Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Histoire ancienne de l’Orient > Le patriarche sauvé du déluge et ses trois fils

Histoire ancienne de l’Orient

Le patriarche sauvé du déluge et ses trois fils

Traditions parallèles au récit biblique (Chap. II, §6)

Date de mise en ligne : mercredi 15 octobre 2008

François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

§6. — LE PATRIARCHE SAUVÉ DU DÉLUGE ET SES TROIS FILS.

Nous avons déjà fait remarquer plus haut que les narrations chaldéennes, telles que nous les connaissons par les fragments de Bérose et par le texte original déchiffré sur les tablettes cunéiformes du Musée Britannique, réunissaient, sur le personnage du juste sauvé du déluge, ce que la Bible raconte de Noa’h et de ’Hanoch. Après être sorti de son vaisseau et avoir offert le sacrifice de la nouvelle alliance, ’Hasis-Adra est enlevé par les dieux et transporté dans un lieu retiré, où il jouit du privilège de l’immortalité, de même qu’après 365 ans de vie où « il marcha avec Dieu, ’Hanoch ne fut plus vu, car Dieu l’avait pris [1]. »

Le rénovateur de l’humanité après le cataclysme tient une place considérable dans les souvenirs traditionnels de la race aryenne [2], et le plus souvent il s’y confond avec le premier père du genre humain. La distinction des auteurs des deux humanités successives n’y apparaît un peu nettement que dans la formation du nom du Deucalion des Grecs, qui, étymologiquement, paraît avoir signifié « le second excellent, béni. » Dans le récit indien du déluge, le héros sauvé par la protection du poisson divin est Manou, dont le nom a été d’abord un terme désignant « l’homme » en général, en tant que « l’être intelligent, pensant, » avant de devenir l’appellation spéciale d’un personnage mythique. Ce Manou s’est modifié et multiplié plus tard sous diverses formes dans la mythologie indienne. Déjà le Rig-Vêda en distingue plusieurs, et, dans la suite, on en a compté jusqu’à sept, dont chacun préside à un manvantara ou période du monde. Le principal, et le seul qui doive nous occuper ici, est le Manou, surnommé Vâivasvata, parce qu’on en fait le fils de Vivasvat, c’est-à-dire du Soleil, et le frère de Yama, le dieu des morts, qualifié aussi de Vâivasvata. Le Rig-Vêda parle plusieurs fois de ce Manou comme du père des hommes, qui sont appelés Manôr apatya, « la descendance de Manou, » et lui-même y reçoit le titre de père par excellence, Manouschpitar. Il a donné aux humains la prospérité et le salut, et il leur a indiqué de bienfaisants remèdes. Le premier il a sacrifié aux dieux, et son sacrifice est devenu le prototype de tous ceux des générations postérieures. On a souvent signalé la remarquable coïncidence de cette tradition indienne avec celle des anciens Germains, qui, au témoignage de Tacite, se disaient issus de Mannus, fils de Tuiscon ou Tuiston, dieu issu de la Terre.

Si de la Germanie nous passons à la Grèce, nous trouverons dans le personnage mythique de Minos un autre représentant du Manou indien, mais considérablement modifié par les traditions helléniques. Il ne s’agit plus ici, en effet, du premier homme ni du juste sauvé du déluge, mais d’un roi fabuleux des anciens âges, fils de Zeus, qui régnait sur l’île de Crète, et qui le premier donna de sages lois aux Hellènes. À ces divers égards, et sauf la localisation postérieure de sa légende, il rappelle certainement le Manou roi et législateur. Cela ne suffirait pas, toutefois, à autoriser un rapprochement, si Minos, comme juge des morts ne touchait pas par d’autres points aux traditions indo-iraniennes. Chez les Indiens, c’est Yama qui règne sur les morts, tandis que son corrélatif iranien Yima, fils de Vivanghvat (le Vivasvat indien), est comme Manou le premier roi législateur, l’ordonnateur de la société humaine. Les rôles se sont ainsi intervertis de plusieurs manières entre les deux frères Manou et Yama, ce qui s’explique par leur identité primitive, que la science a établie d’une manière irréfragable. Tous deux représentent le premier homme, car il est dit de Yama que le premier il a passé par la mort pour entrer dans le royaume des Mânes. Minos aussi ne devient juge aux enfers qu’après sa mort, et il partage cet office avec Rhadamanthe, dont le nom signifie « celui qui brandit la verge, » épithète caractéristique du rôle de juge, que la poésie indienne donne à Yama. Il réunit ainsi dans sa personne les traits propres à ce dernier, et ceux du Manou de l’Inde et du Yima de l’Iran, rois et législateurs. En même temps, la transformation, que nous venons de saisir sur le fait, du premier homme qui a passé par la mort en un dieu qui règne sur le royaume des ombres, nous explique comment les Gaulois, au rapport de César, prétendaient tirer leur origine d’un dieu funèbre, que le Romain a traduit par Dis Pater ou Pluton.

