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René Crevel

Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme

Davos (décembre 1933)

Date de mise en ligne : mercredi 21 février 2007

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René Crevel, Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme (Davos, décembre 1933).

NOUVELLES VUES SUR DALI ET L’OBSCURANTISME

On sait que, pour le plus grand nombre de ces messieurs du pinceau et de la plume, peindre, dépeindre c’est jeter, sans plus, un filet sur les traits mouvants qu’ils se proposent de fixer. Ainsi, par leur faute, se trouve asservi, paralysé, condamné à mourir sur place, tout ce qu’il eût, certes, mieux valu laisser fuir vivant. Mais, en vérité, quoiqu’il n’y ait de chance pour l’esprit que dans la surprise, les intellectuels timorés, toujours prêts à se réclamer de l’esprit, en son nom, s’opposent à toutes surprises.

Incapables de s’y reconnaître, incapables de connaître, du fin fond de leur aveuglement, du fin fond de leurs préjugés, ils ne savent, ne peuvent, ne veulent que ruser. Chaque jour leur pose des questions plus angoissées, plus angoissantes aux coins des rues, aux coins des choses, aux coins des êtres. Ils n’acceptent pas de se laisser déranger. Et pourtant, quel émerveillement antithétique, quel merveilleux en voie de synthèses nouvelles et bouleversantes, dans ces images dérangeantes, d’un tel nombre, d’une telle fréquence que Dali, pour en réunir toute une collection, n’a eu qu’à puiser parmi de très quelconques journaux et revues. Ces photographies et illustrations que, de prime abord, leurs sujets ne semblaient pas désigner à la perspicacité poétique, les voici contraintes bon gré, mal gré à nous avouer leur contenu latent que le contenu manifeste, ce paravent, cherchait à cacher.

Alors que tant et tant ont pris la psychanalyse pour une mare à complexes, où s’en aller mirer de sempiternelles délectations moroses, Dali, lui, n’était pas d’humeur à se laisser satisfaire par les pratiques d’un narcissisme de tradition classique et romantique à la fois, donc de tout repos. La masturbation n’est plus un petit passe-temps à fleur de peau. Voici Le Grand Masturbateur. Voici le sphinx des temps modernes. Un geste plus ou moins photogénique, une phrase bien tournée, une main complaisante, mais cela ne saurait suffire à résoudre ses énigmes. Et d’abord, la photogénie du geste, la tournure de la phrase, la complaisance de la main, elles nous apparaissent comme autant de nouvelles interrogations sur, pour, contre, dans ce monde que l’homme, son triste habitant, aujourd’hui plus que jamais, doit interpréter — fût-ce aux seuls mais décisifs éclairs de ses délires — pour le métamorphoser.

Alors, à d’autres, le plaisir médiocre de recommencer, sous des vocables nouveaux, toutes ces virtuosités, dont les plus réussies ne seront jamais que de petites variations sur un thème connu, trop connu et pourtant pas assez, pas encore assez connu. L’art va donc enfin sortir de la vieillotte enfance où il végétait. L’intuition a trouvé dans la géniale leçon de Freud non une arme contre les nécessités mais le moyen de désarmer, sans coup férir, ces nécessités casquées, bottées, cuirassées, ces apparences aveugles, aveuglantes. Dali fait rendre gorge à un univers couleur de refoulement. Sa peinture ressuscite la lumière et ne la ressuscite si splendidement que parce qu’il a su psychanalyser les formes, les façades du plus externe, pour éclairer du secret révélé par ces formes, ces façades, ce plus externe, pour éclairer, dis-je, son propre fond, le plus interne, tout comme, au reste, du secret révélé par le fond, par le plus interne, il éclairera formes et façades du plus externe. Ainsi, toute son oeuvre peinte ou écrite est l’application concrète du grand principe de la dialectique hégélienne : « Ce qui est particulier est aussi général et ce qui est général est particulier. »

Elles sont générales, ces entrées modern style du métro parisien. Elle est particulière, la vue qu’en a Dali. Mais elle devient générale, cette vue qu’en a Dali, dès que, après nous avoir demandé : « Avez-vous déjà vu l’entrée [1] du métro de Paris », il constate : « Éclosion majestueuse aux tendances érotiques irrationnelles, inconscientes. »

