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Histoire ancienne de l’Orient

L’Homme des cavernes de l’âge du renne

Vestiges matériels de l’humanité primitive (Chap. III, §2)

Date de mise en ligne : lundi 10 novembre 2008

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881

§2. — L’HOMME DES CAVERNES DE L’ÂGE DU RENNE.

Un second âge du développement de l’humanité s’annonce par un progrès dans le travail des instruments de pierre ; mais des caractères zoologiques tranchés ne le distinguent pas du premier. Les débris datant de cette époque se trouvent surtout dans les cavernes, dans celles du pied des Pyrénées, du Périgord et de la Belgique, dont les fouilles ont fourni par milliers à l’étude de la science les vestiges d’une humanité sauvage encore, mais un peu plus avancée que celle qui vivait lors de la formation des dépôts des vallées de la Somme et de l’Oise. Pendant cet âge les grands carnassiers paraissent avoir presque disparu, ce qui explique l’énorme multiplication des herbivores. Les mammouths et les rhinocéros existent encore, mais tendent graduellement à s’éteindre ; le renne abonde dans le midi de la France, où il forme de grands troupeaux errant dans les pâturages des forêts.

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L’homme de cette seconde époque emploie à la fois pour son usage les os, les cornes des animaux, et la pierre, qu’il façonne avec plus d’adresse. Tous les objets exhumés des grottes du Périgord et de l’Angoumois annoncent chez notre espèce de notables progrès dans la fabrication des engins et des ustensiles. Les flèches sont barbelées ; certains silex sont ébréchés de manière à former de petites scies ; on rencontre des ornements de pure parure exécutés avec des dents, des cailloux et surtout des coquillages marins. On a extrait de plusieurs grottes des phalanges de ruminants creusées et percées d’un trou, visiblement destinées à servir de sifflet, car ces pièces en rendent encore aujourd’hui le son. Mais l’homme qui menait alors dans les cavernes du Périgord, de l’Angoumois et du Languedoc la vie de troglodyte, ne maniait pas seulement la taille avec habileté ; il réussissait avec ses outils de pierre à fouiller et à ciseler l’ivoire et le bois de renne, ainsi que l’établissent de nombreux spécimens. Enfin, chose plus remarquable, il avait déjà l’instinct du dessin, et il figurait sur le schiste, l’ivoire, l’os ou la corne, avec la pointe d’un silex, l’image des animaux dont il était entouré.

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Les espèces qu’on a le plus souvent tenté de reproduire dans ces essais d’un art qu’on pourrait presque dire antédiluvien sont le bouquetin, l’urus ou boeuf sauvage, le cheval, alors à l’état de liberté dans nos contrées, et le renne, soit isolé, soit en troupe. Une plaque de schiste nous offre une excellente représentation de l’ours des cavernes ; sur un os, nous avons celle du felis spelaeus. Mais, de tous ces dessins à la pointe, le plus surprenant, sans contredit, est celui qui a été découvert dans la grotte de la Madeleine (commune de Turzac, arrondissement de Sarlat) : c’est une lame d’ivoire fossile où a été figurée, par une main fort inexpérimentée et qui s’y est reprise à plusieurs fois, l’image nettement caractérisée du mammouth, avec la longue crinière qui le distinguait de tous les éléphants actuellement vivants. Les troglodytes de cet âge se sont même quelquefois essayés à reproduire des scènes de chasse : un homme combattant un aurochs, un autre harponnant un cétacé, souvenir d’un passage de la tribu sur les bords du golfe de Gascogne, dans le cours de ses migrations nomades. Mais ils ont échoué d’une façon misérable dans ces tentatives pour dessiner la figure humaine.

La plupart des représentations ainsi tracées par les hommes contemporains de l’énorme multiplication du renne dans nos contrées sont fort grossières ; mais il en est d’autres qui sont de l’art véritable. À ce point de vue, les sculptures qui ornent les manches de poignard en os exhumés des grottes de Laugerie-Basse, de Bruniquel et de Montastruc sont encore plus remarquables que les meilleurs dessins, si l’on excepte toutefois, parmi ces derniers, la représentation d’un renne broutant, qui a été découverte dans la caverne de Thaïngen auprès de Schaffhouse, en Suisse. Jamais on n’eût cru pouvoir attendre, dans ces oeuvres de purs sauvages, une telle hardiesse et une telle sûreté de dessin, une si fière tournure, une imitation si vraie de la nature vivante, une telle propriété dans la reproduction des attitudes propres à chaque espèce animale. Ainsi, l’art a précédé les premiers développements de la civilisation matérielle. Dès cet âge primitif, alors qu’il n’était point encore sorti de la vie sauvage, déjà l’homme se montrait artiste et avait le sentiment du beau. Cette faculté sublime que Dieu avait déposée en lui en « le faisant à son image » s’était éveillée l’une des premières, avant qu’il eût senti encore le besoin d’améliorer les dures conditions de sa vie.

