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Gaëtan Gatian de Clérambault

Passion érotique des étoffes chez la femme - 1908

Archives d’anthropologie criminelle (1908)

Date de mise en ligne : samedi 20 janvier 2007

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Gaëtan Gatian de Clérambault, « Passion érotique des étoffes chez la femme », Archives d’anthropologie criminelle de Médecine légale et de psychologie normale et pathologique, t. XXIII, Éd. Masson et Cie, Paris, 1908, pp. 439-470.

PASSION ÉROTIQUE DES ÉTOFFES CHEZ LA FEMME

— 1908 —

I

Nous donnons ci-après les observations de trois femmes ayant éprouvé une attraction morbide, principalement sexuelle, pour certaines étoffes, la soie surtout, et, à l’occasion de cette passion, des impulsions kleptomaniaques. Les trois observations sont très superposables. Il s’agit de détenues ou de prévenues examinées à l’occasion de troubles mentaux banals, et chez lesquelles l’interrogatoire a démontré d’une façon imprévue l’existence de cette perversion.

Première observation.

Hystérie. — Tendance à la dépression. — Frigidité alléguée. Délire du toucher. Passion de la soie. — Impulsions kleptomaniaques avec participation génésique. Ébauches de perversions sexuelles au cours de rêves (homosexualité, masochisme, bestialité). — Algophilie simple.

Le 30 juillet 1906, une femme V. B., 40 ans, détenue à la prison de Fresnes, était envoyée à l’Infirmerie spéciale du Dépôt comme présumée aliénée, en raison d’une crise d’agitation violente au cours de laquelle elle avait brisé des objets et menacé avec des ciseaux, diverses personnes. Interrogée, elle nous parut dès le début être une hystérique ; mais calme à ce moment, elle disait ignorer absolument la cause de son envoi à l’Infirmerie, et ne se rappeler notamment, nulle scène violente. Dès lors, il devenait nécessaire de l’observer un peu longuement. Elle pouvait avoir simulé une crise, et maintenant simuler l’amnésie. Elle affirmait n’être pas folle, ce qui pouvait être dans son jeu.

Peut-être aussi, ayant simulé tout d’abord, le regrettait-elle et renonçait-elle à simuler, ayant peur « du contact des folles ». L’intérêt de la simulation aurait été pour elle d’éviter une pénalité dont elle pouvait se croire menacée, et qui était la relégation. Notre maître, le Dr Garnier, a bien montré quelle terreur cette mesure inspire à tout récidiviste, et dans quelles proportions sa mise en pratique a augmenté, dans les milieux pénitentiaires, le nombre de tentatives de simulation. La détenue nous semblait plutôt intelligente ; c’était une femme de 40 ans, anémiée, triste, parlant peu.

Son interrogatoire en se prolongeant, nous ouvrit soudainement un aperçu dont l’intérêt reléguait au second plan la question de son agitation, de son amnésie et de la simulation elle-même. Questionnée sur le vol qui l’avait menée à Fresnes elle nous répondit, non sans résistance, qu’elle avait volé un coupon de soie. Son dossier nous apprenait qu’elle avait été quatre fois condamnée, elle assura n’avoir volé que des coupons de soie. Le rappel de ce passé paraissait lui être pénible ; elle semblait le juger inutile, inopportun, demandait à être ramenée à Fresnes, promettait de rester bien tranquille, se lamentait de ses fautes et pleurait. Elle semblait, en présence de nos questions, n’éprouver d’autre sentiment que celui de la honte, et ne pas savoir que nous pouvions chercher, dans ses vols même, une atténuation de sa culpabilité.

Nous apprîmes qu’elle volait par une sorte d’impulsion au cours d’une tentation trop forte, que la soie la charmait particulièrement, que tantôt elle utilisait les coupons volés, tantôt les jetait, et tantôt les donnait, qu’elle était sexuellement frigide, avait eu d’ailleurs un amant, ou des amants et se masturbait ; qu’après le vol elle maniait la soie avec plaisir et il nous sembla bien comprendre qu’en la maniant elle la souillait, évidemment en l’appliquant contre ses parties génitales. Nous nous abstînmes de lui demander quel genre précis de satisfaction elle recherchait lors de ses vols et s’il y avait angoisse ou lutte. Nous craignions en effet de la documenter, au cas où elle aurait su à l’avance, par suite de lecture, d’interrogatoire médico-légal ou d’internement antérieur, que les actes kleptomaniaques se combinent parfois à des perversions sexuelles, et nous craignions, dans le cas contraire de la suggestionner. N’eussions-nous fait que nous priver par des questions trop directes, de la saveur particulière des évocations spontanées et de la valeur convaincante toute spéciale que possède un récit suivi, c’eût été déjà un lapsus irréparable.

Ses allégations paraissaient sincères, et un tableau cohérent se dessinait, mêlé toutefois d’anomalies qui laissaient subsister un doute. Le début de sa passion aurait été tardif ; or, si tel est le cas fréquemment pour la kleptomanie (Dr Dubuisson), il n’en est pas de même pour les divers fétichismes, auxquels la passion du toucher semble devoir être assimilable.

Jeter l’objet volé est assez naturel, chez certains des kleptomaniaques (Dubuisson) ce l’est moins, dans le cas d’une passion de genre fétichiste. Notre malade disait ne pas se rappeler le début de sa passion pour la soie, elle refusait de décrire son premier vol. Or, ce premier vol avait été exécuté à 32 ans ; les passions fétichistes remontent généralement presque à l’enfance. Enfin il semblait presque difficile que, chez une femme jusque-là frigide, une sensation sexuelle intense, équivalant en quelque sorte au premier amant des autres femmes, eût passé sans laisser de souvenir.

Le lendemain, les mêmes réponses, sans aucune addition intéressante, étaient faites à notre chef, M. le Dr Legras, et à nous-même. La malade répondait brièvement et à regret. Le troisième jour, nous apprenions qu’outre la soie elle aimait le velours et que, depuis très longtemps, déjà, elle devait à ces étoffes des jouissances sexuelles. Sortie de pension à 15 ans, mariée à 16 (peut-être par suite de quelques craintes que sa conduite inspirait à sa famille), elle n’avait aucunement apprécié les rapports conjugaux ; quelques années plus tard lui était venue une véritable répulsion contre son mari. Adonnée à la masturbation quelque temps avant son mariage, elle en avait repris les pratiques peu de temps après.

L’idée de la masturbation lui était venue, assurait-elle, spontanément. Un jour, étant seule dans sa chambre, elle éprouva une sensation inattendue par le frôlement fortuit d’une chaise contre ses organes génitaux.

« Je n’étais pas assise dessus comme d’ordinaire ; mais à cheval, et la chaise était couverte en velours. Les sensations m’ayant plu, j’ai recommencé ; mais jamais je n’avais entendu parler de rien de pareil. L’usage du doigt n’est venu qu’après ».

Elle avait éprouvé, auprès d’un amant très chéri d’elle, paraît-il, quelques ébauches de jouissances sexuelles, mais très inférieures à celle que lui procurait la masturbation. Ainsi, le matin au réveil, elle restait quelquefois au lit, après que son amant s’était levé, pour pouvoir, dès qu’il serait parti, se masturber sans contrainte. La masturbation avait lieu surtout le matin, quand elle se sentait reposée. Elle s’en passait quelquefois un ou deux jours, jamais plus.

Elle a éprouvé des rêves érotiques, avec réveil brusque, et suivis de lassitude. « Je me suis réveillée en pleine jouissance, croyant être possédée par un chien ; d’autres fois, c’était par deux hommes. Souvent, ils me faisaient des choses épouvantables, et je me réveillais en criant, tellement je souffrais, néanmoins j’éprouvais de la joie. C’était pure imagination ; jamais dans la réalité je n’aurais essayé des choses semblables ».

Elle a volé exclusivement des coupons de soie, et bien que se sachant hystérique, jamais elle n’a accepté l’idée d’une expertise mentale que son avocat lui suggérait. « J’avais trop peur d’être enfermée, car je connais les asiles, une de mes tantes est morte à Vaucluse : elle avait des douleurs comme les miennes ».

Ces douleurs se rattachent à l’hystérie. Après une crise avec chute, la malade se sent les doigts « tout raides, et comme piqués en dedans par des aiguilles ». Les crises ont lieu souvent dans le voisinage des règles. Elle en aurait eu trois à Fresnes. La dernière remonte à trois semaines, d’après elle ; mais la crise en question n’était que l’avant-dernière, car la malade passe sous silence la crise récente, qui a été cause de son transfert. Elle semble n’en avoir en effet aucun souvenir, et quand en lui demandant ce qu’elle pourrait avoir fait, on lui cite parmi des données imaginaires, ses propres actes et paroles, ils ne paraissent ne rien lui rappeler.

Quand aux actes de vol, elle déclare qu’avant d’agir, elle ne ressent pas précisément une lutte, mais plutôt un énervement : « Je voudrais crier ». Elle n’a jamais dit cela à un médecin parce qu’elle n’en avait pas envie ; quant à un avocat, jamais ! La rapidité de cette réponse « jamais » aurait suffi à nous suggérer ou prouver, s’il en avait été besoin, que sa pudeur était mise en jeu, donc qu’il y avait une part sexuelle dans l’acte du vol.

Pendant tout l’interrogatoire du troisième jour, elle répond avec hésitation, lenteur, tristesse ; parfois elle pleure. Dans sa cellule, elle est parfaitement calme ; on lui permet d’ailleurs de passer une partie du temps dans le couloir de la section des femmes, où elle s’ennuie moins. Elle coud avec beaucoup d’entrain, mais elle s’inquiète de son retour à Fresnes, ayant peur que le temps passé ici ne lui soit pas compté comme temps de prison ou du moins comme temps cellulaire (les jours de cellule comptant double).

Sa situation pénitentiaire est la suivante : condamnée à vingt-six mois de prison, et relégable comme récidiviste (quatre condamnations) ; elle a été graciée de la relégation. Les vingt-six mois de prison devaient finir au cours de l’année 1907 ; mais par le régime cellulaire, elle gagne du temps ; en fin de compte elle sera libérable au début de l’an 1907.

Le quatrième jour, pas de réponses notables. Mais immédiatement après la visite, la malade est prise d’une crise convulsive. Peu après, elle déclare qu’elle est très contente des médecins, mais que, durant l’interrogatoire, la crainte lui était sérieusement venue qu’on pourrait la garder ici, alors qu’elle préfère être à Fresnes.

Le cinquième jour, elle parle posément de sa crise. Elle se sent dans les doigts de la raideur et des piqûres. Ses crises, dit-elle, sont ordinairement provoquées par des contrariétés ; elles succèdent quelquefois aussi à la masturbation, quand la jouissance a été trop aiguë. La dernière des crises survenues à Fresnes semble totalement ignorée d’elle ; quand nous lui en parlons elle la nie, discutant les termes du rapport, y cherchant des invraisemblances. Elle n’a pas été conduite à l’Infirmerie de Fresnes ; elle ne se rappelle, de Fresnes, que sa chambre. Qu’elle ait menacé de frapper quelqu’un, c’est impossible, « car personne n’entre dans nos chambres ».

