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Histoire ancienne de l’Orient

Développements initiaux de l’industrie moderne

Vestiges matériels de l’humanité primitive (Chap. III, §4)

Date de mise en ligne : mardi 9 décembre 2008

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

§4. — RELATION DE TEMPS ENTRE LES DIVERSES ÉPOQUES DES DÉVELOPPEMENTS INITIAUX DE L’INDUSTRIE HUMAINE.

La succession chronologique des diverses périodes de l’âge d’emploi exclusif de la pierre éclatée, taillée ou polie, s’établit maintenant d’une manière positive et précise. Nous y retrouvons les premières étapes de la race humaine dans la voie de la civilisation, après lesquelles l’emploi du métal marque une évolution nouvelle et d’une importance capitale. Non toutefois qu’il faille s’exagérer l’état d’avancement auquel correspond le début du travail des métaux. Les anciens nous représentent les Massagètes, qui étaient pourtant plongés dans une très grande barbarie, comme étant en possession d’instruments de métal ; et chez les tribus de race ougrienne, le travail des mines a certainement pris naissance dans un état social peu avancé. On trouve dans l’Oural et dans l’Altaï des traces d’anciennes exploitations qui pénètrent quelquefois la terre à plus de 30 mètres de profondeur. Certaines populations nègres savent aussi travailler les métaux, et même fabriquer l’acier, sans que pour cela elles aient atteint la civilisation véritable. Elles fabriquent des houes, supérieures à celles que l’Angleterre veut leur envoyer de Sheffield, à l’aide d’une forge rudimentaire dont une enclume de grès, un marteau de silex et un soufflet composé d’un vase de terre fermé par une peau mobile, font tous les frais. Cependant il est incontestable que le travail des métaux a été l’un des plus puissants agents de progrès, et c’est en effet précisément chez les populations les plus anciennement civilisées que nous voyons l’origine de cette invention remonter le plus haut.

Au reste, excepté dans la Bible, qui nomme un personnage humain comme le premier qui pratiqua cet art, — encore le personnage en question a-t-il bien plus le caractère d’une personnification ethnique que d’un individu, — l’histoire de l’invention des métaux est entourée de fables chez tous les peuples de l’antiquité. L’invention paraissait si merveilleuse et si bienfaisante, que l’imagination populaire y voyait un présent des dieux. Aussi, presque toujours, le prétendu inventeur que l’on cite n’est que la personnification mythologique du feu, qui est l’agent naturel de ce travail : tel est le Tvachtri des Vêdas, l’Hêphaistos des Grecs, le Vulcain des Latins.

Le premier métal employé pour faire des armes et des ustensiles fut le cuivre, dont le minerai est le plus facile à réduire à l’état métallique, et on apprit bientôt à le rendre plus résistant par un alliage d’étain, qui constitue le bronze. L’emploi du fer, dont le travail est plus difficile, marqua un nouveau progrès dans l’invention. C’est du moins ainsi que les choses se passèrent le plus généralement ; car elles varièrent suivant les races et les localités, et la succession que nous venons d’indiquer compte d’importantes exceptions.

Les nègres de l’Afrique centrale et méridionale n’ont jamais connu le bronze, et même pour la plupart ne travaillent pas le cuivre. En revanche, ils fabriquent le fer sur une assez grande échelle, et par des procédés à eux, qui ne leur ont pas été communiqués du dehors. Ils sont donc arrivés spontanément à la découverte du fer, et ils ont passé de l’usage exclusif de la pierre à la fabrication de ce métal, progrès différent dans sa marche de celui des populations de l’Asie et de l’Europe, et auquel a dû contribuer la nature particulière des minerais les plus répandus en Afrique, lesquels sont moins difficiles à traiter et à affiner que ceux d’autres pays. Les Esquimaux, qui ne savent pas fondre les métaux et en sont encore à l’âge de la pierre, fabriquent cependant quelques outils de fer en détachant des fragments de blocs de fer météorique, et en les martelant avec des pierres sans les faire passer par la fusion, comme les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord faisaient des haches et des bracelets avec le cuivre natif des bords du lac Supérieur et de la baie d’Hudson, par un procédé de simple martelage entre deux pierres et sans emploi du feu, c’est-à-dire sans véritable métallurgie.

