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Psychologie des foules

Les Jurés de cour d’assises

Diverses catégories de foules (Livre III - Chapitre III)

Date de mise en ligne : samedi 20 novembre 2010

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Éd. Baillière et Cie et Félix Alcan, Paris, 1895.

CHAPITRE III
Les Jurés de cour d’assises.

Les jurés de cour d’assises. — Caractères généraux des jurys. — La statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur composition. — Comment sont impressionnés les jurés. — Faible action du raisonnement. — Méthodes de persuasion des avocats célèbres. — Nature des crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères. — Utilité de l’institution du jury et danger extrême que présenterait son remplacement par des magistrats.

Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j’examinerai seulement la plus importante, celle des jurés de cours d’assises. Ces jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme. Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l’influence des meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l’occasion d’observer d’intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les personnes non initiées à la psychologie des collectivités.

Les jurés nous fournissent tout d’abord un excellent exemple de la faible importance que présente, au point de vue des décisions, le niveau mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu que lorsqu’une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion sur une question n’ayant pas un caractère tout à fait technique, l’intelligence ne joue aucun rôle ; et qu’une réunion de savants ou d’artistes, par ce fait seul qu’ils sont réunis, n’a pas, sur des sujets généraux, des jugements sensiblement différents de ceux d’une assemblée de maçons ou d’épiciers. À diverses époques, avant 1848 notamment, l’administration faisait un choix soigneux parmi les personnes appelées à composer le jury, et on les recrutait parmi les classes éclairées : professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. Aujourd’hui le jury se recrute surtout parmi les petits marchands, les petits patrons, les employés. Or, au grand étonnement des écrivains spéciaux, quelle qu’ait été la composition des jurys, la statistique prouve que leurs décisions ont été identiques. Les magistrats eux-mêmes, si hostiles pourtant à l’institution du jury, ont du reconnaître l’exactitude de cette assertion. Voici comment s’exprime à ce sujet un ancien président de cour d’assises, M. Bérard des Glajeux, dans ses Souvenirs.

« Aujourd’hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré, suivant les préoccupations politiques et électorales inhérentes à leur situation... La majorité des élus se compose de commerçants moins importants qu’on ne les choisissait autrefois, et des employés de certaines administrations... Toutes les opinions se fondant avec toutes les professions dans le rôle de juge, beaucoup ayant l’ardeur des néophytes, et les hommes de meilleure volonté se rencontrant dans les situations les plus humbles, l’esprit du jury n’a pas changé : ses verdicts sont restés les mêmes. »

Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont très justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut pas trop s’étonner de cette faiblesse, car la psychologie des foules, et par conséquent des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi inconnue des avocats que des magistrats. J’en trouve la preuve dans ce fait rapporté par l’auteur cité à l’instant, qu’un des plus illustres avocats de cour d’assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit de récusation à l’égard de tous les individus intelligents faisant partie du jury. Or, l’expérience — l’expérience seule — a fini par apprendre l’entière inutilité de ces récusations. La preuve en est qu’aujourd’hui le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y ont entièrement renoncé ; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les verdicts n’ont pas changé, « ils ne sont ni meilleurs ni pires ».

Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés par des sentiments et très faiblement par des raisonnements. « Ils ne résistent pas, écrit un avocat, à la vue d’une femme donnant à téter, ou à un défilé d’orphelins. » « Il suffit qu’une femme soit agréable, dit M. des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury. »

Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre — et qui sont précisément d’ailleurs les plus redoutables pour la société — les jurés sont au contraire très indulgents pour les crimes dits passionnels. Ils sont rarement sévères pour l’infanticide des filles-mères, ni bien durs pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu son séducteur, sentant fort bien d’instinct que ces crimes-là sont peu dangereux pour la sociétéé [1], et que dans un pays où la loi ne protège pas les filles abandonnées, le crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible, en intimidant d’avance les futurs séducteurs.

Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le prestige, et le président des Glajeux fait justement remarquer que, très démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques dans leurs affections : « Le nom, la naissance, la grande fortune, la renommée, l’assistance d’un avocat illustre, les choses qui distinguent et les choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans la main des accusés. »

Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules, raisonner fort peu, ou n’employer que des formes rudimentaires de raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat anglais célèbre par ses succès en cour d’assises a bien montré la façon d’agir.

« Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C’est le moment favorable. Avec du flair et de l’habitude, l’avocat lit sur les physionomies l’effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en tire ses conclusions. Il s’agit tout d’abord de distinguer les membres acquis d’avance à la cause. Le défenseur achève en un tour de main de se les assurer, après quoi il passe aux membres qui semblent au contraire mal disposés, et il s’efforce de deviner pourquoi ils sont contraires à l’accusé. C’est la partie délicate du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d’avoir envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la justice. »

Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l’art oratoire, et nous voyons pourquoi le discours fait d’avance est d’un effet si nul, puisqu’il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés suivant l’impression produite.