Comment l’idée lui est venue de se frôler à du velours ? Elle l’ignore. Le hasard a amené le contact de ses parties génitales avec la chaise. Peut-être aussi s’est-elle mise à cheval sur la chaise parce qu’elle avait déjà remarqué que le contact du velours avec la chair était déjà agréable dans la position habituelle.

Au point de vue sexualité, il appert de ses réponses faites à regret, mais sans fausse pudeur, que la jouissance sexuelle est chez elle surtout clitoridienne, très peu vaginale, que la masturbation digitale et le cunnilingus lui plaisent mieux que les rapports sexuels normaux, que jamais d’ailleurs les pratiques dues même à un homme très aimé n’ont valu pour elle la masturbation solitaire, qu’elle est restée cinq ans sans rapports sexuels, et qu’en outre de l’amant déjà signalé elle a eu des amants de circonstances. « Quant à mon mari j’étais dégoûtée de ses grimaces. Il haletait et criait. Ma première impression avait été d’étonnement. Plus tard il rentrait dans des rages, lorsque je me trouvais fatiguée et l’ajournais. Un jour il a lancé une cuvette sur mon lit, puis il m’a projetée moi-même à bas du lit ».

Elle parle à nouveau des rêves où deux hommes la tenant abusent d’elle ; des bêtes jouaient des rôles analogues. « Une fois c’était une bête féroce énorme, comme un lion par exemple. Je criais de douleur et j’étais heureuse en même temps ; la douleur persistait encore après le réveil ». Elle confirme nettement ce fait d’une douleur agréable. « De même avec les deux hommes qui me violentaient, je souffrais horriblement ; mais dans cette sensation horrible, il y avait du bonheur ». Ce masochisme épisodique est chez elle limité aux rêves. Dans la vie quotidienne, elle n’a jamais recherché l’alliance de la douleur et de la volupté. Une ébauche seulement de la recherche de la souffrance pourrait être trouvée dans ce fait que, parfois, elle s’est amusée à se piquer avec des épingles.

Mais ce jeu, dépourvu de toute concomitance sexuelle, ne résulte pas d’une tendance profonde, c’est le résultat d’une fantaisie de dégénérée, qu’une analyse démontrerait d’origine toute superficielle. D’ailleurs cette forme d’algophilie nous paraît être assez fréquente, notamment chez les hystériques. Mais ce n’est pas ici le lieu d’y insister.

Une ébauche de tendance homosexuelle se trouve, non pas dans ses rêves, mais dans ses rêveries à l’état de veille. Assez souvent elle se représente une jeune fille nue d’environ 16 ans, et en y pensant elle se masturbe. Elle imagine aussi diverses scènes se passant entre elle et cette jeune fille. Elle la recherche, la trouve, la ramène chez elle, la dévêt, la baigne et la couche ; des embrassements variés s’ensuivent ; son rôle à elle contient constamment une part de sollicitude. Parfois, elle imagine cette fillette violée par des hommes. Dans la réalité, elle n’a jamais éprouvé de tendances sadiques, non plus qu’homosexuelles.

Son premier vol a eu lieu il y a huit ans (à 32 ans) : « J’avais pourtant tout le nécessaire chez moi, et de la soie surtout, comme couturière ». Au moment du vol, elle éprouve une jouissance sexuelle résultant du vol même ; si la pièce de soie lui était, au moment de la tentation, purement et simplement donnée, elle n’en éprouverait nul plaisir. Toutefois, elle croit que le frisson du danger n’entre pour rien dans sa jouissance. Le vol accompli, elle froisse la pièce de soie sans l’abîmer ni la gâter, elle l’applique contre ses parties sexuelles, et l’y frotte. « Je la mets sous mes jupes ; si je la frotte contre moi ? J’ai oublié ; mais il me semble ». Elle n’aurait, paraît-il, pas éprouvé de plaisir à froisser ni à lacérer, ni même à faire « crier » la soie.

Comme nous cherchons si elle n’aurait pas acquis, dans des conversations de Saint-Lazare, la notion des perversions diverses, dont elle a évoqué l’idée (bestialité, masochisme, lesbisme), elle répond qu’elle a toujours vécu à l’écart des autres détenues et cela sans difficulté, parce qu’elle a toujours eu sa place dans l’Infirmerie de Saint-Lazare, et que cette Infirmerie, d’ailleurs est sévèrement tenue.

Elle prétend avoir été jugée toujours par défaut, et n’avoir jamais eu affaire à un juge d’instruction. Comme nous demandons si elle a fait connaître à un avocat la physionomie particulière de ses vols, elle répond vivement : « On ne peut pas dire ça à un avocat qui va vous le répéter en pleine audience ». Puis : « Je ne savais pas que, comme vous le dites, je pouvais avoir un non-lieu ».

Nous lui demandons comment elle juge elle-même son cas. « Je ne suis pas comme les autres femmes, je ne donne tort qu’à moi. — Pouviez-vous ne pas vous masturber ? — Oui, mais je manque de force morale. — Vous n’en aviez pas honte ? — Je n’ai pas d’opinion parce que personne ne le sait. — Cela vous est indifférent ? — Je voudrais pouvoir m’en débarrasser ; j’avais pris un amant pour me débarrasser de mes manières. D’ailleurs, je l’aimais bien… ».

Dernier détail, bien en rapport avec ce que nous avons dit de ses caractéristiques sexuelles, elle présente des crises clitoridiennes, annoncées par une sensation de brûlure, et qu’elle a plusieurs fois essayé de combattre par des applications d’eau fraîche.

Par une des soeurs de la malade, nous eûmes les renseignements suivants : famille neuro-arthritique, dégénérescence marquée chez tous ses représentants. Grand-mère paternelle morte aliénée. Tante paternelle morte aliénée, celle-ci avait exactement le caractère de notre malade, elle aussi se masturbait. Père très nerveux, mort asthmatique (?) vers 6o ans. Mère nerveuse, excentrique, fantasque, orgueilleuse, dépensière, ressemblant à notre malade sous beaucoup de rapports. — Notre malade est l’aînée de quatre enfants. Une de ses ses soeurs a fait de l’hystérie traumatique et de la neurasthénie (choc moral et chute suivie de paraplégie temporaire). La suivante qui a de fréquentes attaques, va commencer une cure d’isolement ; elle connaît par elle-même la psychologie des crises. « Ma seconde soeur n’en a pas, elle est trop occupée par ses enfants ». Un frère, mort d’accident, était très nerveux. — La seconde des trois filles, celle qui a fait de l’hystérie traumatique, a un fils de 18 ans, dégénéré, anormal, masturbateur ; comme notre malade, il aimait à s’enfoncer des épingles dans la peau ; dans des crises de colère, il frappait et brisait ; actuellement il est interné.

Antécédents personnels de notre malade : convulsions dans sa première enfance. À 8 ans éruption généralisée, de genre eczémateux, qu’on attribue à une frayeur. Premières règles à 13 ans. Vie de pension jusqu’à 16 ans. Bonnes études. Mariée à 16 ans et demi, peut-être par suite d’inclination, peut-être parce qu’elle désirait plus de liberté, peut-être parce que ses parents s’inquiétaient de ses allures. Mariage malheureux ; homme à la fois autoritaire et dénué d’énergie, s’occupant de commerce très irrégulièrement « en artiste ». Séparation à l’amiable. La malade a eu 17 grossesses, dont 4 terminées par fausses couches. Toujours très anémiée, n’a pu allaiter qu’une fois. Huit de ses enfants sont morts, restent 5 vivants. Elle les a eu longtemps tous les 5 à sa charge ; le père ne veut reconnaître que les deux premiers ; il s’en occupe d’ailleurs fort peu, il a placé les trois derniers à l’Assistance publique pendant une détention de sa femme. Des deux aînés, l’un, 22 ans, est eczémateux ; l’autre, une fille, 22 ans, a des crises hystériques.

La soeur qui nous renseigne, a entendu jadis le mari de notre malade lui faire des reproches au sujet de la masturbation. Elle sait que ses attaques sont habituellement suivies d’amnésie, ainsi, pour l’une des dernières, la seule qui l’ait prise sur la voie publique et qui était causée par une peur (chemin de fer Métropolitain). Les attaques sont survenues surtout durant les grossesses, certaines ont eu lieu durant la parturition ; aussi, avait-on placé la malade, pour les derniers accouchements, sur un matelas étendu à terre.

Elle a toujours été excentrique, impulsive, dépensière, aimant à paraître, enfin excessivement superstitieuse. Elle achetait sans cesse des billets de loterie, croyait à ses pressentiments et à ses rêves. « Telle chose m’arrivera certainement. Je sens que je deviendrai bientôt riche, si je ne le deviens pas, je me tuerai ».

Le témoin a-t-il remarqué qu’elle eût cherché à se faire souffrir ? « Oui, elle se piquait avec des épingles ; notre neveu, de 18 ans, qui est interné, en faisait autant ».

Semblait-elle avoir du plaisir à faire souffrir ? « Au contraire, elle est très charitable, très bonne, elle aime beaucoup faire des cadeaux ; ainsi elle donnait des étoffes. Elle en achetait de grandes quantités, le plus souvent par petits coupons, sans s’en servir, elle les donnait ensuite à n’importe qui, tenez, voilà ; elle aurait tout donné ».

Semblait-elle avoir en matière d’étoffes des goûts particuliers ? « Peut-être préférait-elle les étoffes de couleurs claires et criardes ». Mais de quelle matière ? « En sole ; parce que cela a du prix, sans doute ; enfin, je ne sais pas. L’idée du vol lui venait comme une envie ; ensuite, elle en avait des regrets ».

On voit par l’allure des réponses que la soeur n’avait nulle idée du masochisme ni du sadisme, et qu’elle ignorait le caractère sensuel de l’attraction par les étoffes tel qu’il existait chez notre malade. Il est clair que celle-ci n’a point fait de confidences quant à ses impressions intimes. Nous trouverons la même ignorance associée aux mêmes documents dans la déposition du mari.

Ce dernier nous est apparu dès les premiers mois, comme un individu déséquilibré, suspect, d’une assurance pathologique. Il ne sait ni écouter, ni répondre. Son histoire est celle d’un instable et d’un faiseur. Une fois de plus s’est manifesté, dans son mariage, l’attraction réciproque des dégénérés (Magnan, Blanche).

Il nous confirme les renseignements de la soeur touchant l’hérédité de notre malade. Il s’est séparé de cette dernière, après seize ou dix-sept ans de mariage, à une date qu’il ne se rappelle plus ; il ne peut dire le nombre des grossesses de sa femme, qui l’ont très peu intéressé et auxquelles il trouve drôle de repenser maintenant ; les enfants sont morts tous chétifs, probablement par « méningite », il en sourit.

Les trois derniers enfants doivent ne pas être de lui ; il les a mis à l’Assistance publique, quand sa femme était en prison ; le plus jeune doit avoir 8 ans. Les deux aînés qui sont bien de lui, le préfèrent, assure-t-il, à leur mère. Sa femme a toujours été pour lui « neurasthénique et anémiée », ce, par suite des grossesses nombreuses et des hémorragies fréquentes ; elle n’a pu allaiter qu’une fois.