À chacune de ses promenades, à chacune de ses lectures, de ses recherches, c’est-à-dire à chacune de ses découvertes, que son regard sonde un texte de Kant, la Publicitât, Paris-Soir, ou un livre de voyage, qu’il considère les rochers du cap de Crens, les maisons modern style de Barcelone, la peinture de Böcklin, L’Angélus de Millet et même tel tableau de Meissonier derrière lequel il semblait, a priori, impossible de rien soupçonner, Dali, toujours, sait trouver la porte qui va éclairer le récit, le paysage. Il n’y a pas un caillou qu’il ne puisse ouvrir à deux battants sur l’homme, sur ce qui de l’homme est à la fois le fait le plus constant et le plus imprévu. Mais s’il passe de l’extérieur à l’intérieur, du conscient à l’inconscient, c’est encore une fois, encore et toujours, pour que l’intérieur rende compte de l’extérieur, l’inconscient du conscient, « vases communicants », a constaté André Breton. Au plus secret comme à la surface de ces vases communicants, flux et reflux ont le mouvement même de la vie qui ne cesse de faire et défaire pour, à nouveau, refaire et redéfaire, puis refaire encore.

Dans le désert du rationnel, de l’abstrait, au passage de Dali jaillissent (quel plaisir liquide !) les fontaines de l’irrationalité concrète. Or ce concret, s’il nous apparaît irrationnel, la faute en est à la seule raison. Cette vieille pimbêche de raison, elle avait fini par prendre des formes si restrictives que l’esprit, au cours de ces dernières années, a dû se déclarer contre elle. Paralysée, paralysante, elle mettait son opacité entre le penseur assis pour penser et la matière en marche, la matière en voie de métamorphoses, comme si cette matière n’était point matière à penser. La raison, cette pionne, elle salissait tout de prudence réaliste. Elle disait qu’elle avait du feu chez elle, la mégère. Les intellectuels n’aiment pas le risque. Alors elle avait beau ne pas avoir la trogne trop fraîche, ils couraient tous, comme un seul lapin, se réfugier dans son giron. Et là, nos finauds tiraient d’exquis et répugnants petits plaisirs domestiques de ce qui ne vaut que par la puissance, la possibilité, le pouvoir de dépaysement. Quand ils n’ont plus eu le calme indispensable à ce tour de passe-passe, nos jeunes bourgeois décadents, incapables de voir plus loin que la décadence bourgeoise, au lieu d’aller en avant, se réfugièrent dans le regret de ce qui avait été. Ainsi, l’inquiétude, la fameuse inquiétude d’après-guerre, fut le réflexe d’une classe qui, habituée aux privilèges sociaux et moraux, soudain se réveillait horrifiée à la pensée que ce qui allait être ne serait pas à son profit. Miniature de morpion, moribonderie pas morte encore, hélas ! l’inquiétude sera la dernière à mourir de toute la faune pointue, idéaliste et conservatrice déjà, fort heureusement, quelque peu décimée par le vent de crise qui secoue les traditionnelles et piètres forêts romantiques et balaie les non moins traditionnelles, les non moins piètres crasses classiques.

Comment s’attendrir sur le sort d’une vermine de vermine que la peur de l’ailleurs, du lendemain confine dans un ici, un aujourd’hui enjolivés de petites secousses à la Barrès, des fleurs frissonnantes à la Mallarmé. Aux rives des lacs égoïstes, durcis d’un gel de vanité, en avons-nous entendu de ces chants du cygne. Tempêtes sur les globes des petits yeux en boutons de bottine, tempêtes dans une goutte d’encre, une goutte de peinture, ce n’est pas impunément que tel individu aura réduit l’univers à la mesure de sa myopie. Il ne sait plus où il en est, ce descripteur patenté, pour qui la lumière n’était que l’instrument tranchant, avec quoi le quotidien superficiel allait être émasculé de l’imprévu souterrain, du geyser multiple. Il avait peur d’être ébouillanté, écartelé, le pauvre chéri. Mais la description avec ses grillages d’écriture, ses barreaux de couleur, qui donc emprisonnait-elle, après tout ? De l’animation, de la profondeur dont il frustre les choses, l’esprit se frustre lui-même. Encore et toujours Mallarmé, avec son « transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ». Le glacier, s’il conserve la mémoire de tous les cadavres et ces cadavres eux-mêmes, ne saurait, certes, évoquer les jeux, les échanges d’un esprit chaud, d’un corps libre. Le vol signifiant l’érection, un vol qui n’arrive pas à prendre son essor ne fait le bonheur de personne. Même s’ils ne nous en avaient point avertis, nous aurions deviné que ça ne bandait plus pour messieurs les littérateurs.