Au reste, le fer météorique, qui n’a besoin d’aucun affinage, et qu’il suffit de fondre pour qu’il soit propre à former tous les instruments, a dû être partout travaillé le premier et donner le type du métal que l’on a cherché ensuite à tirer de minerais moins purs. Le langage de plusieurs des peuples les plus considérables de l’antiquité par leur civilisation, a conservé des traces de ces débuts de la métallurgie du fer, tiré de blocs dont on avait observé l’origine météorique. En égyptien, le fer se nommait ba en pe, « matière du ciel, » mot qui est resté dans le copte benipe, « fer ; » et des textes positifs prouvent que l’antique Égypte se représentait le firmament comme une voûte de fer, dont des fragments se détachaient quelquefois pour tomber sur la terre. Le nom grec du fer, [sidêros], nom tout à fait particulier, et qui n’a d’analogue dans aucune autre langue aryenne pour désigner le même métal, est évidemment apparenté d’une manière étroite, comme l’a reconnu M. Pott, au latin sidus, sideris, « astre ; » il désigne donc le métal que l’on a d’abord connu avec une origine sidérale.

Tous les rameaux de l’humanité, sans exception, ont traversé les diverses étapes de l’âge de la pierre, et partout on en découvre les traces. C’est par là que nous sommes justifiés d’avoir introduit dans la première partie d’une histoire de l’Orient antique tout un ensemble de faits qui n’ont été jusqu’ici constatés d’une manière complète et suivie que dans l’Europe occidentale. Car à ces faits seulement nous pouvions demander, dans l’état actuel de la science, les éléments d’un tableau des différents stages de développement de l’humanité primitive, stages qui ont été nécessairement les mêmes, en partant de la sauvagerie absolue des origines, chez les races les plus précoces de L’Asie, chez celles qui se sont éveillées les premières à la civilisation et dans cette voie ont donné l’exemple à toutes les autres.

Mais de ce que chaque peuple et que chaque pays offrent aux regards de l’observateur la même succession de trois âges répondant à trois moments du développement social, on se tromperait grandement si l’on allait supposer que les différents peuples y sont parvenus dans le même temps. Il n’existe pas entre les trois phases successives, pour les diverses parties du globe, un synchronisme nécessaire ; l’âge de la pierre n’est pas une époque déterminée dans le temps, c’est un état du progrès humain, et la date en varie énormément de contrée à contrée. On a découvert des populations entières qui n’étaient pas encore sorties, à la fin du siècle dernier et même de nos jours, de l’âge de la pierre. Tel était le cas de la plupart des Polynésiens lorsque Cook explora l’Océan Pacifique. Les Esquimaux reçoivent quelques objets de métal des baleiniers qui vont à la pêche au milieu des glaces voisines du pôle ; mais ils n’en fabriquent pas, et leurs râcloirs en ivoire fossile, leurs petites haches et leurs couteaux à forme de croissants en pierre sont pareils à ceux dont on se servait dans l’Europe préhistorique. Un voyageur français rencontrait encore en 1854, sur les bords du Rio-Colorado de la Californie, une tribu indienne qui ne se servait que d’armes et d’ustensiles en pierre et en bois. Les races qui habitaient le nord de l’Europe n’ont reçu la civilisation que bien après celles de la Grèce et de l’Italie ; les palafittes des lacs de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné continuaient certainement à subsister, du moins une partie, quand déjà Massalie et d’autres villes grecques étaient fondées sur le littoral de la Provence ; toutes les vraisemblances paraissent indiquer que, lorsque les dolmens de l’âge de pierre commençaient à s’élever chez nous, les populations de l’Asie étaient déjà depuis des siècles en possession du bronze et du fer, et de tous les secrets d’une civilisation matérielle extrêmement avancée. En effet, l’emploi des métaux remonte, en Égypte, en Chaldée, chez les populations aryennes primitives des bords de l’Oxus et chez les nations touraniennes, qui remplissaient l’Asie antérieure avant les grandes migrations des Aryas, à l’antiquité la plus reculée.

