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Gaëtan Gatian de Clérambault

Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte

Publication posthume (1935)

Date de mise en ligne : samedi 25 novembre 2006

Mots-clés :

Gaëtan Gatian de Clérambault, Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte, Éditions Hippocrate, Paris, 1935 (Publication posthume).

SOUVENIRS D’UN MÉDECIN OPÉRÉ DE LA CATARACTE
Publication posthume
1935

Troubles initiaux

Vers mes 55 ans, certains malaises oculaires que j’avais éprouvés de tout temps s’aggravèrent : les lectures, même de courte durée, me fatiguaient, provoquant des sensations pénibles, avec larmoiement (céphalée, surtout frontale), enfin asthénie générale, parfois même nausées et vertige ; le tout cessant généralement en moins d’une heure si je me reposais étendu, les yeux fermés. Une journée passée sans lecture devenait par cela seul une journée de bien-être ; au réveil, le lendemain, j’étais dispos et vif.

Pour prévenir les malaises susdits, j’avais soin d’interrompre fréquemment mes lectures et de m’adonner à des rangements ou à de menus travaux mécaniques ; mais le rendement d’un tel programme était médiocre, parce qu’aucun travail n’est fructueux avant une phase de mise en train. D’ailleurs les malaises dus à la lecture me donnaient le dégoût du mouvement, en sorte que je n’étais plus capable, provisoirement, que de m’étendre et de méditer.

Je me servis alors, pour lire, de verres faiblement convexes : ils me soulagèrent quelque peu ; mais le charme des longues lectures et le bénéfice des rédactions d’un seul tenant m’étant enlevés, ma productivité en fut très diminuée.

Vers 57 ans, je commençai à voir de mon oeil droit les formes des objets modifiées de façon bizarre. Leurs contours n’étaient plus seulement imprécis, mais multipliés. Dans la nuit, tout point lumineux se changeait en constellation ; les anses incandescentes des ampoules électriques semblaient au nombre de cinq ou six dans chaque ampoule.

Des enseignes lumineuses chaque lettre m’apparaissait pourvue de lettres satellites semblables, et posées plus haut ou plus bas, tantôt nettement en dehors d’elle et tantôt empiétant sur elle ; quelquefois une ou deux d’entre ces lettres étaient d’une telle intensité que, sans leur place hors de l’alignement, j’aurais eu peine à les distinguer de l’image vraie ; cela surtout s’il s’agissait de lettres élancées et minces. Les déplacements de mon regard modifiaient leurs rapports, et je m’en faisais parfois un jeu.

Dans le jour, surtout en cas de contrastes marqués entre clair et sombre, seuls les contours les plus lumineux des objets se dédoublaient ; les contours clairs et irréels m’apparaissaient d’autant plus nets qu’ils trouvaient pour se détacher un fond plus sombre.

Un objet vu à jour frisant semblait composé de méridiens s’interséquant, au centre desquels résidait un noyau sombre ; une boule vue à contre-jour semblait un éclatement figé, chaque éclat gardant bien sa forme de fuseau en s’écartant des autres éclats. Une série de boules ornant le haut d’un paravent placé entre mon lit et la fenêtre m’apparaissait comme une série de tulipes en cristal fumé, aux pétales dissociés, mais non pas dispersés, se laissant voir les uns aux autres par transparence, avec des arêtes lumineuses et des obscurités graduées dues aux nombreuses intersections ; parfois l’ensemble des segments rappelait plutôt une mandarine subdivisée, mais une mandarine translucide, dont les segments vus à travers les uns des autres, avec arêtes courbes brillantes et intersections assombries, semblaient se tenir par attraction après avoir perdu le contact. Chaque tulipe ou chaque mandarine ainsi dissociée paraissait ne plus adhérer à son support, mais être suspendue au-dessous de lui ; et leur série bien alignée avait quelque chose de léger et de délicat.

Vers la même époque, je devins très sensible aux contrastes lumineux ; toute zone éclairée m’occultait les zones voisines. Ainsi les meubles placés à côté d’une fenêtre se perdaient dans l’obscurité ; phénomène dû évidemment à la diffraction des rayons rencontrant des paillettes opaques à leur passage dans le cristallin.

D’autre part, l’état d’éblouissement persistait après l’impression lumineuse, plus qu’au temps de ma vision normale ; je ne saurais en dire la raison.

L’éclairage nocturne des villes prît pour moi un aspect étrange et non dépourvu de quelque beauté.

Les gros globes électriques me semblaient amplifiés cinq ou six fois, et de plus, volatilisés, pour se recondenser en fils, bien entendu incandescents, sous forme de rosaces imparfaites, le plus souvent hexagonales avec tous leurs cotes concaves ; le champ intérieur des rosaces était rempli par un fouillis de fils lumineux comparables à de la paille de fer portée au rouge ; l’irrégularité de ce reticulum, l’inégalité des côtés et la dissemblance de leurs courbes, le caractère un peu scalène de tout l’ensemble, passaient la mesure des gauchissements que la nature apporte d’habitude dans ses constructions géométriques, comme l’oursin ou l’étoile de mer, et bien d’autres êtres marins : l’impression esthétique en était diminuée.

L’hexagone aux côtés concaves semblait tendre à devenir étoile ; parfois il tendait à devenir un heptagone, par dédoublement d’un côté sans modification des autres ; toujours le côté dédoublé était le côté inférieur gauche, et la petite pointe surnuméraire le remplaçant rappelait cet embryon de branche qu’on voit parfois entre deux branches d’une astérie.