Toute intelligence qui redoute l’emprise, l’étreinte de la vie, devient réciproquement incapable d’emprise, d’étreinte. Au regard d’une telle intelligence la vie n’est plus seulement menaçante. Elle est aussi menacée. Les traits ne sont fixés que pour perpétuer un instant, un lieu précaire, le lieu de cet instant, l’instant de ce lieu que le prochain instant, le prochain lieu ont toutes chances d’effacer.

Il est également niais, également stérile d’exalter, aux dépens l’un de l’autre, ou cet oeil tel qu’il encadre entre ses paupières un paysage ou ce paysage encadré. Égocentrisme avare, acariâtre et passivité épicurienne, ça finit toujours dans le même cul-de-sac rétinien, ça se perd dans le même désert d’une page blanche qu’il ne suffira point d’irriguer d’encre pour fertiliser. En vain tel individu aura cru son propre fait, son seul fait, son fait particulier, la possibilité générale (mais n’exagérons rien) d’action de l’espèce humaine sur l’univers. En vain ladite espèce niera comme un seul homme l’action de l’univers sur elle. Libre à chacun de se penser l’unique sujet mouvant dans un milieu figé d’objets. Le sujet arrête les objets sans songer que l’arrêt des objets c’est par retour — non de flamme mais de glace — l’arrêt du sujet. Il se cerne, s’emprisonne dans son propre contour celui qui ne sait que cerner et emprisonner tout autour de soi. Le divorce prononcé entre ces deux mondes qu’il faut bien, provisoirement encore, appeler monde extérieur, monde intérieur, quelle solitude de silex, quelle morale pétrifiante ! L’homme vertueux au coeur de caillou, le Commandeur ne résiste pas à la tentation de changer en minéral le très animal Juif errant de l’amour : Don Juan. Dans les squares, la virginité pourrit d’un lichen de lèpres grises les plus fières statues. Ce serait à désespérer si, dans L’Âge d’or, Dali et Buñuel ne nous avaient montré de quelle bouche le désir peut ressusciter un pied de marbre.

Issus de certaine sculpture animée de Giacometti, voici que, grâce à la clairvoyance, à la voyance de Dali qui sut en faire la théorie et en répandre la pratique, les objets surréalistes nous ont montré comment des éléments divers, assemblés par et pour des rapports vitaux, sans le moindre souci plastique, pouvaient inscrire dans l’espace la courbe de ce désir unique à donner son épaisseur irradiée, irradiante au temps. Ainsi, une fois de plus, se trouve proclamée la loi d’universelle réciprocité qui règle les relations entre les êtres, entre les choses, d’êtres à choses, de choses à êtres, du plus lourdement quotidien à ces surprises trop légères pour que soit, à première vue, soupçonnée la place qu’elles vont occuper, d’où elles vont rayonner dans la ruche aux associations. Ici, notons que l’homme à la tête de veau, l’homme qui se croit le nez fin parce qu’il s’est mis du persil épisodique dans les narines, celui-là qui tour à tour a prétendu s’abstraire (idéaliste) du monde extérieur, puis (matérialiste, mécanique, primaire) du monde intérieur, ce détailleur, dans sa rage analytique, n’a-t-il pas été jusqu’à interdire aux sens de collaborer. Accordeur de piano dont un caniche guide la cécité de par les rues de la très fameuse clarté française, faut-il donc être aveugle pour avoir l’oreille juste ? ou sourd-muet pour avoir le droit de peindre ?