D’humeur mobile, dans la même minute, elle cajolait et frappait ses enfants. Jamais elle n’a aimé l’alcool. La première crise hystérique dont il a eu connaissance aurait eu lieu il y a dix ans, sa femme lui avait caché, jusque-là, l’existence de tout fait de ce genre ; depuis les crises se sont succédées assez nombreuses ; il y avait souvent arc de cercle, ou attitudes cataleptoïdes ; après la crise, les doigts restaient tendus, presque inversés, et la malade disait parfois : « N’y touche pas, tu vas me les casser ». Le dégoût des rapports conjugaux lui est venu au bout de quelques années ; il a alors pensé qu’elle avait des amants, peut-être cinq ou six ; il ne pouvait s’expliquer autrement la frigidité à son égard. Durant les dernières années il avait remarqué ses habitudes de masturbation auxquelles elle s’adonnait surtout le matin ; il l’a surprise ainsi au lit à dix heures du matin et à midi. À ses reproches, elle répondait franchement : « Je n’ai aucun plaisir avec toi, et il n’y a pas de quoi te rendre jaloux ». « Si certains contacts lui étaient agréables, elle ne me l’a jamais dit. Pour ce qui est des étoffes, elle aimait le beau. Quant aux vols, oui, elle me chipait facilement de l’argent ; mais pour voler par exemple une montre, non ; elle aurait plutôt volé des étoffes ; cela devait la tenter comme couturière. Elle aimait les étoffes et la belle soie ; oui peut-être aussi le bruit de la soie ; elle portait souvent des jupons de soie. C’était un besoin, il faut le croire, elle avait une faiblesse pour la soie. Son but ? Mais c’était d’être belle, afin de mieux plaire à ses amants. J’ignore si elle a été condamnée plusieurs fois ».

Dans cette observation, nous révélerons quelques traits spéciaux : l’algophilie, les rêves, les troubles clitoridiens. Pour ce qui est du goût des étoffes, et des impulsions au vol, nous n’en parlerons qu’après l’exposé des observations subséquentes.

L’algophilie est ici réduite à sa plus simple expression ; la malade ne recherche qu’une douleur physique, cette douleur est très limitée ; elle ne la demande pas à autrui ; elle n’est pas l’accompagnement d’une volupté sexuelle, ni d’une humiliation morale. Elle n’a donc rien du masochisme. Le sujet s’inflige à lui-même une piqûre, peut-être cette piqûre est-elle diminuée par l’anesthésie hystérique, peut-être même est-elle modifiée par l’hystérie ; peut-être le sujet recherche-t-il une émotion par la vue de ce qui pourrait être une douleur ; il y aurait là un plaisir d’imagination complexe. Mais quelque pensée qu’elle provoque, l’algophilie est schématique à l’origine, bien différente par conséquent des algophilies masochistes complexes d’emblée.

La malade éprouve dans ses rêves des tendances homosexuelles et masochistes, qu’elle n’éprouve pas ou du moins pas au même degré à l’état de veille. Le fait a déjà été signalé d’homosexualité limitée au domaine des rêves, ou ce qui revient au même, d’hétérosexualité se manifestant chez des invertis, au cours des rêves seulement (Moll). — Nous ne savons si ce même fait a été signalé à propos de la tendance masochiste.

Chez notre malade, des crises d’excitation sexuelle surviennent avec une prédominance nettement clitoridienne. Dans les conditions ordinaires s’accuse cette même prédominance. Le peu d’intensité des sensations vaginales peut être la cause ou une des causes, de l’aversion pour les rapports sexuels normaux. La volupté et même l’orgasme répondant à des frôlements tout extérieurs, l’intromission pénienne n’est plus désirée, et il aurait pu y avoir là une condition favorable à un développement du saphisme qui, faute sans doute de conditions psychiques suffisantes, n’a pas eu lieu. Mais ce que cette disposition périphérique peut avoir suffi à déterminer, c’est la recherche du frôlement pour le frôlement, dans l’auto-masturbation, dans le « cunnilingus » et dans la masturbation à l’aide du velours ou de la soie. De sorte que la coexistence, chez notre sujet, entre la passion érotique de l’étoffe et le clitoridisme marqué, serait non pas une coïncidence, mais une association logique. Nous reviendrons plus tard sur ce point.

Deuxième observation.

Hystérie. — Tendance à la dépression avec idée de suicide. — Amoralité, délinquance. — Délire du toucher (passion érotique de la soie). — Impulsions kleptomaniaques avec participation génésique.

En octobre 1902, nous eûmes à observer à l’Infirmerie spéciale du Dépôt une malade F…, dégénérée hystérique, dont voici la biographie résumée :

A. H. — Père comitial. Mère morte paralysée. Une soeur affectée de paralysie passagère après une peur et morte tuberculeuse. Une soeur sujette à des fugues et à des impulsions suicides, probablement conscientes, morte noyée. Notre malade a une fille très nerveuse, hypomorale, déjà condamnée pour divers délits.

A. P. — À 7 ans troubles cérébraux consécutifs à une peur et ayant duré 4 mois. À 11 ans, fièvre typhoïde avec céphalalgie intense, dysmnésie consécutive. Premières règles à 15 ans. À 17 ans, période de dépression avec mouvements choréiques et crises hystériques fréquentes ; premier internement (Bron). À 22 ans, deuxième internement (Bron). À 23 ans, premier accouchement. À 29 ans (1885), première condamnation. À 32 ans (1888) deuxième accouchement ; lactation prolongée (nourrice). À 37 ans (1893), pyrexie grave, qui semble bien avoir été une deuxième fièvre typhoïde ; les facultés restent notoirement affaiblies, la monomanie du vol se déclare. En 1897, venue à Paris.

De 1885 à 1905, a été arrêtée 22 fois ; 15 condamnations, 7 non-lieu. Des 15 condamnations, 7 ont été prononcées entre 1897 et 1901 ; une ou deux seulement sont antérieures à 1893 (fièvre typhoïde).

Dans les divers délits, le degré d’imputabilité semble avoir varié. De la dégénérescence banale avec amoralité sont résultés des vols intentionnels, soit au début, soit à la fin de sa longue carrière ; plusieurs ont été accomplis sous des faux noms, et avec complicité. Mais certains autres, les plus nombreux, résultaient d’impulsions spéciales dont nous allons nous occuper. Ainsi, pour un vol de 1901, deux vols de 1902, deux vols de 1903, etc.

En 1901, après arrestation, elle tombe dans un délire mélancolique. « Dégénérescence, dépression, attitude étrange, vols de soie, passion de la soie. À observer plus longuement à Sainte-Anne » (Dr Legras). « Dégénérescence, dépression, la soie l’électrise » (Dr Magnan). « Mélancolie avec tendance suicide, une tentative, etc. » (Dr Boudrie). Internée le 1er septembre, elle sort le 10 décembre.

Durant cet internement, le Commissaire de son quartier écrit : « C’est une femme impressionnable, colère. On pense qu’elle est devenue folle à Saint-Lazare, par suite du chagrin de la détention. Elle a un fils de 23 ans, ouvrier imprimeur, qui mène une vie régulière. D’après la maîtresse de ce dernier, la femme F…, n’a jamais déliré avant son entrée à Saint-Lazare, peut-être elle simule. Elle est méchante, colère, sujette à des crises de nerfs. Elle n’a pas d’idées suivies, il n’y a pas de conversation possible avec elle. Suivant la concierge, c’est une femme nerveuse, méchante, faisant des scènes de violence, s’adonnant peut-être à la boisson et ne travaillant jamais, elle se promène toujours en fiacre, c’est une créature mystérieuse pour moi ».

En janvier 1902, vol à l’étalage d’un grand magasin, de complicité avec sa fille Étiennette (2 corsages de soie). Non-lieu. Internement en février sur certificat du Dr Legras : « Dégénérescence, hystérie, kleptomanie, etc. ». Certificat du médecin traitant, Dr Boudrie : « Dépression, tendance suicide, hémianesthésie droite, etc. ». Nouveau rapport du Commissaire de police : « Ne vit que de vols commis dans les grands magasins, de complicité avec sa fille ; réussit chaque fois à se faire passer pour folle » (sic). Sortie en septembre 1902.

Cinquième internement en octobre 1902, sur certificat du Dr Garnier, après inculpation de vol. Non-lieu. Quelques jours avant son arrestation, elle aurait fait une tentative de suicide (locomotive). Évasion en décembre 1902.

Sixième internement le 30 janvier 1903 (Dr Garnier). Sortie en septembre 1903.

Septième internement en 1903, sur expertise du Dr Dubuisson, dans le rapport duquel nous relevons ces lignes : « Lacunes de la mémoire, langage enfantin, conscience incomplète de sa situation. Facultés très affaiblies depuis une fièvre typhoïde survenue à 37 ans. Depuis six ans au moins, on ne peut lui confier aucun travail. Chez ses enfants, la monnaie la fascine, on la surveille (?). De la prison, elle a écrit à ses enfants en leur commandant d’aller voir certaines personnes, inconnues de tous, pour réclamer de l’argent qu’elles lui devaient ».

Huitième internement, en décembre 1903 (Dr Legras). Vol, non-lieu, évasion en juillet 1904.

Neuvième internement, après expertise (Dr Roubinovitch). Mêmes constatations que précédemment.

Nouvelle arrestation en décembre 1905, prévention de coups et blessures à un agent, lors de l’arrestation de sa fille qui venait de voler. Elle-même semblait avoir fait le guet, de concert avec l’amant de sa fille. En cette circonstance, elle avait pu agir en tant que dégénérée, mais elle n’était pas une malade (Dr Legras).

Nous avons eu l’occasion de l’observer en 1902, lors de ses passages à l’Infirmerie spéciale du Dépôt. Beaucoup plus hypomorale que la malade V. B…, elle nous exposa son cas sans difficulté au début, avec prolixité ensuite. L’attraction de la soie et du vol fut dépeinte dans des termes pathognomoniques.

« Je me rappelle très bien qu’à l’âge de 6 ans, je ne pouvais supporter sans malaise les contacts du velours et de la laine ; je craignais surtout le velours. Par contre, j’aimais beaucoup la soie, j’en faisais de préférence l’habillement de mes poupées, une soeur couturière me donnait toutes ses coupures de soie.

« De 15 à 22 ans, le travail de la soie me fatiguait, me rendait nerveuse, presque malade ; j’ai cessé d’éprouver cet énervement à 22 ans, lorsque j’eus des rapports sexuels. Mais actuellement encore, il me serait impossible de porter de la soie sur moi. Le velours m’est agréable aussi ; mais bien inférieur à la soie. Le satin ne m’attire pas, la marceline non plus ; je préférerais plutôt la faille, elle est plus soyeuse et elle crie. Le contact de la soie est bien supérieur à la vue ; mais le froissement de la soie est encore supérieur, il vous excite, vous vous sentez mouillée ; aucune jouissance sexuelle n’égale pour moi celle-là.

