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Théodore FLOURNOY

Le cycle hindou : Sivrouka et M. de Marlès

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VIII - §II)

Date de mise en ligne : mercredi 2 août 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE HUIT
Le cycle hindou

II. SIVROUKA ET M. DE MARLÈS

Ce n’est pas de chance, quand on fut toujours brouillé avec l’histoire et la géographie comme je le suis, de tomber sur un médium dont le subliminal est bourré des connaissances les plus rares et les plus subtiles en ce domaine. Lorsque le Kanara, Sivrouka, Simandini, etc., firent successivement leur apparition, lentement épelés par Léopold, avec la date de 1401, mes compagnons de séance et moi nous nous précipitâmes sur Bouillet, qui nous remit en mémoire la province du Malabar relative au premier de ces noms, mais nous laissa dans la plus complète obscurité quant au reste. La Géographie de Vivien de Saint Martin me révéla ensuite l’existence de trois Tchandraghiri, un col, une rivière, et une petite ville du district d’Arcot Nord (Madras). Cette dernière, ou plutôt sa citadelle au sommet d’une colline, répondait assez bien à la description d’Hélène dans ses visions du 7 et du 14 avril, mais la construction de ce fort ne daterait que de 1510 au lieu de 1401, et cette localité serait bien éloignée du Kanara où Léopold plaçait toute cette histoire (voir p. 238 à 240).

Quant à Sivrouka et son entourage, ni dictionnaires ni encyclopédies ne me fournirent le moindre indice à ce sujet. Les historiens ou orientalistes vivants auxquels je m’adressai furent d’une désolante unanimité à me répondre qu’ils ne connaissaient point ces noms, dont l’exactitude historique leur paraissait douteuse, et qu’ils ne se souvenaient pas davantage d’avoir rencontrés dans des oeuvres d’imagination.

J’ai là, me dit un savant professeur d’histoire en me montrant un respectable carton, de nombreux documents sur l’histoire de l’Inde ; mais cela ne concerne que le nord de la Péninsule, et de ce qui a pu se passer dans le sud, à l’époque dont vous me parlez, nous ne savons quasi rien. Vos noms me sont inconnus et ne me rappellent aucun personnage réel ou fictif.

Le nom même de Sivrouka me semble bizarre pour un nom hindou, me répondit un autre qui ne put m’en dire davantage à ce sujet.

Je regrette vivement, écrivit un troisième au reçu des textes d’Hélène, de ne pas voir de piste pour les souvenirs de votre médium. Je n’imagine aucun livre qui réponde aux données... Tchandraghiri et Mangalore [où se passent plusieurs scènes du cycle hindou] sont exacts, mais Madras [id] ne l’est pas pour 1401 : le nom et l’établissement ne remontent qu’au XVIIe siècle. Ces pays dépendaient alors du royaume de Vijayanagara et un naïk au service de ces princes aurait bien pu résider successivement à Tchandraguiri et à Mangalore. Je ne puis rien faire de Sivrouka ; le roi de Vijayanagara en 1402 était Bukkha II, or Bukkha donnerait Siribukka, Tiribukka. Mais le naïk qui changeait si souvent de résidence n’était pas, évidemment, un prince souverain... Était ce un roman ? Certains détails m’en font douter. Un romancier assez soucieux de la couleur locale pour introduire dans son récit autant de mots indiens n’aurait pas donné le titre du prince sous la forme sanscrite nayaka, mais se serait servi de la forme vulgaire naïk ; il n’aurait pas fait parler la femme au mari en le nommant par son nom Sivrouka [comme Hélène le fait constamment dans ce somnambulisme]... Je n’ai pas souvenir d’avoir rien lu dans ce genre et je ne vois pas d’ouvrage d’imagination d’où l’histoire aurait pu être tirée.

On comprend si j’étais vexé de ne pouvoir tirer au clair mon antériorité asiatique présumée. Aussi, pendant que la science officielle m’administrait ces douches réfrigérantes, je continuais à fouiner de mon côté dans les bibliothèques à ma disposition. Et voici qu’un beau jour le hasard me fit tomber, dans une vieille histoire de l’Inde en six volumes par un nommé de Marlès, sur le passage suivant :

Le Kanarà et les provinces limitrophes du côté de Délhy peuvent être regardés comme la Géorgie de l’Hindoustan ; c’est là, dit on, qu’on trouve les plus belles femmes, aussi les naturels s’en montrent ils fort jaloux ; ils les laissent peu voir aux étrangers.

