Fréquence et importance des symptômes pathologiques. — Tableau des névroses sexuelles. — Irritation du centre d’érection. — Son atrophie. — Arrêts dans le centre d’érection. — Faiblesse et irritabilité du centre. — Les névroses du centre d’éjaculation. — Névroses cérébrales. — Paradoxie ou instinct sexuel hors de la période normale. — Éveil de l’instinct sexuel dans l’enfance. — Renaissance de cet instinct dans la vieillesse. — Aberration sexuelle chez les vieillards expliquée par l’impuissance et la démence. — Anesthésie sexuelle ou manque d’instinct sexuel. — Anesthésie congénitale ; anesthésie acquise. — Hyperesthésie ou exagération morbide de l’instinct. — Causes et particularités de cette anomalie. — Paresthésie du sens sexuel ou perversion de l’instinct sexuel. — Le sadisme. — Essai d’explication du sadisme. — Assassinat par volupté sadique. — Anthropophagie. — Outrages aux cadavres. — Brutalités contre les femmes ; la manie de les faire saigner ou de les fouetter. — La manie de souiller les femmes. — Sadisme symbolique. — Autres actes de violence contre les femmes. — Sadisme sur des animaux. — Sadisme sur n’importe quel objet. — Les fouetteurs d’enfants. — Le sadisme de la femme. — La Penthésilée de Kleist. — Le masochisme. — Nature et symptômes du masochisme. — Désir d’être brutalisé ou humilié dans le but de satisfaire le sens sexuel. — La flagellation passive dans ses rapports avec le masochisme. — La fréquence du masochisme et ses divers modes. — Masochisme symbolique. — Masochisme d’imagination. — Jean-Jacques Rousseau. — Le masochisme chez les romanciers et dans les écrits scientifiques. — Masochisme déguisé. — Les fétichistes du soulier et du pied. — Masochisme déguisé ou actes malpropres commis dans le but de s’humilier et de se procurer une satisfaction sexuelle. — Masochisme chez la femme. — Essai d’explication du masochisme. — La servitude sexuelle. — Masochisme et sadisme. — Le fétichisme ; explication de son origine. — Cas où le fétiche est une partie du corps féminin. — Le fétichisme de la main. — Les difformités comme fétiches. — Le fétichisme des nattes de cheveux ; les coupeurs de nattes. — Le vêtement de la femme comme fétiche. — Amateurs ou voleurs de mouchoirs de femmes. — Les fétichistes du soulier. — Une étoffe comme fétiche. — Les fétichistes de la fourrure, de la soie et du velours. — L’inversion sexuelle. — Comment on contracte cette disposition. — La névrose comme cause de l’inversion sexuelle acquise. — Degrés de la dégénérescence acquise. — Simple inversion du sens sexuel. — Éviration et défémination. — La folie des Scythes. — Les Mujerados. — Les transitions à la métamorphose sexuelle. — Métamorphose sexuelle paranoïque. — L’inversion sexuelle congénitale. — Diverses formes de cette maladie. — Symptômes généraux. — Essai d’explication de cette maladie. — L’hermaphrodisme psychique. — Homosexuels ou uranistes. — Effémination ou viraginité. — Androgynie et gynandrie. — Autres phénomènes de perversion sexuelle chez les individus atteints d’inversion sexuelle. — Diagnostic, pronostic et thérapeutique de l’inversion sexuelle.
1. HERMAPHRODISME PSYCHIQUE [1].
Ce degré de l’inversion est caractérisé par le fait que, outre un sentiment et un penchant sexuel prononcé pour les individus de son propre sexe, il y a encore un penchant pour l’autre sexe, mais que ce dernier est beaucoup plus faible que le premier, et ne se manifeste qu’épisodiquement, tandis que le sentiment homosexuel tient le premier rang et se manifeste, au point de vue de sa durée, de sa continuité et de son intensité, comme l’instinct dominant dans la vie sexuelle.
Le sentiment hétérosexuel peut exister à l’état rudimentaire, éventuellement ne se manifester que dans la vie inconsciente (les rêves) ou éclater vivement au jour (du moins épisodiquement).
Les sentiments sexuels pour l’autre sexe peuvent être consolidés et renforcés par la force de la volonté, la discipline de soi-même, par le traitement moral, par l’hypnotisme, par l’amélioration de la constitution physique, par la guérison des névroses (neurasthénie), et avant tout par l’abstention de la masturbation.
Mais il y a toujours danger de céder complètement à l’influence des sentiments homosexuels, ces derniers ayant une base plus forte, et d’arriver ainsi à l’inversion sexuelle exclusive et permanente.
Ce danger peut naître surtout sous l’influence de la masturbation (ainsi que c’est le cas dans l’inversion acquise), de la neurasthénie ou de son aggravation, conséquence de la masturbation, puis, par suite de mauvaises tentatives de rapports sexuels avec des personnes de l’autre sexe (manque de sensation voluptueuse pendant le coït, échec dans le coït par faiblesse d’érection, éjaculation précoce, infection).
D’autre part, le goût esthétique et éthique pour des personnes de l’autre sexe peut favoriser le développement des sentiments hétérosexuels.
C’est ainsi qu’il est possible que l’individu, selon la prédominance des influences favorables ou défavorables, éprouve tantôt un sentiment hétérosexuel, tantôt un sentiment homosexuel.
Il me paraît fort probable que ces hermaphrodites tarés ne sont pas très rares [2].
Comme, dans la vie sociale, il n’attire que peu ou pas du tout l’attention, et que ces secrets de la vie conjugale ne parviennent qu’exceptionnellement à la connaissance du médecin, on s’explique facilement que cet intéressant groupe intermédiaire de l’inversion sexuelle, groupe très important au point de vue pratique, ait jusqu’ici échappé à l’exploration scientifique.
Bien des cas de frigiditas uxoris et mariti reposent probablement sur cette anomalie. Les rapports sexuels avec l’autre sexe sont possibles. Dans tous les cas, dans ce degré d’inversion, il n’y a pas d’horror sexus alterius. Un terrain bien favorable s’offre là à la thérapie médicale et surtout morale.
Le diagnostic différentiel de l’inversion acquise peut être difficile ; car, tant que l’inversion n’a pas fait disparaître tous les restes de l’ancien sentiment génital normal, le status præsens donnera le même résultat.
Dans l’état du premier degré, la satisfaction des penchants homosexuels se fait par l’onanisme passif et mutuel, coitus inter femora.
Observation 106 (Hermaphrodisme psychique chez une dame). — Mme M…, quarante-quatre ans, est un exemple vivant du ce fait que, dans un être, soit masculin, soit féminin, des tendances d’inversion sexuelle peuvent subsister avec une vie sexuelle normale.
Le père de cette dame était très musicien, doué d’un grand talent d’artiste, viveur, grand admirateur de l’autre sexe, et d’une rare beauté. Il est mort de démence, dans une maison de santé, après avoir eu plusieurs accès d’apoplexie. Le frère du père était névro-psychopathe ; ce fut un enfant lunatique ; de tout temps il fut atteint d’hyperesthésie sexuelle. Quoique marié et père de plusieurs fils mariés, il voulait enlever Mme M…, sa nièce, qui avait dix-huit ans et dont il était amoureux fou. Le père du père était très excentrique ; artiste remarquable, tout d’abord il étudia la théologie, mais, à la suite d’une ardente vocation pour l’art dramatique, il devint acteur et chanteur. Il fit des excès in Baccho et Venere ; prodigue, aimant le luxe, il mourut à l’âge de quarante-neuf ans d’apoplexie cérébrale. Les parents de la mère sont morts de tuberculose pulmonaire.
Mme M… avait onze frères et sœurs, dont six seulement sont restés vivants. Deux frères, tenant au physique de la mère, sont morts de tuberculose, l’un à l’âge de seize ans, l’autre à l’âge de vingt ans. Un frère est atteint de phtisie du larynx. Les quatre sœurs qui sont vivantes, ainsi que Mme M…, tiennent du physique du père ; l’aînée est célibataire, très nerveuse, et fuit la société. Deux sœurs plus jeunes sont mariées, bien portantes, et ont des enfants sains. Une autre est virgo et souffre des nerfs.
Mme M… a quatre enfants, dont plusieurs sont très délicats et névropathes.
Sur son enfance la malade ne sait rien d’important à nous dire. Elle apprenait facilement, avait des dons pour la poésie et l’esthétique, passait pour être un peu exaltée, aimait la lecture des romans, les choses sentimentales ; elle était de constitution névropathique, très sensible aux fluctuations de la température, et attrapait au moindre courant d’air un cutis anserina très désagréable. Il est encore à noter que la malade, à l’âge de dix ans, eut l’idée que sa mère ne l’aimait pas, trempa un jour des allumettes dans du café, le but afin de devenir bien malade et de provoquer par ce moyen l’affection de sa mère.
Le développement s’opéra sans difficulté dès l’âge de onze ans. Depuis, les menstrues sont régulières. Déjà, avant l’époque du développement de la puberté, la vie sexuelle commença à se faire sentir ; d’après les déclarations de la malade elle-même, ses impulsions sexuelles furent trop puissantes pendant toute sa vie. Ses premiers sentiments, ses premières impulsions étaient franchement homosexuels. La malade conçut une affection passionnée, mais tout à fait platonique, pour une jeune dame ; elle lui dédiait des sonnets et des poésies qu’elle composait ; c’était pour elle un bonheur suprême quand elle pouvait admirer au bain ou pendant la toilette « les charmes éblouissants de l’adorée » ou bien dévorer des yeux la nuque, les épaules, et les seins de la belle. L’impulsion violente de toucher ces charmes physiques fut toujours combattue et refoulée. Étant jeune fille, elle devint amoureuse des « Madones » peintes par Raphaël et Guido Reni. Elle avait l’obsession de suivre pendant des heures entières les belles filles et les belles femmes dans les rues, quel que fût le temps, en admirant leur maintien et en guettant le moment de leur être agréable, de leur offrir un bouquet, etc. La malade m’a affirmé que, jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, elle n’eut absolument aucune idée de la différence des sexes ; car elle avait reçu d’une tante, une vieille vierge très prude, une éducation tout à fait claustrale. Par suite de cette ignorance, la malade fut la victime d’un homme qui l’aimait passionnément et qui l’avait décidée à faire le coït. Elle devint l’épouse de cet homme, mit au monde un enfant, mena avec lui « une vie sexuelle excentrique », et se sentit complètement satisfaite par les rapports conjugaux. Peu d’années après, elle devint veuve. Depuis, les femmes sont redevenues l’objet de son affection ; en première ligne, dit la malade, par peur des suites que pourraient avoir des rapports avec un homme.