Ces images lumineuses mesuraient en diamètre un mètre et demi ou davantage, et par surplus elles s’entouraient d’irradiations fines, rectilignes et bien centrées. De ces irradiations, les unes naissaient au contact de l’hexagone, les autres plus loin, comme bissectrices de l’angle de deux rayons voisins, et ainsi de suite ; certains des rayons étaient courts et d’autres longs, certains continus, d’autres rompus, tous étaient faiblement irisés, mais non pas uniformément ; chaque rayon se trouvait composé de traits colorés mis bout à bout, les couleurs opposées se suivant comme se suivent sur une épine de porc-épic le blanc et le brun.

Chaque image apparaissait plane ; le rayonnement de l’image se faisait dans le plan seul de cette image ; quand des images se succédaient en profondeur, j’avais la sensation du recul, mais non du relief, comme il arrive devant les portants d’un théâtre et parfois au stéréoscope. Bref, je ne percevais que partiellement la perspective.

L’aspect nocturne des boulevards et plus encore celui des quais prenait un caractère féerique, du fait des feux multipliés, de leurs auréoles irradiantes et de leur tendance à se rejoindre soit en cordons, soit en rosaces ; l’air même semblait rempli d’une poudre de lumière ; l’illumination, dégagée presque totalement de son cadre urbain, prenait par moments une ampleur astronomique.

Dans le même temps la lecture me devenait difficile ; les lignes d’impression se confondaient en une grisaille ; à distance je ne pouvais quelquefois distinguer une page imprimée d’une page blanche ; j’écrivais en me lisant mais ne pouvais me relire ; si je cessais un instant d’écrire, j’avais peine à remettre la plume au point voulu pour continuer. L’écriture au crayon me devenait invisible. Dans mon Service, je faisais lire tous les dossiers ; à la maison je me faisais lire les revues ou livres, procédé acceptable quand il s’agit d’un texte court et précieux, mais exaspérant quand, cherchant des documents, vous auriez besoin de survoler cent pages à l’heure, ce qu’autrui ne peut faire pour vous.

L’usage d’une loupe, qui me permettait de courtes lectures, me fatiguait. La recherche d’un livre à l’aide d’une loupe sur des rayons de bibliothèques demandait un temps excessif. Au-dehors, des jumelles me rendaient quelques services. Ces palliatifs devinrent graduellement impuissants. Je ne reconnaissais plus les gens qu’à la démarche, j’appréciais très mal les distances, surtout celles des phares de voitures ; je ne traversais les rues qu’avec appréhension, attendant devant les passages cloutés un passant d’allure sage et ferme sur qui je pusse régler mes mouvements. Plusieurs fois, je demandai à des inconnus de vouloir bien me faire traverser.

Dans ma maison j’étais exposé à des chutes, je me heurtais aux angles des meubles et battants des portes, je faisais tomber des objets. Dès que je posais un petit objet, je risquais de ne plus le retrouver l’instant d’après : ainsi ma plume sur mon bureau. J’usais de moyens mnémoniques et raisonnais toute place provisoire de toute chose ; mais j’oubliais bientôt mes moyens mnémoniques ou bien je m’en rappelais plusieurs et je devais, sans être guidé par nulle idée, palper la surface de ma table ; retrouver un papier parmi d’autres papiers devenait une tâche interminable. Cet état de perte et de recherche qui coupait sans cesse mon travail, et qui au début m’irritait, ne m’inspirait plus, vers la fin, qu’un découragement résigné ; je me faisais pitié à moi-même.

Ma demi-cécité ne rendait plus fatigante la pensée même, car à l’état sain, en rêvant, nous prenons encore point d’appui sur l’extérieur soit pour nous reposer de notre pensée, soit pour retrouver cette pensée ; privés de cette aide nous devons par effort et sans repos pousser la marche des idées ou la retrouver ; la rêverie est bien moins aidée dans une obscurité totale que devant un décor d’intérieur ou un paysage. Jamais je n’avais senti cette dépendance des choses.

Bien que médecin, je n’ai compris que tard ma maladie. En raison des images multiples (polyopie) je crus un astigmatisme compliqué. Enfin la baisse globale de la vision à droite me fit redouter une cataracte ou quelque autre lésion plus grave. Finalement mon cristallin droit devint visible pour moi-même devant un miroir, et, sous des incidences obliques de la lumière, pour des personnes non averties ; on me déclarait que j’avais une prunelle d’argent, ou une prunelle couleur de lune.

La méthode de Barraquer

J’entendis parler de la méthode de Barraquer. Par cette méthode (qui consiste à extirper le cristallin dans sa capsule en le fixant par aspiration), toute cataracte était opérable dès le début ; les deux yeux pouvaient être opérés en quinze jours ; bref, la question de maturation ne se posait plus et, d’autre part, toute récidive était exclue, puisqu’aucune bribe du cristallin ni de son enveloppe ne subsistait.

Barraquer force la capsule du cristallin et, avec elle, le cristallin, à adhérer à une ventouse manœuvrée au bout d’un tube souple où, dès que la ventouse est posée, le vide est fait, vide relatif et réglable instantanément. Mais ce n’est pas tout de le saisir, il reste encore à détacher de son support, la zonula.

Or, cette libération se trouve être opérée, ipso facto, par une action supplémentaire de la ventouse qui relève d’un principe singulier. Une bande d’étoffe étant fixée à l’une de ses extrémités, pratiquez une forte traction sur son bout libre ; la rupture aura lieu à son attache distale, si votre traction a été lente, et à son attache proximale si votre traction a été brusque et, par suite n’a pu se prolonger le long de la bande. Ce qui est vrai d’une traction rectiligne sera vrai d’une traction rayonnante, celle-ci n’étant qu’un groupe de tractions rectilignes.