Tchandraguiri, dont le nom signifie montagne de la lune, est une vaste forteresse construite en 1401 par le radjah Sivrouka Nayaca. Ce prince ainsi que ses successeurs furent de la secte des Djaïns... [1]

Enfin ! Avec quel battement de coeur n’écarquillai-je pas mes yeux devant cette preuve historique irréfutable que ma précédente incarnation, sous le beau ciel de l’Inde, n’était point un mythe ! Je m’en sentis tout réchauffé, je relus vingt fois ces lignes bénies, et j’en pris copie pour les envoyer à ces prétendus savants qui ignoraient jusqu’au nom de Sivrouka et se permettaient de mettre en doute sa réalité.

Hélas, mon triomphe fut de courte durée. Il paraît que la garantie de Marlès n’est pas de premier ordre. Cet auteur ne jouit même que d’une assez mince considération dans les cercles bien informés, à en juger par le passage suivant d’une lettre de M. Barth, qui ne fait qu’exprimer sous une forme alerte et vive une opinion que d’autres spécialistes m’ont également confirmée :

... C’est par la note de M. Flournoy que j’apprends qu’il y a une histoire de l’Inde par de Marlès, que le fort de Candragiri a été fondé en 1401, et que le fondateur, Sivrouka Nayaca, existe, imprimé en caractères romains, à Paris même, depuis 1828. Que de choses nouvelles dans les livres qu’on ne consulte plus ! Et celui de Marlès est bien un de ceux qu’on ne consulte plus. Je l’ai déterré hier à la Bibliothèque de l’Institut. Impossible de plus mal faire, même en 1828. Mais il y a parfois des perles dans un fumier, et ce Sivrouka Nayaca peut en être une. Malheureusement, l’auteur, qui n’indique jamais aucune source, ne dit pas où il l’a pris ; et, plus tard, dans son quatrième volume, où il fait l’histoire du XVIIe au XVIe siècle, il ne dit plus un mot ni de Candragiri, ni de Sivrouka.

Voilà mon existence hindoue terriblement mal en point, et ce pauvre Marlès bien arrangé ! Il me reste toutefois l’espoir que son renseignement, quoique non reproduit par les écrivains postérieurs plus estimés, soit cependant vrai en soi. Cela est d’autant plus possible que la science n’a pas encore dit son dernier mot en ce domaine, à peine son premier, s’il faut en croire les hommes les plus compétents, à commencer par M. Barth lui même :

Jusqu’à ce jour, dit-il, il n’y a pas de véritable histoire du Sud de la péninsule... L’Inde dravidienne est un domaine très peu familier à la plupart des indianistes... Il n’y a rien à tirer pour nous des travaux et des monographies qu’on a faits sur les chroniques et traditions légendaires indigènes ; car il faudrait savoir les langues dravidiennes d’une part, et l’arabe et le persan d’autre part, pour pouvoir les contrôler ou seulement les consulter avec fruit. Les seuls travaux que nous puissions suivre sont ceux qui sont en train de faire cette histoire par les documents épigraphiques ; or, ceux ci, jusqu’à présent, ne disent rien de Simandini, d’Adèl, de Mitidja, ni même de Sivrouka.

Ce silence de l’épigraphie est assurément regrettable ; mais qui sait si elle ne sortira pas quelque jour de son mutisme pour donner raison à Marlès et même à Léopold, en nous racontant l’histoire authentique de la princesse hindoue, de son singe arabe et de son esclave Adèl ! Cela ne coûte rien d’espérer. Déjà, grâce à M. Barth encore, dont M. L. Favre a bien voulu me transmettre les renseignements, j’ai eu connaissance d’un autre Tchandraghiri que celui du district de North Arcot mentionné par Vivien de St Martin, à savoir un Tchandraghiri situé dans le South Kanara, et dans le fort duquel on a signalé une inscription inédite qui doit remonter au temps du roi Harihara II de Vijayanagara, qui a régné jusqu’au commencement du XVe siècle [2]. Voilà qui nous rapproche joliment des révélations somnambuliques de Mlle Smith. En attendant leur confirmation définitive par de nouvelles découvertes archéologiques, on pourrait rechercher des vestiges de Sivrouka dans les ouvrages antérieurs d’où Marlès a dû le tirer. Malheureusement, ces ouvrages ne se trouvent pas à volonté et sont peu commodes à consulter. M. le professeur Michel, de l’Université de Liège, a eu l’extrême obligeance de parcourir à mon intention ceux de Buchanan [3] et de Rennel [4], mais sans résultat :