À l’âge de vingt-sept ans, elle conclut un second mariage avec un homme maladif et pour lequel elle n’avait pas d’affection. La malade a accouché trois fois, a rempli ses devoirs maternels ; elle dépérit au physique et éprouva dans les dernières années de sa vie matrimoniale un déplaisir croissant à faire le coït, bien qu’il y eût toujours en elle un violent désir de satisfaction sexuelle. Le déplaisir à faire le coït a été en partie occasionné par l’idée de la maladie de son mari.
Trois ans après la mort de son second mari, la malade découvrit que sa fille du premier mariage, âgée de neuf ans, se livrait à la masturbation et en dépérissait. Elle consulta le Dictionnaire Encyclopédique sur ce vice, ne put résister à l’impulsion de l’essayer et devint elle aussi onaniste. Elle ne peut se décider à faire une confession complète sur cette période de sa vie. Elle affirme avoir été en proie à une terrible excitation sexuelle et avoir placé hors de la maison ses deux filles pour les préserver d’« un sort terrible », tandis qu’elle ne voyait aucun inconvénient à garder avec elle ses deux garçons.
La malade devint neurasthénique ex masturbatione (irritation spinale, congestion à la tête, faiblesse, embarras intellectuel, etc.), parfois même dysthymique avec un tædium vitæ très pénible.
Son sens sexuel la poussait tantôt vers la femme, tantôt vers l’homme. Elle savait se dompter, souffrait beaucoup de son abstinence, d’autant plus que, à cause de ses malaises neurasthéniques, elle n’essayait de se soulager par la masturbation que dans les cas extrêmes. À l’heure qu’il est, cette femme, qui a déjà quarante-quatre ans, mais qui a encore ses menstruations régulièrement, souffre beaucoup de la passion qu’elle a conçue pour un jeune homme dont elle ne peut pas éviter le voisinage pour des raisons professionnelles.
La malade, dans son extérieur, ne présente rien d’extraordinaire : elle est gracieusement bâtie, d’une musculature faible. Le bassin est tout à fait féminin, mais les bras et les jambes sont étonnamment grands et d’une conformation masculine très prononcée. Comme aucune chaussure féminine ne va à son pied et qu’elle ne veut pas pourtant se faire remarquer, elle serre ses pieds dans des bottines de femme, de sorte qu’ils en ont été déformés. Les parties génitales sont développées d’une façon tout à fait normale, et sans changements, sauf un descensus uteri avec hypertrophie de la portion vaginale. Dans un examen plus approfondi la malade se déclare essentiellement homosexuelle ; le penchant pour l’autre sexe, dit-elle, n’est chez elle qu’épisodique et quelque chose de grossièrement sensuel. Il est vrai qu’elle souffre actuellement beaucoup de son penchant sexuel pour ce jeune homme de son entourage, mais elle estime, comme un plaisir plus noble et plus élevé, de pouvoir poser un baiser sur la joue tendre et ronde d’une jeune fille. Ce plaisir se présente souvent, car elle est très aimée parmi ces « gentilles créatures », comme une « tante complaisante », puisqu’elle leur rend sans se décourager les « services les plus chevaleresques » et se sent alors toujours être un homme.
Observation 107 (Inversion sexuelle, avec satisfaction par rapports hétéro-sexuels). — M. Z…, trente-six ans, rentier, m’a consulté pour une anomalie de ses sentiments sexuels, anomalie qui lui fait paraître comme très risquée la conclusion d’un mariage projeté. Le malade est né d’un père névropathe qui a, la nuit, des réveils subits avec angoisse. Son grand-père était aussi névropathe. Un frère de son père est idiot. La mère du malade et sa famille étaient bien portantes, avec un état mental normal.
Trois sœurs et un frère, ce dernier atteint de folie morale. Deux sœurs sont bien portantes et vivent heureuses en ménage.
Étant enfant, le malade était nerveux, souffrait comme son père de soubresauts nocturnes, mais n’a jamais été atteint de maladies graves, sauf une coxalgie à la suite de laquelle il est resté boiteux.
Les impulsions sexuelles se sont éveillées chez lui très tôt. À l’âge de huit ans, et sans y être incité par quelqu’un, il a commencé à se masturber. À partir de l’âge de quatorze ans, il a éjaculé du sperme. Au point de vue intellectuel, il était bien doué ; il s’intéressait aux arts et à la littérature. De tout temps il fut d’une faible musculature, et ne prit jamais de plaisir aux jeux des garçons, ni plus tard aux occupations des hommes. Il portait un certain intérêt aux toilettes féminines, aux attifements et aux occupations de la femme. Dès l’âge de puberté, le malade s’est aperçu de son affection pour les individus du sexe masculin. C’étaient surtout les jeunes gars de la classe populaire qui lui étaient sympathiques. Les cavaliers avaient pour lui un attrait particulier. Impetu libidonoso sæpe affectus est ad tales homines aversos se premere. Quodsi in turba populi, si occasio fuerit bene successit, voluptate erat perfusus ; ab vigesimo secundo anno interdum talis occasionibus semen ejaculavit. Ab hoc tempore idem factum est si quis, qui ipsi placuit, manum ad femora posuerat. Ab hinc metuit ne viris manum adferret. Maxime pericolusus sibi homines plebeios fuscis et adstrictis bracis indutos esse putat. Summum gaudium ei esset si viros tales amplecti et ad se trahere sibi concessum esset ; sed patriæ mores hoc fieri velant. Pæderastia ei displacet ; magnam voluptatem genitalium virorum adspectus ei affert. Virorum occurentium genitalia adspici semper coactus est.
Au théâtre, au cirque, etc., c’étaient les artistes masculins qui seuls l’intéressaient. Le malade prétend n’avoir jamais remarqué chez lui un penchant pour les femmes. Il ne les évite pas ; à l’occasion, il danse même avec elles, mais, en le faisant, il ne ressent pas la moindre émotion sexuelle.
À l’âge de vingt-huit ans, le malade était déjà neurasthénique, peut-être bien à la suite de ses excès de masturbation.
Ensuite ce furent de fréquentes pollutions pendant le sommeil, pollutions qui l’affaiblissaient. Dans ces pollutions il ne rêvait que très rarement des hommes, et jamais des femmes. Une fois la pollution fut provoquée par un rêve lascif dans lequel il commettait un acte de pédérastie. Sauf ce cas, ses rêves de pollutions lui représentaient des scènes de mort, des attaques par des chiens, etc. Le malade continuait de souffrir du plus violent libido sexualis. Souvent il lui venait des idées voluptueuses d’aller se réjouir à l’abattoir à la vue des bêtes en agonie ou de se laisser battre par des garçons ; mais il résistait à ce désir de même qu’à l’impulsion de mettre un uniforme militaire.
Pour se débarrasser de son habitude de la masturbation et pour satisfaire son libido nimia, il se décida à faire une visite au lupanar. Il tenta un premier essai de satisfaction sexuelle avec une femme, à l’âge de vingt et un ans, un jour qu’il avait fait force libations bachiques. La beauté du corps de la femme, de même que toute nudité féminine, lui était à peu près indifférente. Mais il était capable de pratiquer le coït avec plaisir, et il fréquenta dorénavant régulièrement le lupanar, « pour raisons de santé », comme il disait.
À partir de cette époque, il trouvait aussi un grand plaisir à se faire raconter par des hommes leurs rapports sexuels avec des femmes.
Au lupanar, des idées de flagellation lui viennent très souvent, mais il n’a pas besoin de fixer ces images pour être puissant. Il considère les rapports sexuels au lupanar seulement comme des expédients contre son penchant à la masturbation et à l’amour des hommes, comme une sorte de soupape de sûreté, afin de ne pas se compromettre un jour devant un homme sympathique.
Le malade voudrait se marier, mais il craint de ne pas avoir d’amour et, par conséquent, de n’être pas puissant devant une honnête femme. Voilà pourquoi il a des scrupules et pourquoi il consulte un médecin.
Le malade est un personnage très cultivé et d’un extérieur tout à fait viril. Il ne présente rien d’étrange ni dans sa mise, ni dans son attitude. Sa démarche et sa voix ont un caractère tout à fait viril, de même que son squelette et son bassin. Ses parties génitales sont normalement développées. Elles sont très poilues, de même que la figure. Personne dans l’entourage, ni dans les connaissances du malade, ne se doute de son anomalie sexuelle. Dans ses fantaisies d’inversion sexuelle, dit-il, il ne s’est jamais senti dans le rôle de la femme vis-à-vis de l’homme. Depuis quelques années, le malade est resté presque tout à fait exempt de malaises neurasthéniques.
Il ne saurait dire s’il se considère comme inverti congénital. Il semble que son faible penchant ab origine pour la femme, à côté de son penchant très fort pour l’homme, a été affaibli encore par une masturbation précoce, et au profit de l’inversion sexuelle, mais sans avoir été complètement réduit à zéro. Avec la cessation de la masturbation le sentiment pour le sexe féminin a augmenté quelque peu, mais seulement dans le sens d’une sensualité grossière.
Comme le malade déclarait être obligé de se marier pour des raisons de famille et d’affaires, on ne pouvait éluder au point de vue médical cette question délicate.
Heureusement le malade se bornait à la question de savoir s’il serait puissant comme mari. On dut lui répondre qu’en réalité il était puissant et qu’il le serait selon toutes prévisions avec une femme de son choix, dans le cas où elle lui serait au moins intellectuellement sympathique.
D’ailleurs, en ayant recours à son imagination, il pourrait toujours améliorer sa puissance.
La principale chose consisterait à renforcer ses penchants sexuels pour les femmes, penchants qui n’ont été qu’arrêtés dans leur développement, mais qui ne lui manquent pas absolument. Il pourrait atteindre ce but en écartant et en refoulant tout sentiment, toute impulsion homosexuelle, même avec le concours des influences artificielles et inhibitives de la suggestion hypnotique (suggestion contre les sentiments homosexuels), ensuite en s’incitant avec effort aux sentiments sexuels normaux, par l’abstinence complète de toute masturbation, et en faisant disparaître les derniers vestiges de l’état neurasthénique du système nerveux par l’emploi de l’hydrothérapie et, éventuellement, de la faradisation générale.
Je dois à un collègue, âgé de trente ans, l’autobiographie suivante qui, à d’autres points de vue encore, mérite toute attention.
Observation 108 (Hermaphrodisme psychique ; Inversion avortée). — Mon ascendance est assez lourdement chargée. Mon grand-père du côté paternel était un viveur gai et un spéculateur ; mon père, un homme de caractère intègre, mais qui, depuis trente ans, est atteint de folie circulaire, sans être sérieusement empêché de vaquer à ses affaires. Ma mère souffre, comme son père, d’accès sténocardiaques. Le père de ma mère et le frère de ma mère auraient été des sexuels hyperesthésiques. Ma sœur unique, qui est de neuf ans plus âgée que moi, fut atteinte deux fois d’accès éclamptiques ; elle était, à l’âge de la puberté, exaltée au point de vue religieux et probablement aussi hyperesthésique au point de vue sexuel. Pendant des années, elle eut à combattre une grave névrose hystérique ; mais maintenant elle est très bien portante.