Le cristallin n’étant pas rigide, au moment où l’aspiration le fait adhérer à la ventouse, il se bombe, diminuant de diamètre ; par suite la zonula est tirée vers le centre ; et elle se rompt juste au contact de la capsule parce que, surprise en état d’inertie, elle n’a pas eu le temps de transmettre la traction reçue. En effet, la durée de cette traction est de l’ordre du six-millième de seconde ; elle est due à l’oscillation ultra-rapide de la pression dans la ventouse, au rythme, par seconde, d’environ six milles secousses.

En résumé, à l’aide d’une ventouse vibratoire, le cristallin et sa capsule sont à la fois saisis et déliés de leur attache : saisis par simple aspiration et détachés par vibration. L’association de ces deux procédés est géniale.

Ni l’un ni l’autre des deux procédés conjugués, aspiration et vibration, n’avaient d’exemple dans l’industrie ni en médecine. Ni la préhension par ventouse d’un corps solide, ni le déchirement par vibration n’étaient connus ni soupçonnés, parce qu’il n’y avait pas de problèmes mécaniques qu’ils pussent résoudre.

L’idée première de la ventouse appliquée à un cristallin s’est présentée à Barraquer quand il avait moins de 25 ans. Veillant son père malade et regardant, dans un verre, des sangsues tenues en réserve, il en vit une qui ramassait au fond du verre, de petits cailloux pour les soulever et les brandir. Il dit à son père : « Ce serait beau de pouvoir saisir de cette façon un cristallin. » Son père lui répondit : « Garde bien cette idée, étudie-la ; tu tiens peut-être une invention. »

Séduit d’emblée par la beauté du procédé, je l’étudiai dans la thèse d’un confrère français, le Dr Cadilhac, d’Amiens.

Je rendis visite à un opéré de Barraquer, membre du barreau parisien, qui me permit de voir ses pupilles, d’une circulante parfaite, et d’éprouver la qualité de sa vision. Sa femme me décrivit les deux opérations auxquelles elle avait assisté. « Le cristallin sort de sa niche, dit-elle, comme un petit animal, glisse sur la joue et tombe à terre. » Elle montra, contenus dans deux tubes, les ex-cristallins de son mari, qu’elle conservait avec piété. Je partageai vite l’enthousiasme du couple heureux et je sortis réconforté.

Vers la lumière

Je décidai de voyager seul, non sans quelques appréhensions au sujet des marches à franchir, rails à traverser, circulations rapides de guichet à guichet, à la frontière. Le premier glissement du wagon me remplit de joie, comme un commencement de délivrance.

Je voyageais de nuit ; les lumières des voies, des gares et des groupements urbains me servirent à étudier, pour une des dernières fois, mes déformations perspectives.

Le chauffeur à qui je donne l’adresse de la clinique s’exclame, joyeux : « Chez Barraquer ! il m’a guéri et n’a rien voulu accepter. »

Je subis interrogatoires et examens de la part des collaborateurs de Barraquer, aux points de vue anamnèse générale et spéciale, état du coeur et des vaisseaux, perméabilité des canaux lacrymaux, flore microbienne des yeux et à d’autres points de vue encore.

Puis je suis amené devant le Maître, homme maigre, vif et souriant dont l’aspect serait d’un artiste, et même artiste romantique, si l’on ne sentait en lui d’emblée un parti pris d’observation, de minutie et de méthode. Après quelques phrases amicales, dans un français d’une grande pureté (et quelque peu ensoleillé), il prend connaissance de mes fiches, m’examine et me dit que je serai opéré demain, si toutes les analyses de ce soir sont favorables. Je le quitte en lui disant gaiement « : Je vois poindre la fin du tunnel. »

Un pansement occlusif posé sur mon oeil droit et maintenu par un bandeau noir prépare l’asepsie de la région opératoire. Le lendemain, à 8 heures, je reviens : je serai opéré vers midi.

Resté dans un salon d’attente, je m’occupe à examiner les consultants. Les hommes sont presque tous accompagnés d’une femme et les femmes le sont, presque toutes, de deux personnes. Un enfant de 7 ou 8 ans, qui va être opéré, pousse des cris ; le personnel du service le raisonne ; je me demande quel degré atteindra sa terreur, s’il n’est soumis a l’anesthésie générale ; je pense que ses lésions doivent être congénitales et je m’estime heureux auprès de lui.

Suis-je anxieux ? l’idée me vient que beaucoup de gens en cette place doivent avoir envie de s’en aller ; je ne fais que me représenter une telle envie, et mesure bien la différence qui sépare la représentation de l’impulsion et l’idée pure de l’idée force. Ai-je peur ? oui et non. Certes, ma confiance en l’opérateur est absolue, l’opération est réglée et sûre : je n’ai donc à envisager que les aléas communs de toute intervention sur l’oeil. L’idée de la lame dans l’oeil suscite, outre une répulsion instinctive, une inquiétude très rationnelle : à côté de l’opérateur des accidents peuvent survenir, qui retentissent sur l’opération : chutes d’objets, poussée contre un coude, arrêt subit de lumière ou de force motrice. De tels dangers ne sont pas totalement illusoires : deux fois, m’a conté Barraquer, l’obscurité est survenue juste au moment très critique. Dans un cas, il venait de transfixer la cornée : retirer le couteau au jugé ou le laisser longtemps en place exposait également l’iris à une section irréparable. Ses auxiliaires disciplinés surent manoeuvrer sans hâte ni heurt ; un rat de cave fut apporté tout allumé et l’opération continua. Le malade n’avait pas bougé ; il était sourd.