Je me trouve avoir dans ma bibliothèque l’ouvrage de Buchanan ; je l’avais examiné rapidement... je viens de parcourir de nouveau une bonne partie de ces trois in-4° et j’ai acquis la conviction que Marlès ne s’est pas servi de cet ouvrage. Je relève en passant un raja Sivuppa Nayaka, que Buchanan place au XVIIe siècle, et dont le nom a quelque analogie avec votre mystérieux personnage... J’ai parcouru aussi la description géographique et historique de I’Indostan par James Rennel, que Marlès cite, dans sa préface ; je n’y ai rien trouvé.

Si Marlès n’a pas inventé Sivrouka de toutes pièces, ce qui n’est pourtant guère supposable, c’est très probablement dans la traduction de Férishta par Dow [5] qu’il l’a trouvé. Je n’ai malheureusement pas encore pu consulter moi-même cet ouvrage assez rare, qui ne se trouve point à Genève que je sache, ni obtenir des renseignements précis sur son contenu.

L’incertitude qui plane sur le problème historique s’étend naturellement au problème psychologique. Il est clair que si des inscriptions, ou simplement quelque vieil ouvrage, venaient un jour nous parler non seulement de Sivrouka, mais de Simandini, d’Adèl, et d’autres personnages qui figurent dans le roman hindou d’Hélène, mais dont Marlès ne souffle pas mot, il n’y aurait pas à se préoccuper davantage de ce dernier auteur, et la question se poserait : M Smith a-t-elle pu avoir connaissance de ces documents antérieurs et, sinon, comment leur contenu reparaît il dans son somnambulisme ? Mais, en l’état actuel des choses, et toutes réserves faites quant aux surprises possibles de l’avenir, je n’hésite pas à considérer comme la supposition la plus probable et la plus rationnelle que c’est bien le passage de Marlès, cité ci-dessus, qui a fourni à la mémoire subliminale d’Hélène la date précise de 1401 et les trois noms de la province, de la forteresse et du rajah.

Divers autres traits des visions de Mlle Smith trahissent également la même inspiration. La scène où elle voit bâtir, et sa description de ce qu’on bâtissait, découlent directement de l’idée de forteresse fournie par le texte. La traduction montagne de la lune a dû contribuer à lui faire placer cette scène sur une colline. La beauté des femmes du pays, sur laquelle insiste Marlès, a son écho dans la remarque d’Hélène que les femmes qu’elle aperçoit « sont bien ». Enfin, la qualité princière de Sivrouka, relevée par Marlès, se retrouve tout le long du roman et éclate dans la splendeur de son costume, du palais, des jardins, etc.

J’ignore si les noms et la nationalité des autres personnages, Simandini, Adèl, le singe, le cheik, etc., sont empruntés à quelque ouvrage ignoré qui serait, pour cette partie arabe de l’histoire, le pendant de Marlès pour la partie hindoue. Cela se peut, mais ce n’est pas nécessaire. Il est permis de voir provisoirement, dans ces broderies autour de Sivrouka, un ingénieux expédient par lequel l’imagination d’Hélène a trouvé moyen de relier à cette figure centrale, et de fondre ainsi en un seul tout, ses autres souvenirs orientaux non spécifiquement hindous.

L’hypothèse que je viens d’émettre, qui rattache directement à Marlès les données du rêve asiatique d’Hélène également présentes chez cet auteur, soulève cependant deux objections.

La première est tirée des petites différences d’orthographe entre le texte de Marlès et les mots dictés par Léopold. Cette difficulté n’est insurmontable que si on élève au rang d’infaillibilité absolue l’exactitude de la mémoire subliminale, ordinairement bien supérieure, il faut le reconnaître, à celle de la mémoire consciente. Mais la comparaison favorite des souvenirs oubliés, reparaissant en somnambulisme, à des clichés photographiques conservés inaltérables, nous porte facilement à nous exagérer la fidélité des images mnésiques inconscientes. Or ce serait s’abuser que de croire que cette fidélité, souvent étonnante, soit toujours parfaite. Il suffit des rêves où des souvenirs d’enfance reviennent parfois avec une netteté surprenante, mais cependant altérés ou déformés, en quelques détails, conformément à des expériences ultérieures ou à des événements récents pour montrer que les automatismes de la mémoire ne sont pas toujours à l’abri des influences de l’imagination ni exempts d’erreurs.