Comme fils unique, venu tardivement au monde, je fus le chéri de ma mère, et je dois à ses soins infatigables d’être, à l’âge de jeune homme, bien portant, après avoir enduré, enfant et petit garçon, toutes sortes de maladies infantiles (hydrocéphalie, rougeole, croup, variole ; à l’âge de dix-huit ans, catarrhe intestinal chronique pendant un an). Ma mère, qui avait des principes religieux très rigoureux, m’a élevé dans ce sens, sans me gâter, et elle m’a toujours inculqué comme principe suprême de morale un sentiment de devoir inflexible qui a été développé jusqu’à la rigidité par un maître d’école que je considère encore aujourd’hui comme mon ami. Comme, par suite de mon état maladif, j’ai passé la plus grande partie de mon enfance dans le lit, j’en fus réduit à des occupations tranquilles et notamment à la lecture. De cette manière, je suis devenu un garçon précoce, mais non blasé. Déjà, à l’âge de huit à neuf ans, les passages des livres qui m’intéressaient le plus étaient ceux où il était question de blessures et d’opérations chirurgicales que de belles filles ou des femmes avaient dû subir. Entre autres, un récit où il est raconté comment une jeune fille s’enfonça une épine dans le pied, et comment cette épine lui fut retirée par un garçon, me mit dans une excitation très violente ; de plus, j’avais une érection toutes les fois que je regardais la gravure représentant cette scène, qui cependant n’avait rien de lascif. Autant qu’il m’était possible, j’allais voir tuer des poulets, et, quand j’avais manqué ce spectacle, je regardais avec un frisson voluptueux les taches de sang, je caressais le corps de l’animal encore tout chaud. Je dois faire remarquer ici que, de tout temps, je fus un grand amateur de bêtes, et que l’abatage de plus grands animaux, même la vivisection des grenouilles, m’inspiraient du dégoût et de la pitié.
Aujourd’hui encore, l’égorgement des poulets a pour moi un grand charme sexuel, surtout quand on les étrangle ; j’éprouve des battements de cœur et une oppression précordiale. Fait intéressant, mon père avait la passion de ligotter les deux mains à des filles ou à des jeunes femmes.
Je crois qu’une autre de mes anomalies sexuelles doit encore être rattachée à cette fibre cruelle de mon caractère. Ainsi que je le raconterai plus loin, un de mes jeux favoris était un théâtre de poupées que j’improvisais et où j’indiquais le sujet aux exécutants. Il y avait dans la pièce une jeune fille qui, sur l’ordre sévère de son père — c’était toujours moi, — devait se soumettre à une opération douloureuse du pied exécutée par le médecin. Plus la poupée pleurait et se désolait, plus ma satisfaction était grande. Pourquoi ai-je toujours désigné le pied comme lieu de l’opération chirurgicale ? Cela s’explique par le fait suivant. Étant petit garçon, j’arrivai par hasard au moment où ma sœur aînée changeait de bas. En la voyant vite cacher ses pieds, mon attention fut éveillée, et bientôt la vue de ses pieds nus jusqu’aux chevilles devint l’idéal de mes désirs.
Bien entendu, cela fit que ma sœur redoubla de précautions ; et c’est ainsi qu’il s’engagea une lutte continuelle où j’employais toutes les armes : la ruse, la flatterie et les explosions de colère, et que je soutins jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Pour le reste, ma sœur m’était indifférente ; les baisers qu’elle me donnait m’étaient même désagréables. Faute de mieux, je me contentais des pieds de nos bonnes ; mais les pieds masculins me laissaient froid. Mon plus vif désir aurait été de pouvoir couper les ongles ou, sit venia verbo, les œils-de-perdrix d’un beau pied de femme. Mes rêves érotiques tournaient toujours autour de ce sujet ; ce qui plus est, je ne me suis consacré à l’étude de la médecine que dans l’espoir d’avoir l’occasion de satisfaire mon penchant ou de m’en guérir. Dieu merci ! c’est ce dernier moyen qui m’a réussi. Quand j’eus fait ma première dissection des extrémités inférieures de la femme, le charme funeste était rompu ; je dis funeste, car en moi-même je rougissais de ces penchants. Je crois pouvoir omettre d’autres détails sur cette passion étrange qui m’a même enthousiasmé jusqu’à faire des poésies, et qui a été déjà décrite souvent en d’autres endroits.
Passons à la dernière page de mes aberrations sexuelles.
J’avais environ treize ans et commençais à changer de voix, lorsqu’un camarade d’école, qui était incidemment chez nous comme hôte, m’agaça un soir en me poussant avec son pied nu qu’il sortait de la couverture. J’attrapai son pied, et aussitôt je fus pris d’une excitation très violente qui fut suivie d’une pollution, la première que j’eus. Le garçon avait une structure de fille à s’y méprendre, et ses dispositions intellectuelles étaient conformes à cette particularité de son corps. Un autre camarade, qui avait des pieds et des mains très petits et très délicats et que je vis un jour au bain, me causa une très violente excitation. Je considérais comme un très grand bonheur de pouvoir coucher avec l’un ou avec l’autre dans le même lit, mais je n’ai nullement pensé à un rapport sexuel plus intime et qui aurait dépassé une simple accolade. D’ailleurs, je repoussais avec horreur de pareilles idées.
Quelques années plus tard, à l’âge de seize à dix-huit ans, je fis la connaissance de deux autres garçons qui ont réveillé mon sentiment sexuel. Quand je me colletais avec eux, j’avais immédiatement des érections. Tous les deux étaient des garçons énergiques, gais, d’une conformation délicate, d’habitus enfantin. Lorsqu’ils atteignirent l’âge de puberté, aucun d’eux ne put plus m’inspirer un intérêt profond, bien que j’eusse conservé pour tous les deux un intérêt amical. Je ne me serais jamais laissé entraîner à des pratiques d’impudicité avec eux.
Quand je me suis fait inscrire à l’Université, j’oubliai complètement ces phénomènes de mon libido sexualis ; mais, par principe, je me suis abstenu jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans de tout rapport sexuel, malgré les railleries de mes collègues. Comme alors les pollutions devenaient trop fréquentes, que j’avais à craindre de la sorte de contracter éventuellement une cérébralasthénie ex abstinentia, je me jetai dans la vie sexuelle normale, et ce fut pour mon bien, malgré que j’en aie fait un assez grand usage.
Si je suis presque impuissant en face des puellæ publicæ, et si le corps nu de la femme me dégoûte plutôt qu’il ne m’attire, cela tient probablement aux branches spéciales de la médecine que j’ai étudiées pendant des années.
L’acte me satisfait toujours mieux quand je peux, en le faisant, fixer l’idée de la vis ; mais, comme d’autre part, l’idée m’est insupportable que cette fille est satisfaite par d’autres que par moi, j’ai résolu, depuis des années, comme une nécessité pour l’équilibre de mon âme, de me payer une femme entretenue et autant que possible une virgo, bien que ces sacrifices matériels me grèvent lourdement. Autrement la jalousie la plus absurde me rendrait incapable de travailler. Je dois encore rappeler que, à l’âge de treize ans, je devins pour la première fois amoureux, mais platoniquement, et depuis j’ai souvent soupiré avec des langueurs de trouvère. Ce qui distingue mon cas de tous les autres, c’est que je ne me suis jamais masturbé de ma vie.
Il y a quelques semaines, je fus effrayé : pendant mon sommeil, j’avais rêvé de pueris nudis, et je m’étais éveillé avec une érection.
Enfin, je vais entreprendre la tâche toujours délicate de vous dépeindre mon état actuel. De taille moyenne, élégamment bâti, crâne dolichocéphale de 59 centimètres de circonférence, avec bosses frontales très proéminentes ; regard un peu névropathique, pupilles moyennes, mâchoire très défectueuse. Musculature forte. Chevelure forte, blonde. À gauche, varicocèle ; le frein était trop court, me gênait pendant le coït ; je le coupai moi-même, il y a trois ans. Depuis, l’éjaculation est retardée, la sensation de volupté diminuée.
Tempérament coléreux, don d’assimilation rapide ; bonnes facultés pour combiner avec énergie ; pour un héréditaire, je suis très tenace ; j’apprends facilement les langues étrangères, j’ai l’oreille musicale, mais autrement pas de talents artistiques. Zélé pour mes devoirs, mais toujours rempli du tædium vitæ, tendances au suicide auxquelles je n’ai résisté que par religion et par égard pour ma mère adorée. Du reste, candidat typique au suicide. Ambitieux, jaloux, paralysophobe et gaucher. J’ai des idées socialistes. Chercheur d’aventures, car je suis très brave ; j’ai résolu de ne me jamais marier.
Observation 109 (Hermaphrodisme psychique ; autobiographie). — Je suis né en 1868. Les familles de mes deux parents sont saines. Dans tous les cas, il n’y eut chez eux aucune maladie mentale. Mon père était commerçant ; il a maintenant soixante-cinq ans, est nerveux depuis des années et très enclin à la mélancolie. Avant son mariage, mon père, dit-on, aurait été un vaillant viveur. Ma mère est bien portante, quoique pas très forte. J’ai une sœur et un frère bien portants.
Moi-même je me suis développé sexuellement de très bonne heure ; à l’âge de quatorze ans, j’avais tellement de pollutions que j’en fus effrayé. Je ne puis plus dire dans quelles circonstances ces pollutions se manifestaient ni par quel genre de rêves elles étaient provoquées. Le fait est que, depuis des années, je ne me sens attiré sexuellement que vers les hommes et que, malgré toute mon énergie et malgré une lutte terrible, je ne puis pas vaincre ce penchant contre nature qui me répugne tant. Dans les premières années de ma vie, dit-on, j’aurais enduré beaucoup de maladies graves, de sorte qu’on craignit pour ma vie. De là vient aussi que plus tard on m’a gâté et trop choyé. J’étais confiné souvent à la chambre ; j’aimais mieux jouer avec des poupées qu’avec des soldats ; je préférais en général les jeux tranquilles de la chambre aux jeux bruyants de la rue. À l’âge de dix ans, on me mit au lycée. Bien que je fusse très paresseux, je comptai parmi les meilleurs élèves, car j’apprenais avec une facilité extraordinaire, et j’étais le favori de mes professeurs. Depuis mon âge le plus tendre (sept ans), j’eus plaisir à être avec les petites filles. Je me rappelle que, jusqu’à l’âge de treize ans, j’entretenais avec elles des liaisons d’amour, que j’étais jaloux de ceux qui parlaient à l’objet de mon amour, que j’avais plaisir à regarder sous les jupons des amies de ma sœur et des bonnes, et que j’avais des érections quand je touchais le corps de mes petites camarades de jeux. Je ne puis pas me rappeler avec exactitude si, à cet âge précoce, les garçons avaient pour moi un aussi puissant attrait et m’émotionnaient sexuellement. J’eus toujours beaucoup de plaisir à la lecture des pièces de théâtre : j’avais un théâtre de poupées, je contrefaisais les artistes que je voyais au grand théâtre et surtout, cherchant pour moi les rôles de femmes, je me plaisais alors à m’affubler de vêtements de femmes.