Ainsi que nous l’avons vu plus haut, la tradition biblique désigne un des fils de Lemech, Thoubal-qaïn, comme ayant le premier forgé le cuivre et le fer, donnée qui ferait remonter, pour certaines races, l’invention du travail des métaux à près de mille ans avant le déluge. Ce nom de Thoubal-qaïn est, du reste, extrêmement curieux, car il signifie « Thoubal le forgeron, » et, par conséquent, on ne peut manquer d’établir un rapprochement entre lui et le nom du peuple de Thoubal, dont la métallurgie prodigieusement antique est tant de fois citée par la Bible, et qui gardait encore cette réputation du temps des Grecs, quand, déchu de la puissance prépondérante sur le nord-est de l’Asie-Mineure que lui attribuent les monuments assyriens du XIIe siècle, il n’était plus que la petite nation des Tibaréniens. Une fois découvert, l’usage des procédés de la métallurgie ne se répandit d’abord que lentement, et resta longtemps concentré, comme un monopole exclusif, entre les mains de quelques populations dont le progrès, par suite de causes de natures diverses, avait devancé celui des autres. Les Chalybes, qui paraissent un rameau du peuple de Thoubal, étaient déjà renommés pour les armes et les instruments de fer et de bronze, qu’ils fabriquaient dans leurs montagnes, quand certaines tribus nomades de l’Asie centrale en restaient encore aux engins de pierre.

Bien plus, on a découvert partout des preuves positives de ce fait que l’invention du travail des métaux ne fit pas disparaître tout d’abord les armes et les instruments de pierre. Les objets de métal revenaient à un grand prix, et avant que l’usage ne s’en fût complètement généralisé, la majorité continua d’abord pendant un certain temps à préférer, par économie, les vieux ustensiles auxquels elle était habituée. Chez la plupart des tribus à demi-sauvages qui travaillent le métal, comme celles des nègres, cette industrie est, dans l’intérieur même de la tribu, une sorte d’arcane que certaines familles se transmettent traditionnellement de père en fils, sans le communiquer aux individus qui les entourent et leur demandent leurs produits. Tout donne lieu de penser qu’il dut en être de même pendant une longue suite de générations dans l’humanité primitive. Et par conséquent il put et dut arriver que certains essaims d’émigration qui se lançaient en avant dans les forêts du monde encore désert, bien que partant de centres où quelques familles travaillaient déjà les métaux, ne savaient encore fabriquer eux-mêmes que des instruments de pierre et n’emportèrent pas avec eux d’autre tradition d’industrie dans leurs établissements lointains. En tout cas, celui qui étudie les méthodes anciennes de travail des métaux, reconnaît à des indices matériels incontestables qu’elles rayonnèrent suivant les contrées de trois centres d’invention distincts ; l’un, le plus ancien de tous, celui dont parle la Bible, situé en Asie, le second en Afrique, dans la race noire, où l’emploi du bronze ne paraît avoir jamais été connu et où la nature spéciale des minerais de la contrée permit d’arriver du premier coup à la production du fer, le troisième enfin en Amérique, dans la race rouge.