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Au reste, les troglodytes du Périgord, dans l’âge du renne, connaissaient la numération. Ils avaient inventé une méthode de notation de certaines idées, au moyen de tablettes d’os marquées d’entailles, convenues, qui permettaient des communications à distance, méthode tout à fait pareille à celle que les auteurs grecs nous montrent employée très tard par les Scythes au moyen de bâtonnets entaillés, et que les écrivains chinois disent être restée en usage chez les Tartares jusqu’au VIe siècle de notre ère. Enfin, l’homme de l’époque quaternaire, surtout dans la seconde partie, dans l’âge du renne, avait certainement des croyances religieuses, puisqu’il avait des rites funéraires dont l’origine se lie d’une façon nécessaire à des idées sur l’autre vie. À Aurignac, à Cro-Magnon et à Menton, l’on a trouvé des lieux de sépulture régulière de cette époque, où de nombreux individus avaient été soigneusement déposés ; et à la porte de ces grottes sépulcrales étaient les restes, impossibles à méconnaître, de sacrifices et de banquets en l’honneur des morts. Dès les premiers jours de son apparition, l’homme a porté la tête haute et regardé le ciel :

Os homini sublime dedit, coelumque tueri.

La race humaine, dont nous venons d’essayer de caractériser l’industrie, et qui vint s’établir dans nos pays à l’âge du renne, est très bien connue par les sépultures découvertes dans la France méridionale, particulièrement par celle de Cro-Magnon dans la vallée de la Vézère, en Périgord. C’est encore une race de haute taille et très fortement dolichocéphale, comme celle dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais d’un type très différent et bien supérieur. « Au lieu d’un front bas et fuyant placé au-dessus de ces crête sourcilières qui ont fait penser au singe, dit M. de Quatrefages, au lieu d’une voûte surbaissée comme dans le crâne de Neanderthal et ses congénères, on trouve ici un front large, s’élevant au-dessus de sinus frontaux assez peu accusés et une voûte présentant les plus belles proportions… Le crâne est encore remarquable par sa capacité. Elle est très supérieure à celle de la moyenne chez les Parisiens modernes ; elle l’est également à celle des autres races européennes modernes. Ainsi chez ce sauvage des derniers temps quaternaires, qui a encore lutté contre le mammouth avec ses armes de pierre, nous trouvons réunis tous les caractères craniologiques généralement regardés comme les signes d’un développement intellectuel. »

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« En somme, continue un peu plus loin l’éminent académicien, chez les hommes de Cro-Magnon, un front bien ouvert, un grand nez étroit et recourbé, devait compenser ce que la figure pouvait emprunter d’étrange à des yeux probablement petits, à des masséters très forts, à des contours un peu en losange. À ces traits, dont le type n’a rien de désagréable et permet une véritable beauté, cette magnifique race joignait une haute stature, des muscles puissants, une constitution athlétique. Elle semble avoir été faite à tous égards pour lutter contre les difficultés et les périls de la vie sauvage…

« La race de Cro-Magnon était donc belle et intelligente. Dans l’ensemble de son développement, elle me semble présenter de grandes analogies avec la race Algonquine, telle que la font connaître les premiers voyageurs et surtout les missionnaires ayant vécu longtemps parmi ces Peaux-Rouges. Elle en avait sans doute les qualités et les défauts. Des scènes violentes se passaient sur les bords de la Vézère ; nous en avons pour preuve le coup de hache qui a enfoncé le crâne à la femme de Cro-Magnon. En revanche, les sépultures de Solutré, en nous livrant plusieurs têtes de femmes et d’hommes édentés, semblent attester que la vieillesse recevait des soins particuliers dans ces tribus, et était par conséquent honorée. Cette race a cru à une autre vie ; et le contenu des tombes semble prouver que sur les bords de la Vézère et de la Saône on comptait sur les prairies bienheureuses, comme sur les rives du Mississipi.