Quand l’éveil de ma vie sexuelle est devenu plus fort, le penchant pour les garçons l’emporta. Je devins tout à fait amoureux de mes camarades ; j’éprouvais un sentiment voluptueux quand l’un d’eux, qui me plaisait, me touchait le corps. Je devins très farouche, je refusais d’aller à la leçon de gymnastique et de natation. Je croyais être fait autrement que mes camarades, et j’étais gêné quand je me déshabillais devant eux. J’avais plaisir à adspicere mentulam commilitum meorum, et j’avais des érections très faciles. Je ne me suis masturbé qu’une fois dans ma jeunesse. Un ami me raconta qu’on pouvait avoir du plaisir sans une femme ; j’en essayai, mais je n’y éprouvai aucune jouissance. À cette époque, le hasard me fit tomber entre les mains un livre qui prévenait contre les conséquences funestes de l’onanisme. Je ne revins plus à mon premier essai. À l’âge de quatorze ou quinze ans, je fis la connaissance de deux garçons un peu plus jeunes que moi, mais qui m’excitaient sexuellement à un très haut degré. C’était surtout de l’un d’eux que j’étais amoureux. À son approche, j’étais ému sexuellement ; j’étais inquiet quand il n’était pas là, jaloux de tous ceux qui lui parlaient et embarrassé en sa présence. Celui-ci ne se doutait pas du tout de mon état. Je me sentais très malheureux, je pleurais souvent et volontiers, car les pleurs me soulageaient. Pourtant je ne pouvais pas comprendre ce sentiment, et j’en sentais bien le caractère irrégulier. Ce qui me rendait particulièrement malheureux alors, c’est que ma faculté pour le travail sembla disparaître tout d’un coup. Moi qui autrefois apprenais avec la plus grande facilité, j’éprouvai subitement la plus grande difficulté : mes idées n’étaient jamais à la question, mais vagabondaient. C’était par le déploiement de toute mon énergie que j’arrivais à faire entrer quelque chose dans ma tête. J’étais obligé de répéter à haute voix ma leçon afin de maintenir mon attention en éveil. Ma mémoire, autrefois si bonne, me trahissait souvent. Je restais, malgré tout, un bon élève ; je passe encore aujourd’hui pour un homme bien doué ; mais j’ai une difficulté terrible à me graver quelque chose dans la mémoire. J’employai alors toute mon énergie pour sortir de cet état pitoyable. J’allais tous les jours faire de la gymnastique, de la natation et des promenades à cheval ; je fréquentais assidûment la salle d’armes, et je trouvais beaucoup de plaisir à tous ces exercices. Aujourd’hui encore, je me sens très à mon aise quand je suis à cheval, bien que je ne m’entende pas bien en fait d’équitation et que je n’aie pas un don particulier pour les exercices de corps. Les relations avec mes camarades me faisaient beaucoup de plaisir, je ne manquais à aucune « beuverie » ; je fumais et j’étais très populaire parmi eux. Je fréquentais beaucoup les brasseries, j’aimais à m’amuser avec les filles de brasserie, sans cependant en être sexuellement ému. Aux yeux de mes amis et de mes professeurs, je passais pour un homme débauché, un grand coureur de femmes. Malheureusement, c’était à tort.
À l’âge de dix-neuf ans, je devins élève de l’Université. Je passai mon premier semestre à l’Université de B… J’en ai gardé jusqu’à aujourd’hui un souvenir terrible. Mes besoins sexuels se faisaient sentir avec une violence extrême ; je courais toute la nuit, surtout quand j’avais beaucoup bu, pour chercher des hommes. Heureusement je ne trouvais personne. Le lendemain d’une pareille promenade, j’étais toujours hors de moi-même. Le deuxième semestre, je me fis inscrire à l’Université de M… ; ce fut l’époque la plus heureuse de ma vie. J’avais des amis gentils ; fait curieux, je commençais à avoir du goût pour les femmes, et j’en étais bien heureux. Je nouai une liaison d’amour avec une fille jeune mais débauchée, avec laquelle je passai bien des nuits échevelées ; j’étais extraordinairement apte aux joutes amoureuses.
Après le coït je me sentais dispos et aussi bien que possible. Outre cela, moi qui avais toujours été chaste, j’avais beaucoup de relations avec des femmes. Chez la femme, ce n’était pas le corps qui me charmait, car je ne le trouvais jamais beau, mais un certain je ne sais quoi ; bref, je connaissais les femmes et leur seul contact me donnait une érection. Cette joie et cet état ne durèrent pas longtemps ; je commis la bêtise de prendre une chambre commune avec un ami. C’était un jeune homme aimable, doué de talents et redouté des femmes ; ces qualités m’avaient vivement attiré. En général, je n’aime que les hommes instruits, tandis que les hommes vigoureux mais sans éducation ne peuvent m’exciter vivement que pour un moment, sans jamais m’attacher. Bientôt je devins amoureux de mon ami. Alors arriva la période terrible qui a détraqué ma santé. Je couchais dans la même chambre que mon ami ; j’étais obligé de le voir tous les jours se déshabiller devant moi ; je dus rassembler toute mon énergie pour ne pas me trahir. J’en devins nerveux ; je pleurais facilement, j’étais jaloux de tous ceux qui causaient avec lui. Je continuais toujours à avoir des rapports avec des femmes, mais ce n’était que difficilement que je pouvais arriver à faire le coït, qui me dégoûtait ainsi que la femme.
Les mêmes femmes, qui autrefois m’excitaient le plus vivement, me laissaient froid. Je suivis mon ami à W… où il rencontra un ami d’autrefois avec lequel il prit une chambre commune. Je devins jaloux, malade d’amour et de nostalgie. En même temps je repris mes rapports avec les femmes ; mais ce n’est que rarement et avec beaucoup de peine que j’arrivais à accomplir le coït. Je devins terriblement déprimé, et je fus près de devenir fou. Du travail, il n’en était plus question. Je menais une vie insensée et fatigante ; je dépensais des sommes énormes ; je jetais pour ainsi dire l’argent par les fenêtres. Un mois et demi plus tard je tombai malade, et on dut me transporter dans un établissement d’hydrothérapie, où je passai plusieurs mois. Là je me suis ressaisi ; bientôt je devins très aimé de la société ; car je puis être très gai et je trouve beaucoup de plaisir dans la société des dames instruites. Pour la conversation, je préfère les dames mariées aux jeunes demoiselles, mais je suis aussi très gai dans la compagnie des messieurs, à la table de la brasserie et au jeu de quilles.
Je rencontrai, dans l’établissement hydrothérapique, un jeune homme de vingt-neuf ans qui évidemment avait les mêmes prédispositions que moi. Cet homme-là cherchait à se fourrer contre moi, voulait m’embrasser ; mais cela me répugnait beaucoup, bien qu’il m’excitât et que son contact me donnât des érections et même de l’éjaculation. Un soir cet homme me décida à faire de la masturbatio mutua. Je passai ensuite une nuit terrible, sans sommeil ; j’avais un dégoût horrible de cette affaire et je pris la résolution ferme de ne plus jamais pratiquer pareille chose avec un homme. Pendant des jours entiers, je ne pus me tranquilliser. Cela m’épouvantait que cet homme, malgré tout et en dépit de ma volonté, pût m’exciter sexuellement ; d’autre part, j’éprouvais une satisfaction à voir qu’il était amoureux de moi et que, évidemment, il avait à traverser les mêmes luttes que moi. Je sus le tenir à l’écart.
Je me fis inscrire dans diverses Universités ; je fréquentai encore plusieurs établissements hydrothérapiques, obtenant des guérisons momentanées, mais jamais durables. Je m’amourachai encore par-ci par-là d’un ami, mais jamais plus je n’eus une passion aussi violente que celle que j’eus pour l’ami de M… Je n’avais plus de rapports sexuels, ni avec des femmes, car j’en étais incapable, ni avec des hommes, car je n’en avais pas l’occasion, et je m’efforçais de me détourner d’eux. J’ai rencontré encore souvent l’ami de M… ; nous sommes maintenant plus amis que jamais ; sa vue ne m’excite plus, ce dont je suis bien aise. Il en est toujours ainsi ; quand j’ai perdu de vue pour quelque temps une personne qui m’avait excité sexuellement, l’influence sexuelle disparaît.
J’ai passé mes examens brillamment. Pendant la dernière année, avant mes examens, j’ai commencé à pratiquer l’onanisme, c’est-à-dire à l’âge de vingt-trois ans, ne pouvant satisfaire autrement mon instinct génital qui devenait très gênant. Mais je ne me livrai à la masturbation que rarement, car, après l’acte, j’étais rempli de dégoût et je passais une nuit blanche. Quand j’ai beaucoup bu, je perds toute mon énergie. Alors je cours des heures entières à la recherche des hommes et finis par en arriver à la masturbation pour me réveiller le lendemain la tête lourde, avec le dégoût de moi-même, et pour rester en proie à une profonde mélancolie les jours suivants. Tant que j’ai de l’empire sur moi, je cherche à combattre mon naturel avec toute l’énergie dont je dispose. C’est horrible de ne pouvoir entrer en relations tranquilles avec aucun de ses amis, et de tressaillir à la vue de tout soldat ou de tout garçon boucher. C’est horrible, quand la nuit vient et que je guette à ma fenêtre si au mur d’en face, il n’y a pas quelqu’un qui pisse et me fournisse l’occasion de voir ses parties génitales. Ils sont horribles ces rêves, et surtout la conviction de l’immoralité, du caractère criminel de mes désirs et de mes sentiments. J’ai de moi-même un dégoût qu’on ne peut guère décrire. Je considère mon état comme morbide. Je ne peux pas le prendre pour congénital, je crois plutôt que ce penchant m’a été inculqué à la suite d’une éducation manquée. Ma maladie me rend égoïste et dur pour les autres ; elle étouffe chez moi toute bonhomie et tout égard pour ma famille. Je suis capricieux, souvent excité jusqu’à la folie, souvent triste ; de sorte que je ne sais pas comment me sortir d’embarras ; alors j’ai les pleurs faciles. Et pourtant j’ai un dégoût pour les rapports sexuels avec les hommes. Un soir que je revenais du cabaret, ivre et excité, et que j’avais perdu à demi conscience, l’âme pleine de libido, je me promenai dans un square public ; je rencontrai un jeune homme qui me décida à faire un acte de masturbation mutuelle. Bien qu’il m’excitât, je fus après l’acte tout à fait hors de moi. Aujourd’hui même, quand je passe devant ce square, je suis pris de dégoût ; récemment encore, comme j’y passais à cheval, je tombai sans aucune raison de ma monture docile, tellement le souvenir de cette vilenie m’avait révolté.