Il y a même eu dans certains cas, et par suite de circonstances exceptionnelles, retour à l’âge de pierre de la part de populations qui au moment de leur émigration connaissaient le travail des métaux, mais n’avaient pas encore entièrement abandonné les usages de l’état de civilisation antérieur. C’est ce qui paraît être arrivé pour la race polynésienne. Elle est, les belles recherches de M. de Quatrefages l’ont démontré, originaire de la Malaisie, et autant que l’on peut arriver à déterminer approximativement la date de son émigration première, le départ n’en eut lieu qu’à une époque peu ancienne, où nous savons par des monuments positifs que l’usage et la fabrication des métaux étaient déjà répandus généralement dans les îles malaises, mais sans avoir tout à fait déraciné l’emploi des ustensiles de pierre. Mais les îles où les ancêtres des Polynésiens s’établirent d’abord, dans le voisinage de Tahiti, et où ils se multiplièrent pendant plusieurs siècles avant de rayonner dans le reste des archipels océaniens, ne renfermaient dans leur sol aucun filon minier. Le secret de la métallurgie, à supposer que quelqu’un des individus de la migration le possédait, se perdit donc au bout de peu de générations, faute d’usage, et il ne se conserva pas d’autre tradition d’industrie que celle de la taille de la pierre, que l’on avait l’occasion d’exercer tous les jours. Aussi les essaims postérieurs de la race polynésienne en demeurèrent-ils à l’âge de la pierre, même lorsqu’ils allèrent s’établir dans des lieux riches en mines, comme la Nouvelle-Zélande.

La Chine présente un autre phénomène non moins curieux. Au temps où « les Cent familles, » à peines sorties de leur berceau dans les monts Kouen-Lun, établirent les premiers rudiments de leur écriture, elles étaient encore à l’âge de la pierre. L’étude des deux cents hiéroglyphes primitifs qui servent de base au système graphique des Chinois montre qu’ils ne possédaient alors aucun métal, quoiqu’ils eussent déjà neuf à dix espèces d’armes, et encore aujourd’hui le nom de la hache s’écrit en chinois avec le caractère de la pierre, souvenir conservé de la matière avec laquelle se fabriquaient les haches quand on commença à écrire. Mais les populations tibétaines que l’on groupe sous le nom commun de Miao-Tseu, populations qui habitaient antérieurement le pays et que les Cent familles refoulaient devant elles, étaient armées de coutelas et de haches en fer, qu’elles forgeaient elles-mêmes d’après les traditions de leurs vainqueurs. Il y a donc eu là défaite et expulsion d’un peuple en possession de l’usage des métaux, par un autre peuple qui n’employait encore que la pierre. A ce triomphe d’une barbarie plus grande que celle des Miao-Tseu succéda bientôt le développement propre de la civilisation chinoise, qui paraît s’être fait sur lui-même, à part du reste du monde, et la métallurgie y suivit ses phases normales. Dès le temps de Yu, vingt siècles avant notre ère, les Chinois connaissaient déjà tous les métaux, mais ils ne travaillaient par eux-mêmes ni le fer ni l’étain ; ils fondaient seulement le cuivre pur, l’or et l’argent. Les quelques objets de fer qu’ils possédaient étaient tirés par eux, à titre de tribut, des peuplades de la race des Miao-Tseu, qui habitaient les montagnes de leur frontière du côté du Thibet, et qui y continuaient les traditions de la vieille métallurgie antérieure à l’invasion des Cent familles. Quant à l’étain, dont la Chine orientale renferme cependant de riches gisements, on n’avait pas encore commencé à l’exploiter et à l’unir au cuivre pour faire du bronze.

Au contraire, sous la dynastie des Tchéou, qui régna de 1123 à 247 avant J.-C. la Chine était en plein âge du bronze. On n’y fabriquait pas encore de fer, et l’on y faisait en bronze toutes les armes et tous les ustensiles. Les Chinois, pendant cette période, tiraient l’étain de leurs mines et l’alliaient au cuivre suivant six proportions diverses, pour les pointes de flèches, pour les épées, pour les lances, pour les haches, pour les cloches et les vases. « Ces proportions, remarque M. de Rougemont, sont fort curieuses, parce qu’il n’en est aucune qui soit celle du bronze de l’Asie antérieure et de l’Occident. La métallurgie des Chinois est donc entièrement indépendante de celle de notre monde ancien, et comme l’histoire de la civilisation pivote, en quelque sorte, sur celle de la métallurgie, la nation chinoise a grandi par elle-même dans une région complètement isolée du reste de l’Asie. »

