistants. Pendant un moment de calme, qui avait permis de relâcher un peu la camisole, elle s’élance de son lit, se jette à terre, et là, toute nue, s’abandonne aux actions les plus révoltantes.

Les saignées, la glace sur la tête, toutes les ressources de la thérapeutique, que M. Fouquier varie avec tant d’habileté, ne produisent pas d’amélioration. Les forces diminuent, et la malade, dont les idées religieuses se confondent avec les idées érotiques, conserve un mouvement automatique de tout le corps que l’on ne peut réprimer. Par le frottement des cuisses, ou les seules oscillations du bassin, elle se procure les jouissances les plus vives, que traduisent les expressions de sa figure.

Cet état singulier persiste pendant deux jours. La malade meurt, et l’autopsie ne montre rien de satisfaisant [5].

L’observation suivante, relatée par Esquirol, démontre qu’il n’y a aucun âge dans la vie de la femme qui soit mis absolument à l’abri de l’érotomanie compliquée d’excitation génitale.

Une dame âgée de quatre-vingt-quatre ans, qui, dans sa jeunesse, avait vécu dans les illusions du grand monde, réduite à une fortune médiocre, jouissait d’une excellente santé. À la suite des événements de 1830, cette dame est prise d’érotomanie. Son amour a pour objet un jeune homme qui a joué un grand rôle à cette époque ; elle se croit aimées, assure que la menstruation est rétablie chez elle ; elle fait de grandes toilettes, attend son amant au rendez-vous, fait préparer des aliments qu’elle porte elle-même dans les champs, persuadée que l’objet de son amour viendra les prendre, etc. [6].

Voir en ligne : La folie devant les tribunaux (Chapitre XIII - § II) : La folie par amour

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Henri Legrand du Saulle, La Folie devant les tribunaux, (Chapitre XIII : « L’Érotisme »), Éd. F. Savy, Paris, 1884, pp. 485-534.

Notes

[1Des Attentats au mœurs, p. 8.

[2Dragonet, Traité des maladies mentales.

[3La folie lucide, p. 121.

[4Extrait de la Gazette des tribunaux.

[5De l’utéromanie, p. 1836.

[6Ann. d’hyg. publ. et de méd. lég.

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