« Comme l’Algonquin, l’homme du Périgord ne s’est pas élevé au-dessus du degré le plus inférieur de l’état social ; il est resté chasseur, tout au moins jusque vers la fin des âges qui le virent apparaître dans nos montagnes. C’est donc à tort que l’on a prononcé à son sujet le mot de civilisation. Pourtant il était doué d’une intelligence élastique, perfectible. Nous le voyons progresser et se transformer tout seul, fait dont on ne trouve aucune trace chez son similaire américain. Par là, il lui est vraiment supérieur. Enfin ses instincts artistiques, les oeuvres remarquables qu’il a laissées, lui assignent une place à part parmi les races sauvages de tous les temps. »

Dans l’âge immédiatement postérieur, celui de la pierre polie, nous voyons la race de ces troglodytes du Périgord se maintenir à l’état de tribus isolées, vivant au milieu des populations nouvelles qui sont venues se répandre sur le même sol, ayant adopté les moeurs importées par ces nouveaux venus, mais demeurant à côté d’eux sur certains points dans un état de grande pureté ethnique, tandis que sur d’autres points elle tend à se fondre graduellement avec eux. Nous suivons après, au travers de la série complète des temps historiques et jusqu’à nos jours, la persistance et la réapparition fréquente du type de cette race à l’état d’individus isolés dans toutes les parties de l’Europe occidentale. Elle est un des éléments constitutifs originaires de la population de ces contrées, et elle y tient plus de place que la race antérieure, celle de Canstadt et de Neanderthal.

« J’ai moi-même en France, à plusieurs reprises, dit M. de Quatrefages, constaté chez des femmes, des traits qui ne pouvaient s’accorder qu’avec l’ossature crânienne et faciale de la race dont nous parlons. Chez l’une d’elles, la dysharmonie de la face et du crâne était au moins aussi marquée que chez le grand vieillard de Cro-Magnon : l’oeil enfoncé sous la voûte orbitaire avait le regard dur ; le nez était plutôt droit que courbé, les lèvres un peu fortes, les masséters très développés, le teint très brun, les cheveux très noirs et plantés bas sur le front. Une taille épaisse à la ceinture ; des seins peu développés, des pieds et des mains relativement petits, complétaient cet ensemble. Les études de M. Hamy ont étendu et agrandi le champ des recherches. Il a retrouvé le même type dans la collection de crânes basques de Zaraus, recueillie par MM. Broca et Velasco ; il l’a suivi jusqu’en Afrique, dans les tombes mégalithiques explorées par le général Faidherbe, et chez les tribus Kabyles des Beni-Masser et du Djurjura. Mais c’est principalement aux Canaries, dans la collection du Barranco-Hundo de Ténériffe, qu’il a rencontré des têtes dont la parenté ethnique avec les hommes de Cro-Magnon est vraiment indiscutable. D’autre part, différents termes de comparaison lui font regarder comme probable que les Dalécarliens se rattachent à la même souche…

« Pendant l’époque quaternaire, la race de Cro-Magnon avait en Europe son principal centre de population dans le sud-ouest de la France. Ses colonies s’étendaient jusqu’en Italie, dans le nord de notre pays, dans la vallée de la Meuse, où elles se juxtaposaient à une autre race. Mais peut-être elle-même n’était-elle qu’un rameau de population africaine, émigré chez nous avec les hyènes, le lion, l’hippopotame, etc. En ce cas il serait tout simple qu’elle se retrouvât de nos jours dans le nord-ouest de l’Afrique et dans les îles où elle était plus à l’abri du croisement. Une partie de ses tribus, lancée à la poursuite du renne, aura conservé, dans les Alpes scandinaves, la haute taille, les cheveux noirs et le teint brun qui distinguent les Dalécarliens des populations voisines ; les autres, mêlées à toutes les races qui ont successivement envahi notre sol, ne manifesteraient plus leur ancienne existence que par des phénomènes d’atavisme, imprimant à quelques individus le cachet des antiques chasseurs du Périgord. »

C’est, au contraire, sûrement du nord que venait la race toute différente qui, à la même époque, menait une vie toute semblable dans les cavernes de la Belgique. Nous la connaissons par les belles fouilles de Schmerling et de M. Dupont. Cette race, dont on constate plusieurs variétés établies en des lieux différents, était petite de taille, brachycéphâle, et présente tous les caractères d’un étroite parenté avec les Lapons.