La supputation des dangers comporte des conclusions inverses selon qu’on pense en spectateur ou en premier intéresse. Il est juste de me dire que je n’ai contre moi qu’une chance sur mille ou sur dix mille ; oui, mais si celle-là sort, elle est indivisible. Le calme peut se trouver dans l’oubli des mauvaises chances : c’est la solution paresseuse du fatalisme. Il peut se trouver aussi dans l’effort rationnel de ramener à leurs proportions ces mauvaises chances, tout en les regardant bien en face, et de les accepter en ayant pour réconfort d’avoir pris le meilleur parti et d’être sûr de ne rien regretter, quoi qu’il arrive. Cette méthode-là, je l’ai connue ; c’était au front. Je me plus donc à me représenter l’opération et à me dire que de la situation où je me trouvais il ne pouvait y avoir une issue plus heureuse que la solution Barraquer. J’étais confiant, et quand un reste d’appréhension se réveillait, je le repoussais presque gaiement en me disant : « Je n’y ai pas droit, je représente le troupier français. »

L’opération

Après une heure de ces pensées, une religieuse vint me chercher et me conduisit dans ma chambre. Elle me prévint de me mettre en tenue de lit pour cinq jours ; pendant ce temps nul vêtement ne me devait être mis ni ôté, qui aurait à frôler le visage. En pyjama et kimono, je m’étends sur le lit et je rêve. De temps à autre, je me lève et rouvre ma valise.

L’idée me vient de compulser mon pouls : 76, ce qui est relativement peu rapide ; mais il s’accélère à l’excès des que, quittant mon lit, je fais quelques rangements. Je reviens au lit avec 108 et retrouve promptement 78, 76. Ainsi, labilité du pouls, comme marque d’émotion latente.

Pour cette notation je posais ma montre sur mon lit et surveillais l’aiguille des secondes avec une loupe tenue par la main dont je prenais le pouls. J’aurais voulu noter aussi mon réflexe oculo-cardiaque, mais il m’aurait fallu pour cela une troisième main.

Vers onze heures, une religieuse entre, qui dépose entre mes paupières un peu de pommade et, peu de temps après, un collyre, passe au nitrate d’argent mes cils et mes sourcils (ce dont nous plaisantons elle et moi), me coiffe d’un petit bonnet blanc, genre pâtissier, et me fait revêtir, en place du kimono, un peignoir pelucheux épais, tout opéré étant frileux ; puis elle me quitte.

À midi passé, une autre soeur entre et m’appelle ; Barraquer m’attend. Par un couloir obscur, j’entre dans une avant-pièce sombre, dont tout le fond est formé d’une glace donnant sur une pièce éclairée qui est la salle d’opération. La première salle est celle où se tiennent les spectateurs : médecins ou amis du patient.

La salle d’opération offre un aspect classique, sauf que la moitié du plafond est en soupente, que les parois, si je ne me trompe, sont d’un gris bleu, et qu’en outre des habituelles lampes scialytiques le plafond supporte une rampe lumineuse horizontale qui le traverse dans sa largeur. Dans une atmosphère uniforme comme de l’eau et totalement dépourvue d’ombre, des personnages fantomatiques, ballonnés dans des enveloppes blanches et la face en partie cachée, se meuvent en silence et lentement, comme dans un fluide alourdi, des sortes de scaphandriers derrière une vitre d’aquarium.

J’entre rapidement, je m’applique contre la table dressée, la table bascule ; ma tête est entre les mains du Maître ; son regard est penché sur mon oeil : le duel tragique avec le mal est commencé.

Ma première impression tout à fait imprévue, mais très pénible, est le supplice de l’éblouissement : les lampes et la rampe versent sur moi une lumière fondue mais intense ; dans aucune position du regard je ne puis les fuir ; et je pense aux temps assyriens, où l’on coupait à un prisonnier les paupières avant de l’attacher face au soleil.

Tout le temps de l’opération, j’aurais vécu anxieux par cette idée et révolté contre cette idée, que ma volonté pourrait ne pas suffire à supporter la sensation d’éblouissement, que j’arriverais à ce degré d’énervement qui supprime le contrôle de soi et nous rend à tout le moins incapable d’obéissance, oblige d’implorer un repos, exposé même à des réflexes intempestifs.

Je fis part de mes sensations à Barraquer : il me répondit que ses malades ne se plaignaient jamais de tels malaises et que plus tard il examinerait mon fond de l’oeil pour chercher les raisons de ma sensibilité.

Les manoeuvres du début consistent en quatre injections, dont une intra-orbitaire (rétro-bulbaire) s’adressant au ganglion ciliaire, et trois sous-cutanées, destinées à paralyser l’orbiculaire (technique de van Lint et Villard). De celles-ci, la première longe le bord orbitaire externe, la seconde longe le bord orbitaire inférieur, la troisième est dirigée vers l’émergence du facial. Les aiguilles sont assez épaisses, mais ne causent que douleur banale en place banale ; elles ne sont aptes à provoquer nulle anxiété.

La promptitude et le doigté de Barraquer allègent encore ces menues épreuves ; et j’aurais certes mieux ainsi supporté quatre grandes heures de suite les persécutions cutanées, que d’avoir à fixer environ vingt minutes l’implacable rampe lumineuse.

La liberté du regard m’étant encore laissée, je tâche de suivre les mouvements, sobres et précis, de l’opérateur. Il converse d’ailleurs avec son opéré pendant tout le temps de l’opération, expliquant de façon sincère ou fallacieuse les gestes en cours.