 [3]

Windischmann a encore retrouvé dans les traditions de l’Inde un autre personnage qui, par certains points, présente un remarquable parallélisme avec le Noa’h de la Bible. C’est Nahouscha qui, comme Manou, est une sorte de personnification symbolique de l’« homme, » idée exprimée par son nom même, et un ancêtre de l’humanité, que le Rig-Vêda appelle souvent « race de Nahouscha. » On le représente comme fils de Manou, comme spécialement adonné au culte de Soma, le dieu de la boisson enivrante qui, pour les Aryas primitifs, était le succédané du vin ; ses biens deviennent la conquête de ce dieu. Ceci rappelle bien étroitement Noa’h plantant la vigne et s’enivrant du jus de son fruit [4] ; et il semble que dans la Bible le patriarche Noa’h réunisse sur sa tête deux traditions qui dans l’Inde se divisent entre Manou et Nahouscha. Quant à l’assonnance entre les noms de Noa’h et de Nahouscha, elle n’est peut-être pas seulement fortuite, bien que ces deux appellations aient, l’une en hébreu, l’autre en sanscrit, des significations parfaitement déterminées et absolument différentes. Il est, au contraire, probable, que nous avons ici un nouvel exemple de la façon dont les noms des traditions primitives, en étant adoptés par des peuples de race différente, gardent le même son, la même physionomie extérieure, mais se différencient pourtant de façon à prendre un sens dans la langue de chacun de ces peuples, un sens qui s’éloigne du tout au tout d’une nation à l’autre, et qui n’est peut-être nulle part celui qu’avait réellement à l’origine le nom qui subit ces métamorphoses.

Je réserve pour le livre suivant l’étude du tableau des personnifications de peuples que la Genèse énumère comme descendues des trois fils de Noa’h, ’Ham, Schem et Vapheth, ainsi que de la signification ethnique qui en résulte pour chacun d’eux. Les trois fils de Noa’h sont, en effet, les ancêtres et les représentants des trois grandes races entre lesquelles se divise l’humanité postdiluvienne, la descendance du rénovateur de l’espèce humaine après le cataclysme. Mais sans entrer encore dans l’examen de cette question ethnographique, qui trouvera mieux sa place lorsque nous parlerons des principales races des hommes, de celles particulièrement qui ont leur place dans l’histoire ancienne de l’Orient, il importe de remarquer ici le parallélisme frappant qu’offrent, dans la façon dont elles se terminent, les deux généalogies bibliques des Schethites et des Qaïnites. Après Lemech, la lignée de Qaïn se divise entre trois chefs de races ; celle de Scheth présente le même fait après Noa’h ; et il est difficile de ne pas en voir encore un reflet dans la façon dont la généalogie biblique des descendants de Scheth par Arphakschad, à la fin de la période qui s’étend du déluge à Abraham, nous offre aussi la triple division des fils de Tera’h [5], chefs et pères des nations s’ils ne le sont plus de grandes races. La donnée fondamentale, plus nette que partout ailleurs dans les fils de Noa’h, est celle d’une répartition de l’humanité en trois familles ethniques. C’est aussi celle qu’admettaient les Égyptiens, pour qui les hommes formaient trois races, les ’Amou et les Tama’hou ou Ta’hennou, correspondant exactement aux familles de Schem et de Yapheth dans le récit biblique, et les Na’hasiou, c’est-à-dire les nègres. Il est vrai que les Égyptiens se mettaient à part de ces trois divisions de l’humanité, sous le nom de Rot, « la race » par excellence, s’attribuant une origine plus relevée que celle des autres hommes.