Cependant, au moins à la fin de l’époque des Tchéou, l’on commençait à travailler le fer dans un seul des petits royaumes entre lesquels l’empire chinois était alors divisé, le royaume méridional de Thsou ; cette fabrication y était peut-être un héritage de traditions des plus anciens occupants du sol, car le pays de Thsou paraît avoir été l’un de ceux où la race chinoise était la moins pure, la plus mélangée à la population antérieure, conquise plutôt que refoulée. En tous cas, ce fut seulement dans les siècles avoisinant immédiatement le début de l’ère chrétienne, que la fabrication du fer se répandit dans toute la Chine et y prit les proportions qu’elle a gardées, avec les mêmes procédés, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

Les remarques que nous venons de faire sur l’impossibilité de considérer l’âge de la pierre comme une époque historique déterminée dans le temps et la même pour tous les pays, s’appliquent aux faits qui appartiennent à la période géologique actuelle, particulièrement à l’âge néolithique ou de la pierre polie, qui a été certainement très court, qui n’a peut-être même pas existé pour les populations chez lesquelles le travail des métaux commença d’abord, qui, au contraire, pour d’autres populations a duré des milliers d’années. Mais il n’en est pas de même de l’âge archéolithique, correspondant à la période quaternaire. Là, les changements du climat du globe et du relief des continents marquent dans le temps des époques positives et synchroniques qui ont leurs limites déterminées, bien qu’on ne puisse pas les évaluer en années ou en siècles.

La période glaciaire a été simultanée dans notre Europe occidentale, en Asie et en Amérique. Les conditions de climat et de surabondance des eaux qui lui ont succédé, et au milieu desquelles ont vécu les hommes dont on retrouve les traces dans les couches alluviales, ont été des conditions communes à tout l’hémisphère boréal, et elles avaient cessé d’être, elles étaient remplacées par les conditions actuelles aux temps les plus anciens où nous puissions remonter dans les civilisations de l’Égypte ou de la Chaldée. Les vestiges géologiques ne permettent pas de supposer — et le simple raisonnement y suffirait — que nos pays se soient encore trouvés dans l’état particulier de l’âge des grands pachydermes ou du renne, quand l’Asie était parvenue à l’état qui dure encore aujourd’hui. La période quaternaire est une dans ses conditions pour toute la surface du globe, et on ne saurait la scinder. Mais, nous le répétons, le changement du climat et de la faune, qui caractérise le passage d’une époque géologique à l’autre, est antérieur à tout monument des plus vieilles civilisations orientales, antérieur à toute histoire précise. Par conséquent les débris d’industrie humaine qu’on rencontre dans les couches du terrain quaternaire et dans les cavernes de la même époque, que ce soit en France, en Égypte ou dans l’Himalaya, appartiennent certainement à l’humanité primitive, aux siècles les plus anciens de l’existence de notre espèce sur la terre. Ils nous fournissent des renseignements directs sur la vie des premiers hommes, tandis que les vestiges de l’époque néolithique ne donnent sur les âges réellement primordiaux que des indications par analogie, du même genre que celles que l’on peut tirer de l’étude des populations qui encore aujourd’hui mènent la vie de sauvages.