« Mais la jouissance est surtout grande quand j’ai volé. Voler la soie est délicieux ; l’acheter ne me donnerait jamais le même plaisir. Contre la tentation, ma volonté ne peut rien ; lorsque je vole, c’est plus fort que moi ; et d’ailleurs je ne pense à rien d’autre, je me sens poussée vertigineusement. La soie m’attire, celle des rubans, des jupes, des corsages. Lorsque je sens le froissement de la soie, cela commence par me piquer sous les ongles, et alors, il est inutile de résister, il faut que je prenne. Lorsque je résiste à cette poussée (sic), je pleure, je suis énervée, je sors du magasin et j’y reviens ; et si je ne peux pas prendre l’étoffe, j’ai une crise.

« Je ressens un gonflement de la gorge, et de l’estomac, puis je perds connaissance. Mais quand je peux prendre l’étoffe, je la froisse, cela me produit un serrement d’estomac particulier, ensuite, j’éprouve une espèce de jouissance qui m’arrête complètement la respiration ; je suis comme ivre, je ne peux plus me tenir, je tremble, non pas de peur, si vous voulez, mais plutôt d’agitation, je ne sais pas. Je ne pense pas à la mauvaise action que je viens de faire. Dès que je tiens la pièce dérobée, je vais m’asseoir à l’écart pour la toucher et la manier, c’est là qu’on me voit. La jouissance passée, je suis très abattue, parfois la respiration se précipite, tous mes membres sont courbaturés.

« Après, il m’arrive de jeter les pièces volées derrière des portes d’allée, ou encore quelquefois mes enfants les rapportent (?) alors elles ne m’intéressent plus. Quand la chose est passée, c’est bien passé.

« J’ai eu souvent des périodes d’abattement et des pensées de suicide ; une fois, pendant un de mes internements, une autre fois, il y a dix jours ; je me suis jetée au-devant des roues d’une locomotive, à une gare de chemin de fer de ceinture ; on m’a retenue (?).

« Voler la soie est mon plaisir. Mes enfants ont inutilement essayé de me guérir, en m’achetant de la soie en quantité. Si on me donnait le coupon de soie au moment même où je vais le voler, cela ne me procurerait aucun bonheur ; au contraire, cela m’empêcherait d’en avoir ».

Ces dernières phrases mettent bien en relief un élément spécial, l’amour du vol pour lui-même.

Dans le complexus de sensations et de désirs, d’où résulte la propension kleptomaniaque, il forme un facteur important et qui mérite d’être isolé.

Nous rappellerons que plusieurs délits, commis par notre malade ne portaient pas le caractère kleptomaniaque. De moralité faible, elle a accompli certains vols d’ordre banal, dont un au moins avec préméditation. Notamment en 1902, elle fut surprise volant de complicité avec sa fille, âgée alors de 17 ans, laquelle l’aidait en masquant ses mouvements. En 1905, sa fille était surprise à son tour volant dans un grand magasin et, au moment de la capture, sa mère et son amant se trouvaient à peu de distance. Ils intervinrent même violemment pour essayer de l’arracher des mains de l’agent de police. L’existence d’une entente entre ces trois personnages, en vue de la pratique méthodique du vol, ne semble pas niable. Mais la responsabilité de la femme F…, dans le cas de délit d’ordre banal, était évidemment tout autre que dans le cas d’acte kleptomaniaque. Nous reviendrons plus tard sur ce point.

Troisième observation.

Hystérie. — Délire du toucher. — Impulsions kleptomaniaques avec participation génésique. — Toxicomanie avec formule dipsomaniaque. — Obsession du genre érotomaniaque avec hétérosexualité psychique. — Frigidité alléguée. — Amoralité ; délinquance banale. — Propension au suicide.

La nommée B…, veuve D…, 45 ans, amenée à l’Infirmerie spéciale en décembre 1902, à la suite d’un vol de soie, hystérique, pourvue d’un casier judiciaire assez chargé, et comme la précédente malade, hypomorale, et, comme elle, expose facilement ses tares.

« J’ai eu, dit-elle, un mari excellent sous tous les rapports ; néanmoins, j’ai toujours éprouvé de l’aversion pour l’acte sexuel. Par contre, j’ai eu souvent l’esprit hanté par des images, surtout féminines, qui me ravissaient d’un amour presque idéal. Ainsi, j’ai eu pendant longtemps une véritable adoration pour une religieuse de l’Asile Sainte-Anne. aussi, la laïcisation m’a navrée ; j’ai fait un voyage pour la revoir ; j’aurais fait tout ce qu’elle m’aurait commandé ; je crois que j’aurais volé et tué pour elle. J’ai voué ensuite un culte semblable à une autre femme idéale. Puis, c’est un homme que j’ai aimé, un sous-officier d’artillerie, joli, je lui aurais tout donné.

« Mon premier délit a été une sorte de tentative d’escroquerie ; j’avais commandé pour 300 francs de jouets dans un magasin où j’étais connue. Mon intention était de donner ces jouets. J’aurais fini par les payer. Ma marraine qui est riche et titrée, est intervenue en ma faveur. J’avais alors une mauvaise santé, et je souffrais d’attaques hystériques. Ma marraine est aussi déséquilibrée que moi, sinon plus ; mais j’aurais bien fait de l’imiter et de me tourner vers la pitié, je serais maintenant bien plus tranquille. Donc, en 1881, à 24 ans, mon premier vol ; en 1888, condamnation pour tentative de faux ; l’année suivante, autre condamnation ; depuis, je ne sais plus.

« Les vols de soie ne sont venus qu’après que j’ai bu de l’éther ; à 38 ans, mes règles se sont arrêtées, à partir de ce moment j’ai beaucoup souffert, et je me suis mise à l’éther ; j’ai essayé aussi, par moments, de la cocaïne et de la morphine que j’avalais ; je n’ai jamais continué longtemps. Je buvais l’éther par périodes, par exemple pendant huit jours, à raison de 100 à 125 grammes par jour ; souvent un grand verre dans la journée. L’éther me rendait fébrile et violente, par exemple dans les magasins, j’aurais battu les employés qui me regardaient. En même temps que l’éther, je buvais du rhum, surtout pour en masquer l’odeur ; et pour masquer l’odeur du rhum, je buvais du vin blanc, car le vin blanc n’a pas d’odeur comme le vin rouge. J’ai essayé dans le même but de l’eau de Botot et de l’eau de Cologne, enfin de tout ; mais l’eau de Cologne, c’est fade, et je voulais des choses fortes ; je les aimais aussi pour elles-mêmes, à ce moment-là ; et cependant en temps ordinaire, je n’aime pas l’alcool ; ainsi maintenant je n’en voudrais pas. C’est d’ordinaire en novembre que cette passion me prend ; je me sens alors toute déprimée. Peu de temps après, je deviens tout autre, excitée et insupportable, je fais des niches, des insolences ; plusieurs fois on m’a expulsée d’un restaurant, d’un magasin ou d’un tramway ». (Ébauche de psychose à double forme. Voir : Ritti, La Folie à double forme, pp. 292 et sqq.)

« Depuis mes 39 ans, mes vols ont toujours été les mêmes, des vols de soie. La soie me donne un spasme étonnant et voluptueux. La soie, je ne peux pas la déchirer, cela fait trop… oh ! (mimique d’un frisson).

« Le taffetas encore moins, c’est la soie la plus fine ; la couleur m’est indifférente. Le velours est aussi très doux à toucher. La marceline ? c’est mi-coton ; dans la florence il n’y a pas de coton. J’aime tout ce qui est doux. Les grosses soies qui froufroutent, je les aime encore. Mais les porter sur moi, je ne pourrais pas, cela m’énerve trop. Coucher avec de la soie, j’aimerais bien, mais je n’y tiens pas, ce n’est pas mon genre, c’est pour les femmes qui se font voir au lit. Je ne dormirais pas, cela me brûlerait ; un petit morceau déjà m’énerve, il faut que je me lève, et je me rafraîchis par des lotions d’eau, pour avoir la paix. Le calicot, la vieille toile, la cretonne, ça ne crie pas, un petit cri de rien, j’en déchirerai 600 mètres si vous voulez. La toile neuve ne se déchire pas, avec un seul mètre déjà vous verriez vos doigts écorchés. Au moment de voler un peu de soie, j’éprouve une angoisse, je me défends, et j’éprouve ensuite une jouissance. Voilà. C’est toujours la même chose.

« Vous me demandez la conclusion ? Il faudrait que je la sache moi-même. À mon avis, je suis responsable, je ne veux plus aller à Sainte-Anne. Je voudrais une potion tranquille pour m’envoyer dans l’autre monde. Les autres femmes on les punit, ça leur sert de leçons ; moi, on ne veut pas. M. le Dr Legras aurait mieux fait de me laisser condamner, je l’en avais prié, cela me donnerait une leçon, je l’ai écrit au juge d’instruction ».

On a pu remarquer dans ce récit le début tardif de la passion érotique pour la soie. C’est le seul élément du tableau qui s’éloigne du cas ordinaire. Peut-être n’est-il pas très certain. Nous le commenterons.

II

Nos trois malades, en résumé, présentent une hyperesthésie au contact de la soie, avec répercussion sexuelle. Le goût du contact en lui-même et la connaissance de sa répercussion voluptueuse datent de l’enfance ou de la jeunesse, chez deux d’entre elles. La recherche du plaisir sexuel par ce contact spécial a devancé les rapports normaux où elles seraient restées frigides ; elle fut contemporaine des premières excitations sexuelles, si même elle n’en a été l’occasion. Elles se sont adonnées à la masturbation à peu près sans concomitance de représentations hétéro ou homosexuelles, du moins dans les épisodes de masturbation par l’étoffe. L’orgasme ainsi obtenu leur a laissé des souvenirs intenses, se reproduit avec facilité et constitue leur mode de jouissance préféré. Elles ne semblent pas avoir essayé de l’associer au coït normal. La palpation de l’étoffe est ici nécessaire, sa représentation mentale, son bruit même ne peuvent y suppléer, la notion de possession de l’étoffe est ordinairement négligeable ; les sensations épidermiques sont nécessaires et décisives. Les diverses sortes de soie agissent inégalement, la fourrure n’a pas été mentionnée, le velours est apprécié mais jugé inférieur à la soie. Nos trois malades appartiennent au sexe féminin.

Le syndrome est constitué de deux éléments, l’un hyperesthésie périphérique au moins partielle, l’autre synesthésie génitale. L’hyperesthésie élective s’est manifestée tout d’abord chez une de nos malades (obs. II) par de l’aversion pour du velours, mais une aversion sans angoisse, nous semble-t-il, et bien distincte des vraies phobies.

Plus tard, à l’aversion a succédé l’attrait. L’hyperesthésie tactile élective n’est ici un fait pathologique que par son intensité, car elle se rencontre normalement à un faible degré, chez presque tous les individus affinés, on peut même dire qu’elle fait partie du sens artiste. De même la synesthésie génitale morbide n’est ici que l’exagération d’un fait susceptible de se produire chez un sujet sain, mais la morbidité résulte de ce que l’impression agréable, au lieu de n’être qu’un adjuvant parmi bien d’autres, d’une excitation déjà née, provoque cette excitation à lui seul. L’intensité de l’excitation ainsi obtenue, et la recherche systématique de ce procédé sont deux autres traits pathologiques.