Dans le cas particulier, il y a deux divergences entre Marlès et Léopold : ce dernier a substitué un k au c de Nayaca, et il a oublié l’n de Tchandraguiri (comparer p. 238-239 et p. 247). Une autre faute qu’il a aussitôt corrigée, consistant à dicter d’abord Kanaraau, était évidemment une confusion comme nous en commettons souvent en écrivant, occasionnée par un trop rapide passage du mot Kanara au renseignement suivant déjà tout prêt à surgir : au XVe siècle. Mais ce renseignement lui-même, traduction libre de la date de Marlès 1401, et la susdite correction, sans parler de maint autre exemple, montrent assez que Léopold n’est pas uniquement un mécanisme à répétition rendant avec une aveugle servilité ce qu’il a emmagasiné. C’est une personnalité originale, qui réfléchit, raisonne, innove, et que sa spontanéité même soumet, comme nous tous, à certaines chances d’erreur. Sa mémoire n’est point parfaite. Il lui arrive de se tromper, et le fait qu’il n’écrit pas des flots étrangers comme un auteur donné ne prouve pas que ces mots n’en puissent provenir.

De plus, les deux divergences dont il s’agit semblent simplement indiquer que le genre de mémoire verbale, de type endophasique, de Léopold n’est pas visuel (auquel cas l’erreur serait de plus de conséquence), mais auditivo-moteur comme chez la plupart des gens. Chacune de ces erreurs s’explique de la façon la plus naturelle. L’épellation Nayaka au lieu de Nayaca est attribuable à l’influence de la terminaison du mot Sivrouka qui précède ; l’identité de prononciation a entraîné l’identité d’orthographe. Quant à l’oubli de l’n de Tchandraguiri, c’est à dire la confusion de la nasale an avec la simple voyelle a, on trouve un autre exemple exactement du même fait dans le nom de la princesse, d’abord écrit Simadini puis rectifié plus tard en Simandini, comme on l’a vu p. 240. Cela prouve simplement que, dans sa parole intérieure et la conservation des souvenirs de mots, l’individualité de Léopold Hélène oublie ou néglige les images verbo-visuelles, et s’en tient surtout aux images verbo-auditives ou verbo-motrices comme la grande majorité des gens. Certes, si Léopold avait dicté Nayaca en dépit de l’analogie avec Sivrouka, j’y verrais un indice de plus que Marlès est son modèle ; tout comme, s’il avait dicté une des orthographes savantes actuelles Tchandraghiri ou Candragiri [6], cette divergence frappante d’avec Marlès, qui écrit conformément à la mode ancienne et à la prononciation vulgaire, me semblerait un grave empêchement à mon hypothèse. Mais, étant donnés les faits tels qu’ils sont, je ne pense pas qu’on puisse m’objecter les deux insignifiantes différences que je viens d’exposer - et d’expliquer suffisamment.

La seconde objection est d’ordre négatif c’est l’impossibilité où je me trouve de dire où, quand et comment Mlle Smith aurait pris connaissance du texte de Marlès. J’avoue sans ambages que je n’en sais rien, et je donne volontiers acte à Hélène de l’indomptable et persévérante énergie avec laquelle elle n’a cessé de protester contre mon hypothèse en l’air, qui a le don de l’exaspérer au suprême degré - et cela se comprend ! Car elle a beau creuser ses souvenirs, elle n’y retrouve pas la moindre trace de cet ouvrage. Et non seulement cela, mais comment peut on sérieusement supposer qu’elle en ait jamais eu le moindre vent, elle qui ne s’est point occupée de l’histoire de l’Inde, qui n’a rien lu ni entendu sur ce sujet, et à qui le nom de Marlès était totalement inconnu jusqu’au jour où elle a appris que je soupçonnais cet auteur d’être la source du roman hindou ! - Il faut convenir, en effet, que l’idée que le passage en question a pu parvenir d’une façon ordinaire aux yeux ou aux oreilles de Mlle Smith semble bien un peu extravagante. Je ne connais à Genève que deux exemplaires de l’ouvrage de Marlès, également ensevelis dans la poussière, l’un à la Société de Lecture, association privée dont certainement jamais aucun membre ou ami de la famille Smith n’a fait partie, l’autre à la Bibliothèque Publique, où il faudrait avoir perdu le sens pour aller le consulter entre des milliers de livres plus intéressants et plus modernes. Ce ne serait donc que par un concours de circonstances absolument exceptionnel et presque inimaginable que Marlès aurait pu se trouver un jour entre les mains d’Hélène ; et comment se ferait il alors qu’elle n’en eût conservé aucun souvenir ?

Je reconnais la puissance de cette argumentation et que le plus sage est sans doute de laisser la chose en suspens. Mais, s’il fallait se décider, comme on n’a guère de choix, extravagance pour extravagance, je préférerais encore l’hypothèse qui n’invoque que des possibilités naturelles à celle qui en appelle aux causes occultes, et j’admettrais tout bonnement, si invraisemblable que cela paraisse à première vue, que l’un des deux exemplaires susdits - ou peut être un troisième, car, enfin, qui me garantira qu’il ne s’en trouve pas d’autre dans notre pays ? - aura été feuilleté distraitement par Mlle Smith, chez des amis ou connaissances sinon chez ses parents, ou encore qu’elle en aura entendu lire ou raconter quelques passages en son jeune âge, etc. Le fait qu’elle n’en a plus aucun souvenir conscient ne prouve rien contre de telles suppositions, comme le savent tous ceux qui sont un peu au courant du jeu de nos facultés.

Il va sans dire que mon raisonnement est l’inverse de celui qui prévaut généralement dans les cercles spirites. Témoin l’illustre Aksakof, pour ne rappeler qu’un exemple, qui, découvrant qu’un curieux message typtologique se trouvait déjà imprimé dans un livre que le médium pouvait fort bien avoir eu sous les yeux (sauf qu’il n’en avait aucun souvenir conscient), et reconnaissant que le message vient de ce livre, ajoute : « Mais par quel moyen la cervelle du médium avait-elle été mise en relation avec le contenu du livre ? Voilà le mystère. Je me refuse à admettre que cela se soit fait par voie naturelle, par la lecture directe. Je crois à un procédé occulte [7]. » À la bonne heure ; voilà qui est parler net, et la franchise de la déclaration que j’ai soulignée me charme à tel point que je ne résiste pas à la tentation de me l’approprier dans le cas de Mlle Smith et de Marlès, en y transposant seulement deux mots : je me refuse à admettre que cela se soit fait par voie occulte, je crois à un procédé naturel. - Évidemment, dans les cas douteux (qui sont l’énorme majorité) où l’explication naturelle et l’explication occulte se dressent en face l’une de l’autre sans qu’il soit matériellement possible de démontrer laquelle est vraie en fait, la décision reste affaire de goût et d’appréciation personnelle. Ou, si l’on tient à invoquer la logique, il faut reconnaître qu’il existe deux logiques incompatibles et contraires dès que le spiritisme est en jeu, l’une à l’usage des adeptes et l’autre pour les simples chercheurs, ce qui, naturellement, ne facilite pas leur entente, chaque camp accusant volontiers l’autre de mauvaise foi, de parti pris, d’ignorance des méthodes scientifiques, etc., alors qu’au fond tous deux sont également sincères, convaincus et respectueux de ce que la différente conformation de leur cerveau ou la structure opposée de leur entendement les obligent à regarder comme les règles absolues de toute recherche impartiale. Je ne puis songer, puisqu’on ne saurait être juge et partie en même temps, à trancher un débat aussi périlleux ; je me contenterai, avant d’y prendre position, de le résumer et de l’éclaircir en formulant les principes qui servent implicitement de base à ces deux logiques.

Le doute, disent les uns - c’est-à-dire le manque de preuves absolues, l’absence de souvenirs, l’obscurité du passé, l’ignorance des circonstances précises, bref tous les arguments négatifs tirés du défaut de renseignements -, le doute doit profiter aux hypothèses naturelles et ordinaires qui seront, par conséquent, toujours admises provisoirement et jusqu’à preuve du contraire ; l’onus probandi, la charge de la démonstration, incombant en bonne méthode aux hypothèses nouvelles, occultes, supranormales. Tout au contraire, proclame l’autre logique, c’est aux explications courantes et normales à faire leur preuve dans chaque cas particulier, et ce sont les causes occultes, supranormales, mystérieuses, qu’il est légitime de faire bénéficier de l’obscurité des faits et qui devront toujours être admises provisoirement, jusqu’à preuve du contraire.

Entre ces deux points de vue méthodologiques, il n’y a guère de conciliation possible. Le lecteur en pensera ce qu’il voudra. À tort ou à raison, je me réclame du premier, et considère comme un injustifiable renversement des rôles, comme un inadmissible déplacement des responsabilités, cette tendance du supranormal et de l’occulte à se substituer, à la faveur de l’insuffisance de nos informations, dans les droits acquis des hypothèses naturelles. Dans le cas particulier de Mlle Smith et du passage de Marlès, j’admets donc - provisoirement et jusqu’à preuve du contraire qu’en dépit des lacunes de sa mémoire consciente, Hélène a eu connaissance du contenu de ce passage par les voies ordinaires de la vue ou de l’ouïe ; peut être, je le crois volontiers, pendant quelque état de distraction, de rêverie, d’assoupissement, etc., grâce auquel ce contenu a échappé à sa personnalité normale pour tomber d’emblée dans ses couches hypnoïdes. Et je ne serais pas étonné que la remarque de Marlès sur la beauté des femmes du Kanara ait été le clou, l’atome crochu, qui a piqué l’attention subliminale et l’a très naturellement rivée sur cet unique passage, avec les deux ou trois lignes consécutives, à l’exclusion de tout le contexte environnant, beaucoup moins intéressant.

À ceux qui trouveraient décidément mon hypothèse trop extravagante - ou trop simple -, il reste le choix entre les multiples formes de l’hypothèse occulte. Serait-ce Léopold qui, en tout puissant désincarné qu’il est, a lu dans le volume fermé de Marlès, ou l’a fluidiquement feuilleté à l’insu des bibliothécaires ? Ou bien y a t il eu transmission télépathique de ce passage, du cerveau de quelque lecteur terrestre inconnu à celui de Mlle Smith ? Serait ce chez elle un cas de clairvoyance, de lucidité, d’intuition dans l’astral, ou encore de duperie de la part de quelque esprit farceur ? Et si, prenant au sérieux la théorie réincarnationniste, on admet que Sivrouka, 1401, Tchandraguiri, sont bien réellement des réminiscences de la vie passée de Simandini, comment expliquer cette curieuse coïncidence, dans leur choix et leur épellation, avec précisément les désignations de Marlès ? Était-ce peut être une aimable attention de Léopold, qui sait et prévoit tout, de nous traduire ainsi en date de l’ère chrétienne et de nous orthographier à la française les renseignements historiques contenus dans les souvenirs hindous de la princesse, afin que nous eussions moins de peine à les reconnaître et à les vérifier dans le texte de Marlès le jour où nous viendrions, par quelque heureux hasard, à mettre la main sur cet auteur oublié ? - Vraiment ma tête se brouille au milieu de toutes ces alternatives, et de crainte de n’y voir à mon tour que des extravagances, je me hâte de passer à un autre sujet.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1De Mariès, Histoire générale de l’Inde ancienne et moderne, depuis l’an 2000 avant J. C. jusqu’à nos jours, etc., Paris, 1828, t. I, p. 268-269.

[2R. Sewell, Lists of Antiquarian Remains in the Presidente of Madras, vol. I, 1882, p. 238 (citation due à M. Barth ; je n’ai pas pu consulter cet ouvrage).

[3Buchanan, A Journey from Madras through the Countries of Mysore, Canara and Malabar, etc., 3 vol. in 4°, Londres, 1807.

[4J. Rennell, Description historique et géographique de l’Indostan, trad. de l’anglais, Paris, an VIII (1800), 3 vol. in 8° et atlas in 4°.

[5Dow, History of Hindustan, transl, from the persian of Ferishta, Londres, 1803. - M.. Michel me signale Wilks, Historical Sketches of the South of India, Londres, 1810, comme ayant aussi pu servir de source à Mariés. - Si quelque lecteur érudit découvrait des traces quelconques de Sivrouka antérieures à Mariés, je lui serais fort reconnaissant de me les communiquer.

[6Adoptées, par exemple, la première par Vivien de Saint-Martin, la seconde par M. Barth, comme on a pu le remarquer plus haut.

[7A. Aksakof, Animisme et Spiritisme, trad. fr. par Sandow, Paris, 1895, p. 411.

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