Les troglodytes belges de cette race, qui a fourni également la population primitive de la Scandinavie, étaient à beaucoup de points de vue en retard sur ceux du Périgord et du Mâconnais, issus d’un autre sang. « Les monuments de leur industrie, dit encore M. de Quatrefages, sont bien inférieurs à ce que nous avons vu chez ces derniers, et ils ne montrent aucun indice des aptitudes artistiques si remarquables chez l’homme de la Vézère. Ils le dépassent pourtant sur un point essentiel : ils avaient inventé ou reçu d’ailleurs l’art de fabriquer une poterie grossière. M. Dupont en a trouvé des débris dans toutes les stations qu’il a explorées, et a retiré du Trou du frontal (sur la Lesse) des fragments en nombre suffisant pour reconstituer le vase dont ils avaient fait partie…

« Contrairement à ce que nous avons vu chez les hommes de Cro-Maguon, ceux-ci paraissent avoir été éminemment pacifiques. M. Dupont n’a rencontré ni dans leurs grottes ni dans leurs sépultures aucune arme de combat, et il leur applique ce que Ross rapporte des Esquimaux de la Baie de Baffin, qui ne pouvaient comprendre ce qu’on entendait par la guerre…

Les troglodytes de Belgique se peignaient la figure et peut-être le corps comme ceux du Périgord. Les objets de parure étaient à peu près les mêmes que chez ces derniers. Toutefois on ne voit figurer parmi eux aucun objet emprunté à la faune marine. Ce fait a quelque chose de singulier, car l’homme de la Lesse allait parfois chercher ses « bijoux, » aussi bien que la matière première de ses outils et de ses armes de chasse, à des distances bien plus grandes que celle qui le séparait de la mer. En effet, les principaux ornements des hommes de la Lesse étaient des coquilles fossiles. Quelques-unes étaient empruntées aux terrains dévoniens du voisinage ; mais la plupart venaient de fort loin, et en particulier de la Champagne et de Grignon près de Versailles [7]. Les silex, dont nos troglodytes faisaient une si grande consommation, étaient tirés, non du Hainaut ou de la province de Liège, mais presque tous de la Champagne. Il en est même qui ne peuvent avoir été ramassés qu’en Touraine, sur les bords de la Loire. En jugeant d’après les provenances de ces divers objets, on pourrait dire que le monde connu des troglodytes de la Lesse s’élevait à peine de 30 à 40 kilomètres au nord de leur résidence, tandis qu’il s’étendait à 400 ou 500 kilomètres vers le sud.

« Il y a dans ce fait quelque chose de fort étrange, mais dont M. Dupont nous paraît avoir donné une explication au moins fort plausible. Selon lui deux populations, deux races peut-être, auraient été juxtaposées dans les contrées dont il s’agit, pendant l’époque quaternaire. Entre elles aurait existé une de ces haines pour ainsi dire instinctives, pareille à celle qui règne entre les Peaux-Rouges et les Esquimaux. Cernés au nord et à l’ouest par leurs ennemis, qui occupaient le Hainaut, les indigènes de la Lesse ne pouvaient s’étendre qu’au sud ; et c’est par les Ardennes qu’ils communiquaient avec les bassins de la Seine et de la Loire. »

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C’est seulement dans la dernière partie des temps quaternaires, vers le milieu de l’âge du renne, que la race petite, brachycéphale et tout à fait analogue aux Lapons, dont un établissement important a pu être ainsi étudié dans la vallée de la Lesse, parvint sur notre sol français, plus tard que la race dolichocéphale, et d’origine probablement africaine, à laquelle appartenaient les troglodytes du Périgord. Elle paraît alors avoir poussé des essaims dans les bassins de la Somme et de la Seine, et même plus loin vers le sud, jusque dans la vallée de l’Aude. A Solutré, dans le Mâconnais, nous la voyons se mêler à la population des chasseurs de chevaux sauvages, née déjà d’une fusion entre les deux races dolichocéphales dont la présence était plus ancienne. D’un autre côté, l’on constate son existence à la même époque dans la Hongrie, comme dans les pays scandinaves. Pendant la période suivante, dite néolithique, cette même race, pressée par les immigrants qui arrivent, apportant de nouvelles moeurs avec un sang nouveau, s’est en partie précipitée vers le midi et y a porté quelques-unes de ses tribus au delà des Pyrénées, dans l’Espagne et le Portugal, jusqu’à Gibraltar.