Le métal ne s’étant, comme on vient de le voir, substitué que graduellement, et non par une révolution brusque, aux instruments de pierre, il y eut un certain temps, plus ou moins prolongé suivant les contrées, où les deux matières furent concurremment employées. Nous avons déjà remarqué qu’une partie des dolmens de la France datent de cette époque de transition. Il en est de même de certaines palafittes de la Suisse, où le bronze est associé à la pierre, et de quelques terramares de l’Émilie, celles de Campeggine et de Castelnovo, par exemple, où les silex et les os taillés se montrent avec des armes et des ustensiles de bronze. Diverses sépultures de l’Italie septentrionale ont offert pareille association. Il s’est même rencontré en Allemagne, à Minsleben, un tumulus où étaient réunies des armes de pierre et des armes de fer, ce qui montre que l’usage de la pierre taillée subsista chez quelques populations par delà l’âge du bronze. On a également trouvé dans le Jura des forges dont les scories accumulées renferment dans leurs monceaux quelques instruments de pierre. Pendant longtemps, comme je l’ai déjà dit plus haut, le grand prix du métal a fait que les plus pauvres se contentaient d’armer leurs flèches et leurs lances de pointes de silex. Sur le champ de bataille de Marathon, l’on ramasse à la fois des bouts de flèches en bronze et en silex noir taillé par éclat ; et, en effet, Hérodote signale, dans l’armée des Perses qui envahit la Grèce, la présence de contingents de certaines tribus africaines qui combattaient avec des flèches à la pointe de pierre. Le même fait a été observé dans plusieurs localités de la France, notamment au Camp de César, près de Périgueux.

Au reste, les exemples de la continuation de l’usage habituel d’instruments de pierre dans les temps d’une métallurgie complète, abondent dans les pays les plus différents. Le fait est constant dans les civilisations développées tout à fait isolément du Mexique et du Pérou. Il s’est conservé après la conquête espagnole. Torquemada vit encore les barbiers mexicains se servant de rasoirs d’obsidienne. Même aujourd’hui, les dames de certaines parties de l’Amérique du Sud ont dans leur corbeille à ouvrage, à côté des ciseaux d’acier anglais, une lame tranchante d’obsidienne qui sert à raser la laine dans certaines broderies. Si nous laissons l’Amérique pour l’ancien monde, nous trouvons en Chaldée les instruments de pierre les plus variés dans les mêmes tombeaux et les mêmes ruines, remontant aux plus anciennes époques historiques, que les outils de bronze et même que les objets de fer ; les collections formées dans les fouilles du colonel Taylor et conservées au Musée Britannique, sont là pour le prouver. En Égypte, l’emploi fréquent de certains outils de pierre, souvent extrêmement grossiers, à côté des métaux, pendant les siècles les plus florissants de la civilisation, et jusqu’à une date très rapprochée de nous, est aujourd’hui parfaitement établi. C’est avec des outils de pierre que les Égyptiens exploitaient les mines de cuivre de la péninsule du Sinaï, comme l’ont établi les remarques de M. J. Keast Lord ; c’est avec les mêmes outils qu’ils travaillaient dans les carrières de granit de Syène, comme j’ai pu le constater de mes propres yeux ; et M. Mariette a reconnu des amoncellements de débris analogues, rejetés quand ils devenaient impropres au service, auprès de toutes les grandes excavations de l’Égypte, qu’ils avaient servi à creuser. Quant aux flèches à tête en silex, elles se rencontrent fréquemment dans les tombeaux de l’Égypte, et les pointes en abondent dans les anciens cantonnements des troupes égyptiennes au Sinaï. La Syrie a offert aussi de nombreux exemples d’armes et d’outils de pierre, même d’une exécution rudimentaire, appartenant évidemment aux âges pleinement historiques où les métaux étaient d’usage général ; mais il est à remarquer qu’ils rentrent tous dans les types du couteau et de la pointe de la flèche.

Ici nous croyons nécessaire d’insister sur un point que l’on néglige souvent, à tort suivant nous : c’est la distinction à établir entre certains instruments de pierre pour les conclusions à tirer de leur découverte. Toute arme ou tout outil en pierre, ainsi que le prouvent les faits que je viens de rappeler, n’est pas nécessairement de l’âge de la pierre.