Nos trois malades prétendent être hypoesthésiques dans les rapports sexuels normaux. Il est possible qu’elles exagèrent à elles-mêmes leur frigidité, il semble néanmoins certain, qu’elles réagissent moins au coït qu’à l’excitation par l’étoffe et que, de plus, leur sensibilité sexuelle est sujette à des variations spontanées d’une étendue pathologique.

Le lecteur n’a sans doute pas manqué d’établir, en pensée, un parallèle entre certains traits de cette perversion et ceux de la perversion fétichiste. Le fétichisme débute, lui aussi, en bas âge, et se spécialise d’emblée sur tel objet généralement unique.

Mais la frigidité en l’absence du fétiche est plus absolue dans nos cas, la représentation du fétiche équivaut, l’onanisme aidant, au fétiche lui-même. Le fétiche s’associe à des coïts normaux il représente aussi à lui seul une personnalité sexuée.

Pour cette raison peut-être, son maniement revêt un caractère plus possessif, il conserve généralement une valeur après l’usage, et souvent il devient l’objet d’une manifestation sadique. Enfin, le fétichisme, jusqu’ici, n’a été constaté que chez des hommes, et peut-être en effet, par divers traits, procède-t-il particulièrement de la psychologie masculine.

Dans nos trois cas, il est bien clair que l’étoffe n’intervient pas comme substitut du corps masculin, qu’elle n’en possède aucune qualité et qu’elle n’est pas chargée de l’évoquer.

L’anesthésie sexuelle n’est pas absolue ; la perversion est beaucoup moins dominatrice ; son début est peut-être moins net ; tous les traits sont moins arrêtés.

La perversion du fétichiste qui voit ou qui rêve son fétiche, ou s’en caresse, reste un hommage au sexe adverse ; le frottement même de ce fétiche contre l’organe mâle représente moins une masturbation qu’un coït, il met en jeu tous les facteurs physiques et moraux de l’amour mâle au lieu que le frottement du clitoris par la soie, dans notre cas, est loin de mettre en jeu tous les éléments de la sensibilité féminine.

Un trait remarquable des fétichistes, des sadiques, des invertis et des masochistes, est l’extrême abondance des rêveries relatives à l’objet de leur passion. En dehors même de l’onanisme, ils se livrent à de véritables débauches d’imagination dont l’acte favori fait l’objet ; ils le célèbrent dans des écrits et des dessins ; durant la masturbation avec le fétiche ils se représentent des scènes splendides ; durant le coït masochique ou sadique ils transforment la réalité dans leur pensée, pour l’enrichir et l’ennoblir.

Chez nos trois malades nous ne trouvons rien de tel ; elles se masturbent avec la soie, sans plus de rêverie qu’un gourmet solitaire savourant un vin délicat ; en l’absence de tout morceau de soie, elles ne rêvent pas de soieries somptueuses, pour aider la masturbation et le contact de la soie ne se complète pas chez elles, de la vision de personnages vêtus de soie, ni de soies variées et abondantes où elles se plongeraient à plaisir. Cette absence d’appoint imaginatif est ici d’autant plus remarquable que nos trois malades ne sont pas dénuées d’imagination, que l’une même s’adonne fréquemment à des rêveries empreintes de perversions diverses, et probablement parfois adjuvantes d’une masturbation digitale. Si la masturbation par l’étoffe s’est parfois accompagnée de rêves de genre divers, du moins il nous semble avéré que le rêve n’est ici nullement nécessaire, qu’il n’a joué aucun rôle dans la genèse de la perversion, qu’en un mot s’il est libre de s’y associer, du moins il n’appartient pas à son essence. L’étoffe, en effet, semble agir par ses qualités intrinsèques (consistance, éclat, odeur, bruit), dont la plupart même sont secondaires auprès des qualités tactiles. Ces qualités tactiles sont certainement variées, subtiles, compliquées, innombrables pour un épiderme raffiné ; elles se doublent certainement de qualités esthétiques d’un ordre plus large ; leur ensemble, néanmoins, apparaît bien minime, bien schématique, à côté du complexus d’évocations sensorielles, esthétiques, morales, dont le fétiche proprement dit est l’occasion pour l’homme.

C’est sans doute en raison de cette dominante tactile que certaines qualités généralement demandées au fétiche ne sont pas demandées à l’étoffe ; ainsi d’avoir été portée, d’offrir une forme vestimentaire ou une odeur physiologique ; ces marques d’usage lui ôteraient bien plutôt de sa valeur, car, parmi les qualités intrinsèques de l’étoffe l’uniforme fraîcheur due à la nouveauté semble être spécialement appréciée (du moins dans la soie) et des marques de froissement la déprécieraient. Que dans cette nouveauté figure un symbole de virginité nous ne le croyons pas ; nous ne croyons pas non plus qu’un plaisir de violence analogue au sadi-fétichisme entre dans le plaisir du froissement, ce dernier n’est qu’un moyen de se mieux pénétrer de toutes les qualités intrinsèques de l’étoffe ; s’il s’exerce avec frénésie, c’est par suite d’une émotion sthénique d’ordre banal, et non dans une recherche sadique. Nous ferons remarquer d’ailleurs que le contact de l’étoffe avec une surface cutanée quelconque, avec frôlement et sans froissement, suffit à produire un orgasme.

Ce fait ne semble pas se produire habituellement dans le cas de possession du fétiche ; s’il se produit, c’est par un mécanisme tout différent (avivation de l’image mentale par un contact) au lieu que dans la passion de l’étoffe il constitue le fat essentiel et primitif ; la masturbation indirecte ainsi obtenue peut facilement suppléer l’autre, elle semble même l’avoir précédée.

Dans ce dilettantisme du contact, avec répercussion spéciale, la répercussion génitale est automatique, à peu près comme le phénomène du rire provoqué par le chatouillement (réflexe très probablement protubérantiel). La représentation du sexe adverse y tient aussi peu de place que dans la masturbation de l’idiot ; qui ignore la distinction des sexes ; et si la chaîne réflexe n’a pas, comme dans le cas de l’idiot, un siège strictement infra-cérébral, du moins elle ne remonte pas très haut dans l’échelle des faits cérébraux, elle ne dépasse guère le niveau psychique des souvenirs sensoriels et des centres polygonaux.

Il existe, on le voit, de très grandes différences entre la texture du fétichisme et celle de la perversion de nos malades. Appliquer à celle-ci le terme de fétichisme serait lui attribuer implicitement des caractères cliniques qu’elle ne possède pas, telles que la puissance exclusive, certaines complications mentales, certaine conduite envers l’objet ; ce serait supposer que cette perversion a pris naissance exactement par le même mécanisme que le fétichisme vrai, alors qu’une analyse serrée montrerait que les deux pathogénèses ne se superposent que partiellement.

Le terme de pseudo-fétichisme, ou encore de petit fétichisme, évoquerait également l’idée d’une analogie trop complète. On peut se demander si cette perversion n’appartient pas au cadre très vaste des fétichismes asexualisés. Elle nous paraît sortir de ce cadre, parce qu’elle repose sur une association préétablie (synesthésie), parce que l’idéation n’y joue pas de rôle, et pour d’autres raisons encore.

De toutes façons, elle nous paraît devoir figurer un peu à part et devoir être gratifiée d’un nom. Pour désigner cette recherche spéciale d’un contact doué d’une vertu aphrodisiaque, deux mots nous paraissent nécessaires ; le terme d’hyphéphilie désignerait la recherche de l’étoffe, la locution hyphéphilie érotique rendrait compte du processus synesthésique ([…], étoffe). D’ailleurs le terme de hyphéphilie ou encore cet autre, plus général d’aptophilie (apto, je touche) nous paraissent pouvoir remplir une lacune du vocabulaire usuel, puisque le terme « délire du toucher » qui a priori leur aurait convenu, possède aujourd’hui le sens exclusif du délire phobique du toucher.

Si nous voulons analyser plus en détaille processus synesthésique, nous lui chercherons tout d’abord pour premier terme une hyperesthésie cutanée, sinon permanente du moins contemporaine du premier contact remarqué, et portant sur les modes spéciaux de la perception que le contact d’une étoffe met en jeu. Nous n’avons pas pu constater cette hyperesthésie chez nos malades ; sa recherche eût exigé une expérimentation toute spéciale, et les résultats eussent d’avance été rendus presque inutiles par la notion de l’excessive variabilité des sensibilités dans l’hystérie, en particulier sous l’influence d’appétitions momentanées, de troubles sexuels, etc.

Le souvenir d’un premier contact, génitalement voluptueux, est certainement pour une hystérique un élément d’auto-suggestion capable d’aviver la sensibilité périphérique aux moments d’essais ultérieurs. Remarquons que dans la certitude d’une adaptation réciproque de l’épiderme à l’étoffe douce il y a tout autre chose que la schématique association par contiguïté, jadis invoquée comme explication suffisante du fétichisme.

L’hypoesthésie sexuelle dont nos malades se prétendent affligées nous paraît moins grave qu’elles ne le disent. Elle contraste avec la précocité de l’éveil sexuel, et avec les quelques moments d’excitation réelle qu’elles avouent avoir éprouvés dans le coït même.

Mais une chose au moins est certaine, à savoir l’irrégularité, chez elles, du déclenchement de l’orgasme ; cette irrégularité provient-elle d’un état constant de faiblesse irritable (Féré) ou d’une faiblesse alternant avec l’irritabilité ? C’est là une question d’ordre général commune à tous les groupes de perversions sexuelles (sadisme, masochisme, fétichisme).

Il nous suffira de constater ici, une fois de plus, la présence du déséquilibre sexuel à l’origine d’une perversion proprement dite et la coexistence de ce déséquilibre sexuel avec l’aptitude aux associations illogiques et tyranniques, qui est elle-même source de tant de syndromes (obsessions, phobies, impulsions, synesthésie, etc.).

Cliniquement, il convient de noter que l’hypoesthésie sexuelle est ici certainement moins rigoureuse, moins constante que chez les fétichistes classiques : nos malades ont en effet des périodes d’une sexualité à peu près normale.

La synesthésie, qui consiste ici dans la répercussion génitale d’impressions cutanées en somme banales, s’exerce par l’intermédiaire du système sympathique, à la façon de l’effet excitant de certaines odeurs. Si, normalement, les contacts doux et dénués de sens, les odeurs suaves, ne sont pas érogènes à eux seuls, du moins ils servent d’adjuvant aux excitations érotiques, notamment, à celles qui ont l’idéation pour point de départ ; mais ces deux facteurs réunis ne sauraient, chez un sujet normal, aviver les sensations voluptueuses jusqu’à l’orgasme. L’affinement au contact et la répercussion générale du contact sur le sympathique sans localisation génitale est un fait banal, se produisant à divers degrés, même chez l’homme, fréquent chez les femmes et particulièrement développé chez les femmes hystériques, puisque les phénomènes synesthésiques se rencontrent à chaque instant dans leur étude (étranglements, larmes, vomissements, extases, etc.). Quant à la participation génitale, outre qu’à un faible degré elle se produit, inconsciemment ou subconsciemment dans toutes les émotions profondes de la femme (parfums, musique, littérature, religion, etc.), nous ferons remarquer que des zones spécialement érogènes existent normalement, par suite de connexions inexplicables, sur divers points de la surface cutanée (la nuque par exemple) et que chez les sujets dégénérés d’autres zones se révèlent en des régions variables. Chez les normaux comme chez les dégénérés, la stimulation de la zone érogène agit d’une façon strictement réflexe ; mais, chez les dégénérés, elle présente ceci de remarquable d’être une condition suffisante pour la provocation de l’orgasme, tandis que chez les sujets normaux elle est d’abord insuffisante et même incapable de se produire sans un érotisme préalable. Le contact érogène de la soie chez nos malades est comparable, dans quelque mesure, à l’excitation de ces zones érogènes ; dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une qualité toute périphérique du contact dont les conditions nous échappent.