 [6]

Dans les antiques traditions iraniennes nous trouvons aussi la division tripartite des races humaines, personnifiées dans trois ancêtres issus d’un même père. Ce sont les fils de Thraetaona, l’un des premiers Paradhâtas, des héros des premiers jours de l’humanité, celui qui succède à la domination impie de Azhi-Dahâka, personnification terrestre du principe mauvais. Les anciens livres zends nomment ces trois frères, chefs de races, Çairima, Toûra et Arya, qui deviennent Selm, Tour et Eradj dans l’épopée traditionnelle de la Perse moderne. Çairima correspond au Schem de la Bible, dont son nom n’est qu’une variante ; celui d’Arya s’applique à la même famille ethnique que Yapheth dans la Genèse. Mais à ’Ham, père d’une race avec laquelle les Iraniens n’avaient plus depuis longtemps de contact direct à l’époque où furent composés les livres sacrés du mazdéisme, ces livres substituent Toûra, personnification des peuples turcs, qui n’ont pas de représentant dans le tableau ethnographique du chapitre X de la Genèse, non plus que les nègres, l’une des races essentielles du système égyptien.

Nous sommes ainsi amenés à mettre en regard des trois fils de Noa’h les trois fils de Thraetaona, qui leur correspondent dans les traditions religieuses de l’Irân, et les grandes races humaines telles que les reconnaissaient les Égyptiens [7].

Les Sabiens ou Mendaïtes, dans leurs livres sacrés, parlent des trois frères Schoum, Yamin et Yaphet, mais on ne saurait dire si la tradition leur en vient de source babylonienne ou bien est chez eux le résultat d’une infiltration juive ou chrétienne. En revanche, dans les fragments de Bérose, qui, eux, représentent exactement les récits qui se lisaient dans les livres des Chaldéens, il est question de trois frères à demi divins, qui ont régné presque aussitôt après le déluge, et que dès les premiers siècles chrétiens les Pères de l’Église comparaient à Schem, ’Ham et Yapheth. Ce sont Cronos, Titan et Prométhée, que l’auteur des Chaldaïgues représentait comme trois frères ennemis se faisant la guerre. Malheureusement on n’a pas encore jusqu’à présent retrouvé de rédaction cunéiforme originale de cette histoire, qui fasse connaître quels étaient les noms assyriens que Bérose a ainsi traduits en grec, s’ils étaient identiques à ceux de la Genèse ou s’ils en différaient.

Moïse de Khorène, l’historien national de l’Arménie, développe un peu davantage le récit de l’hostilité des trois frères, en disant qu’il l’emprunte à Bérose ; mais en employant pour désigner ses personnages des noms différents de ceux que nous lisons dans les fragments grecs de l’historien de Babylone. « Avant la construction de la tour et la confusion du langage des hommes, dit-il, mais après la navigation de Xisouthros jusqu’à l’Ararat, les trois frères Zerovan, Titan et Yapedosthê se partagèrent la domination de la terre. Et ils me semblent les mêmes que Schem, ’Ham et Yapheth. Quand ils se furent partagés l’empire de toute la surface terrestre, Zerovan, enflammé d’orgueil, voulut dominer sur les deux autres. Titan et Yapedosthê résistèrent à sa violence et lui firent la guerre, parce qu’il voulait instituer ses fils comme rois sur tous les hommes. Et pendant cette guerre, Titan occupa une partie des limites héréditaires de Zerovan. Alors leur soeur Astlik [8] s’interposa entre eux, calma par ses séductions leur querelle et les amena à convenir que Zerovan aurait la primauté. Mais les deux autres frères arrêtèrent, en se liant par des serments, qu’ils tueraient désormais tous les enfants mâles de Zerovan, pour éviter que sa postérité ne continuât sa domination. Pour réaliser ce projet, ils chargèrent quelques-uns des plus actifs parmi les compagnons de Titan de surveiller les accouchements des femmes. C’est ainsi qu’ils mirent à mort, conformément à leur serment, deux des enfants de Zerovan. Mais enfin Astlik, après s’être concertée avec les femmes de Zerovan, parvint à persuader à quelques-uns des serviteurs de Titan de laisser vivre les autres enfants et de les transporter dans l’Orient, sur la montagne de l’assemblée des dieux. »