On ne peut attribuer avec une confiance absolue, à cette période du développement humain, que les stations qui présentent tout un ensemble d’outillage et de faits décelant d’une manière positive l’usage exclusif de la pierre. C’est seulement des observations faites dans ces conditions que l’on peut, en bonne critique, déduire des résultats positifs et de nature à s’imposer dans la science. Les trouvailles isolées et les dépôts qui ne renferment que certaines espèces d’armes ou d’instruments, réclament, au contraire, une grande réserve dans les appréciations, et c’est ici qu’il faut distinguer entre les objets. Je ne parle pas des outils de mineurs, dont le type est extrêmement particulier et toujours reconnaissable ; il est trop évident que si l’on exploite une mine — n’y employât-on que des outils de pierre par économie ou pour pouvoir mieux attaquer une roche très dure, sur laquelle le bronze et le fer non aciéré s’émoussent — c’est que l’on connaît et travaille les métaux. Mais je n’hésite pas à dire que les découvertes exclusives de couteaux, de pointes de flèches et de lances, en quelques amas considérables qu’on les observe, n’ont aucune valeur décisive, rien qui permette d’en déterminer la date ; ces objets peuvent être de toutes les époques, aussi bien d’un temps fort récent que du véritable âge de la pierre, et par conséquent ils ne prouvent rien. Et quand je me sers du mot de « couteaux, » c’est pour me conformer à la désignation généralement usitée, car je doute très fort que la plupart de ces lames de silex grossièrement détachées du nucleus aient réellement servi de couteaux, et beaucoup de celles que l’on rencontre doivent provenir des machines avec lesquelles on dépiquait le grain [1]. L’arme vraiment significative et que l’on n’a pas employée depuis la fin de l’âge de pierre, ou tout au moins depuis la période de transition de la pierre aux métaux, est la hache polie. Elle marque une période, du moins en Occident, car en Chaldée on l’a trouvée plusieurs fois dans les tombeaux de l’Ancien Empire et dans les décombres des édifices d’Abou-Schahreïn. De même en Asie-Mineure, les habitants de la ville très antique dont les ruines ont été fouillées par M. Schliemann à Hissarlik, en Troade, tout en connaissant déjà l’usage des métaux, en possédant des vases, des armes et des outils de bronze, employaient encore fréquemment des instruments de pierre polie, entre autres des hachettes, dont un grand nombre ont été rendues au jour par la pioche des excavateurs. Ces exceptions ne portent pas atteinte au fait que je viens d’énoncer, dans sa généralité. Aussi est-ce à la hache de pierre que se sont attachées plus tard le plus grand nombre de superstitions, parce que son origine par le travail de l’homme était complètement oubliée.

La haute antiquité à laquelle remontaient les instruments de pierre leur fit prêter par la suite, chez un grand nombre de peuples, un caractère religieux. D’où l’usage s’en conserva dans le culte. Chez les Égyptiens, c’était avec un instrument de pierre que le paraschiste ouvrait le flanc de la momie avant de la soumettre aux opérations de l’embaumement. Chez les Juifs, la circoncision se pratiquait avec un couteau de silex. En Asie-Mineure, une pierre tranchante ou un tesson de poterie était l’outil avec lequel les Galles ou prêtres de Cybèle pratiquaient leur éviration. Dans la Chaldée, l’intention religieuse et rituelle qui faisait déposer des couteaux et des pointes de pierre dans les tombeaux de l’Ancien Empire, est attestée par les modèles de ces instruments de pierre en terre-cuite, moulés sur les originaux, qui les remplacent quelquefois. Chez les Romains on se servait, dans le culte de Jupiter Latialis, d’une hache de pierre (scena pontificalis), et il en était de même dans les rites des Féciaux. En Chine, où les métaux sont connus depuis tant de siècles, les armes en pierre, et surtout les couteaux de silex, se sont religieusement conservés. Encore de nos jours, chez les pallikares de l’Albanie, comme j’ai eu l’occasion de l’observer moi-même, c’est avec un caillou tranchant, et non avec un couteau de métal, que doit être dépouillé de ses chairs l’os de l’omoplate de mouton, dans les fibres duquel ils croient lire les secrets de l’avenir.