J’aime les enfants, la famille et la société, et je suis, grâce à ma position sociale, en état de fonder et de diriger un ménage. Je dois renoncer à tout cela, et pourtant je ne peux pas renoncer à l’espoir de guérir. Ainsi, je suis balancé entre la joie de l’espérance et un désespoir terrible ; je néglige mon métier et ma famille. Je ne désire même pas arriver à me marier et fonder une famille. Je serais content si je pouvais dompter cet horrible penchant pour le sexe masculin, si je pouvais communiquer tranquillement avec mes amis et reprendre l’estime de moi-même.
Personne ne peut se faire une idée de mon état ; je passe pour un « vert galant » et je cherche à me maintenir cette réputation. J’essaie souvent de nouer des liaisons avec des filles, car l’occasion se présente souvent. J’en ai déjà connu plus d’une qui m’aimait et qui m’aurait sacrifié son honneur ; mais je ne puis lui offrir de l’amour, je ne puis rien lui donner sexuellement. Je pourrais bien aimer un homme ; je ne suis excité que par des hommes très jeunes, des jouvenceaux de dix-sept à vingt-cinq ans, qui ne portent pas de favoris ou, ce qui est mieux encore, qui ne portent pas de barbe du tout. Je ne puis aimer que ceux qui sont très instruits, convenables, et de manières aimables. Moi-même je suis de petite taille, très vaniteux, très étourdi, très exalté aussi ; je me laisse facilement guider par des personnes qui me plaisent et que je cherche à imiter en tout, mais je suis aussi très susceptible et facile à froisser. J’attache une très grande valeur aux apparences ; j’aime les beaux meubles et les beaux vêtements, et je m’en laisse imposer par des manières aristocratiques et une mise élégante. Je suis malheureux de ce que mon état neurasthénique m’empêche d’étudier et de cultiver tout ce que je voudrais.
J’ai fait la connaissance d’un malade pendant l’automne dernier. Il n’a pas de stigmates de dégénérescence ; il est d’un habitus tout à fait viril, bien que d’une constitution délicate et frêle. Les parties génitales sont normales. L’extérieur, distingué, n’a rien d’étrange. Il maudit sa perversion sexuelle dont il voudrait se débarrasser à tout prix. Malgré tous les efforts du médecin ainsi que du malade, on n’a pu obtenir qu’un degré d’hypnose très léger et insuffisant pour un traitement par suggestion.
Observation 110 (Hermaphrodisme psychique ; fétichisme de la bouche). — J’ai trente et un ans ; je suis employé dans une fabrique. Mes parents sont bien portants et n’ont rien de maladif. On dit que mon grand-père paternel a souffert du cerveau ; ma grand’mère maternelle est morte mélancolique ; un cousin de ma mère était un alcoolique ; plusieurs autres parents proches sont anormaux au point de vue psychique.
J’avais quatre ans lorsque mon instinct génital commença à s’éveiller. Un homme de vingt et quelques années, qui jouait avec nous autres enfants et qui nous prenait sur ses bras, me donna l’envie de l’enlacer et de l’embrasser violemment. Ce penchant à embrasser sensuellement sur la bouche est très caractéristique dans mon état, car cette manière d’embrasser est chez moi le charme principal de ma satisfaction sexuelle.
J’ai éprouvé un mouvement analogue à l’âge de neuf ans. Un homme laid, même sale, à barbe rousse, m’a donné cette envie d’embrasser.
Alors se montra chez moi pour la première fois, un symptôme qu’on retrouve encore aujourd’hui : par moments les choses viles, même les personnes en vêtements sales et communes dans leurs manières, exercent un charme particulier sur mes sens.
Au lycée je fus, de onze à quinze ans, passionnément amoureux d’un camarade. Là aussi mon plus grand plaisir aurait été de l’enlacer de mes bras et de l’embrasser sur la bouche. Parfois j’étais pris pour lui d’une passion telle que je n’en ai jamais eu depuis de plus forte pour les personnes aimées. Mais, autant que je me rappelle, je n’eus des érections que vers l’âge de treize ans.
Durant ces années, je n’eus, comme je viens de le dire, que l’envie d’enlacer de mes bras et d’embrasser sur la bouche ; cupiditas videndi vel tangendi aliorum genitalia mihi plane deerat. J’étais un garçon tout à fait naïf et innocent, et j’ignorai, jusqu’à l’âge de quinze ans, tout à fait la signification de l’érection ; de plus, je n’osais pas même embrasser l’aimé, car je sentais que je faisais là un acte étrange.
Je n’éprouvais pas le besoin de me masturber, et j’eus la chance du ne pas y avoir été entraîné par des camarades plus âgés. En général, je ne me suis jamais masturbé jusqu’ici ; j’ai une certaine répugnance pour cela.
À l’âge de quatorze à quinze ans, je fus pris de passion pour une série de garçons dont quelques-uns me plaisent encore aujourd’hui. Ainsi, je fus très amoureux d’un garçon auquel je n’ai jamais parlé ; pourtant, j’étais heureux rien qu’en le rencontrant dans la rue.
Mes passions étaient de nature sensuelle ; cela ressort déjà du fait que, rien qu’en pressant la main de l’individu aimé et en le caressant, j’avais de violentes érections.
Mais mon plus grand plaisir a été toujours amplecti et os osculari ; je ne demandais jamais autre chose.
J’ignorais que le sentiment que j’éprouvais était de l’amour sexuel, seulement je me disais qu’il était impossible que j’éprouve seul de pareilles délices. Jusqu’à l’âge de quinze ans, jamais femme ne m’avait excité ; un soir que j’étais seul avec la bonne dans ma chambre, j’éprouvai la même envie que j’avais jusqu’ici pour les garçons ; je plaisantai d’abord avec elle, et quand je vis qu’elle se laissait faire volontiers, je la couvris de baisers ; voluptatem sensi tantam quantam nunc rarissime sentio. Alter alterius os osculati sumus et post X minutas pollutio evenit. C’est ainsi que je me satisfaisais deux à trois fois par semaine : bientôt je nouai une liaison analogue avec une de nos cuisinières et d’autres bonnes encore. Ejuculatio semper evenit postquam X fere minutas nos osculati sumus.
Entre temps, je pris des leçons de danse : c’est alors que, pour la première fois, je fus épris d’une demoiselle de bonne famille. Cet amour disparut bientôt ; j’aimai encore une autre jeune fille dont je n’ai jamais fait la connaissance, mais dont la vue exerçait sur moi la même force d’attraction que la vue des jeunes gens ; j’éprouvai pour elle plus que cette chaleur sensuelle que je sentais en d’autres occasions pour les filles. Mon penchant pour les filles était, à cette époque, arrivé à son point culminant : les filles me plaisaient à peu près autant que les garçons. Je satisfaisais ma sensualité, ainsi que je l’ai dit plus haut, en embrassant la bonne, ce qui provoquait toujours une pollution. C’est ainsi que je passai ma vie, de l’âge de seize ans jusqu’à dix-huit. Le départ de nos bonnes me priva de l’occasion de satisfaire mes sens. Vint alors une période de deux à trois ans, pendant laquelle j’ai dû renoncer aux jouissances sexuelles ; en général, les filles me plaisaient moins ; devenu un peu plus grand, j’eus honte de me commettre avec des servantes. Il m’était impossible de me procurer une maîtresse, car, malgré mon âge, j’étais rigoureusement surveillé par mes parents ; je ne fréquentais que peu les jeunes gens, de sorte que je n’avais que très peu d’esprit d’initiative. À mesure que le penchant pour les femmes diminuait, l’attrait pour les jeunes gens augmentait.
Comme, depuis l’âge de seize ans, j’avais beaucoup de pollutions en rêvant tantôt de femmes, tantôt d’hommes, pollutions qui m’affaiblissaient beaucoup et déprimaient complètement mon humeur, je voulus absolument essayer du coït normal.
Cependant, des scrupules et l’idée que des filles publiques ne pourraient m’exciter, m’empêchèrent, jusqu’à l’âge de vingt et un ans, d’aller au bordel. Je soutins, pendant deux ou trois ans, un combat quotidien (s’il y avait eu des bordels d’hommes, aucun scrupule n’aurait pu m’empêcher d’y aller). Enfin, j’allai un jour au lupanar ; je n’arrivai pas même à l’érection, d’abord parce que la fille, bien que jeune et assez fraîche pour une prostituée, n’avait pas de charme pour moi, ensuite parce qu’elle ne voulut pas m’embrasser sur la bouche. Je fus très déprimé et je me crus impuissant.
Trois semaines après, je visitai aliam meretricem quæ statim osculo erectionem effecit ; erat robusto corpore, habuit crassa labia, multo libidinosior quam prior. Jam post tres minutas oscula sola in os data ejaculationem ante portam effecerunt. J’allai sept fois chez des prostituées, pour essayer d’arriver au coït.
Parfois, je n’arrivais point à avoir d’érection, parce que la fille me laissait froid ; d’autres fois, j’éjaculais trop tôt. En somme, les premières fois, j’eus quelque répugnance à penem introducere, et même, après avoir réussi à faire le coït normal, je n’y éprouvai aucun charme. La satisfaction voluptueuse est produite par des baisers sur la bouche, c’est pour moi le plus important ; le coït n’est que quelque chose d’accessoire qui doit servir à rendre plus étroit l’enlacement. Le coït seul, quand même la femme aurait pour moi les plus grands charmes, me serait indifférent sans les baisers, et même, dans la plupart des cas, l’érection cesse ou elle n’a pas lieu du tout quand la femme ne veut pas m’embrasser sur la bouche. Je ne peux pas embrasser n’importe quelles femmes, mais seulement celles dont la vue m’excite ; une prostituée dont l’aspect me déplaît ne peut me mettre en chaleur, malgré tous les baisers qu’elle pourrait me prodiguer et qui ne m’inspireraient que du dégoût.
Ainsi, depuis quatre ans, je fréquente tous les dix à quinze jours le lupanar ; ce n’est que rarement que je ne réussis pas à coïter, car je me suis étudié à fond, et je sais, en choisissant la puella, si elle m’excitera ou si elle me laissera froid. Il est vrai que, ces temps derniers, il m’est arrivé de nouveau de croire qu’une femme m’exciterait et que pourtant aucune érection ne s’est produite. Cela se produisait surtout quand, les jours précédents, j’avais dû faire trop d’efforts pour étouffer mon penchant pour les hommes.