La méthode analytique, passée des sciences naturelles dans la philosophie, on sait comment elle a produit l’étroitesse spécifique d’une époque, cette « misère de la philosophie » dénoncée par Marx, en son temps. Si, naguère, Breton dut, à son tour, dénoncer la « misère de la poésie », n’était-ce point que, désintégrés, privés de possibilité de collaboration, les sens [2] — et partant les diverses facultés de l’esprit dont ils sont les portes — se sclérosaient, se paralysaient, devenaient incapables de mouvement, de liberté d’hypothèses ?

Si, en fait, depuis des années, il n’y avait rien que la division du travail perceptif n’ait réduit en brouillard, à la faveur duquel déifier la cloison étanche, femelle du mur mitoyen, aujourd’hui, du point de vue dialectique, du point de vue du matérialisme dialectique, il importe, dans tous les domaines, de réduire à l’état d’incompréhensibles souvenirs murs mitoyens et cloisons étanches.

Aussi, à l’heure où le fascisme tente de rafistoler les vieux cadres pour y contenir la grande marmelade qu’est devenu l’univers, au plus profond d’un nouveau Moyen Âge qui ne laisse point prévoir une Renaissance sans révolution violente, comment ne pas rappeler que Marat, avant de donner son traité Les Chaînes de l’esclavage (livre qui fit de son auteur le premier théoricien de l’insurrection armée), avait écrit un Essai sur l’âme humaine bientôt complété, réédité sous ce titre : Essai philosophique sur l’homme. Il y reprochait à Racine, Pascal et Voltaire d’avoir fait de la connaissance de l’homme une énigme et reprenait à son compte une phrase de Jean-Jacques Rousseau, alors déjà vieille de quelque vingt ans : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme. »

À noter que, pour avancer dans cette connaissance, Marat jugeait bon d’aller chercher nombre d’exemples dans l’amour. « Les critiques, écrivait-il, me blâmeront peut-être de tirer si souvent mes exemples de l’amour. Qu’ils me montrent donc une autre passion tenant au moral et au physique qui puisse fournir un tableau supportable. »

Ce « tableau supportable », nous devons à Freud d’en connaître plus et mieux que les premiers plans. Des avenues vives, des chemins charnels s’ouvrent droit sur ce qui avait été refoulé à l’arrière-plan. Il n’est plus de zone interdite. L’homme libère son regard, son imagination. Dès lors, il se doit non seulement de créer des choses nouvelles mais aussi de se recréer, lui-même, homme nouveau parmi des choses nouvelles. Ces avenues vives, ces chemins charnels à travers les zones naguère interdites, ils n’ont point, aujourd’hui, de promeneur plus clairvoyant, plus précis que Salvador Dali. Et c’est pourquoi, justement, certains des plus beaux vers d’amour qui aient jamais été se trouvent dans L’Amour et la Mémoire, poème de Salvador Dali, qui, là comme partout ailleurs, et aussi bien dans ses tableaux que dans ses pages d’examen critiques, ses oeuvres théoriques ou ses rêveries, nous fait grâce de ne nous faire grâce d’aucun détail exact.

Ces détails exacts, Dali les enchaîne, mais ne les accumule. Jamais il n’a été tenté de les diviniser, d’en faire des choses en soi. Il ne risque pas une fois de tomber dans la métaphysique naturaliste. Au contraire, d’une exactitude particulière, il passe à une exactitude générale, de laquelle, pour de nouvelles hypothèses fécondes, il repartira vers d’autres détails inédits.

Rêveur perspicace, observateur lyrique, technicien impeccable, du plus nocturne des songes, il suscite en écho diurne la clarté. Ni l’ombre ni la lumière ne l’aveuglent. Il sait quelle est la lumière de cette ombre, quelle est l’ombre de cette lumière. Il a raison des cadastres aussi traditionnels qu’extravagants qui prétendent s’opposer à toute marche en avant.

Au dernier stade d’une période mécanique, alors que, dans les pays capitalistes, l’homme asservi par la machine, l’homme asservi à la machine se cherche un petit lopin individuel où se réfugier et ainsi se fait une mentalité d’arpenteur (voyez penseur), alors que, pour saisir le rythme d’une vie qu’il ne sait plus maîtriser, l’homme (voyez artiste) se fait une mentalité de métronome, Dali nous offre en guise de revanche ses montres molles.