 [2]

À côté de cette conservation rituelle de l’usage de certains instruments de pierre dans les cérémonies religieuses, il faut signaler en terminant les idées superstitieuses qui s’appliquèrent aux pointes de flèches en pierre et aux haches polies qu’on découvrait dans le sol, une fois que la tradition de leur origine fut perdue. Chez la plupart des peuples du monde antique, dans les siècles voisins de l’ère chrétienne, on les recueillait précieusement, et on leur attribuait mille propriétés merveilleuses et magiques, croyant qu’elles tombaient du ciel avec la foudre. Au témoignage de Pline, on distinguait les cerauniae, qui, d’après sa description même, sont des pointes de flèches, et les betuli, qui sont des haches. On possède des colliers d’or étrusques auxquels sont appendues, en guise d’amulettes, des pointes de flèches en silex. Au même caractère talismanique attaché à cette classe d’objets doivent être attribuées les inscriptions gnostiques et cabalistiques du IIIee ou IVe siècle de notre ère, gravées sur quelques haches de pierre polie découvertes en Grèce ; elles y ont été ajoutées quand ces haches ont servi d’amulettes portées pour se préserver des mauvaises influences ou ont été employées à des usages religieux. Ainsi, sur l’une des haches en question, l’on a gravé l’image consacrée du dieu Mithra frappant le taureau, d’où l’on doit conclure qu’elle était conservée dans quelque Mithræum pour y jouer le rôle de la pierre sainte, de laquelle on tirait chaque année, au solstice d’hiver, l’étincelle du feu nouveau, personnification du dieu lui-même. Les croyances superstitieuses sur les prétendues pierres de foudre sont demeurées en vigueur, même parmi les savants, jusqu’au XVIe siècle, et ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’elles ont été complètement déracinées dans l’Europe éclairée. Dans beaucoup de pays, comme en Italie, en Alsace et en Grèce, elles subsistent encore chez les habitants des campagnes.

 [3]

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1« Suivant M. Wilkinson, remarque M. Roulin, l’espèce de traîneau qu’emploient encore maintenant les fellahs égyptiens pour battre le grain, et qui, d’après deux passages de la Bible, était connu des Hébreux au temps d’Isaïe, aurait anciennement été armé en dessous de pointes de silex, pointes aujourd’hui remplacées par des lames de métal faisant saillie à la face inférieure et portées par des axes qui tournent à mesure que marche la machine. Ce qui est certain, c’est qu’en Italie, peu de temps avant le commencement de l’ère chrétienne, et probablement longtemps après, on avait en certaines provinces un appareil tout semblable appelé tribulum. Id fit e tabula lapidibus aut ferro asperata, c’est ainsi que le décrit Varron. Le savant agronome nous apprend de plus que dans l’Espagne citérieure on était mieux outillé, les lames tranchantes étant, dans cet appareil comme dans le traîneau égyptien, portées par des cylindres mobiles ; le nom par lequel il le désigne, plostellum poenicum, semble indiquer que les Espagnols l’avaient reçu directement des Carthaginois, si supérieurs en agriculture à leurs vainqueurs, comme ceux-ci le confessèrent suffisamment quand ils firent traduire à leur usage le traité de Magnon. » (Rapport à l’Académie des Sciences sur une collection d’instruments en pierre découverts dans l’île de Java, dans le tome LXVII des Comptes-rendus.)
Depuis que M. Roulin écrivait ceci, en 1868, M. le général Loysel a trouvé une machine pareille au tribulum de Varron, généralement en usage à Madère. M. Émile Burnouf a signalé son emploi actuel dans plusieurs parties de la Grèce sous le nom d’[alônistra]. Enfin, le Musée Britannique, dans la collection Christy, en possède deux, l’une venant d’Alep et l’autre de Ténériffe. Dans tous ces exemples, la face inférieure du traîneau est armée de lames de pierre, ici en lave et là en silex.

[2Musée du Louvre, collection Campana.

[3Musée d’Athènes.

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