Dans les premiers temps de mes visites au lupanar, mes sensations voluptueuses étaient très minimes ; je n’éprouvais que rarement un vrai plaisir (comme autrefois par les baisers). Maintenant, au contraire, j’éprouve, dans la plupart des cas, une forte sensation de volupté. Je trouve un charme particulier aux lupanars de basse espèce ; car, depuis ces temps derniers, c’est l’avilissement des femmes, l’entrée obscure, la lueur blafarde des lanternes, en un mot tout l’entourage qui a pour moi un attrait particulier ; la principale raison en est, probablement, que ma sensualité est inconsciemment stimulée par le fait que ces endroits sont très fréquentés par des militaires, et que cette circonstance revêt pour ainsi dire la femme d’un certain charme.
Quand je trouve alors une femme dont la figure m’excite, je suis capable d’éprouver une très grande volupté.
En dehors des prostituées, mes désirs peuvent encore être excités surtout par des filles de paysans, des servantes, des filles du peuple et, en général, par celles qui sont habillées grossièrement et pauvrement.
Un fort coloris des joues, des lèvres épaisses, des formes robustes : voila ce qui me plaît avant tout. Les dames et les demoiselles distinguées me sont absolument indifférentes.
Mes pollutions ont lieu, la plupart du temps, sans me procurer aucune sensation de volupté ; elles se produisent souvent quand je rêve d’hommes, très rarement ou presque jamais quand je rêve de femmes. Ainsi qu’il ressort de cette dernière circonstance, mon penchant pour les jeunes hommes subsiste toujours, malgré la pratique régulière du coït. Je peux même dire qu’il a augmenté, et cela dans une mesure considérable. Quand, immédiatement après le coït, les filles n’ont plus de charme pour moi, le baiser d’une femme sympathique pourrait, au contraire, me mettre tout de suite en érection ; c’est précisément dans les premiers jours qui suivent le coït que les jeunes hommes me paraissent le plus désirables.
En somme, les rapports sexuels avec les femmes ne satisfont pas entièrement mon besoin sensuel. Il y a des jours où j’ai des érections fréquentes avec un désir ardent d’avoir des jeunes gens ; ensuite viennent des jours plus calmes, avec des moments d’une indifférence complète à l’égard de toute femme et un penchant latent pour les hommes.
Une trop grande accalmie sensuelle me rend pourtant triste, surtout quand ce calme suit des moments d’excitation supprimée ; ce n’est que lorsque la pensée des jeunes gens aimés me donne de nouvelles érections que je me sens de nouveau le moral relevé. Le calme fait alors brusquement place à une grande nervosité ; je me sens déprimé, j’ai parfois des maux de tête (surtout après avoir refoulé les érections) ; cette nervosité va souvent jusqu’à une agitation violente que je cherche alors à apaiser par le coït.
Un changement essentiel dans ma vie sexuelle s’est opéré l’année passée, quand j’eus pour la première fois l’occasion de goûter à l’amour des hommes. Malgré le coït avec les femmes, qui me faisait plaisir — (à vrai dire c’étaient les baisers qui me faisaient plaisir et provoquaient l’éjaculation), — mon penchant pour les jeunes gens ne me laissait pas tranquille. Je résolus d’aller dans un lupanar fréquenté par beaucoup de militaires et de me payer un soldat en cas extrême. J’eus la chance de tomber bientôt sur un individu qui pensait comme moi et qui, malgré la très grande infériorité de sa position sociale, n’était pas indigne de moi ni par ses manières, ni par son caractère. Ce que j’éprouvai pour ce jeune homme — (et je l’éprouve encore), — c’est bien autre chose que ce que j’éprouve pour les femmes. La jouissance sensuelle n’est pas plus grande que celle que me procurent les prostituées, dont l’accolade et les baisers m’excitent beaucoup ; avec lui je peux toujours éprouver une sensation de volupté et j’ai pour lui un sentiment que je n’ai pas pour les femmes. Malheureusement, je n’ai pu l’embrasser qu’à huit reprises différentes.
Bien que nous soyons séparés l’un de l’autre depuis plusieurs mois déjà, nous ne nous sommes pas oubliés et nous entretenons une correspondance très suivie. Pour le posséder, j’osai aller dans un lupanar, l’embrasser dans cet endroit, au risque d’être trahi.
Au début de notre liaison, il y eut une période pendant laquelle je n’entendis plus parler de lui ; il ne me croyait pas digne d’assez de confiance.
Pendant ces semaines, j’ai souffert de chagrins et de peines qui m’ont mis dans un état de dépression et d’inquiétude anxieuse comme je n’en avais jamais éprouvé auparavant. Avoir à peine trouvé un amant et être déjà obligé de renoncer à lui, voilà ce qui me paraissait le tourment le plus affreux. Quand, grâce à mes efforts, nous nous retrouvâmes, ma joie fut immense, j’étais même tellement excité, qu’à la première accolade, après son retour, je ne pus arriver à l’éjaculation, malgré mon plaisir sensuel.
Usus sexualis in osculis et amplexionibus solis constitit, pene meo ludere ei licebat (dum ferre non possum mulierem penem manu tangere neque mulieri tangere cum concedo). Il est à remarquer d’ailleurs qu’en présence du bien-aimé j’ai immédiatement une érection : une poignée de main, même sa vue me suffit. Des heures entières je me suis promené avec lui le soir, et jamais je ne me lassais de sa compagnie, malgré sa position sociale fort inférieure à la mienne ; c’est avec lui que je me sentais heureux ; la satisfaction sexuelle n’était que le couronnement de notre amour. Bien que j’eusse enfin trouvé l’âme-sœur tant cherchée, je ne devins pas pour cela insensible aux femmes, et je fréquentais comme autrefois les bordels, quand l’instinct me tourmentait trop. J’espérais passer cet hiver dans la ville où se trouve mon amant ; malheureusement, cela m’est impossible, et je suis maintenant forcé de rester séparé de lui jusqu’à une époque indéterminée. Cependant, nous essayerons de nous revoir, ne fût-ce que passagèrement, quand même ce ne serait qu’une ou deux fois par an ; en tout cas, j’espère qu’à l’avenir nous pourrons nous retrouver et rester plus longtemps ensemble. Ainsi cet hiver j’en suis de nouveau réduit à rester sans un ami qui pense comme moi. J’ai bien résolu, par crainte du danger d’être découvert, de ne plus me mettre en quête d’autres uranistes, mais cela m’est impossible, car les rapports sexuels avec les femmes ne me satisfont plus ; par contre, l’envie d’avoir des jeunes gens va toujours croissant. Parfois j’ai peur de moi-même ; je pourrais me trahir par l’habitude que j’ai de demander aux prostituées si elles ne connaissent pas un homme avec mes tendances ; malgré cela, je ne puis renoncer à chercher un jeune homme partageant mes sentiments ; je crois même qu’au besoin je prendrais le parti de m’acheter un soldat, bien que je me rende parfaitement compte du risque que je cours.
Je ne puis plus rester sans l’amour d’un homme, sans ce bonheur je serai toujours en désharmonie avec moi-même. Mon idéal serait d’entrer en relations avec une série de personnes ayant mes goûts, bien que je me trouve déjà content de pouvoir, sans empêchement, communiquer avec mon amant. Je pourrais facilement me passer de femmes si j’avais régulièrement des satisfactions avec un homme ; cependant, je crois que, par moments et à des intervalles plus espacés, j’embrasserais aussi, pour me changer, une femme, car mon naturel est absolument hermaphrodite au point de vue psycho-sexuel (les femmes, je ne les peux désirer que sensuellement ; mais les jeunes gens, je puis les aimer et les désirer à la fois). S’il existait un mariage entre hommes, je crois que je ne reculerais pas devant une vie commune qui me paraîtrait impossible avec une femme. Car, d’un côté, quand même la femme m’exciterait beaucoup, ce charme se perdrait bientôt dans les rapports réguliers, et alors tout plaisir sexuel deviendrait un acte sans jouissance, bien que non impossible à accomplir ; d’autre part, il me manquerait le véritable amour pour la femme, attrait que j’éprouve en face des jeunes gens et qui me fait paraître désirable un commerce avec eux, même sans rapports sexuels. Mon plus grand bonheur serait une vie commune avec un jeune homme qui me plairait au physique, mais qui s’accorderait avec moi au point de vue intellectuel, qui comprendrait tous mes sentiments et qui, en même temps, partagerait mes idées et mes désirs.
Pour me plaire, les jeunes gens devaient avoir entre dix-huit et vingt-huit ans ; quand j’avançai en âge, la limite des jeunes gens capables de m’exciter fut également reculée. Du reste, les tailles les plus diverses peuvent me plaire. La figure joue le principal rôle, bien que ce ne soit pas tout. Ce sont plutôt les blonds que les bruns qui m’excitent ; ils ne doivent pas être barbus ; ils doivent porter une petite moustache peu épaisse, ou pas de moustache du tout. Pour le reste, je ne puis dire que certaines catégories de figures me plaisent. Je repousse les visages à nez grand et droit, aux joues pâles, bien qu’il y ait là aussi des exceptions. Je vois avec plaisir des régiments de soldats, et bien des hommes me plaisent en uniforme, qui me laisseraient froid, s’ils étaient en bourgeois.
De même que chez les femmes, c’est une mise commune (surtout les jaquettes claires) qui m’excite, le costume militaire exerce un attrait sur moi. Dans les salles de danse, dans des cabarets fréquentés par de nombreux militaires, me mêler dans la foule aux troupiers et décider ceux qui me plaisent à me donner l’accolade et à m’embrasser, — bien qu’au point de vue intellectuel et social toute grossièreté de propos et de manières me répugne, — me mêler, dis-je, aux soldats, constituerait une stimulation naturelle de mes sens.
En présence de jeunes gens des meilleures classes, l’envie sensuelle se manifeste moins. Ce que j’ai dit de l’attrait qu’exerce sur moi le costume, ne doit pas être pris dans ce sens que ce sont les vêtements qui m’excitent. Cela veut dire que le vêtement peut contribuer à renforcer et à mieux faire ressortir l’effet que me produit la figure qui, dans d’autres circonstances, ne m’attirerait pas avec autant de force. Je puis en dire autant, seulement dans un autre sens, de l’odeur et de la fumée des cigares. Chez les hommes qui me sont indifférents, l’odeur de cigare m’est plutôt désagréable ; mais chez les gens qui me sont sexuellement sympathiques, elle m’excite. Les baisers d’une prostituée qui sent le cigare augmentent ses charmes (d’abord pour cette raison particulière que cela me fait penser, bien qu’inconsciemment, aux baisers d’un homme). Ainsi, j’aimais particulièrement à embrasser mon amant quand il venait de fumer un cigare (il est à remarquer à ce propos que je n’ai jamais fumé ni un cigare, ni une cigarette ; je ne l’ai pas même essayé).