L’orateur n’a pas besoin de convertir tous les membres d’un jury, mais seulement les meneurs qui détermineront l’opinion générale. Comme dans toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d’individus qui conduisent les autres. « J’ai fait l’expérience, dit l’avocat que je citais plus haut, qu’au moment de rendre le verdict, il suffisait d’un ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury. » Ce sont ces deux ou trois-là qu’il faut convaincre par d’habiles suggestions. Il faut d’abord et avant tout leur plaire. L’homme en foule à qui on a plu est près d’être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les raisons quelconques qu’on lui présente. Je trouve, dans un travail intéressant sur Me Lachaud, l’anecdote suivante :

« On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu’il prononçait aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois jurés qu’il savait, ou sentait, influents, mais revêches. Généralement, il parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant, une fois, en province, il en trouva un qu’il dardait vainement de son argumentation la plus tenace depuis trois quarts d’heure : le premier du deuxième banc, le septième juré. C’était désespérant ! Tout à coup, au milieu d’une démonstration passionnante, Lachaud s’arrête, et s’adressant au président de la cour d’assises : « Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire tirer le rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par le soleil. » Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis à la défense. »

Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement combattu dans ces derniers temps l’institution du jury, seule protection que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien fréquentes d’une caste sans contrôle [2]. Les uns voudraient un jury recruté seulement parmi les classes éclairées ; mais nous avons déjà prouvé que, même dans ce cas, les décisions seront identiques à celles qui sont maintenant rendues. D’autres, se basant sur les erreurs commises par les jurés, voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des juges. Mais comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées au jury, ce sont des juges qui les ont d’abord commises, et que, quand l’accusé arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par plusieurs magistrats : le juge d’instruction, le procureur de la République et la chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas alors que, si l’accusé était définitivement jugé par des magistrats au lieu de l’être par des jurés, il perdrait sa seule chance d’être reconnu innocent. Les erreurs des jurés ont toujours été d’abord des erreurs de magistrats. C’est donc uniquement à ces derniers qu’il faut s’en prendre quand on voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses, comme la condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi par un juge d’instruction véritablement par trop borné, sur la dénonciation d’une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l’avoir fait avorter pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l’explosion d’indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de l’État. L’honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens rendait évidente la grossièreté de l’erreur. Les magistrats la reconnaissaient eux-mêmes ; et cependant, par esprit de caste, ils firent tout ce qu’ils purent pour empêcher la grâce d’être signée. Dans toutes les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne peut rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, se disant qu’après tout l’affaire a été instruite par des magistrats rompus à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables de l’erreur : les jurés ou les magistrats ? Gardons précieusement le jury. Il constitue peut-être la seule catégorie de foule qu’aucune individualité ne saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui, égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l’abandon de son séducteur et la misère ont conduite à l’infanticide ; alors que le jury sent très bien d’instinct que la fille séduite est beaucoup moins coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi et qu’elle mérite toute son indulgence.

Sachant très bien ce qu’est la psychologie des castes, et ce qu’est aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un seul cas où, accusé à tort d’un crime, je ne préférerais pas avoir affaire à des jurés plutôt qu’à des magistrats. J’aurais quelques chances d’être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent jamais.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Éd. Baillière et Cie et Félix Alcan, Paris, 1895.

Notes

[1Remarquons en passant que cette division, très bien faite d’instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et les crimes non dangereux pour elle n’est pas du tout dénuée de justesse. Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et surtout l’esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de l’esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte (vindicta, vengeance) est encore d’un usage journalier. Nous avons la preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup d’entre eux d’appliquer l’excellente loi Bérenger, qui permet au condamné de ne subir sa peine que s’il récidive. Or, il n’est pas un magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que l’application d’une première peine crée infailliblement la récidive. Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la société n’a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils préfèrent créer un récidiviste dangereux.

[2La magistrature représente, en effet, la seule administration dont les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d’habeas corpus dont l’Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les tyrans ; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré de l’honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge d’instruction, à peine sorti de l’école de droit, possède le pouvoir révoltant d’envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne, les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou même un an sous prétexte d’instruction, et les relâcher ensuite sans leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d’amener est absolument l’équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette dernière, si justement reprochée à l’ancienne monarchie, n’était à la portée que de très grands personnages, alors qu’elle est aujourd’hui entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer pour la plus éclairée et la plus indépendante.

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