Les caractères pathologiques de la synesthésie, considérée en tant que réflexe, résident dans son intensité, sa spontanéité, son indépendance ; considérée en tant qu’habitude, elle est encore pathologique, par la liaison définitive de ses deux termes et par les prévalences diverses qu’elle acquiert dans la vie sexuelle.

Les rapports de l’exclusivisme avec le déséquilibre sexuel, dont nous avons parlé plus haut, constituent une question théorique impossible à traiter ici. Cliniquement, nous devons remarque que l’exclusivisme ici n’est pas total et que, si le contact de la soie est pour nos malades le meilleur mode de mise en jeu de la sensibilité génitale, il n’est pas le seul.

Comme dans le fétichisme masculin, nous avons ici une liaison de la vie sexuelle et d’un objet ; mais ici :

1 — la liaison est organiquement motivée ; 2 — elle est sensorio-sensorielle ; 3 — la participation intellectuelle est nulle. La liaison est d’ordre moins élevé, mais elle est moins artificielle. En d’autres termes, l’association réalisée présente un bien-fondé relatif, elle occupe un niveau peu élevé dans l’axe nerveux, elle ne comporte pas par elle-même une tendance à l’idéation concomitante, enfin, elle permet l’existence d’excitations sexuelles du type normal, mais d’une intensité généralement médiocre.

Tous ces caractères réunis permettent peut-être de comprendre la cristallisation moins nette du type clinique, c’est-à-dire d’une part l’absence d’identité complète entre les malades, et d’autre part, la variabilité relative de la perversion chez une même malade. À diverses périodes de sa vie, la malade peut être débarrassée de sa perversion. Les périodes de dépression semblent réveiller la perversion ; c’est là une notion générale dans l’histoire des syndromes dégénératifs.

Toutefois, il convient de remarquer que, parmi les phénomènes de désagrégation causés par les débilitations de toutes sortes, les synesthésies figurent toujours au premier rang ; les susceptibilités sensitives des convalescences et de l’état de jeûne en sont une preuve. La désharmonie ne porte pas également sur tous les degrés de l’échelle mentale ; des automatismes se constituent, qui sont de plus en plus inférieurs. La synesthésie ici étudiée doit donc être favorisée parce que de nature inférieure. Cette donnée explique par exemple la constitution tardive du syndrome dans notre troisième observation ; peut-être avant la désagrégation mentale produite par l’alcool et l’éther la sensibilité tactile existait-elle, mais la synesthésie génitale n’existait pas.

Une systématisation de cette nature, avons-nous dit, peut se constituer en raison de son caractère inférieur ; si la perversion fétichiste masculine, qui est, elle aussi, une systématisation, ne se trouve jamais créée de toutes pièces dans des circonstances identiques, peut-être est-ce en raison de son caractère élevé.

Nous avons peu insisté sur la présence de l’hystérie chez nos malades, parce qu’un tel caractère ne semble pas absolument nécessaire pour la constitution du syndrome. Si, par des traits psychologiques (notamment, l’auto-suggestion), il en facilite l’éclosion, par contre il serait peut-être susceptible de lui imprimer, comme il le fait pour les obsessions et impulsions, un caractère de superficialité et d’inconstance. Mais le degré de variabilité que nous avons noté dans nos cas semble inhérent au syndrome même.

Il est plus intéressant de rechercher s’il existe une corrélation entre ce genre de syndrome et la physiologie féminine. Chez la femme, le retentissement des contacts sur la sensibilité générale et sur la sensibilité génitale, est, avons-nous dit, plus fréquent, plus étendu aussi que chez les hommes.

D’autre part, l’excitation clitoridienne, quelque étendues que soient ses répercussions dans l’organisme total de la femme, semble bien avoir en elle-même un caractère plus particulièrement tactile, avec absence de tout besoin aigu de l’orgasme, du moins au début ; que cette sorte d’éréthisme d’ordre tactile soit très facilement réveillé par des excitations cutanées tactiles en raison de leur analogie, cela nous paraît assez vraisemblable.

De là une allure de dilettantisme dans l’éréthisme provoqué par la soie, que celle-ci frôle seulement la peau ou qu’elle s’applique au clitoris. Par contre, l’excitation vaginale possède un caractère aigu et s’accompagne d’une appétition impérieuse (bien que moins pénible, semble-t-il, que le désir similaire chez l’homme). C’est l’éréthisme vaginal qui semble fournir l’élément douloureux et impulsif dans la nymphomanie. Il semble, d’autre part, que dans le cas de frigidité féminine, la sensibilité clitoridienne est la moins diminuée, et nous trouvons en effet, chez nos malades une prépondérance clitoridienne accusée (préférence de cunnilingus, crises clitoridiennes spontanées) et en même temps l’indifférence, au moins relative, à la pénétration pénienne. Ces conditions sont favorables à la recherche de l’excitation par les contacts clitoridiens ou cutanés.

La soie est employée ici à des frôlements ; aucune malaxation n’a lieu qui paraisse exprimer un plaisir de préhension et de possession ; ces sentiments sont plus spécialement masculins et ils auraient surtout lieu de s’exercer sur un objet pourvu d’individualité, et l’étoffe ici n’en a pas. Si, au contraire, le fétiche de l’homme est manipulé, pollué, violenté quelquefois, et ultérieurement conservé, c’est, d’une part, pour bien assouvir certains sentiments d’essence mâle ; d’autre part, parce que le fétiche est, à lui seul, toute une personne.

Quand nos malades déchirent la soie, ce n’est point par une violence sadique, mais dans le but de la mieux sentir, de la mieux comprendre. Dans leur contact avec la soie, elles sont passives ; leur personnalité est close par rapport au monde extérieur ; dénuée de vision, dénuée de désir ; le sexe adverse n’existe plus ; leur jouissance est bien génitale, mais se suffit tellement à elle-même qu’on pourrait la dire asexuée.

En résumé, nous croyons voir dans le goût érotique de la soie une perversion bien adaptée au tempérament féminin et, par suite, beaucoup plus fréquente chez les femmes que chez les hommes.

Les inductions de ce genre sont toujours hasardeuses dans des domaines qui sont ceux de l’illogisme ; toutefois, il en est qui se trouvent justes, par exemple celles qui font prévoir la plus grande fréquence du sadisme chez l’homme ou du masochisme chez la femme.

III

Nos trois malades ont présenté, outre la perversion toute spéciale que nous venons de décrire, divers syndromes plus ou moins nets.

La malade B… a éprouvé dans l’enfance une sorte de délire du toucher. Nous disons seulement une sorte de délire du toucher, parce que le syndrome de ce nom n’existait pas au complet chez elle. La perversion tactile est nette, le caractère du phobique est peu accusé (ni obsession, ni angoisse) ; le trouble est plus périphérique que psychique. C’est le même trouble tactile, mais modifié en sens inverse qui, plus tard, donnera l’éveil à la synesthésie génitale.

La malade V. B… a présenté une algophilie non sexuelle (piqûre qu’elle s’infligeait elle-même), autre mode de recherche de sensations cutanées auquel s’ajoutent peut-être des éléments psychiques plus importants que dans le cas précédent.

L’analyse psychologique de cette perversion nullement rare mériterait d’être spécialement faite ; il y aurait lieu de préciser ses rapports avec les paresthésies et avec la mentalité hystérique. Cliniquement, elle nous apparaît ici comme solitaire, dépourvue de rêve, dépourvue de tout écho sexuel ; en un mot, nullement masochiste.

Ces deux troubles, à point de départ périphérique, nous paraissent ne pas se rencontrer par pur hasard avec la passion tactile de la soie ; ils sont de même ordre que cette dernière, ils en constituent un prélude.

Nos malades présentent une propension toute spéciale aux rêveries les plus fantaisistes. Ce trait, fréquent chez les dégénérés, est porté au haut degré chez les pervertis sexuels. Il ne paraît pas avoir joué un rôle dans la genèse de la perversion actuelle ; il est à signaler seulement comme un syndrome concomitant. Il y a lieu de remarquer aussi que la fantaisie évocatrice a pris pour thème, chez notre malade V. B…, diverses perversions sexuelles à peine ébauchées chez elle, mais non la passion des étoffes qui, peut-être, prête moins aux rêveries.

Dans ces rêveries ont figuré comme thème morbide l’inversion psychique et physique. Peut-être n’est-elle pas très pure. Il est permis de reconnaître, dans les épisodes d’inversions imaginaires, l’intervention de deux autres penchants parents entre eux. L’un est la gamomanie (Legrand du Saulle) ; l’autre est un besoin de protection active de maternité, très analogue dans son origine à la doromanie et d’ailleurs souvent allié à elle. (Un bel exemple de ces trois passions réunies chez un même sujet figure dans une des observations de La Folie à Paris, du Dr P. Garnier, p. 391.) L’inversion ne figure pas seulement dans les rêveries, mais dans les rêves. Dans les rêves aussi se montre un passivisme, une algophilie sexuelle bien proches du masochisme vrai ; ils en diffèrent seulement par l’absence de la représentation masculine, des appétitions psychiques qui s’y rattachent et de la notion d’humiliation. Nous ne parleront point de bestialité à propos de représentation d’animaux, parce que ceux-ci apparaissent surtout comme facteurs de la douleur et seulement à l’occasion de l’orgasme ; les désirs, même en rêve, ne sont pas allés vers eux.

Nous noterons encore chez nos malades une tendance marquée à la dépression avec l’idée de suicide, l’amoralité chez deux d’entre elles, l’hystérie, enfin les impulsions kleptomaniaques. Tous ces troubles sont les marques d’une dégénérescence dont l’existence était certaine a priori.

Les vols kleptomaniaques ont lieu ici par suite de l’attraction d’un objet spécial et aussi par diminution de la résistance (cas mixtes de Dubuisson). Cette diminution est la suite d’une débilitation organique et nerveuse (typhoïde, anémie, éther). Cette donnée est, en somme, classique (Magnan, Dubuisson, etc.). La débilitation n’a pas seulement pour effet de diminuer la résistance, elle avive aussi le désir en favorisant les automatismes psychiques inférieurs et les synesthésies morbides.

La malade B… a débuté tardivement dans la kleptomanie. Il est moins sûr que la perversion sexuelle (excitation par la soie) ait eu chez elle un début tardif ; peut-être la jouissance tactile existait-elle, mais la synesthésie génitale ne se serait produite qu’après débilitation ; peut-être aussi la perversion tactile elle-même a-t-elle été créée de toutes pièces.

Il s’agirait alors d’une de ces déséquilibrations acquises à propos desquelles Lasègue disait : « On hérite quelquefois de soi-même ».