Je suis de grande taille, mince ; la figure a une expression virile ; l’œil est mobile ; l’ensemble de mon corps a quelque chose de féminin. Ma santé laisse à désirer, elle est probablement très influencée par mon anomalie sexuelle ; ainsi que je l’ai déjà mentionné, je suis très nerveux et j’ai par moments tendance à m’absorber dans la méditation. J’ai aussi des périodes terribles de dépression et de mélancolie, surtout quand je songe aux difficultés que j’ai à me procurer une satisfaction homo-sexuelle correspondant à ma nature, mais surtout quand je suis très excité sexuellement et que, devant l’impossibilité de me satisfaire avec un homme, je dois dompter mon instinct. Dans cet état, il se produit, conjointement à la mélancolie, une absence totale de désirs sexuels.
Je suis très courageux au travail, mais souvent superficiel, étant porté aux travaux très rapides avec une activité dévorante. Je m’intéresse beaucoup à l’art et à la littérature. Parmi les poètes et les romanciers, je suis le plus attiré par ceux qui dépeignent des sentiments raffinés, des passions étranges et des impressions insolites ; un style fignolé, affecté, me plaît. De même en musique, c’est la musique nerveuse et excitante de Chopin, Schumann, Schubert, Wagner, etc., qui me convient le mieux. Tout ce qui dans l’art est non seulement original, mais bizarre aussi, m’attire.
Je n’aime pas les exercices du corps et je ne les cultive pas.
Je suis bon de caractère, compatissant ; malgré les peines que me cause mon anomalie, je ne me sens pas malheureux d’aimer les jeunes gens ; mais je regarde comme un malheur que la satisfaction de cet amour soit considéré comme inadmissible et que je ne puisse obtenir sans obstacles cette satisfaction. Il ne me semble pas que l’amour pour l’homme soit un vice, mais je comprends bien pourquoi il passe pour tel. Comme cet amour est considéré comme un crime, je serais, en le satisfaisant, en harmonie avec moi-même, c’est vrai, mais jamais avec le monde de notre époque ; voilà pourquoi je serai fatalement et toujours un peu déprimé, d’autant plus que je suis d’un caractère franc qui déteste tout mensonge. Le chagrin que j’ai d’être obligé de tout cacher dans mon for intérieur, m’a décidé à avouer mon anomalie à quelques amis dont la discrétion et l’intelligence sont absolument sûres. Bien que parfois ma situation me paraisse triste, à cause de la difficulté que j’ai à me satisfaire et du mépris général qu’inspire l’amour pour l’homme, j’ai souvent des moments où je tire presque vanité de mes sentiments anormaux. Je ne me marierai jamais, cela est entendu ; je n’y vois aucun mal, bien que j’aime la vie de famille et que j’aie passé jusqu’ici une vie dans ma famille. Je vis dans l’espoir d’avoir à l’avenir un amant masculin pour toujours ; il faut que j’en trouve un, sans cela l’avenir me paraîtrait sombre et monotone, et toutes les choses auxquelles on aspire ordinairement, honneurs, haute position, etc., ne seraient que vanité et choses sans attraits.
Si cet espoir ne devait pas se réaliser, je sens que je ne serais plus capable de me consacrer à mon métier ; je serais capable de reléguer tout au second rang pour obtenir l’amour des hommes. Je n’ai plus de scrupules moraux au sujet de mon anomalie ; en général, je ne me préoccupe guère de ce fait que je suis attiré par les charmes des jeunes hommes. Du reste, je juge la moralité et l’immoralité plutôt d’après mes sentiments que d’après des principes absolus, étant toujours enclin à un certain scepticisme et n’ayant pu encore arriver à me former une philosophie arrêtée.
Jusqu’ici il me semble qu’il n’y a de mauvais et d’immoral que les faits qui portent préjudice à autrui, les actes que je ne voudrais pas qu’on me fît à moi-même ; mais, je puis dire à ce sujet que j’évite autant que possible d’empiéter sur les droits d’autrui ; je suis capable de me révolter contre toute injustice qui serait commise envers un tiers. Mais je ne vois pas comment ni pourquoi l’amour pour les hommes serait contraire à la morale. Une activité sexuelle sans but — (si l’on voit l’immoralité dans l’absence du but, dans le fait contre nature) — existe aussi dans les rapports avec les prostituées, même dans les mariages où l’on se sert de préservatifs contre la procréation des enfants. Voilà pourquoi les rapports sexuels avec des hommes doivent, à mon avis, être placés au même niveau que tout rapport sexuel qui n’a pas pour but de faire des enfants. Mais, il me paraît bien douteux qu’une satisfaction sexuelle doive être considérée comme morale, parce qu’elle se propose le but sus-indiqué. Il est vrai qu’une satisfaction sexuelle qui ne vise pas la procréation, est contraire à la nature ; mais nous ne savons pas si elle ne sert pas à d’autres buts qui sont encore pour nous un mystère ; et quand même elle serait sans but, on n’en pourrait point conclure qu’il faut la réprouver, car il n’est pas prouvé que la mesure d’après laquelle on doit juger une action morale soit son utilité.
Je suis convaincu et certain que le préjugé actuel disparaîtra et que, un jour, on reconnaîtra, à juste raison, le droit aux homosexuels de pratiquer sans entraves leur amour.
En ce qui concerne la possibilité de la liberté d’un pareil droit, qu’on se rappelle donc les Grecs et leurs amitiés qui, au fond, n’étaient pas autre chose que de l’amour sexuel ; qu’on songe un peu que, malgré cette impudicité contre nature, pratiquée par les plus grands génies, les Grecs sont considérés, encore aujourd’hui, au point de vue intellectuel et esthétique, comme des modèles qu’on n’a pas pu encore atteindre et qu’on recommande d’imiter.
J’ai déjà songé à guérir mon anomalie par l’hypnotisme. Quand même il pourrait donner un résultat, ce dont je doute, je voudrais être sûr que je deviendrais réellement et pour toujours un homme qui aimerait les femmes ; car, bien que je ne puisse pas me satisfaire avec les hommes, je préférerais pourtant conserver cette aptitude à l’amour et à la volupté, quoique inassouvie, que d’être tout à fait sans sentiment.
Ainsi, il me reste l’espoir que je trouverai l’occasion de satisfaire cet amour que je désire tant et qui me rendrait heureux ; mais je ne préférerais nullement à mon état actuel une désuggestion des sentiments homosexuels sans trouver une compensation dans des sentiments hétérosexuels équivalents.
Finalement, je dois, contrairement aux diverses déclarations des uranistes que je trouve citées dans les biographies publiées, faire remarquer que, pour ma part du moins, il m’est très difficile de reconnaître mes semblables.
Bien que j’aie décrit d’une manière assez détaillée mes anomalies sexuelles, je crois que les remarques suivantes seront encore importantes pour la compréhension complète de mon état.
Ces temps derniers, j’ai renoncé à l’immissio penis, et je me suis contenté du coitus inter femora puellæ.
L’éjaculation s’est alors produite plus rapidement que par la conjunctio membrorum et, en outre, j’éprouvai une certaine volupté au pénis même. Si cette façon de rapport sexuel me fut assez agréable, cela doit être en partie attribué au fait que, dans ce genre de jouissance sexuelle, la différence de sexe est tout à fait indifférente, et qu’inconsciemment cela me rappelait l’accolade d’un homme. Mais, cette réminiscence était absolument inconsciente, bien que perçue vaguement ; car je n’avais pas un plaisir dû à ma force d’imagination, mais causé directement par les baisers sur la bouche de la femme. Je sens aussi que le charme que le lupanar et les mérétrices exercent sur moi commence à s’effacer ; mais je sais pertinemment que certaines femmes pourront toujours m’exciter par leurs baisers.
Aucune femme ne me semble désirable au point d’être capable de surmonter quelque obstacle pour la posséder ; aucune ne le sera jamais, tandis que la crainte d’être découvert et livré à la honte ne peut que difficilement me retenir dans la recherche des étreintes des hommes.
Ainsi, je me suis laissé entraîner dernièrement à me payer un soldat chez une mérétrice. La volupté fut très vive et surtout, après la satisfaction obtenue, je fus remonté. Les jours suivants je me sentais, pour ainsi dire, réconforté, ayant à tout moment des érections ; bien que je n’aie pu jusqu’ici retrouver ce soldat, l’idée de pouvoir m’en payer un autre me procure une certaine inquiétude ; cependant, je ne serais parfaitement satisfait que si je trouvais une âme-sœur parmi les gens de ma position sociale et de mon instruction.
Je n’ai pas encore mentionné que, tandis qu’un corps de femme, sauf la figure, me laisse absolument froid, le toucher avec la main me dégoûterait, membrum virile me tangere dum os meum os ejus osculatur, mihi exoptatum esse ; de plus, je n’éprouverais aucun dégoût à poser mes lèvres sur celles d’un homme qui me serait très sympathique.
La masturbation, ainsi que je l’ai dit, m’est impossible.
Observation 111 (Hermaphrodisme psychique ; sentiment hétérosexuel développé de bonne heure, à la suite de masturbation épisodique, mais puissante ; sentiment homosexuel pervers ab origine ; excitation sensuelle par les bottes d’hommes). — M. X…, vingt-huit ans, est venu chez moi au mois de septembre 1887, tout désespéré, pour me consulter sur la perversion de sa vita sexualis, qui lui rend la vie presque insupportable et qui, à plusieurs reprises, l’a déjà poussé au suicide.
Le malade est issu d’une famille où les névroses et les psychoses sont très fréquentes. Dans la famille du côté paternel, des mariages entre cousins ont eu lieu depuis trois générations. Le père, dit-on, est bien portant, et est heureux en ménage. Le fils, cependant, fut frappé par la prédilection de son père pour les beaux valets. La famille du côté maternel passe pour être composée d’originaux. Le grand-père et l’aïeul de la mère sont morts mélancoliques ; la sœur de la mère était folle. Une fille du frère du grand-père était hystérique et nymphomane. Des douze frères et sœurs de la mère, trois seulement se sont mariés, parmi lesquels un frère qui était atteint d’inversion sexuelle et d’une maladie de nerfs, par suite d’excès de masturbation. La mère du malade était, dit-on, bigotte, d’une intelligence bornée, nerveuse, irritable et portée à la mélancolie.