Les recherches de MM. de Quatrefages et Hamy conduisent à voir en elle la souche de nombreuses populations de type laponoïde, échelonnées dans le temps et répandues à peu près dans l’Europe entière. En particulier ce type est représenté presque à l’état de pureté encore aujourd’hui dans les Alpes du Dauphiné. « Ainsi, dit l’éminent antropologiste auquel nous faisons dans ce chapitre de si nombreux emprunts, la race des troglodytes de la Belgique, la dernière venue de l’époque quaternaire, s’est rencontrée pendant les temps glaciaires avec les races dolichocéphales qui l’avaient précédée. Sur certains points elle s’est associée à elles ; sur d’autres elle a conservé son autonomie ; elle a eu le même sort. Elle aussi a assisté à la transformation du sol et du climat, qui a porté le trouble dans les sociétés naissantes de la race de Cro-Magnon ; elle aussi a vu les conditions d’existence se transformer progressivement, et les conséquences de ces changements ont été les mêmes pour elle.

« Un certain nombre de tribus ont marché vers le nord, à la suite du renne et des autres espèces animales qu’elles étaient habituées à regarder comme nécessaire à leur existence ; elles ont émigré en latitude. D’autres, pour le même motif, ont émigré en altitude, accompagnant le bouquetin et le chamois dans nos chaînes de montagnes, dégagées par la fonte des glaciers. D’autres enfin sont restées en place. Les deux premiers groupes ont pu rester plus longtemps à l’abri des mélanges ethniques. Les tribus composant le troisième se sont promptement trouvées en présence des immigrants brachycéphales et dolichocéphales de la pierre polie, et ont été facilement subjuguées, absorbées par eux. »

En effet, c’est pendant l’âge du renne que se produisirent les derniers phénomènes géologiques qui marquent, dans nos contrées, la fin de l’époque quaternaire. Un mouvement graduel de soulèvement fit émerger du sein des mers les pays qui s’étaient antérieurement affaissés, et le résultat de ce soulèvement fut d’amener les continents à prendre, à bien peu de chose près, le relief que nous leur voyons aujourd’hui. D’aussi grandes modifications dans la disposition du sol, dans le rapport des terres et des eaux, amenèrent forcément des changements non moins profonds dans la température et dans les conditions atmosphériques. Le climat continental actuel se substitua au climat insulaire. Les glaciers de toutes les chaînes de montagnes reculèrent rapidement, et leur fonte, ainsi que la rupture des lacs placés au-dessus, qui en fut presque partout la conséquence, produisit les faits d’inondation brusque et sur une énorme échelle, auxquels est dû le dépôt argileux rougeâtre, mêlé de cailloux anguleux, d’une origine évidemment torrentielle, qui couvre une grande partie de l’Europe, et que les géologues parisiens ont appelé le diluvium rouge. La formation de ce dépôt fut suivie d’une longue période pendant laquelle les grands cours d’eau des contrées occidentales suivirent un régime de débordements annuels et réguliers, analogues à ceux du Nil, de l’Euphrate, de l’Indus et du Gange, débordements étendus dans d’immenses proportions, et qui ont laissé, comme un vaste manteau par-dessus le diluvium rouge, les couches de limon fin, de même nature que celui des alluvions nilotiques modernes, connu sous le nom de loess supérieur ou terre à briques. Les espèces africaines avaient alors, depuis un temps considérable déjà, disparu de notre sol ; le rhinocéros à épaisse fourrure était également éteint ; quelques rares individus de l’espèce du mammouth subsistaient seuls, et l’on rencontre çà et là leurs restes dans le loess. Quant au renne, il était encore nombreux dans nos pays.

Après cette période, de nouveaux phénomènes d’inondation subite, déchirèrent les dépôts, d’abord continus, du loess, et n’en laissèrent plus subsister que des lambeaux en terrasse sur les flancs des vallées et sur les plateaux où nous les observons aujourd’hui. Ce fut la dernière crise de l’âge quaternaire, celle qui marque la transition à l’époque géologique actuelle. À dater de ce moment, les conditions géographiques et climatériques de l’Europe furent celles qui subsistent encore actuellement, et depuis lors son sol n’a pas été sensiblement modifié.