Des gestes plus concentrés m’indiquent que le travail va porter sur la cornée. Je reçois l’ordre de regarder mon orteil droit, mon orteil gauche. Je voudrais suivre encore les gestes de Barraquer, mais je ne peux plus.

Il continue à converser, me prodiguant des notions techniques qui me dépassent et des anecdotes concernant d’anciens malades. Il me conte avoir opéré pour cataracte un ophtalmologiste, dont il doit taire le nom parce que ce praticien a peur que ses clients, le sachant privé de cristallins, ne l’abandonnent. Habitué a l’opération de la cataracte, il en avait suivi sur lui-même les moindres phases, les énonçant avec justesse : « Vous transfixiez, vous sortez en taillant le lambeau, etc. »

Un ralentissement du débit au moment où l’opérateur parlait de transfixion et de lambeau, et le sentiment d’un rapport entre son idée et ses gestes, me firent penser que précisément à ce moment il transfixiait et sectionnait.

Je lui dis : « Vous êtes par surcroît un psychologue : vous détournez mon attention, vous suivez à la fois deux pensées. » Je continue en lui parlant de ce médecin militaire roumain qui, sous rachi-anesthésie, s’est délivré de son appendice vermiculaire ; nous commentons le cas en détail.

La conversation n’avait lieu qu’entre nous deux. Le confrère assis à ma droite se taisait, surveillait le champ opératoire, la religieuse, plus loin à ma gauche, debout, regardait avec détachement, me semblait-ii, son rôle étant encore restreint.

Courte pause dans le discours du Maître ; un grand temps doit être accompli, cornée ouverte ; je pense que la ventouse va être apposée de suite : erreur, je n’entends pas encore marcher le moteur ; il y a va-et-vient d’instruments entre la soeur et Barraquer. J’ai compris plus tard qu’à ce moment le Maître, avec de fins ciseaux, ouvrait cette toute petite fenêtre dans le muscle irien, qui est comme la marque de fabrique et qui, située à la périphérie de l’iris, offre l’avantage à la fois d’être invisible et de ne pas altérer la forme de la pupille.

Enfin, sans que j’aie entendu d’ordre, très doucement, un moteur commandé par la soeur, se met en marche ; on n’entend que lui dans une atmosphère de recueillement ; je n’ose poser aucune question ; il me semble que sur mon oeil droit la lumière s’atténue un peu (peut-être ombre de l’érisiphaque ?). Bruit de moteur encore, puis silence et, je crois, un geste d’écartement près de mon oeil droit, geste de délivrance car, de suite, j’aperçois au-dessus de mon oeil une ouverture circulaire libre, toute lumineuse, comme si j’étais au fond d’un puits dont on viendrait d’enlever le couvercle.

Je demande si mon cristallin est extrait ; on me répond qu’il est à terre ; je dis que j’aimerais à le conserver.

Mais le supplice de l’éblouissement n’est pas fini ; il reste à fermer la plaie de la cornée par sutures de la conjonctive. Il me semble sentir à ce moment de menus tiraillements sans douleur.

Ma résistance a diminué ; je trouve long ce qui tout à l’heure m’eût paru bref ; je demande le nombre des points de suture : cinq. J’espère que quatre sont déjà faits ii n’y en a plus que trois. La conversation continue, avec enjouement des deux parts, mais non sans contrainte de la mienne, car cette arrière-pensée me possède de savoir combien de temps je dois rester maître de mes yeux, face aux lumières.

Je serre des deux mains avec force la cordelière de mon peignoir, nouée sur mon ventre de gisant aux yeux ouverts. Si je fais ainsi, c’est par une mesure de sûreté bien supérieure à la simple dérivation, car il me semble que si ma force d’inhibition venait à faiblir, j’en serais prévenu par un relâchement dans mon étreinte, et que ce signal me rendrait de suite toute la maîtrise de mes réflexes. En outre, un tel effort est dynamogénique, et je reportais sur l’inhibition volontaire la somme d’énergie irradiant de cet effort.

Les sutures achevées, on me bande les deux yeux ; la table bascule en me relevant ; on achève de me dresser en défendant d’y aider : Barraquer me reproche mes mouvements trop vifs. Complètement dans l’obscurité, je sens mes mains saisies par des mains délicates, celles d’une bonne soeur qui, marchant à reculons, m’entraîne, un peu comme pour m’apprendre une danse. Les soeurs, aidées par l’excellent appariteur, me posent sur mon lit ; un confrère me recommande de ne pas parler, ou en parlant, de garder un masque immobile, anglo-saxon, parkinsonien ! On me prévient que les piqûres laissent une sensation de contusion ; je suis sûr de la trouver bénigne, tellement la grande étape franchie me rend optimiste.

Peu après, surviennent des confrères barcelonais. Les médecins collaborateurs de Barraquer, qui passaient plusieurs fois le jour, me recommandaient d’écouter et de ne pas parler, pour éviter des tiraillements à mes sutures conjonctivales. Des soins médicaux, du régime, du confort moral et physique dus aux bons soins du personnel, je ne crois pas utile de parler avec détails. Je remercie tous et un chacun.

Convalescence

Pendant cinq jours que j’ai passés dans une obscurité totale, je crois ne pas m’être ennuyé un seul instant, même étant seul. La joie de la guérison et l’amitié ambiante en étaient cause pour une grande part ; mais j’en devais beaucoup aussi à cette habitude de la vie intérieure qui est commune aux gens d’étude et aux religieux et qui allège aux uns comme aux autres la solitude. Le premier livre de L’Imitation de Jésus-Christ peut, avec quelques transpositions, être regardé comme le programme de toutes les vies méditatives ; et je vérifiai une fois de plus, dans ma chambre noire, la vérité de cette formule : « La cellule qu’on ne quitte pas devient douce. » Je pensais à des conférences que je devais faire une fois guéri et à d’autres sujets dépourvus d’actualité mais conformes à mes habitudes ; et, malgré ma tension d’esprit sans aucun instant de relâchement (puisque pour flâner il faut voir), je ne sentais pas de fatigue.

Cette obscurité prolongée est, parait-il, des plus pénibles aux gens d’esprit fruste et concret et, en quelques heures, elle amène certains d’entre eux à une telle exaspération qu’il faut les délivrer du pansement occlusif (bien entendu du côté sain), moyennant quoi leur fureur cesse. Un alcoolique, opéré par Barraquer, à l’hôpital, enleva des la première nuit son pansement, trouva des habits et sortit. On ne le revit que trois semaines après, guéri sans soins ni incidents, et venant demander des lunettes.

Les délires de la cataracte, qui éclatent chez des intoxiqués, ou des auto-intoxiqués, peuvent avoir partiellement pour cause la terrible contention d’esprit que nous impose la solitude, surtout quand nous ne sommes pas habitués à penser. Souvent, dans l’exercice de ma spécialité, je vois des buveurs délirer, sans excès spéciaux et sans choc, uniquement parce que leur femme et leurs enfants sont en vacances ; d’autres délirent dès leur entrée dans une prison, sans que pourtant l’inculpation minime ou pour eux habituelle les préoccupe. L’obligation de se tenir soi-même compagnie est une épreuve à laquelle nombre de cerveaux ne résistent pas.

Barraquer visite ses malades deux fois par jour. Souvent, il prolongeait ses stations dans ma chambre, pour des causeries. Artiste par ses façons de penser, bien que n’ayant pas l’art pour objet, curieux de toutes les sciences naturelles, sympathisant avec la pensée animale, toujours cherchant la solution de quelques problèmes, toujours remuant et intrépide, il est un foyer prodigieux de vie et de pensée. Sans cesse il perfectionne soit sa célèbre ventouse, soit sa lumière, soit son moteur. Il compte photographier le fond de l’oeil par les rayons ultra-violets (qui n’influencent pas la pupille) et, pour surmonter les obstacles tant biologiques que physiques, il invente des dispositifs amusants par leur imprévu.

Il étudie non pas seulement l’oeil animal, mais les formes animales rares, tel un dipneuste, parent de l’axolotl mexicain, qui ne vit que dans les citernes ibériques, et dont il est collectionneur. Avec les aventures des chiens-loups, des pumas, des guépards, des singes, des reptiles, dont il a été possesseur, on ferait un livre d’historiettes désopilantes. Grand mécanicien, il a étudié le moteur d’auto tant que ce dernier n’a pas demandé une spécialisation extrême. Il connaît toutes les routes d’Europe et tous les chemins vicinaux de France. Comme il se disait fatigué et que je lui indiquais, pour repos, certains coins de Provence ou d’Auvergne, il répondit que l’immobilité l’achèverait, que seul le mouvement le détendait, et que son repos était sur la route. Il a étudié, à Paris, l’histologie auprès de notre bon Mathias Duval, dont il parle avec affection.

Barraquer ne s’attardait pas qu’auprès de moi : je l’entendais converser dans les chambres voisines, pour le plaisir d’être amical, et cela malgré le programme écrasant de ses journées.

Un accident

Au cinquième jour, mon pansement me fut enlevé quelques instants. Barraquer, enchanté de la belle rotondité de ma pupille, me montra cinq doigts, me fit lire, sur une montre avec une loupe, et recouvrit l’oeil. Je restai enchanté d’avoir récupéré la perception de lumière limpide et de couleurs vives, en attendant le discernement des contours à l’aide d’un verre.

Malheureusement, la nuit suivante, un accident vint altérer ces résultats, du moins au point de vue esthétique. Je rapporte cet accident parce qu’il n’est imputable qu’à moi. Cette nuit, je me tournai en dormant sur le côté de l’oeil opéré, et, sous la pression de l’oreiller ou de ma main, les fils conjonctivaux se rompirent, la plaie cornéenne se rouvrit : je compris qu’une hémorragie s’était produite et je redoutai que l’iris n’eût fait hernie.

Je sentais dans l’orbite une brûlure au fer rouge ; la même sensation se prolongeait et se ramifiait dans le nerf maxillaire supérieur, dessinant comme en lignes de feu mes dents et leur innervation. Je me tins assis quelques instants, les mains appliquées devant l’orbite sans la presser ; mais pensant que dans cette position l’iris pourrait mieux faire saillie que dans le décubitus dorsal, je me recouchai.

Je restai éveillé trois heures, souffrant beaucoup, mais ne jugeant pas bon d’appeler personne, puis je m endormis ; a mon réveil je ne souffrais plus.

À huit heures, Barraquer, désolé et furieux, déclare qu’il n’y a pas de malades pires que les médecins, qu’il a eu tort de me laisser recevoir des visites que ce sont mes excès de causerie qui ont fait travailler mon cerveau pendant le sommeil et provoqué un rêve funeste, ou qui ont irrité mes sutures, en sorte que j’ai frotté mon oeil. Le pansement enlevé porte des taches de sang et la cornée lavée montre une chambre antérieure remplie de sang : toute vision en est supprimée. Mais ma confiance en Barraquer est si profonde que premièrement, c’est moi qui tente de le rassurer, et deuxièmement, au lieu de penser à sauver l’oeil, ce que je considère comme acquis, je ne pense qu’à lui conserver son esthétique. Je veux demander à Barraquer, au cas où l’iris ferait saillie, de le refouler sans y pratiquer la section qui est de règle en pareil cas ; je voudrais garder le bénéfice de la Méthode de Barraquer, qui laisse la pupille inchangée. Je demande : « L’iris fait-il saillie ? » Barraquer me répondant non, je n’ai pas lieu de lui demander de temporiser.

De mon oeil gauche cataracté, je ne puis discerner les manoeuvres qu’il pratique avec promptitude sur mon oeil droit ; je reconnais le bruit des ciseaux fins retombant ouverts dans une cuvette et je me demande s’ils ont servi à sectionner des restes de fil ou à entamer mon iris. Optimiste malgré la douleur récente, mais d’autre part affaibli dans mon sens critique par cette douleur, j’admis qu’ils n’avaient sectionné que des restes de fils.

Dans la suite, Barraquer me dit : « À votre question si l’iris faisait saillie, j’aurais répondu oui si vous n’eussiez été médecin, donc apte à comprendre tout le danger. Mon aide m’a jeté un regard étonné quand j’ai dit non ; mais ce regard vous a échappé. Nous risquions iritis, glaucome, perte de l’oeil. Je ne fais le refoulement sans section que sur un iris complètement sain, comme on le rencontre dans les blessures de la cornée, accidentelles et traitées de suite. Sur l’oeil malade traumatisé, toujours j’ai sectionné l’iris. Encore cette précaution ne suffit-elle pas toujours. J’ai vu un officier de marine, le jour ou j’enlevai son pansement, éprouver de sa vue recouvrée et de sa pupille parfaitement ronde une telle joie que sa face se congestionna intensément et qu’une hémorragie se déclara dans l’oeil : l’oeil fut perdu. Un riche Américain venu avec sa famille se réjouissait au sixième jour d’être guéri, lorsque sa fille en l’embrassant lui pressa l’oeil avec le bord de son chapeau ; l’oeil fut perdu.

« Vous courriez d’ailleurs moins de danger après ablation à la fois du cristallin et de sa capsule (méthode dite intra-capsulaire) qu’après celle du cristallin seul (méthode dite extra-capsulaire), méthode classique. En effet, l’extraction du cristallin seul, après ouverture de sa capsule, a lieu pour grattage et laisse forcément des résidus ; or, ces derniers sont une amorce pour l’infection. L’humeur aqueuse est fortement antiseptique : si dans un verre vous la mêlez avec du sang vous n’y verrez pas se faire de culture microbienne ; mêlez-y par contre des débris d’un cristallin cataracté, l’infection s’y développera de suite. »

Au bout de cinq jours, ma chambre antérieure était claire, mon oeil sauvé.

Quelques jours plus tard, Barraquer me dit : « Je vous laisse le choix. Votre deuxième oeil peut être opéré dans un an, ou de suite. Les conditions opératoires, dans un an, seront meilleures. — Vous vous passez pourtant de la maturité, lui répondis-je. — Les conditions opératoires seront plus propices dans un an. — Acceptez-vous d’opérer de suite ? — Oui. — Alors opérons demain ; ma confiance est illimitée. »

Barraquer me remercie de lui prouver ma confiance et chaleureusement me serre la main.

Les rites préparatoires et les rites exécutoires de ma deuxième opération furent les mêmes que précédemment.

Au moment où une soeur m’appelle pour me rendre auprès de Barraquer, deux confrères psychiatres, dans ma chambre, causaient psychiatrie avec moi. Je les invitai à me suivre pour me voir estoquer : ils refusèrent.

Le supplice de l’éblouissement recommença. Dans le courant de l’opération, comme l’aide semblait être un instant inoccupé, je lui demandai de compter mon pouls : 76. Je m’efforçai de suivre les mouvements de l’opérateur, toujours si restreints et si calmes qu’ils semblaient lents.

Une vision heureuse et précise fut celle de la clarté circulaire bien unie qui apparut au-dessus de mon oeil quand l’érisiphaque fut enlevé et, avec lui, mon cristallin. Cette fois encore, la pose des sutures me sembla longue. Les suites opératoires furent exemptes d’incidents ; ma pupille gauche se révéla, après cinq jours, parfaitement ronde ; elle l’est encore.

Vision après opération

La vision restituée par chaque opération s’accompagna, pour l’oeil en cause, de troubles légers que voici :

Bien entendu, flou général de toutes choses vues, un peu comme dans la vue sous l’eau. Puis appréciation inexacte des distances, dans le sens d’un rapprochement. Lorsque je voulais prendre un objet, je savais d’avance qu’il me faudrait pousser la main quelques dix centimètres plus loin que le point vu : voulant monter sur le trottoir, j’en estimais l’arête trop proche, et mon pied ne trouvait pas l’arête, ce qui souvent faillit me faire tomber.

Un phénomène d’astigmatisme, dû sans doute à l’obliquité réciproque des lèvres de la plaie cornéenne dans leur coaptation première était le suivant. Tout point lumineux donnait lieu à une image imparfaitement géométrique, de forme constante. Cette forme, pour mon oeil droit, était celle d’une clef de sol fortement penchée en arrière, avec l’appendice inférieur très allongé et très oblique. Dans la nuit, les lueurs éclatantes des lampadaires et des vitrines m’apparaissaient comme autant de clefs de sol, suspendues à toute hauteur et toute distance, la plus grande dimension de ces singulières figures approchait ou passait deux mètres. Le point brillant d’un clou de cuivre, vu à deux mètres, produisait une clef de sol de vingt-cinq centimètres. Pour mon oeil gauche, moins éprouvé, la fausse image fut de taille moindre : elle représentait une framboise un peu scalène, je veux dire avec base oblique, toute dessinée par des filaments lumineux, comme autrefois la paille de fer incandescente, de mes rosaces. Huit mois encore après mes deux opérations, la clef de sol et la framboise en fils brillants subsistent, mais rapetissées de plus de moitié.

Lorsque les points brillants sont nombreux et serrés (par exemple les trous lumineux d’un feuillage), leur ensemble se systématise avec une discipline curieuse ; toutes les figures sont comme posées sur les points nodaux d’un réseau très régulier, qui est deviné plutôt que perçu. Pour l’oeil droit (qui voit des clefs de sol) ce réseau est losangique, c’est-à-dire fait de deux systèmes de parallèles s’interséquant, mais systèmes à pentes inégales, en sorte que les grands axes des losanges sont penchés. Pour l’oeil gauche (qui voit des framboises de feu), les mailles du réseau sont carrées, toutes les lignes sont horizontales ou verticales, mais chaque case tend à s’arrondir, parce qu’une poussière de lumière remplit ses angles. Dans le système losangique comme dans le système carré les motifs semblent s’attirer, parce que des traînées lumineuses les relient entre eux. L’ensemble est d’un papier de tenture aux motifs peints en poussière d’or.

L’oeil opéré de la cataracte tend à modifier toute couleur par l’addition d’une pointe de bleu. Barraquer m’en avait prévenu. Les couleurs fortes et sombres n’en sont pas modifiées ; les couleurs claires et rabattues changent légèrement de dominante, quelquefois avec avantage : un rose pur devient violacé, un rose violacé prend une teinte plus rare ; les nuances crues tendent à disparaître. Sur une figure bien éclairée, le bleu se localise dans les creux : orbites, rides, sillons du sourire, fente des lèvres, racine des cheveux. Un linge blanc apparaît très légèrement bleuâtre dans ses régions bien claires et nettement bleu dans ses zones d’ombre ; parti pris qui rappelle, non sans quelque agrément, les tableaux de la période appelée impressionniste.

Pour mon oeil gauche, la dominante n’est pas bleuâtre mais de teinte lilas. Des lettres blanches sur un fond bleu sont vues cernées d’un liseré rose.

L’emploi de verres fortement convexes comporte quelques troubles. D’abord les dimensions des objets sont grossies démesurément : une tasse est vue comme un petit bol, du papier à lettre semble du papier écolier, une pièce de dix centimes semble une pièce de vingt-cinq, etc. Ensuite les lignes droites ne sont plus vues droites, sauf deux, savoir la verticale médiane et l’horizontale médiane du champ visuel : toutes autres droites deviennent des courbes, donnant aux formes géométriques comme celles des portes des distorsions soit en barillet, soit en gerbe.

Un peintre, opéré lui aussi, me disait : « Je ne vois plus que des tonneaux. » Une feuille de papier bien rectangulaire ne me paraît jamais coupée droite, elle devient un trapézoïde à bords courbes, changeant de forme constamment selon sa position. J’ai perdu non pas le sens, mais la perception de l’angle droit et du droit fil. Selon les incidents du regard, un cercle devient une ellipse ou redevient cercle.

Le fait que, portant mes lunettes, je vois grossis et rapprochés les objets placés au-devant de moi, a pour conséquence de restreindre mon champ de vision, en sorte que les objets placés latéralement, ou même en position antéro-latérale, et qui sans mes lunettes seraient vus, me deviennent cachés ; mes mains les heurtent et des accidents en résultent. De même je heurte du pied, souvent la base des chaises et des tables, ou d’objets appuyés au mur, comme une canne, une planche, une échelle. Je ne vois mes pieds ou n’estime bien leur position que sans lunettes. Bien entendu, ce sont les lunettes pour vision de près qui me trompent le plus.

La vision à distance, avec verres correctifs, est pratiquement satisfaisante pour tous les plans. Pour la lecture, le punctum proximum trop fixe cause quelque gêne ; le texte qu’on éloigne ou qu’on penche devient flou instantanément. L’obligation de changer de lunettes, pour passer du proche au lointain, est une servitude continue. J’use quelquefois d’un subterfuge qui consiste, portant les lunettes pour visions de près, à mettre au-devant d’elles, par instants, un face-à-main aux verres concaves qui en diminue la convergence ; ainsi, écrivant à ma table, je puis voir l’heure à ma pendule sur la cheminée. En termes techniques, ma vision est de dix-dixièmes, autrement dit parfaite, moyennant conditions. Mes yeux sont devenus toutefois plus fatigables qu’au temps jadis.

Dans cet exposé narratif, je me suis abstenu, volontairement, de toutes précisions d’ordre technique. Pour les détails opératoires et pour les avantages spéciaux à la méthode, ainsi que pour les preuves statistiques de sa valeur, nous renvoyons à la thèse du Dr Cadiihac (Thèse de Paris, 1930). Nous tenons nos yeux à la disposition de tout confrère qui voudrait les examiner.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après les Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte de Gaëtan Gatian de Clérambault publiés aux Éditions Hippocrate à Paris en 1935 (Publication posthume).

Gaëtan Gatian de Clérambault se suicida devant son miroir avec son revolver d’officier, le 16 novembre 1934 dans sa maison de Montrouge, après l’échec de ses deux opérations successives de la cataracte, s’apercevant qu’il était devenu aveugle (N.d.E. : PSYCHANALYSE-PARIS.COM).

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