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Guy de Maupassant

Ça ira

Gil Blas (10 novembre 1885)

Date de mise en ligne : mercredi 21 mars 2007

Mots-clés :

Guy de Maupassant, « Ça ira », Monsieur Parent, Éd. Paul Ollendorff, Paris, 1886, pp. 247-263.

ÇA IRA

J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un guide (je ne sais plus lequel) : Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un Ribera.

Donc je pensais : « Allons voir ça. Je dînerai à l’hôtel de l’Europe, que le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain. »

Le musée était fermé : on ne l’ouvre que sur la demande des voyageurs ; il fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la peinture.

Puis je me trouvai tout seul, et n’ayant absolument rien à faire, dans une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines interminables, je parcourus cette artère, j’examinai quelques pauvres magasins ; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces découragements qui rendent fous les plus énergiques.

Que faire ? Mon Dieu, que faire ? J’aurais payé cinq cents francs l’idée d’une distraction quelconque ! Me trouvant à sec d’inventions, je me décidai tout simplement à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j’entrai. La marchande me tendit plusieurs boîtes au choix ; ayant regardé les cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la patronne.

C’était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame ? Non, je ne la connaissais pas assurément. Mais ne se pouvait-il faire que je l’eusse rencontrée ? Oui, c’était possible ! Ce visage-là devait être une connaissance de mon oeil, une vieille connaissance perdue de vue, et changée, engraissée énormément sans doute.

Je murmurai :

« Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je vous connais depuis longtemps. »

Elle répondit en rougissant :

« C’est drôle… Moi aussi. »

Je poussai un cri : « Ah ! Ça ira ! »

Elle leva ses deux main avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot et balbutiant :

« Oh ! oh ! Si on vous entendait… » Puis soudain elle s’écria à son tour : « Tiens, c’est toi, Georges ! » Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous étions seuls, bien seuls !

« Ça ira. » Comment avais-je pu reconnaître Ça ira, la pauvre Ça ira, la maigre Ça ira, la désolée Ça ira, dans cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement ?

 Ça ira ! Que de souvenirs s’éveillèrent brusquement en moi : Bougival, La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de pays, sur ce délicieux bout de rivière.

Nous étions alors une bande d’une douzaine, habitant la maison Galopois, à Chatou, et vivant là d’une drôle de façon, toujours à moitié nus et à moitié gris. Les mœurs des canotiers d’aujourd’hui ont bien changé. Ces messieurs portent des monocles.

Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre ; dans certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n’avaient rien de mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmi celles-là, Ça ira.

C’était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce qu’elle faisait. Elle s’accrochait avec crainte, au plus humble, au plus inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens. Comment s’était-elle trouvée parmi nous, personne ne le savait plus. L’avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions souvent ? L’avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à une petite table, dans un coin ? Aucun de nous ne l’aurait pu dire ; mais elle faisait partie de la bande.

Nous l’avions baptisée Ça ira, parce qu’elle se plaignait toujours de la destinée, de sa malechance. de ses déboires.

On lui disait chaque dimanche : « Eh bien, Ça ira, ça va-t-il ? » Et elle répondait toujours : « Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour. »

Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le métier qui demande le plus de grâce, d’adresse, de ruse et de beauté ? Mystère. Paris, d’ailleurs, est plein de filles d’amour laides à dégoûter un gendarme.

Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine ? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu’elle travaillait. À quoi ? Nous l’ignorions, indifférents à son existence.

Et puis, je l’avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s’était émietté peu à peu laissant la place à une autre génération, à qui nous avions aussi laissé Ça ira. Je l’appris en allant déjeuner chez Fournaise de temps en temps.

Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l’avions baptisée ainsi, avaient cru à un nom d’Orientale et la nommaient Zaïra ; puis ils avaient cédé à leur tour leurs canots et quelques canotières à la génération suivante. (Une génération de canotiers vit, en général. trois ans sur l’eau, puis quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la politique.)

Zaira était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s’était encore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.

Les tout derniers, ceux à monocle, l’appelaient donc tout simplement « La Juive ».

Puis elle disparut.

Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.

Je lui dis :

« Eh bien, ça va donc, à présent ? »

Elle répondit : « Un peu mieux. »

Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n’y aurais point songé : aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai :

« Comment as-tu fait pour avoir de la chance ?
 Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.
 Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée ?
 Oh non !
 Où ça donc ?
 À Paris, dans l’hôtel que j’habitais.
 Ah ! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris ?
 Oui, j’étais chez Mme Ravelet.
 Qui ça, Mme Ravelet ?
 Tu ne connais pas Mme Ravelet ? Oh !
 Mais non.
 La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli. »

Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.

Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois :

« Si tu savais comme on est canaille… et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais !

« Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. J’en avais un vieux en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit : “Comment ! tu oses sortir avec ça !
 Mais je n’en ai pas d’autre, et en ce moment, les fonds sont bas.”

« Ils étaient toujours bas, les fonds !

Elle me répond : “Va en chercher un à la Madeleine.”

« Moi ça m’étonne.

« Elle reprend : “C’est là que nous les prenons, toutes ; on en a autant qu’on veut.” Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.

« Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus ; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien ; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.

« Pour faire ça, on s’habillait très chic. »

Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnière de la grande boîte à tabac.

Elle reprit :

« Oh ! on en avait des tours, et on en avait de si drôles.

« Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au conseil d’État. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiver elle nous dit : “Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.” Et elle nous conta son idée.

« Tu sais Irma, elle avait une tournure à troubler la tête de tous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir l’eau à la bouche. Donc, elle imagina de nous faire gagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que voici :

« Tu sais que je n’étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus ; ça n’allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. À la promenade de midi, il arrivait quelquefois qu’on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain ; on le faisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c’était pour le plaisir ! Oh ! si tu savais les ruses que nous avions ; vrai, c’était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C’est très vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien ; tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou…

« Donc elle nous dit : “Nous allons lever au bal de l’Opéra ce qu’il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les connais.”

« Nous n’avons pas cru, d’abord, que c’était vrai ; parce que ces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. Oh ! elle était d’un chic, cette Irma ! Tu sais, nous avions coutume de dire à l’atelier que si l’empereur l’avait connue, il l’aurait certainement épousée.

« Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle nous dit : “Vous, vous n’entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans votre voiture. Dès qu’il sera entré, vous l’embrasserez le plus gentiment que vous pourrez ; et puis vous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon de voir qu’il prend la place d’un autre et il voudra rester par force ; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le chasser… et puis… vous irez souper avec lui…

“Alors il vous devra un bon dédommagement.”

« Tu ne comprends point encore, n’est-ce pas ? Eh bien, voici ce qu’elle fit, la rosse.

« Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous plaça dans des rues voisines de l’Opéra. Alors, elle alla au bal, toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle en choisit d’abord un pour l’intriguer. Elle lui en dit de toutes les sortes, car elle a de l’esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut l’emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une demi-heure, dans une voiture en face du n° 20 de la rue Taitbout. C’était moi, dans cette voiture-là ! J’étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d’un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit : “C’est vous ?” Je réponds tout bas : “Oui. c’est moi, montez vite.” Il monte ; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration ; puis je reprends :

“Oh ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse !”

Et, tout d’un coup, je crie :

“Mais ce n’est pas toi ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !” Et je me mets à pleurer.

« Tu juges si voilà un homme embarrassé ! Il cherche d’abord à me consoler ; il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi !

« Moi, je pleurais toujours, mais moins fort ; et je poussais de gros soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C’était un homme tout à fait comme il faut ; et puis ça l’amusait maintenant de me voir pleurer de moins en moins.

« Bref de fil en aiguille, il m’a proposé d’aller souper.

« Moi, j’ai refusé ; j’ai voulu sauter de la voiture ; il m’a retenue par la taille ; et puis embrassée ; comme j’avais fait à son entrée.

« Et puis… et puis… nous avons… soupé… tu comprends… et il m’a donné… devine… voyons, devine… il m’a donné cinq cents francs !… crois-tu qu’il y en a des hommes généreux.

« Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C’est Louise qui a eu le moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était trop maigre ! »

La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et d’amour vrai par moments.

Je lui dis : « Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac ? »

Elle sourit : « Oh ! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en Droit, mais tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir ; et il aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.

« Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois.

« C’est de lui que j’ai eu Roger.
 Qui ça, Roger ?
 Mon fils !
 Ah !
 Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province ; mais nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit… Mais pour finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un bureau de tabac comme fille de déporté… C’est vrai que mon père a été déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me servir.

« Bref… Tiens, voilà Roger. »

Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.

Il embrassa sur le front sa mère qui me dit :

« Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie… Vous savez… c’est un futur sous-préfet. »

Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Ça ira.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après la nouvelle de Guy de Maupassant, « Ça ira », Monsieur Parent, Éd. Paul Ollendorff, Paris, 1886, pp. 247-263.

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