La vie n’était plus qu’un immense prétexte à complexe de castration (qui se châtrait du monde extérieur, qui, du monde intérieur). Les aiguilles d’un cadran prétendaient vaticiner dans l’absolu et coupaient le temps jusqu’à sa dernière miette. Quelle famine ! Or voici que les cadrans, les aiguilles, les montres, tout cela est redevenu relatif, assez pathétiquement relatif pour ne plus oser débiter en tranches le relatif érectile. Le métal des instruments de précision — de fausse précision — n’a point fondu aux seuls rayons du soleil souterrain dont s’illumine le moindre tableau de Dali. Les montres molles, elles ont précédé Les Œufs sur le plat sans le plat, dans le « discrédit total du monde de la réalité » que, dès son premier livre, La Femme visible, Dali nous conviait à « systématiser » par un processus violemment paranoïaque [3]. Le délire d’interprétation, délire poétique par excellence, voilà, certes, la possibilité majeure, la meilleure chance d’aller de ce qu’il est convenu d’appeler réalité (c’est-à-dire du plus sordide, du plus figé) à la surréalité (c’est-à-dire au plus généreux, au plus mouvant). Et, s’il vous plaît, prière de ne point prendre la surréalité pour un refuge nouménal d’où dédaigner le monde des phénomènes.

La surréalité, mais on pourrait la définir ainsi : réalité rendue à son devenir, réalité se dépassant elle-même et destinée à se dépasser sans cesse elle-même. L’homme qui doit, selon l’expression familière, savoir sortir de lui-même, comment y parviendrait-il, sans faire sortir les choses d’elles-mêmes ?

Dans la violence de la surréalité, de la plus que réalité, il faut voir la résurrection du statique au dynamique, alors que, depuis si longtemps, il n’y avait eu que décadence du dynamique au statique, alors que l’horizon culturel était caché par les ordonnateurs de pompes funèbres assignant à chaque sujet, à chaque objet sa forme en guise de cercueil.

« Mais dites donc, messieurs les artistes, messieurs les artistes, mourez les premiers. » À Dada revient la gloire de cette mise en demeure. Après lui, le surréalisme ne cessa jamais de venir troubler la fête, cet enterrement de première classe, car il entendait rendre à la vie contradictoire et féconde les notions que les grands théoriciens et praticiens du matérialisme dialectique ont toujours définies « reflets des choses en nous ».

Quand ce ne serait que pour préciser, objectiver l’objet, il importe de savoir comment, avec quelles déformations, chemin faisant, ses reflets aboutissent au sujet, au subjectif. Le pont des reflets qui fait la navette du sujet à l’objet permet au premier de métamorphoser le second pour, à son tour, se métamorphoser lui-même de la métamorphose dont il est l’auteur.

Ainsi Dali, à la lumière du monde extérieur, éclaire ses complexes, tout comme à la lumière de ses complexes s’éclaire le monde extérieur. Réciprocité. Universelle réciprocité. Il n’y a pas un caillou, pas un brin d’herbe, pas une tasse — portugaise ou non — qui ne se prolonge en échos solaires sur le non moins solaire et très activement réflecteur écran de la vie mentale [4].

Innovateur, rénovateur, Dali a renoué avec les grandes traditions, avec les grands mythes. Il a renoué parce que, d’abord, il entendait que rendît gorge cette grande vache de tradition. Il entendait aussi qu’elle accouchât de tous les anamorphiques dont elle était enceinte depuis des siècles, la vieille hypocrite qui ne s’absorbait, n’absorbait les autres dans des questions de pure forme que pour ne pas montrer le fond, le fond de son sac.

Quant aux grands mythes, déjà, il les a incorporés à la petite vie d’où ils sont issus. Il faut que les dieux, les demi-dieux, les personnages fabuleux sortent de leurs gaines minérales, insensibles et tabou. Voici qu’Hermaphrodite a quitté le marbre où depuis plus de deux mille ans son corps unique et double demeurait frigorifié. Le voici rendu à l’âge, à la vie, le voici devenu vieux, devenu père et mère, maintenant.

Parce que, seule, l’intuition permet aux seuls poètes de s’y retrouver dans le dédale des créations mythiques ou semi-mythiques, parce que l’inspiration seule sait trouver le lien qui unit les inspirations les plus étrangères en apparence et en fait communiquer librement, de plain-pied, les parties les plus éloignées les unes des autres dans le temps et l’espace, c’était bien à Dali de nous présenter ce vieux principe mâle, ce vieux principe femelle, ce vieil Hermès, cette vieille Aphrodite, l’Hermaphrodite de jadis, aujourd’hui métamorphosé en Guillaume Tell. Dans le Guillaume Tell de Dali, il nous faut reconnaître, sous son aspect le plus hallucinant, la « mère fantastique », c’est-à-dire selon ce qu’ont su nous en apprendre les psychanalystes, la mère saillie par le père. Et voilà pourquoi Dali a décoré son Guillaume Tell de tout ce que l’un et l’autre sexe ont de spécifiquement saillants : pénis et seins de femme.

L’enfant, l’enfant de Guillaume Tell, c’est-à-dire Dali, au lieu de s’attendrir sur sa petite personne, au lieu de se complaire dans des délectations moroses, de se soûler de liqueurs coenesthétiques, de se perdre dans l’abstrait d’indéchiffrables musiques, l’enfant, l’artiste pour échapper à l’emprise parentale, universelle, Dali, pour passer à d’autres notions, à d’autres reflets, extériorise la notion, les reflets redoutés. Ainsi chaque oeuvre, par sa portée psychanalytique générale et particulière, marque un nouveau pas sur le chemin qui mène l’auteur à de nouvelles étapes. Alors, elle n’a plus qu’à le regarder s’éloigner, elle n’a plus qu’à grimper aux arbres [5] cette mère fantastique [6] et carnassière, ce Guillaume Tell qui ne coiffait son fils d’une pomme (la coiffure dans la symbolique freudienne a toujours un sens phallique) qu’afin de percer d’une flèche ladite pomme, comme si l’enfant devait être d’un seul coup châtré, sodomisé et mangé…

Mais que Guillaume Tell se hérisse d’érections énigmatiques, terrifiantes, de la fesse droite à la visière de sa casquette, chacune de ses nouvelles incarnations n’est pour Dali qu’un moyen — mais quel moyen ! — de recréer ce dont il a été créé, ce qui l’a créé. Ainsi domine-t-il la situation. Ainsi son oeil diurne est-il maître des plus fabuleux membres nocturnes. À chaque heure son soleil pour éclairer ce héros épique. Mais comme il est grand voyageur, voici libre, libérée de sa présence, la place qui fut celle des premiers jeux, des jeux lugubres. Voici l’éclosion en pleine terre, en plein amour, voici l’éclosion du complexe des roses. Voici Gradiva, sa tête est de roses qui s’effeuillent, son ventre s’ouvre sur une rose, qui saigne, qui saigne du sang humain, le plus humain, jamais trop humain, car autrement humain, bien autrement humain que cet humain trop humain dont humanistes et humanitaristes entendaient nous imposer les injonctions restrictives. Ici, Dali rejoint Sade, Lautréamont [7], et dans les plus cruelles fantaisies dont les corps sont les objets, c’est l’aurore des plus fines, des plus neuves, des plus fortes idées.

Gradiva : tout est à glorifier dans la femme aimée, tout est à glorifier de la femme aimée ; ses entrailles, ses boyaux sont des fleurs amoureuses.

À Babylone, nous apprend Otto Rank, le temple le plus ancien s’appelait temple des intestins et avait la forme même des intestins [8]. Comme si, dès la plus haute antiquité, un tel temple avait été construit pour abriter l’objet surréaliste, les plus récents travaux de Dali sur le cannibalisme, nous ont appris de cet objet qu’il était fait pour être mangé. Être mangé afin de ressusciter, sous formes d’anamorphes coniques, de météorites [9]. Dali n’entend point, en effet, se, nous confirmer au stade oral, à ce narcissisme [10], qui fait que l’individu dévore l’univers, le supprime, le détruit dans tous ses objets pour se jouer à lui-même le rôle d’objet et, n’ayant plus d’autres notions, d’autres reflets que de soi, détruit, noie l’objet qu’il est devenu.