Moïse de Khorène n’a certainement pas pris ceci dans un texte écrit en grec, dans les extraits directs de l’ouvrage de Bérose. Sa source était déjà arménienne, et les noms grecs qui désignaient les personnages du mythe dans le livre du prêtre chaldéen contemporain des Séleucides, y étaient traduits et déguisés sous une forme tout iranienne. Zerovan est bien évidemment le zend zarvan, « temps, » et cette appellation s’est formée sur le modèle du Zrvâna-akarana, le Temps incréé, infini, des livres mazdéens. Yapedosthê est un superlatif (sanscrit djâpatista) du nom arien de Djâpati, « le chef de la race, » qui a été la source du biblique Yapheth ; c’est donc « le chef de la race par excellence. » Cette formation confirme l’opinion d’Ewald et de Pictet, attribuant une origine aryenne au nom du personnage dont la Bible fait l’ancêtre des Aryas, nom connu du reste aussi dans la tradition grecque, tandis que ceux de Schem et de ’Ham sont purement sémitiques. Tout ceci doit être le résultat d’un travail, en partie basé sur des traditions encore existantes, que le récit traduit d’abord des tablettes chaldéennes en grec par Bérose aura subi à une certaine époque pour reprendre une forme orientale, en passant de nouveau du grec dans une des langues de l’Asie. Nous n’hésitons pas à rapporter un tel travail aux deux premiers siècles de l’ère chrétienne et aux savants de l’école d’Édesse, à laquelle appartenait certainement — bien qu’il ait prétendu attribuer une antiquité apocryphe à son livre — le Mar-Abas Katina dont Moïse de Khorène a fait son guide pour les époques antiques de l’histoire d’Arménie. Des noms grecs que Bérose avait employés, Titan n’a pas été changé ; Cronos, par suite des idées d’antiquité prodigieusement reculée qui s’attachent toujours à ce nom, a été très naturellement remplacé par Zerovan ; quant à Prométhée, l’échange de son nom avec celui de Yapedosthê est tout naturel, si l’on se souvient des mythes helléniques qui font de Prométhée le fils de Iapétos. En traduisant sous une forme grecque les noms de la tradition ethnologique que lui offraient les documents babyloniens, Bérose la rapprochait de la très antique tradition hellénique d’après laquelle Cronos et Iapétos étaient également deux Titans, fils d’Ouranos et de Gaia, et Iapétos devenait le père d’Atlas, de Menoitios (Manou), de Prométhée et d’Épiméthée, c’est-à-dire la souche de l’humanité primitive. L’emploi du nom de Prométhée par Bérose semble indiquer positivement que celui de Yapheth existait dans les traditions chaldéennes comme dans la Bible. Et, d’un autre côté, l’importance du cycle des fables relatives à Iapétos a été depuis longtemps reconnue par la science comme un des points de contact les plus frappants entre les mythes helléniques relatifs aux premiers âges et la narration de la Genèse. Au reste, il faut remarquer que chez les Grecs les Titans, en général, sont représentés comme les premiers éducateurs du genre humain, ou que, suivant d’autres légendes, les hommes sont issus du sang des Titans.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de François Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, t. I : Les origines. — Les races et les langues, 9e édition, A. Lévy, Paris, 1881.

Notes

[1Genes., V, 24.

[2Il faut sur ce sujet consulter avant tout Pictet, Les origines indo-européennes, t. II, p. 621 et suiv. C’est le savant genevois que nous avons ici principalement pris pour guide.

[3D’après les peintures d’un vase découvert à Canosa, dans l’ancienne Apulie. Minos est celui qui siège sur un trône du centre de la composition ; Rhadamanthe, en costume asiatique (comme juge spécial des morts de l’Asie), se tient debout à sa droite ; enfin Èaque est celui qui se voit assis à sa gauche.

[4Genes., IX, 20 et 21.

[5Genes., XI, 26.

[6D’après les peintures du tombeau du roi Séti Ier, à Thèbes. Les types de ces races se succèdent dans l’ordre suivant, en commençant par la gauche : Rot ou égyptienne, au teint rouge ; ’Amou ou asiatique au teint jaune ; Na’hasiou ou nègre ; Tama’hou ou libyeo-européenne, au teint blanc et aux cheveux blonds.

[7Le chiffre qui précède chaque nom dans ce tableau, marque l’ordre de primogéniture qui lui est attribué dans le système auquel il appartient.

[8Cette mention d’une soeur à côté des trois frères, rappelle les enfants de Lemech dans la Genèse.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise