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Théodore Flournoy

Apparences supranormales : Phénomènes physiques

Des Indes à la planète Mars (Chapitre X - §II)

Date de mise en ligne : mercredi 20 septembre 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE DIX
Apparences supranormales

II. PHÉNOMÈNES PHYSIQUES

Cette dénomination consacrée recouvre plusieurs catégories assez diverses de faits étranges. Je ne parlerai que des deux sortes dont Mlle Smith a fourni des échantillons (dont je n’ai, d’ailleurs, jamais été témoin personnellement), à savoir des « apports » et des mouvements d’objets sans contact

1. Apports.

Outre les causes inconnues présidant à leur transport aérien, l’arrivée, dans un local fermé, d’objets extérieurs venant d’une distance souvent considérable implique, pour la traversée des parois du local, soit le détour par une quatrième dimension de l’espace, soit la pénétration de la matière, c’est-à-dire le passage des molécules ou atomes de l’objet (ou même de ses éléments protyliques impondérables, résultant de sa dématérialisation momentanée) entre les molécules ou atomes de la paroi. Tous ces accrocs à nos conceptions vulgaires sur la stabilité de la matière, ou (ce qui est pis) à notre intuition géométrique, me semblent si pénibles à digérer que je serais tenté de leur appliquer le mot de Laplace : « Il y a des choses tellement extraordinaires que rien ne peut en balancer l’invraisemblance. » Ce n’est point pour déclarer faux a priori tous les récits de ce genre, car on sait que le vrai n’est pas toujours vraisemblable ; mais décidément, même dans le cas du brave M. Stainton Moses, le poids des preuves ne réussit pas encore me faire passer par-dessus l’étrangeté des faits.

En ce qui concerne les apports obtenus aux séances de Mlle Smith, ils ont tous eu lieu en 1892-1893, dans les réunions du groupe N.. où l’obscurité favorisa la production de choses merveilleuses en relation étroite avec les visions et messages typologiques.

Je ne cite que pour mémoire certains phénomènes acoustiques mentionnés dans les procès-verbaux : le piano résonna à plusieurs reprises sous les doigts des désincarnés favoris du groupe [1] : il en fut de même d’un violon et d’une sonnette ; une fois aussi on entendit des sons métalliques qui semblaient venir d’une petite boîte à musique, bien qu’il n’y en eût point dans la chambre. Quant aux apports — toujours reçus avec ravissement par les membres du groupe qui ne cessaient de les désirer ardemment et de les réclamer avec instance de leurs amis spirituels —, ils furent assez fréquents et variés. En plein hiver, il pleuvait sur la table des roses, des poignées de violettes, des oeillets, du lilas blanc, etc., ainsi que des branches de verdure ; il s’y trouva entre autres une feuille de lierre portant gravé en toutes lettres, comme à l’emporte-pièce, le nom d’un des principaux désincarnés en jeu. Lors des visions exotiques et chinoises (voir p. 234), on obtint des coquilles de mer encore humides et renfermant du sable, des monnaies chinoises, un petit vase chinois contenant de l’eau où trempait une superbe rose [2], etc. Ces derniers objets étaient apportés en droite ligne de l’Extrême-Orient par les esprits, à preuve qu’ils eurent l’honneur d’une présentation publique dans une séance de la Société d’études psychiques de Genève et furent déposés sur le bureau présidentiel où chacun, moi compris, put constater à son aise leur réalité.

Parmi les témoins de ces faits que j’ai pu retrouver, j’ai rencontré toutes les opinions : la complète conviction de leur authenticité, le scepticisme le plus absolu, et un prudent éclectisme qui pense que quelques-uns de ces apports étaient véritables, mais que les autres pouvaient bien provenir de la poche de tel ou tel membre de ce groupe assez nombreux et mélangé. Mlle Smith elle-même, et Léopold que j’ai souvent interrogé à ce sujet, paraissent n’avoir pas d’idées bien arrêtées là-dessus, et je ne saurais mieux faire que de les imiter.

2. Mouvements d’objets sans contact.

Le déplacement, sans contact et en l’absence de tout procédé mécanique connu, d’objets situés à distance (télékinésie) est très étrange. Cependant, il ne bouleverse que nos notions physiologiques, et ne va pas, comme les apports, jusqu’à renverser nos conceptions sur la constitution de la matière ou sur notre intuition spatiale. Il suppose seulement que l’être vivant possède des forces agissant à distance, ou projette par moment comme qui dirait des espèces d’organes préhensiles surnuméraires, invisibles, capables de manier les objets à la façon de nos mains (force ecténique de Thury, ectoplasmes de Richet, membres dynamiques d’Ochorowicz, etc.). Tels les pseudopodes éphémères — mais visibles — que l’amibe lance dans toutes les directions.

On peut concevoir que, de même que l’atome et la molécule sont le centre d’une influence rayonnante plus ou moins étendue, pareillement l’individu organisé, cellule isolée ou colonie de cellules, serait originairement en possession d’une sphère d’action où il pourrait concentrer son effort plus spécialement tantôt sur un point, tantôt sur un autre ad libitum. Par la répétition, l’habitude, la sélection, l’hérédité et autres principes aimés des biologistes, certaines lignes de force plus constantes se différencieraient dans cette sphère homogène primordiale, et donneraient peu à peu naissance aux organes moteurs. Nos quatre membres en chair et en os, par exemple, balayant l’espace autour de nous, ne seraient qu’un expédient plus économique inventé par la nature, une machine de meilleur rendement élaborée au cours de l’évolution, pour obtenir aux moindres frais les mêmes effets utiles que cette vague puissance sphérique primitive. Ainsi supplantée ou transformée, celle-ci ne se manifesterait plus que très exceptionnellement, dans des états ou chez des individus anormaux, comme une réapparition atavique d’un mode d’agir depuis longtemps tombé en désuétude parce que au fond il est très imparfait et nécessite, sans aucun avantage, une dépense d’énergie vitale beaucoup plus considérable que l’emploi ordinaire des bras et des jambes. À moins encore que ce ne soit la puissance cosmique elle-même, le démiurge amoral et stupide, l’inconscient de M. de Hartmann, qui entre directement enjeu au contact d’un système nerveux détraqué, et réalise ses rêves désordonnés sans passer par le canal régulier du mouvement musculaire.

Mais assez de ces vaporeuses spéculations métaphysiques ou pseudo-biologiques pour rendre compte d’un phénomène dont il sera toujours assez tôt de chercher l’explication précise lorsque son authenticité aura été mise hors de contestation, si tant est que cela arrive jamais. En ce qui me concerne, je déclare sans vergogne que j’y crois tout à fait — pour le moment.

Trois groupes de preuves de diverses natures m’ont graduellement amené s regarder la réalité de ces phénomènes — malgré la difficulté instinctive de les admettre — comme une hypothèse infiniment plus probable que son contraire.

1. J’ai d’abord été ébranlé par la lecture du mémoire trop oublié de M. le professeur Thury [3] ; lequel mémoire me parut (abstraction faite des vues théoriques discutables qui y sont mêlées) un modèle d’observation scientifique dont je ne pouvais négliger le poids qu’en rejetant a priori au nom de leur étrangeté la possibilité même des faits en question, ce qui eût été contre le Principe de Hamlet. Les conversations que j’ai eu le privilège d’avoir avec M. Thury ont contribué pour leur bonne part à susciter en moi une présomption en faveur de ces phénomènes, ce que le livre n’eût évidemment pas fait au même degré si l’auteur m’en eût été personnellement inconnu.

2. Une fois née, mon idée de la probabilité de ces faits s’est trouvée plutôt renforcée qu’affaiblie par un certain nombre de travaux étrangers plus récents, mais je doute qu’aucun d’eux, ni leur ensemble, eût suffi à l’engendrer. C’est ainsi, entre autres, que, les déplacements d’objets sans contact une fois admis par hypothèse, il me paraît plus facile d’expliquer par des phénomènes authentiques de ce genre les observations de Crookes sur les modifications du poids des corps en présence de Home — en dépit des critiques parfaitement méritées au point de vue méthodologique que les publications de Crookes en ce domaine lui ont attirées [4] — que de supposer qu’il ait été simplement la dupe de Home. De même, dans les cas d’« esprits tapageurs » (Poltergeister) publiés par la S.P.R., l’hypothèse exclusive de la naughty little girl, sans adjonction d’aucune trace de télékinésie, me semble une explication moins adéquate et plus improbable que celle de phénomènes réels qui auraient amorcé et entretenu la fraude [5]. Mais tout dépend naturellement de l’opinion préconçue que l’on a sur la possibilité générale ou l’impossibilité de ces faits, et mon sentiment serait certainement autre sans le groupe de preuves précédent, et le suivant.

3. La probabilité des mouvements d’objets sans contact a atteint pour moi un degré qui équivaut pratiquement à la certitude, grâce à M. Richet, auquel je dois d’avoir assisté l’an dernier, chez lui, à quelques séances d’Eusapia Paladino dans des conditions de contrôle telles qu’il ne restait place pour aucun doute — à moins de récuser les témoignages combinés de la vue, de l’ouïe, et du toucher, ainsi que la dose moyenne de sens critique et de perspicacité dont se flatte à tort ou à raison toute intelligence ordinaire ; ou encore, de soupçonner que les murs du cabinet de travail de M. Richet étaient truqués, et lui-même, avec ses savants acolytes, de sinistres farceurs compères de l’aimable Napolitaine, supposition qu’à défaut du bon sens les convenances les plus élémentaires m’interdiraient absolument de faire. Depuis ce moment, je crois à la réalité de la télékinésie de par la contrainte de la perception, sensata et oculata certitudine, pour emprunter l’expression de Galilée [6], qui n’entendait certes pas par là une adhésion irréfléchie aux données des sens telles quelles, comme celle des badauds aux tours d’un prestidigitateur, mais bien le couronnement suprême d’un édifice ayant pour charpente rationnelle l’analyse raisonnée des conditions d’observation et des circonstances concrètes entourant la production du phénomène.

En disant que je crois à ces faits, j’ajoute qu’il ne s’agit point ici d’une conviction dans le sens moral, religieux ou philosophique du terme. Cette croyance est dénuée pour moi de toute importance vitale ; elle ne remue aucune fibre essentielle de mon être, et je ne me sentirais pas la moindre disposition à subir le plus léger martyre pour sa défense. Que les objets se meuvent ou ne se meuvent pas sans contact, cela m’est prodigieusement indifférent et ne joue aucun rôle dans mes pensés de derrière la tête sur le sens du monde et de la vie. L’affirmation du fait s’impose simplement à moi comme le ferait celle d’un phénomène météorologique rare et encore inexpliqué, que j’aurais constaté dans d’excellentes conditions excluant toutes les causes d’erreur connues, après beaucoup d’autres témoins, dignes de foi, dont les descriptions m’auraient déjà ébranlé en dépit de l’étrangeté du phénomène ; que maintenant l’on vînt à fournir la démonstration que nous fûmes tous victimes d’un mirage ou d’une illusion sensorielle, je m’y rendrais sans peine. Pareillement, qu’on arrive à dévoiler un jour les trucs physiques, ou les processus psychologiques fallacieux, qui ont induit en erreur les meilleurs observateurs de télékinésie, depuis M. Thury jusqu’à M. Richet avec la foule de témoins divers dont je fais partie, et je serai le premier à me divertir de la bonne farce que l’art ou la nature nous aura jouée, à applaudir à la perspicacité de celui qui l’aura découverte, à me féliciter surtout de voir rentrer dans le cours des choses ordinaires des apparences surpranormales dont la réalité m’importe aussi peu. Seulement, ici comme ailleurs, les principes de Hamlet et de Laplace subsistent je ne repousse aucunement la possibilité que les faits auxquels j’ai assisté n’aient été au fond qu’illusion et tricherie, mais encore me faudrait-il, à l’appui de cette hypothèse en l’air, quelques preuves proportionnées à l’étrangeté d’une tricherie ou d’une illusion qui se dérobe dès qu’on essaye de l’assigner, et dont personne ne réussit à indiquer la nature. Car il ne suffit pas d’invoquer vaguement des causes générales — supercheries habiles, erreurs des sens et de la mémoire, autosuggestion des assistants, etc. —, lorsque toutes s’évanouissent aussitôt qu’on cherche à les préciser, ou viennent échouer devant les circonstances données [7]. Tant que je n’aperçois aucune explication adéquatement et spécifiquement applicable aux phénomènes tels que je les ai constatés, tant qu’au contraire toutes les explications proposées et valables en d’autres occasions sont, de fait, exclues par les conditions concrètes où l’observation a eu lieu, l’étrangeté du phénomène est pour moi plus que compensée par sa certitude empirique, et j’en reste, jusqu’à preuve du contraire, à l’admission de son authenticité supranormale. Parler et penser autrement serait, au point actuel de mon expérience en ce domaine, manquer de franchise ou me classer moi-même dans la catégorie des esprits forts de La Bruyère — tout comme, par contre, je n’hésiterais pas à mettre dans celle des « âmes crédules » le lecteur qui accepterait de croire aux mouvements d’objets sans contact uniquement sur ce que je viens de lui en dire !

Voilà un préambule bien démesuré pour les faits dont j’ai à parler ici, car ils se réduisent à quelques déplacements d’objets sans contact (lévitation de tables, transport ou projection de fleurs et choses diverses situées hors d’atteinte, etc.) dont Hélène et sa mère auraient été témoins à diverses reprises en leur domicile. Je ne puis être taxé de scepticisme entêté puisque je viens d’exposer que j’admets la réalité de la télékinésie ; je dois cependant avouer que, dans le cas présent, tous les récits qu’on m’a faits laissent énormément à désirer au point de vue évidentiel. Sans suspecter aucunement la parfaite bonne foi et l’entière conviction de Mme et Mlle Smith, il suffit de se rappeler le rôle ordinaire de la mal-observation et des erreurs de mémoire dans les histoires d’événements supranormaux, pour qu’on ne puisse attribuer une grande valeur probante au témoignage d’ailleurs absolument sincère de ces dames.

Dans l’incapacité où je suis de me prononcer sur des phénomènes auxquels je n’ai point assisté, je relèverai cependant un point qui pourrait militer en faveur de leur authenticité (une fois leur possibilité admise par hypothèse) : c’est que ces phénomènes se sont toujours produits dans des conditions exceptionnelles, alors qu’Hélène était dans un état anormal ou en proie à une vive et profonde émotion. D’un côté, cette circonstance augmente les chances de mal-observation ; mais, d’un autre côté, le jour où il viendrait à être bien établi que — comme le donnent à penser diverses observations — certains états anormaux ou émotionnels mettent en liberté dans l’organisme des forces latentes d’action à distance, il serait permis de supposer qu’il s’est peut-être passé quelque chose d’analogue chez Mlle Smith. Voici, comme échantillon de ces cas perplexes, un fait qui lui arriva pendant la période d’indisposition générale citée p. 55 ; je reproduis, en l’abrégeant et l’annotant, le récit qu’Hélène m’en envoya le lendemain.

… Hier au soir j’ai eu la visite de M. H. ! Je n’ai pas besoin de vous analyser mon impression, vous la comprendrez aussi bien que moi [8]. Il venait me dire qu’il avait fait une séance avec une dame qui m’est inconnue, et que cette dite dame aurait vu Léopold qui lui aurait donné un remède pour le mal que je pouvais avoir. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui apprendre que Léopold m’avait affirmé qu’il ne se manifestait qu’à moi, et que, par conséquent, j’avais beaucoup de peine à admettre ses soi-disant passages chez ceux-ci ou chez ceux-là ! Mais là n’est pas le plus intéressant de la chose.

Pendant que M. H. me parlait, j’ai senti à un moment donné une vive douleur dans la tempe gauche ; et, peut-être deux minutes après, mes regards, qui, malgré moi, se dirigeaient toujours du côté du piano sur lequel j’avais posé deux oranges déjà la veille, se trouvaient tout à fait fascinés je ne sais par quoi. Puis, tout à coup, au moment où nous nous y attendions le moins — nous étions tous trois [9] assis à une distance raisonnable du piano — une des oranges se déplaça et vint rouler à mes pieds. Mon père prétendit qu’elle avait sans doute été posée un peu trop au bord du couvercle et qu’à un moment donné elle était tombée tout naturellement. M. H. a de suite vu dans cet incident l’intervention de quelque esprit. Moi je n’osai pas me prononcer. Enfin, je ramassai l’orange [10] et nous parlâmes de tout autre chose.

M. H. est resté environ une heure ; ii est parti à 9 heures juste. Mon père est de suite allé se coucher et dormit bientôt profondément. Je suis entrée dans la chambre de ma mère pour lui donner quelques détails sur la visite de M. H. Je lui parlai, en outre, de la chute de cette orange, et quelle fut ma surprise en retournant au salon et vers le piano, pour prendre la lampe qui était posée dessus, de ne plus trouver la fameuse orange ! Il n’y en avait plus qu’une ; celle que j’avais ramassée et reposée à côté de l’autre avait disparu. Je la cherchai partout, mais sans succès. Je revins vers ma mère et, pendant que je lui parlais de la chose, nous entendîmes une chute dans le vestibule ; je pris la lampe pour voir ce qui avait pu tomber ; je distinguai, tout à fait dans le fond [vers la porte d’entrée de l’appartement], l’orange tant cherchée !

Là, alors franchement je me demandai si je n’étais pas en présence de quelque manifestation spirite. Je tâchai de ne pas trop m’effrayer, je pris l’orange pour la montrer à ma mère ; je retournai au piano pour prendre la seconde, afin que rien de semblable ne vînt de nouveau nous effrayer ; mais à son tour elle avait aussi disparu ! Alors je me sentis toute tremblante ; je rentrai dans la chambre de ma mère et, pendant que nous causions de la chose, nous entendîmes de nouveau qu’on lançait quelque chose avec violence et, me précipitant pour regarder ce qui arrivait, je vis ma seconde orange exactement posée à la même place que l’autre [derrière la porte d’entrée], et passablement meurtrie. Pensez un peu comme nous étions émotionnées ! … Je pris les oranges, et allai sans perdre un instant les enfermer dans l’armoire de la cuisine où je les ai retrouvées le lendemain matin ; elles n’avaient pas bougé. Je ne me suis pas couchée sans quelque crainte, mais heureusement je me suis vite endormie. Ma mère est persuadée que c’est M. H. qui a amené quelque mauvais esprit dans la maison, et elle n’est pas très tranquille…

Il résulte des explications orales de Mlle Smith et de sa mère, ainsi que de la disposition des lieux, que les oranges auraient été projetées à une distance de neuf mètres, depuis le piano, à travers la porte du salon grande ouverte sur le vestibule, contre la porte de l’appartement, comme pour poursuivre et frapper fictivement M. H., sorti par cette porte quelques moments auparavant.

On est sans doute toujours en droit d’écarter d’emblée, comme présentant trop peu de garanties, les histoires extraordinaires d’une personne sujette aux hallucinations. Dans l’espèce, cependant, tout ce que je sais de Mlle Smith et de ses parents m’empêche de le faire et me persuade que son récit est foncièrement exact, ce qui ne veut point dire qu’il y ait eu là quoi que ce soit de supranormal. On a, en effet, le choix entre deux interprétations.

1. Dans l’hypothèse d’une télékinésie véritable, voici comment se résumerait l’aventure. L’émotion due à la visite inattendue et désagréable de M. H. aurait amené une division de la conscience ; les sentiments d’agacement, de colère, de répulsion contre lui, se seraient condensés en quelque sous-personnalité qui, dans l’ébranlement général de tout l’organisme psychophysiologique, aurait momentanément retrouvé l’usage de ces forces primitives d’action à distance actuellement soustraites à la volonté normale ; et ainsi se serait automatiquement réalisée au-dehors, sans la participation du Moi ordinaire lié par l’éducation et les convenances, l’idée instinctive de bombarder ce visiteur malappris. Noter l’aura douloureuse à la tempe et la fascination du regard qui ont, d’après le récit d’Hélène, précédé la première ébauche du phénomène, l’orange chutant et venant rouler à ses pieds.

2. Mais la supposition certainement la plus naturelle, c’est que Mlle Smith a elle-même — je veux dire par l’usage ordinaire de ses membres — pris et lancé ces projectiles dans des accès d’automatisme musculaire inconscient [11]. Il est vrai que cela s’accorderait moins bien que la télékinésie avec la présence soit de son père et de M. H., soit de sa mère, lesquels ne l’ont point vue faire les mouvements supposés ; mais une distraction, même chez des témoins normaux, semblera toujours plus facile à admettre que la production authentique d’un phénomène supranormal.

Je n’insiste pas davantage sur ce sujet, que n’éclairciraient guère les autres épisodes du même ordre, d’ailleurs très rares (une demi-douzaine au plus), qui ont frappé Mlle Smith et sa mère depuis que je les connais. Hélène n’a aucune conscience de posséder des facultés de mouvement à distance, et elle attribue toujours ces phénomènes à des interventions spirites. Léopold, d’autre part, n’a jamais reconnu en être l’auteur ; il prétend que c’est Hélène qui possède en elle-même des pouvoirs supranormaux, et qu’elle n’aurait qu’à vouloir les mettre en jeu pour y réussir, mais qu’elle ne veut pas [ou ne sait pas vouloir]. Toutes mes suggestions et instances répétées auprès de Léopold et d’Hélène tant éveillée qu’en somnambulisme, dans l’espoir d’obtenir quelque phénomène physique en ma présence, ne fût-ce qu’un tout petit mouvement de table sans contact, sont restées vaines jusqu’ici.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Au dire d’un des témoins (déplorablement sceptique de sa nature), ces sons furent toujours confus et tels qu’aurait pu les produire le genou d’un des assistants appuyant sur le clavier et enfonçant plusieurs notes à la fois. Le piano était ouvert, et l’on faisait la chaîne debout tout autour.

[2Les témoins que j’ai interrogés ne sont pas d’accord sur la quantité d’eau contenue dans cette potiche ; suivant les uns, il n’en tomba que quelques gouttes lorsqu’on la retourna, suivant d’autres elle était pleine jusqu’au bord et n’aurait pu être apportée ainsi, avec la rose, dans la poche de quelqu’un.

[3M. Thury, Les Tables tournantes considérées au point de vue de la question de physique générale qui s’y rattache, etc., Genève, 1855.

[4A. Lehmann (Aberglaube und Zauberei, p. 270-273) a insisté sur les fâcheuses contradictions (ou du moins les différences) qui éclatent entre les deux récits de Crookes, et qui jettent une certaine suspicion sur la valeur de ses expériences ; mais, d’autre part, le jour défavorable que les remarques de Lehmann font rejaillir indirectement sur Home s’accorde mal avec ce qui paraît avoir été le caractère véritable de ce dernier. — Ceci m’amène à toucher un mot du fameux cas de Katie King. Bien que je n’aie pas à en parler à propos de Mlle Smith, qui n’a jamais présenté la moindre apparence de « matérialisation », je tiens à dire, afin d’éviter tout malentendu, que je me sens d’un affreux scepticisme sur cette affaire-là. Je trouve les preuves publiées par Crookes plus faibles dans ce cas que dans celui de Home, alors que le fait à prouver est à mon sens colossalement plus difficile à admettre ; de plus, ce que l’on sait des caractères comparés de Home et de Mlle Cook me semble tout à l’avantage du premier, et ne contribue pas à augmenter ma confiance dans les expériences de Crookes avec la seconde.

[5Voir F. Podmore, Studies in Psychical Research, Londres, 1897, chap. V, « Poltergeists », Proceed. S.P.R., vol. XII, p. 45) ; et la discussion entre Lang (The Making Religion, Londres, 1898, append. B), Podmore (Proceed. S.P.R., vol XIV, 133-136), Wallace (Journ. S.P.R., février 1899), etc. ; discussion qui dure encore dans le Journ. S.P.R., et qui jette d’instructives lueurs, non seulement sur la question elle-même, mais encore plus sur les différences de réaction psychologique de ceux qui y prennent part en face des récits supranormaux.

[6Galilée, Sydereus Nuncius, OEuvres, éd. de Florence, t. III, p. 59, 76, etc.

[7Les subterfuges depuis longtemps dévoilés qu’Eusapia emploie inconsciemment lorsqu’on la laisse faire (dégagement d’une main, etc.) n’ont eu aucune place dans les séances auxquelles j’ai assisté. La présence à deux d’entre elles de M. Myers encore sous l’impression des désastreuses expériences de Cambridge (1895), et le vif désir d’Eusapia d’arriver enfin à le convaincre, ont rendu ces séances particulièrement remarquables.
L’excellence du contrôle et l’évidence des phénomènes y défiaient toutes les critiques et suppositions de fraude qu’on avait pu leur objecter dans d’autres occasions ; M. Myers s’est déclaré convaincu (voir Journal S.P.R., janvier et mars 1899, p. 4 et 35) ; et, pour esquiver l’authenticité des phénomènes de télékinésie qui se produisent en présence d’Eusapia Paladino, je n’aperçois actuellement d’autre échappatoire que — l’espérance d’en découvrir une ultérieurement.

[8Impression de surprise très désagréable. M. H., spirite convaincu, qui avait longtemps impatienté Mlle Smith par ses assiduités, lui était souverainement antipathique. Il la laissait tranquille depuis quelque temps, et elle ne s’attendait pas à sa visite. Elle en éprouva une impression d’autant plus irritante, surtout dans l’état de santé instable où elle se trouvait, que M. H , croyant être aimable, lui apportait un soi-disant message de Léopold obtenu par un autre médium, prétention inadmissible pour Hélène (voir, p. 86).

[9M. H., Hélène, et son père, tout à fait sceptique alors sur les phénomènes médianimiques. Aucun d’eux n’aurait pu atteindre le piano sans se lever.

[10Elle la replaça sur te piano, à côté de l’autre.

[11Comparez, par exemple, les faits de « fraude inconsciente », soit à l’état de veille, soit à l’état de trance, observés chez Eusapia Paladino : Ochorowicz, « La question de la fraude, etc. », Annales des sciences psychiques, t. VI, p. 99 sq.

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