C’est que, à la vérité (et l’oeuvre de Dali est la plus émouvante illustration de cette vérité), il s’agit non de se perdre dans sa propre ombre mais de se trouver dans les choses, de chercher le perpétuel, non dans la stabilité (la stabilité n’existe pas ; elle n’est que le premier mouvement, le départ au ralenti de la décomposition) mais dans le mouvement. Cela qui passe, à l’ordinaire, pour tragique, cela — sans que nous invoquions une notion primaire, mécanique de progrès —, cela seul donne un prix à la vie, car cela seul donne des chances à la vie.

L’oeuvre de Dali, clé de voûte de ce pont des reflets qui va du continent extérieur à l’île intérieure opale, qui mène du marais d’aujourd’hui au cristal de demain.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après le texte de René Crevel, Nouvelles vues sur Dali et l’obscurantisme (Davos, décembre 1933), Première édition : L’Esprit contre la Raison, Paris, Tchou, 1969.

Notes

[1Voir Minotaure, n° 2 : « De la beauté terrifiante et comestible du modern style. »

[2En décembre 1933, Breton écrit : « Aujourd’hui comme il y a dix ans, je continue à croire aveuglément (aveugle… d’une cécité qui couvre à la fois toutes les choses visibles) au triomphe, par l’auditif ; du visuel invérifiable. » Cf. Minotaure, n° 2, Le Pressage automatique.

[3Si Dali s’est attaché à l’étude, à l’utilisation de la paranoïa et des possibilités qu’elle offre par la connaissance, c’est que les données de tout problème mental se trouvent, à proprement parler, non point posées mais agitées dans leurs plus mouvants détails, à l’occasion de la psychose paranoïaque qui affecte toute la personnalité et non seulement la prolonge, la développe, l’anime, mais encore lui est le miroir à la fois grossissant et précisant qui la reflète et avec elle reflète aussi le milieu de sa croissance. Dans sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, le Dr Lacan a consacré de nombreuses pages à la position théorique et dogmatique du problème. Il différencie, afin d’en mieux connaître les rapports, ce qui a été subjectivement éprouvé et ce qui peut être objectivement constaté. D’ordinaire, ou bien le subjectivo-introspectif s’en va donner dans le panneau métaphysique, ou bien l’observateur soi-disant objectif, sous prétexte de psychologie scientifique, réduit le sujet à l’état de ficelle, le condamne à n’être plus rien qu’une succession de désirs, d’images. Constatons donc, une fois de plus, qu’il s’agit d’éclairer le dedans comme le dehors et non d’opter pour une lumière aux dépens de l’autre. Il n’y a point trop de rayons de l’une et de l’autre contre l’obscurité, l’obscurantisme.

[4Lire à ce propos l’analyse de L’Angélus de Millet.

[5Voir L’Amour et la Mémoire.

[6Mère fantastique aussi cette cafetière qui, déclare Dali, dans un service à café jouait le rôle de mère vis-à-vis des tasses qu’elle emplissait. Or le membre de porcelaine dont l’érection suit glorieusement le ventre de toute cafetière a priori apparaît de signification plus virile que féminine. Et cependant Dali a raison. Cette cafetière est la mère de ces tasses.

[7Voir ses illustrations pour Les Chants de Maldoror.

[8On voit à ce propos quelle nouvelle interprétation peut être donnée du labyrinthe de la mythologie grecque.

[9Voir Le Surréalisme au service de la révolution, n° 5, « Objets psycho-atmosphériques anamorphiques », par Salvador Dali.

[10Le fameux chrétien détachement des liens du monde — à supposer qu’il ne soit pas une simple formule hypocrite —, la faculté de mépriser les objets ou plus simplement de les perdre, voilà d’après les plus récentes découvertes de la psychologie moderne, voilà des preuves indéniables de narcissisme.

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