La faune, influencée par les changements des climats, devint aussi ce qu’elle est de nos jours. Il ne resta plus dès lors dans nos pays, en fait d’espèces maintenant éteintes, que le grand cerf d’Irlande (cervus megaceros) avec ses cornes immenses, dont on trouve encore les ossements dans les tourbières ; l’urus ou boeuf sauvage et l’aurochs, qui, résistant encore plus tard, furent détruits par les chasseurs de la Gaule seulement dans le cours de l’époque historique, et subsistèrent en Suisse jusqu’au IXe et au Xe siècle de notre ère. On sait même qu’il s’en conserve des individus vivants en Écosse et en Lithuanie. Le mammouth venait d’achever de disparaître. À part le lièvre, qui, avec ses poils sous la plante des pieds, est resté comme une dernière épave de la période glaciaire, tous les animaux organisés pour vivre au milieu des frimas émigrèrent, dès le début de la période actuelle, les uns en altitude, les autres en latitude. Le bouquetin, le chamois, la marmotte et le tétras se réfugièrent sur les plus hautes montagnes, fuyant devant l’élévation de la température. Le renne, qui ne pouvait vivre que dans les plaines, se retira progressivement vers le nord. Au temps où se formèrent les plus anciennes tourbières, il avait déjà quitté la France, mais il vivait encore dans le Mecklembourg, en Danemarck et dans le sud de la Scandinavie, d’où plus tard il émigra de nouveau pour se retirer définitivement dans les régions polaires.

Il paraît bien prouvé aujourd’hui qu’à cette aurore de la période géologique qui se continue encore, et à laquelle correspondent, dans l’archéologie préhistorique, les premières manifestations des temps néolithiques ou de l’âge de la pierre polie, la majeure partie des tribus de brachycéphales de la race laponoïde suivirent dans sa migration l’animal utile auquel elles empruntaient les principales ressources de leur subsistance. Elles se retirèrent, elles aussi, vers le nord, en laissant seulement derrière elles de faibles essaims attardés, et elles ne se sont non plus arrêtées dans leur retraite que lorsqu’elles ont eu atteint les contrées arctiques. Il est probable qu’elles allaient ainsi chercher les climats qu’elles préféraient et qu’elles ne trouvaient plus dans notre pays ; mais en même temps elles étaient refoulées par de nouvelles populations qui s’emparaient de l’Europe occidentale. En effet, le passage de la période archéolithique à la période néolithique [9], de l’âge quaternaire à l’âge géologique actuel, correspond à un changement dans les habitants de nos pays comme à un changement dans le climat.

« Des hordes armées de la hache de pierre polie, dit M. Hamy, qui résume ainsi dans son Précis de paléontologie humaine les observations les plus récentes, surgissant au milieu des débris des peuplades de l’âge du renne, les soumettent aisément. Cette période d’envahissement brutal et de décadence matérielle représente, pour l’Occident préhistorique, une phase comparable à celles qui ont suivi l’invasion des Hycsos en Égypte et celles des Germains au Ve siècle de notre ère. Comme les Barbares, les nouveaux venus, qui sont peut-être en partie ethniquement apparentés aux premiers dolichocéphales que nous avons étudiés, se modifieront peu à peu au contact des populations moins sauvages qu’ils ont mises sous le joug et avec lesquelles ils se mêleront de plus en plus. Et sous l’influence de celles-ci, la pierre finement taillée, dont les dernières stations de l’âge du renne fournissaient de si remarquables échantillons, s’unira à la pierre polie, que les envahisseurs ont apportée avec eux, tandis que le travail de l’os se relèvera de sa chute, sans atteindre néanmoins le degré de perfection qu’il possédait auparavant.

« La grotte funéraire des anciens jours et le monument en pierres brutes de la race nouvelle seront simultanément employés. Ce dernier, qui est la manifestation la plus remarquable de la période néolithique, se perfectionne peu à peu. Aux monuments formés d’énormes pierres irrégulières, supportant comme de gigantesques piliers une grande table horizontale, en succéderont d’autres composés de pierres équarries, alignées avec un certain art. Ces architectes préhistoriques, dont les travaux ont pu résister à tant de causes de destruction, entrent ainsi à leur tour dans la voie du progrès, un instant abandonnée. Plus tard, ils couvriront de figures sculptées certaines allées couvertes, et ils élèveront à Stone-Henge le majestueux édifice qui offre tant de points de ressemblance avec cet autre monument préhistorique découvert par M. Mariette à Gizeh et connu par les égyptologues sous le nom de « temple du Sphinx, » préludant ainsi à cette renaissance préhistorique dont l’âge du bronze et le premier âge du fer représentent l’apogée.