La ménopause semble avoir joué le rôle principal dans la le de cette perversion du toucher, de même qu’elle a engendré à peu près à elle seule la toxicomanie avec une tendance dipsomaniaque et une ébauche de folie à double forme. Toutefois, l’état de fébrilité, tel qu’il existe dans l’éthéromanie, n’est peut-être pas sans avoir aidé à créer l’hyperesthésie tactile ; à coup sûr, l’éther a été un des facteurs des plus importants dans la genèse de l’impulsion kleptomaniaque, non seulement en réalisant comme tout toxique cette désorganisation mentale (libérations des automatismes inférieurs, diminution de la résistance volontaire), d’où naissent les obsessions et impulsions, mais encore parce qu’il est dans la nature de l’éthérisme de donner l’allure impulsive à tout sujet qui en est atteint.

Il semble qu’au moment même de l’acte chez la femme F… un plaisir spécial se produise par la sensation du vol même ; cet élément kleptophilique semble évident dans les observations I, V, XIX du livre de notre maître, M. Dubuisson (p. 64, 81, 152) ; il donne lieu, plus tard, à cette « lutte courtoise » qui s’établit, selon l’expression de cet auteur, entre la kleptomane, qui se promet de récidiver, et l’ensemble du grand magasin. (Voir encore, au sujet du sentiment kleptophilique, la troisième observation de Boissier et Lachaux in Annales Médico-Psychologiques, 1894, I, p. 54.)

Le plaisir de la préhension existe-t-il chez elle en dehors du grand magasin ? Cette question peut se poser à propos de toutes les kleptomanes (et elle semble en ce moment attirer moins l’attention qu’aux premiers temps de l’étude de la kleptomanie).

Deux de nos malades volaient ou, qu’on nous permette l’expression, chipaient des choses de peu de valeur, des pièces de monnaie surtout. Ce genre de vol indique plutôt l’affaiblissement de la résistance que la puissance de l’attraction.

Un dernier détail clinique est le suivant. Fréquemment après le vol, les malades s’isolent dans un coin, dans une entrée de maison ou dans les cabinets d’aisances pour achever là, par une application directe de la soie volée contre leurs parties génitales, un orgasme que l’instant du vol n’a pas pu porter à lui seul au paroxysme. Après quoi, souvent, elles la jettent soit par indifférence subite, soit par calcul. Il va de soi que l’endroit où elles se cachent ne saurait être bien éloigné du point où elles ont commis le vol.

Deux de nos malades sur trois étaient hypomorales ou amorales ; elles l’avaient prouvé par des vols dénués de caractère impulsif et par d’autres délits. Ces malades venaient de Saint-Lazare. Probablement parmi les malades laissées en liberté durant l’instruction, la proportion des amorales serait moins élevée qu’elle ne l’est dans notre courte série. L’amoralité, d’ailleurs, ne doit pas empêcher de reconnaître le caractère impulsif de certains de leurs vols ; elle doit même, prise dans son ensemble, figurer au bilan de leur dégénérescence. L’existence d’une certaine préméditation ou encore le bénéfice ultérieurement tiré des objets volés n’obligent aucunement à conclure que le vol n’a pas été morbide.

Ainsi, certains invertis vrais peuvent s’essayer à des chantages contre leurs compagnons de plaisir, sans qu’on doive pour cela les compter comme des pédérastes professionnels (Krafft-Ebing, Moll). Toutes les combinaisons sont possibles entre les troubles dégénératifs, et l’amoralité en est un.

La simulation, chez une femme prévenue de vol, de la passion érotique de la soie est peu probable. La véracité des dires d’une malade est rendue vraisemblable par la stéréotypie de ses vols, ou par le modus faciendi s’il s’agit d’un délit unique. Le pittoresque de l’exposé possède lui aussi une valeur probante ; il vaut par son intensité et par ses stéréotypies. Le médecin reconnaîtra au passage certains éclats du regard, certaines moues, certaines locutions, certaines répliques, il notera certaines paroles expressives, certains modes de faire ingénieux, certaines adaptations aux temps, aux personnes et aux lieux, comme seule la pratique d’une vieille passion en suggère.

Toutefois, il serait possible que, sous l’influence de nos questions, de telles malades (ordinairement observatrices et d’ailleurs très suggestionnables) se fissent une idée suffisante de la perversion que nous recherchons en elles, et fussent amenées par nos questions, volontairement ou sincèrement, à nous servir au bout de peu de temps l’exposé que nous attendons d’elles.

Le trop grand nombre de nos questions aurait d’ailleurs pour conséquence de nous priver des monologues si expressifs, si convaincants, auxquels nous faisions allusion, de laisser un doute planer sur la sincérité de telle allégation ultérieure et ce doute serait irréparable. Il importe donc de laisser à la malade toute sa spontanéité. Il convient de parler par phrases courtes, en ne demandant jamais telle réponse, mais seulement une sorte de récit, un procédé utile pour provoquer certains mots classiques ou pour en susciter d’inédits, consiste à paraître trouver une contradiction entre deux des dires du malade, en lui demandant de les concilier ; la rapidité, l’imprévu, l’ingéniosité des réponses ainsi provoquées sont des renseignements de haute valeur ; ce sont parfois de vrais cris du coeur que l’on obtient.

Si, par suite de conditions particulières, une simulatrice se trouvait posséder quelques connaissances psychiatriques, son insincérité serait relevée par le manque de cohésion et de relief, l’excès de logique, l’absence de la logique morbide. Inversement, il se pourrait qu’une vraie malade, déclarée de ce chef irresponsable prétendît ultérieurement avoir trompé le médecin expert par une simulation habile ; le but de son allégation pourrait être, par exemple, d’obtenir sa sortie de l’asile. Ses dires pourraient trouver une apparence de confirmation dans les vols de nature banale qu’elle pourrait avoir commis par ailleurs. Aussi, tout médecin appelé à se prononcer sur des malades de ce genre devra-t-il s’enquérir avec soin d’une amoralité possible pour la mentionner s’il y a lieu et ajouter que tout vol commis par la malade n’est pas forcément impulsif.

Cliniquement, l’interrogatoire de telles malades n’est jamais entièrement fini. L’obligation d’attendre l’émission spontanée de certaines données a pour effet de le prolonger, sans que l’on formule certaines questions auxquelles on n’a cessé de penser. Ainsi, dans le cas de la malade V. B…, nous aurions aimé à savoir nettement si la soie froissée, usagée, est pour elle dépourvue de tout charme, si un homme revêtu de riche soie lui plairait plus que la soie seule, si la fillette rêvée par elle s’habillait de soie ou par la douceur de sa peau rappelait la soie, si des bêtes parues dans ses songes la fourrure lui était agréable, si elle ajoute parfois à la soie neuve une idée abstraite de virginité, etc.

IV

Pour ne pas compliquer la description clinique, nous avons présenté nos malades en ne les comparant qu’aux fétichistes les plus classiques. Mais il existe des perversions intermédiaires entre le fétichisme typique et la passion de l’étoffe telle que nous l’avons décrite. Ces cas présentent pour nous l’intérêt tout spécial de s’être rencontrés chez des hommes. Ils ont de commun avec les nôtres la recherche d’une matière en elle-même pour raisons tactiles et sexuelles ; ils en diffèrent par la complexité psychologique, l’aspect clinique et l’histoire médico-légale. En voici l’exposé succinct :

Krafft-Ebing, IIe édition allemande. Observation 113 : Un homme instruit et distingué aime depuis l’enfance certaines fourrures et aussi le velours. La peluche lui agrée aussi, mais infiniment moins. Aversion prononcée pour le drap, la flanelle et toute étoffe rude. Velours et peluche, sous forme de pièces d’ameublement gardent leurs propriétés excitantes. Mais il aime surtout à voir et toucher la fourrure et le velours sur la personne d’une femme, il veut y enfouir son visage ; le coït avec une femme revêtue de fourrure est la plus haute jouissance possible. Il a une adoration pour le nom même de la fourrure, les hommes n’ont pas le droit de porter de fourrure (la fourrure a donc bien en soi un caractère féminin). Le malade assure cependant que le contact agit sur lui, spontanément, sans l’intermédiaire d’aucune association d’idées. L’odeur normale de la fourrure n’est pas aimée. L’excitation sexuelle est possible normalement dans des conditions normales, la femme est recherchée pour elle-même. Le contact de la fourrure appelle celui de la femme, il y a plaisir pour le malade à palper une forme féminine sous la consistance de la fourrure, la fourrure est donc d’ordinaire un intermédiaire physique entre lui et la femme, ou l’image de la femme. Si donc il s’agit d’un fétiche, ce fétiche du moins n’est pas exclusif, dominateur ; il n’est suffisant que par pis-aller. Le fétiche n’est pas une personne, mais il doit se rapporter à une personne pour être parfait.

Une analogie avec le fétichisme typique se trouve dans le grand usage fait, à certains moments, de l’imagination, nous ne savons pas si la fourrure déjà portée par une femme est d’un effet plus actif.

Les autres analogies frappent les yeux. Quant aux différences, elles consistent dans l’indépendance du malade à l’égard du fétiche, dans les besoins de compléter celui-ci, notamment en lui donnant un modelé féminin, dans la nature amorphe du fétiche, dans sa valeur tactile intrinsèque, dans le bien-fondé relatif de la synesthésie, dans le fait que tout, du fétiche, n’est pas aimé (notamment l’odeur). La fourrure a ici deux valeurs : l’une à peu près en tant que fétiche, l’autre en tant que contact agréable. Celle-ci est primitive, constitue une aptophilie et explique peut-être pour une part, les imperfections du fétichisme qui lui est secondaire. (Ainsi l’absence de recherche d’une odeur agréable ajoutée à la fourrure, l’aversion pour l’odeur normale, etc.) Nous constatons enfin que le sujet ne se masturbe pas avec la fourrure et n’a fait aucune tentative de vol.

Les différences avec nos cas consistent en ceci : le contact purement cutané ne suffit pas à l’orgasme complet, la fourrure n’a pas le monopole de la production de l’excitation sexuelle, bien au contraire, elle porte le malade vers le sexe adverse, la femme est recherchée en elle-même, en dehors de l’excitation par la fourrure, et sans besoin impérieux de la compléter par une fourrure.

Nos cas présentent l’aptophilie sans nulle addition de fétichisme même imparfait.

La ressemblance gît dans l’aptophilie érotique, basée sur une aptophilie qui s’est manifestée comme telle, lorsque le sujet était encore sexuellement neutre.

Krafft-Ebing. Observation 114 : Garçon de 12 ans ; jouissance tactile par fourrure de renard ; masturbation au lit avec cette fourrure, ou encore au contact d’un petit chien à fourrure épaisse. Les contacts ne suffisent pas à provoquer l’éjaculation, sans la masturbation manuelle. Les pollutions nocturnes ne prouvent nullement que l’idée de fourrure fut une cause suffisante pour l’éjaculation ; l’idée pouvait être subséquente à l’excitation médullaire.

Observation 116 : Cette observation classée comme fétichisme de l’étoffe seule, nous paraît devoir être regardée comme un cas de fétichisme vrai, avec sadi-fétichisme. Mais son point de départ est aptophilique.

De même pour l’observation 117 empruntée au Dr P. Garnier (Annales d’Hygiène publique et de Médecine légale, 3e série, XXIX, 5, et Les Fétichistes, p. 46) : Homme de 29 ans. Soie aimée dès l’enfance ; fétichisme de la soie une fois portée. Masturbation avec des coupons. Orgasme quelquefois par contact cutané seul.

Les Fétichistes, p. 50 : Ouvrier boulanger ayant, depuis dix ans, un culte pour les étoffes laineuses et duveteuses (excitation génitale à leur contact). Recherche ultérieure de la fourrure et de toute étoffe féminine, pourvu qu’une femme les ait portées. (Fétichisme vrai.) (Même malade in Dr Vallon. Un fétichiste honteux. Annales d’Hygiène publique et de Médecine légale, décembre 1895.)

Le Dr P. Garnier estime d’ailleurs que chez l’homme l’amour des étoffes est toujours conditionné par la féminité de l’étoffe. Il distingue d’ailleurs soigneusement le fétichisme de l’étoffe (servitude sexuelle), de la simple hyperesthésie tactile (dilettantisme). Les Fétichistes, p. 51, 52, 53.

Krafft-Ebing. Observation 118 : Homme de 33 ans. Amour des gants de peau, glacés ou non ; préférés quand ils portent des marques d’usage, et surtout… quand ils contiennent une main de femme. Adoration du mot gant. Gants portés au contact des organes génitaux. Cas de fétichisme vrai, avec point de départ aptophilique.

Autres exemples de matières tactilement excitantes, les roses, le lait.

Krafft-Ebing. Observation 119 (emprunté à Moll) : Les roses. Il s’agit dans cette observation d’associations d’idées contemporaines avec origine sentimentale, les qualités tactiles de l’objet favori ne sont comptées que parmi d’autres qualités intrinsèques ; elles cessent d’être appréciées dès que le sentiment romanesque, origine de la dilection, s’est affaibli.

Le lait (Charcot et Magnan, Archives de Neurologie, 1882, II, p. 321) : Homme de 44 ans, atteint d’impuissance et de frigidité depuis quelque temps ; arrêté comme frôleur. Marié, vie sexuelle normale jusque vers 42 ans. Depuis qu’il est atteint d’impuissance, il se livre souvent au plaisir de tremper sa verge dans du lait qui lui donne une sensation de velours. Nulle érection. Boit ensuite le lait avec indifférence. Maniant continuellement du lait, il ne semble pas obéir à une attraction fascinante, mais à une tentation très simple. (Affaiblissement intellectuel ?)

Le seul cas d’aptophilie pure, se suffisant à elle-même et par conséquent identique aux cas étudiés par nous est relatif à un homme de 21 ans.

Krafft-Ebing. Observation 120 : Le pelage des chiens et des chats lui procurent une excitation sexuelle absolument spontanée, contraire même à sa volonté et autant que possible évitée. Onanisme physique et psychique à la pensée des fourrures de chiens ou de chats. Aucun alliage de bestialité. À faire partie d’un corps vivant la fourrure paraît acquérir seulement des qualités d’ordre tactile plus complexes. Il s’agit donc ici d’une hyperesthésie tactile spécialisée avec synesthésie génitale. Les souvenirs tactiles n’ont pas dans la vie génitale un caractère dominateur. Nombreux rêves relatifs aux fourrures. Pas d’aversions de la femme.

Nous devons reconnaître qu’avant de devenir des fétichistes, les malades du Dr Garnier, plus haut cités, ont passé par une phase d’aptophilie sexuelle proprement dite ; c’est-à-dire sans évocation de la femme : c’était durant le temps de leur enfance. Ils étaient alors comparables à nos malades femmes. Mais l’adolescence a promptement modifié leur perversion.

Toutes ces observations montrent bien que chez l’homme comme chez la femme les contacts périphériques peuvent acquérir une sensibilité exquise, et exercer comme telle une répercussion considérable non seulement sur la sensibilité générale, mais encore sur la sensibilité génitale. Seulement la constitution, sur cette base, d’une perversion durable, dominatrice, cristallisée, paraît devoir être plus rare chez l’homme. La perversion typique que nous avons rencontrée chez trois femmes semble spécialement assortie au tempérament féminin. Le seul fait du terrain masculin paraît donner à l’aptophilie érotique, quand elle y germe, une physionomie plus atypique, peut-être plus superficielle, ou au contraire une tendance nette à se rapprocher du fétichisme, lequel, il est bon de le rappeler, n’a été décrit que chez des hommes.

Il est remarquable que les hommes ont pour objet de prédilection, dans presque tous les cas, la fourrure, dans un cas, il s’agissait de soie. Dans plusieurs, le velours apparaît comme succédané bien modeste de la fourrure, dans un cas c’est la peluche ; dans un autre, toute étoffe duveteuse et laineuse. Il semble donc (et les détails de l’observation de Krafft-Ebing le montreraient) que l’homme affectionnerait plutôt dans l’objet de son dilettantisme une certaine sensation de résistance molle, avec secondairement, un peu de tiédeur, tandis que les femmes apprécieraient dans la soie, l’impression de finesse et de fraîcheur. Nous aimons à promener la main sur la fourrure ; nous voudrions que la soie glissât d’elle-même le long du dos de notre main. La fourrure appelle une caresse active sur son modelé : la soie caresse avec suavité uniforme un épiderme qui se sent surtout devenir passif ; puis elle révèle pour ainsi dire un nervosisme dans ses brisures et dans ses cris. Peut-être ainsi se prêterait-il mieux à la volupté féminine. Ces remarques ne nous paraissent pas négligeables ; mais elles perdent de leur importance devant le fait que des hommes aiment aussi la soie ; peut-être aussi les occupations de la femme la mettent-elle en contact plus souvent avec la soie qu’avec la fourrure. La fourrure le plus souvent ne suffit pas à l’homme, qui en la maniant évoque la femme ; la femme en maniant la soie reste seule en esprit. Les hommes paraissent ne présenter ordinairement les impulsions au vol, que quand la passion prend la forme du fétichisme ou du sadi-fétichisme vrai.

Si nous comparons nos cas d’aptophilie féminine aux exemples de fétichisme asexualisé actuellement connus, où figuraient comme excitants, une cérémonie funéraire, la vue de l’effort chez l’homme (Féré), la vue de l’effort chez les animaux (Féré), les roses (Moll), etc., nous reconnaîtrons que dans ces cas, l’objet excitant répond moins à la désignation de « Fétiche », qui fait d’un objet une personne et comporte une adoration, qu’à celle de simple talisman, si l’on entend par talisman, comme il nous semble, un objet qui tient son pouvoir d’une incantation étrangère et contingente, garde ainsi une force empruntée et, loin d’être aimé pour lui-même, oriente vers un deuxième objet. Les différences d’allure des deux genres de malades, nous semble-t-il, dérivent de cette différence primordiale. Le fétichisme asexualisé est d’ailleurs le plus souvent, nous semble-t-il, tardif dans son apparition et deutéropathique dans sa genèse (affaiblissement, association d’idées, etc.).

Nos cas semblent intermédiaires à l’une et l’autre catégorie. Ils diffèrent du fétichisme asexualisé par l’absence d’orientation vers le sexe adverse, par la presque nécessité d’un contact direct, par l’absence de complexité psychique. Ils diffèrent du fétichisme masculin complet par de nombreux caractères, dont le plus général est l’absence de toute personnalité dans le fétiche. Ils diffèrent du fétichisme masculin fruste (Stoff-fetichismus de Krafft-Ebing) par les traits à l’instant indiqués.

Nous admettons, d’ailleurs, que les cas de transition doivent être nombreux, qu’ils le sont peut-être dans le domaine des perversions sexuelles, plus que dans tout autre domaine, mais dussent-ils former la majorité, certaines combinaisons frappantes n’en méritent pas moins d’être mises particulièrement en vedette, d’abord à titre de repères, ensuite parce que le mécanisme qui les produit semble susceptible de se reproduire plus fréquemment, formant ainsi de courtes séries dans la foule des cas disparates, contingents et individuels.

V

Nos cas, en résumé, sont caractérisés par la recherche du contact d’étoffes déterminées, l’orgasme vénérien dû au contact cutané seul, la préférence de ce genre d’aphrodisiaque à tout autre, mais sans exclusivité absolue ; l’indifférence à la forme, au passé et à la valeur évocatrice du fragment d’étoffe mis en jeu ; le rôle très effacé de l’imagination, l’absence d’attachement à l’objet après usage, l’absence ordinaire d’évocation du sexe adverse, la préférence pour la soie, l’association de la kleptomanie, enfin, la rencontre de ce tableau complet, à notre connaissance, chez des femmes seulement (et dans l’espèce des hystériques).

La perversion ainsi définie, peut assurément se manifester chez l’homme ; mais elle y semble moins à sa place, et paraît devoir être moins pure.

Sous cette forme étroite, la recherche de l’étoffe ne nous semble pas avoir été décrite par les auteurs classiques, bien que les cas n’en doivent pas être rares dans la pratique médico-légale.

Krafft-Ebing définit le Stoff-fetichismus : « La recherche d’une matière déterminée, non pas en tant que se rapportant à l’habillement féminin, mais comme simple matière, capable par elle-même d’éveiller ou d’accroître les sensations sexuelles ». Il ajoute : « Les cas en question ne dérivent pas d’une association fortuite ; on doit supposer que certaines sensations tactiles (une sorte de chatouillement apparenté de plus ou moins loin à des sensations voluptueuses sont ici, chez des individus hyperesthésiques, la cause primordiale de la genèse du fétichisme ». IIe édition allemande, p. 198.)

Mais on a vu que les cas cités par Krafft-Ebing ne répondent pas absolument à une définition aussi étroite et que, d’autre part, nos cas auxquels elle s’applique bien, n’ont pas d’analogies dans sa casuistique (qui ne comprend d’ailleurs aucune femme).

Il est probable que dans les rapports médico-légaux, de tels cas sont ordinairement considérés comme du fétichisme véritable, ou comme une sorte de fétichisme, ou encore, comme une variété peu importante de l’impulsion kleptomaniaque. Les auteurs classiques disent unanimement que « le fétichisme n’a pas encore été constaté chez la femme » ; cette assertion serait inexacte, s’il fallait rattacher nos cas au fétichisme ; et s’y on ne les y rattache pas, leur place n’est plus marquée nulle part.

Pour nous, ils ne sont pas du fétichisme vrai, mais ils méritent d’être placés à côté du fétichisme vrai et dans son ombre ; ils constituent, dans quelque mesure, son succédané féminin. Ils sont certes moins pittoresques, moins paradoxaux, moins complexes. Mais peut-être offrent-ils aussi une certaine importance numérique ; en tout cas, leur association à la kleptomanie leur assure un intérêt médico-légal.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après le texte de Gaëtan Gatian de Clérambault, « Passion érotique des étoffes chez la femme », Archives d’anthropologie criminelle de Médecine légale et de psychologie normale et pathologique, t. XXIII, Éd. Masson et Cie, Paris, 1908, pp. 439-470.

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