Le malade a un frère et une sœur : le premier est névropathe, souvent en proie à une dépression mélancolique ; bien qu’il soit déjà adulte, il n’a jamais montré trace de penchants sexuels ; la sœur est une beauté connue et pour ainsi dire célèbre dans le monde des hommes. Cette dame est mariée, mais sans enfants ; on prétend que c’est à cause de l’impuissance du mari. Elle resta, de tout temps, froide aux hommages que lui rendaient les hommes ; mais elle est ravie par la beauté féminine et presque amoureuse de quelques-unes de ses amies.
Le malade, en venant à sa personnalité, nous raconta qu’à l’âge de quatre ans déjà, il rêvait de beaux écuyers, chaussés de belles bottes. Quand il fut devenu plus grand, il ne rêvait jamais de femmes. Ses pollutions nocturnes ont toujours été provoquées par des « rêves de bottes ».
Dès l’âge de quatre ans, il éprouvait une étrange affection pour les hommes ou plutôt pour les laquais qui portaient des bottes bien cirées. Au début, ils ne lui paraissaient que sympathiques ; mais, à mesure que sa vie sexuelle commença à se développer, il éprouvait, à leur aspect, de violentes érections et une émotion voluptueuse. Les bottes bien reluisantes ne l’excitaient que quand elles étaient chaussées par des domestiques ; sur les pieds des personnes de son monde, elles l’auraient laissé absolument froid.
À cet état de choses ne se rattachait aucune impulsion sexuelle dans le sens d’un amour d’hommes. La seule idée de cette possibilité lui faisait horreur. Mais il lui vint à l’esprit des idées, renforcées par des sensations voluptueuses, d’être le valet de ses valets, de pouvoir leur ôter leurs bottes, de se laisser fouler aux pieds par eux, d’obtenir la permission de cirer leurs bottes. Sa morgue d’aristocrate se révoltait contre cette idée. En général, ces idées de bottes lui étaient pénibles et le dégoûtaient. Les sentiments sexuels se développèrent chez lui de bonne heure et puissamment. Ils trouvèrent alors leur expression dans ces idées voluptueuses de bottes, et, à partir de la puberté, dans des rêves analogues, accompagnés de pollutions.
Du reste, le développement physique et intellectuel s’accomplissait sans troubles. Le malade apprenait avec facilité ; il termina ses études, devint officier, et, grâce à son apparence virile et distinguée, ainsi qu’à sa haute position, un personnage très bien vu dans le monde.
Il se dépeint lui-même comme un homme de bon cœur, d’une grande force de volonté, mais d’un esprit superficiel. Il affirme être un chasseur et un cavalier passionné, et ne jamais avoir eu de goût pour les occupations féminines. Dans la société des dames, il fut, comme il l’assure, toujours un peu timide ; dans les salles de bal, il s’est toujours ennuyé. Il n’a jamais eu d’intérêt pour une dame du monde. Parmi les femmes, c’étaient, seules, les paysannes robustes, comme celles qui posaient chez les peintres de Rome, qui l’intéressaient, mais jamais une émotion sensuelle, dans la vraie acception du mot, ne lui vint en présence de ces représentantes du sexe féminin. Au théâtre et au cirque, il n’avait d’yeux que pour les artistes hommes. Il n’éprouvait aucune excitation sensuelle même pour ceux-ci. Chez l’homme, ce sont surtout les bottes qui l’intéressent, et encore faut-il que le porteur de ce genre de chaussures appartienne à la classe domestique et soit un bel homme. Ses égaux, quand même ils porteraient les plus belles bottes, lui sont absolument indifférents.
Le malade n’est pas encore clairement fixé sur la nature de ses penchants sexuels, et il ne saurait pas dire si l’affection l’emporte chez lui pour l’un ou pour l’autre sexe.
À mon avis, il a eu primitivement plutôt du goût pour la femme, mais cette sympathie était, en tout cas, très faible. Il affirme avec certitude que l’adspectus viri nudi lui était antipathique, et celui des parties génitales viriles lui serait même répugnant. Ce n’était précisément pas le cas vis-à-vis de la femme ; mais il restait sans excitation même devant le plus beau corpus feminimum. Quand il était jeune officier, il était obligé d’accompagner de temps en temps ses camarades au bordel. Il s’y laissait décider volontiers, car il espérait se débarrasser, de cette façon, de ses idées. Il était impuissant tant qu’il n’avait pas recours à ses idées de bottes. Alors le coït avait lieu d’une façon tout à fait normale, mais sans lui procurer le moindre sentiment de volupté. Le malade n’éprouvait aucun penchant à avoir des rapports avec les femmes ; il lui fallait, pour cela, une impulsion extérieure, à vrai dire une séduction. Abandonné à lui-même, sa vita sexualis consistait dans le plaisir de penser à des bottes et en rêves analogues avec pollutions. Comme chez lui l’obsession d’embrasser les bottes de ses valets, de les leur ôter, etc., s’accentuait de plus en plus, le malade résolut de faire tous les efforts possibles pour se débarrasser de cette impulsion dégoûtante, qui le blessait dans son amour-propre. Il avait vingt ans et se trouvait à Paris ; alors il se rappela d’une très belle paysanne, laissée dans sa lointaine patrie. Il espérait pouvoir se délivrer, avec cette fille, de ses tendances sexuelles perverses ; il partit aussitôt pour sa patrie et sollicita les faveurs de la belle campagnarde. Il paraît que, de sa nature, le malade n’était pourtant pas tout à fait prédisposé à l’inversion sexuelle. Il affirme qu’à cette époque il tomba réellement amoureux de la jeune paysanne, que son aspect, le contact de son jupon lui donnaient un frisson voluptueux ; un jour qu’elle lui accorda un baiser, il eut une violente émotion. Ce n’est qu’après une cour assidue d’un an et demi que le malade arriva à son but auprès de la jeune fille.
Il était puissant, mais il éjaculait tardivement (dix à vingt minutes), et n’avait jamais de sensation voluptueuse pendant l’acte.
Après une période d’un an et demi de rapports sexuels avec cette fille, son amour pour elle se refroidit, car il ne la trouvait pas « aussi pure et fine » qu’il l’aurait désiré. À partir de ce moment, il a dû de nouveau recourir à l’évocation des images de bottes pour rester puissant dans ses rapports avec sa paysanne. À mesure que sa puissance diminuait, ses idées de bottes revenaient spontanément.
Plus tard le malade fit aussi le coït avec d’autres femmes. Par-ci, par-là, quand la femme lui était sympathique, la chose se passait sans l’évocation des idées de bottes.
Une fois il est même arrivé au malade de se rendre coupable de stuprum. Fait curieux, cette seule fois cet acte — qui était cependant forcé — lui procura un sentiment de volupté.
À mesure que sa puissance baissait, et qu’elle ne pouvait plus se maintenir que par les idées de bottes, le libido pour l’autre sexe baissait aussi. Chose significative, malgré son faible degré de libido, son faible penchant pour les femmes, le malade en arriva à la masturbation pendant qu’il entretenait des rapports sexuels avec la fille de paysans. Il apprit ces pratiques par la lecture des « Confessions » de J.-J. Rousseau, ouvrage qui lui tomba par hasard entre les mains. Aux impulsions dans ce sens se joignirent des idées de bottes. Il entrait alors dans des érections violentes, se masturbait, avait pendant l’éjaculation une volupté très vive qui manquait pendant le coït ; il se sentait au commencement ragaillardi et stimulé intellectuellement par la masturbation.
Avec le temps cependant les symptômes de la neurasthénie, sexuelle d’abord, ensuite générale, avec irritation spinale, firent leur apparition. Il renonça pour un moment à la masturbation et alla trouver son ancienne maîtresse. Mais elle lui était devenue tout à fait indifférente et, comme il ne réussissait plus, même avec l’évocation des images de bottes, il s’éloigna de la femme et retomba de nouveau dans la masturbation qui le mettait à l’abri de l’impulsion de baiser et de cirer des bottes de valets. Toutefois, sa situation sexuelle restait bien pénible. Parfois il essayait encore le coït et réussissait quand, dans son imagination, il pensait à des bottes cirées. Après une longue abstinence de la masturbation, le coït lui réussissait quelquefois, sans qu’il eût besoin de recourir à aucun artifice.
Le malade déclare qu’il a de très grands besoins sexuels. Quand il n’a pas éjaculé depuis un long laps de temps, il devient congestif, très excité et psychiquement tourmenté par ses horripilantes idées de bottes, de sorte qu’il est forcé de faire le coït ou, ce qu’il préfère, se masturber.
Depuis un an sa situation morale s’est compliquée d’une façon fâcheuse par le fait, qu’étant le dernier rejeton d’une famille riche et noble, sur le désir pressant de ses parents, il doit enfin penser au mariage.
La fiancée qui lui est destinée est d’une rare beauté et elle lui est tout à fait sympathique au point de vue intellectuel. Mais comme femme elle lui est indifférente, comme toutes les femmes. Elle le satisfait au point de vue esthétique comme n’importe quel « chef-d’œuvre de l’art ». Elle est devant ses yeux comme un idéal. L’adorer platoniquement serait pour lui un bonheur digne de tous ses efforts ; mais la posséder comme femme est pour lui une pensée pénible. Il sait d’avance qu’en face d’elle il ne pourra être puissant qu’à l’aide de ses idées de bottes. Mais sa haute estime pour cette personne, ainsi que son sens moral et esthétique, se révolteraient contre l’emploi d’un pareil moyen. S’il la souillait avec ces idées de bottes, elle perdrait à ses yeux même sa valeur esthétique, et alors il deviendrait tout à fait impuissant ; il la prendrait en horreur. Le malade croit que sa situation est désespérée, et il avoue que ces temps derniers il fut à plusieurs reprises tenté de se suicider.
C’est un homme d’une haute culture intellectuelle, d’habitus tout à fait viril, à la barbe fortement développée, à la voix grave et aux parties génitales normales. L’œil a l’expression névropathique. Aucun stigmate de dégénérescence. Symptômes de neurasthénie spinale. On a réussi à rassurer le malade et à lui inspirer confiance dans l’avenir.
Les conseils médicaux consistaient en moyens pour combattre la neurasthénie : interdiction de continuer la masturbation et de s’abandonner à ses idées de bottes, affirmation qu’avec la guérison de la neurasthénie la cohabitation serait possible sans le secours des idées de bottes, et qu’avec le temps le malade serait apte au mariage moralement et physiquement.
Vers la fin du mois d’octobre 1888, le malade m’écrivait qu’il avait résisté victorieusement à la masturbation et aux idées de bottes. Il n’a rêvé qu’une seule fois de bottes et il n’a presque plus eu de pollutions. Il est affranchi des tendances homosexuelles, mais, malgré de fréquentes et puissantes émotions sexuelles, il n’a aucun libido pour la femme. Dans cette situation fatale, il est forcé par les circonstances de se marier dans trois mois.