« Ainsi, le développement de l’humanité, momentanément ralenti dans sa marche, après cette évolution partiellement rétrograde, prendra une nouvelle activité. Du degré de civilisation que nous nous sommes efforcé de faire connaître, l’homme s’élèvera lentement à une civilisation supérieure. »

Mais ici nous sortons des temps paléontologiques pour entrer dans des temps qui, relativement modernes, tout en étant préhistoriques pour notre Occident, touchent au début des siècles historiques pour d’autres régions, comme l’Égypte et la Chaldée. Nous n’avons plus affaire à l’homme fossile, mais à l’homme de la période géologique actuelle.

L’existence primitive d’une population de sauvages menant la vie de chasseurs troglodytes, a laissé des souvenirs d’une singulière précision dans les récits traditionnels des peuples civilisés du monde classique, dans leurs légendes sur les premiers âges [10]. C’est à tel point que l’on peut presque dire que les hommes des cavernes de la période quaternaire ne sont pas à proprement parler préhistoriques, puisqu’ils ont une place incontestable dans la tradition. Et ici nous trouvons une preuve de la succession ininterrompue des générations humaines sur le sol européen, depuis le temps où vivaient le mammouth et les grands carnassiers depuis si longtemps éteints.

« Alors, dit Eschyle [11], pas de maisons de brique ouvertes au soleil, pas de constructions en charpente. Se plongeant dans la terre tels que de minces fourmis, les hommes se cachaient dans des antres sans lumière. » La charrue à cette date ne labourait pas le sol européen. Prométhée, aïeul d’Hellen et personnification mythique des débuts de la civilisation de la race aryenne dans ces contrées, « accoupla le premier, suivant le poète, des bêtes de somme sous le joug pour décharger les mortels des travaux les plus durs. » Pour le grand tragique grec, l’état sauvage qui précéda Prométhée remonte à l’époque la plus reculée. Mais quelques siècles plus tôt, le chantre de l’Odyssée représente certaines tribus de cette race primitive vivant encore de la vie de troglodytes sauvages, au temps de ses héros Achéens, dont la civilisation est déjà relativement avancée. Tels sont chez lui les Cyclopes de Sicile, que la tradition plaçait dans cette contrée avant l’établissement de la population ibérienne des Sicanes, lequel remonte au moins à 2,000 ans avant l’ère chrétienne, les Cyclopes que les Grecs disaient fils du Ciel et de la Terre et représentaient comme absolument étrangers aux généalogies de leur propre race. Les Cyclopes, tels que les décrit le IXe chant de l’Odyssée, « habitent des cavernes au sommet des hautes montagnes ; » non-seulement ils ne labourent pas, mais ils ne cultivent pas même la terre à la main. Ils ont pourtant quelques troupeaux, mais ignorent toute navigation, comme l’art de l’équitation et celui des transports au moyen de chariots. Les dieux des Hellènes leurs sont inconnus ; il les dédaignent et les défient.

Si nous en croyons la tradition grecque recueillie par Pausanias, Pélasgos, le représentant de la première race un peu civilisée, aurait trouvé dans le Péloponnèse, à l’aurore des temps historiques, une population qui ne bâtissait pas et qui ne portait pas de vêtements ; il lui apprit à construire des cabanes et à s’habiller de peaux de cochons. Cette population vivait de feuilles, d’herbes et de racines, sans distinguer les saines des dangereuses : les Pélasges lui firent joindre le gland doux à cette nourriture rudimentaire. Diodore de Sicile parle d’une époque reculée où en Crète on ne savait pas encore bâtir de maisons : les hommes cherchaient un abri sous les arbres des montagnes et dans les cavernes des vallées ; tel était l’état des choses jusqu’à l’arrivée des Curètes, peuple de race pélasgique, qui enseignèrent aux aborigènes les premiers rudiments de la civilisation, l’élève des troupeaux, la récolte du miel, l’emploi du métal pour faire des glaives et des casques, enfin la substitution d’une organisation sociale à la vie solitaire du sauvage chasseur.

Le souvenir de la population des cavernes restait aussi vivant en Italie. C’est en parlant d’elle qu’Évandre, dans l’Énéide de Virgile, commence son poétique résumé de l’histoire du Latium. « Autrefois ces bois étaient habités par des autochthones, les Faunes et les Nymphes, race d’hommes née des troncs durs du chêne. Vivant sans lois traditionnelles ni civilisation, ils ne savaient ni réunir des boeufs sous le joug, ni amasser des richesses, ni épargner le bien acquis ; des pousses d’arbres et les sauvages produits de la chasse étaient leur nourriture. »

Mais la description traditionnelle la plus remarquable, la plus exacte et la plus vivante des moeurs des sauvages primitifs des cavernes, est celle que nous lisons chez Lucrèce. « Le robuste conducteur de la charrue courbée n’avait pas encore paru ; personne ne savait dompter les champs par le fer, ni planter les jeunes arbres, ni au sommet des vieux couper les branches avec la serpe… Les hommes trouvaient la nourriture de leur corps sous les chênes porteurs de gland, sous les arbousiers dont, pendant l’hiver, les fruits mûrs se teignent en rouge… Ils ne savaient pas se servir des peaux ni se vêtir de la dépouille des animaux sauvages. Ils habitaient les forêts et les cavités des montagnes ; ils abritaient sous les broussailles leurs membres crasseux, quand ils voulaient éviter les vents et la pluie… Leurs mains et leurs pieds étaient d’une admirable vigueur : ils poursuivaient dans les bois, les animaux sauvages, leur lançaient des pierres, les frappaient de massues, en abattaient un grand nombre, ne fuyaient que devant quelques-uns… C’était en vain que la mer soulevait ses flots irrités : elle proférait des menaces impuissantes ; quand au contraire la rusée étalait paisiblement ses eaux riantes, elle ne pouvait séduire personne : l’art perfide de la navigation n’était pas encore inventé. »

Ici le poète, vivifiant la tradition par son génie, a réalisé une véritable résurrection du passé. Pour dépeindre les troglodytes des temps quaternaires, tels que nous les connaissons aujourd’hui par leurs vestiges, la science contemporaine n’a presque rien à changer à son tableau. Elle en adoucirait plutôt certaines couleurs.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1D’après le Précis de paléontologie humaine, de M. le docteur Hamy.

[2Découvert à Laugerie-Basse (Dordogne). D’après le Précis de paléontologie humaine, de M. le docteur Hamy.

[31. D’après le Précis de paléontologie humaine, de M. le docteur Hamy.
2. Provenant de la caverne de Massat (Ariège). D’après le Précis de paléontologie humaine, de M. le docteur Hamy.
3. Découverte dans la grotte du Bas-Massat (Ariège). D’après le Bulletin de la Société d’anthropologie, de Paris.

[41. Provenant de la grotte de Montastruc. D’après M. le docteur Hamy.
2. D’après les Beliquiae aquitanicae de Lartet et Garisty.
3. On y voit un gros serpent nageant au milieu des roseaux, une figure humaine nue et deux têtes de cheval. Le morceau a été découvert dans la grotte de La Madeleine. D’après les Beliquiae aquitanicae.

[5D’après la Conférence de M. Broca sur les troglodytes de la Vézère.

[6D’après la même source. L’os frontal porte la marque d’un coup de hache qui l’a percé.

[7Une tribu de cette race était établie sur les bords de la Seine, vers le site de Paris, et a laissé de nombreux vestiges de son séjour dans les sables de Grenelle.

[8Ce remarquable type de la race laponoïde des Troglodytes de la Belgique, est emprunté au Précis de paléontologie humaine de M. le docteur Hamy.

[9On réunit assez souvent en un même groupe les deux âges successifs des grands carnassiers et du renne, sous le nom commun d’époque archéolithique, expression tirée du grec, qui caractérise l’époque ainsi nommée comme la plus ancienne parmi celles où l’homme, ne connaissant pas encore l’art de fondre les métaux, employait exclusivement la pierre taillée par éclats, à faire ses armes et ses métaux. L’époque suivante, où on les faisait en pierre polie, est désignée, par opposition, sous le nom d’époque néolithique.

[10Voy. le chapitre Ier du livre de M. d’Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l’Europe ; nous n’avons fait ici que le résumer.

[11Prometh., v. 450 et suiv.

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