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Émile Laurent

L’Amour morbide dans l’Antiquité

L’Amour morbide (1891). — Chapitre II

Date de mise en ligne : mercredi 24 octobre 2007

Émile Laurent, L’Amour morbide. — Étude de psychologie pathologique, Chapitre II : « L’amour morbide dans l’Antiquité », Société d’Éditions Scientifique, Paris, 1891, pp. 18-26.

CHAPITRE II
L’amour morbide dans l’antiquité

I

Au début des choses, ai-je dit au précédent chapitre, l’amour n’a dû être qu’une loi de la suture et un besoin. Il est évident qu’à cette époque l’amour morbide n’a point dû exister, pas plus qu’il n’existe chez les bêtes. Le mâle assaillait la première femelle qu’il rencontrait, après l’avoir renversée dans l’herbe ; puis, il repartait, indifférent et satisfait, et quelques heures après il avait oublié celle qu’il avait possédée et peut-être fécondée.

Mais quand l’amour fut devenu sentiment et presque en même temps passion, l’amour morbide ne tarda pas à apparaître et on en trouve les traces dans la littérature de tous les peuples civilisés. Seul l’homme sage dont la raison ne s’écarte jamais du droit chemin et maintient toujours un équilibre parfait, une harmonie sereine entre toutes ses facultés, sait échapper aux coups funestes du dieu d’amour, comme on disait autrefois. Mais tous les hommes dont la volonté chancelante se laisse entraîner et vaincre par les passions, ont eu leurs heures d’égarement et de folie amoureuse.

II

Le dieu hindou de l’amour, c’est Kâmadèva. On l’appelle « le dieu du désir, l’agitateur de l’esprit, celui qui rend fou, celui qui enflamme, le destructeur du calme de la dévotion » [1].

Chez les Grecs eux-mêmes, ces dilettantes épris de lumière et d’harmonie, l’amour morbide détraqua les intelligences.

Le chantre du Rhodope, le vieil Orphée invoque « Eros grand, chaste, puissant par sa lance, ailé, courant dans le feu, impétueux, qui se joue des dieux et des hommes mortels, habile, rusé, qui tient toutes les clef de l’Aither, de l’Ouranos, de la mer et de la terre » [2].

Hésiode à son tour appelle Eros « le plus beau des dieux immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine » [3].

Selon Moschus, il « vole comme un oiseau vers les uns et vers les autres, vers les hommes et les femmes, et il s’assied dans leur coeur » [4].

Plus tard, Hélène, lorsqu’elle se défend devant Ménélas, s’écrie : « Jupiter, le maître des autres divinités, est l’esclave de Vénus » [5].

Et le choeur tragique chante : « Amour, invincible amour, tu subjugues les puissances et tu reposes sur les joues délicates de la jeune fille ; tu règnes sur le mers et dans la cabane du berger ; nul parmi les dieux immortels ni les hommes éphémères n’échappe à tes traits. Celui que tu possèdes est en proie au délire.

« Tu entraînes les justes eux-mêmes dans le crime. C’est toi qui viens de semer la discorde dans une famille. Tout cède à l’attrait des yeux d’une jeune fille ; même au sein du pouvoir, l’amour siège â côté des lois suprêmes. Vénus, cette déesse invincible, se joue de nous » [6].

Plus près de nous, écho de ces grandes voix, Racine répète encore :

Dans quels égarements l’amour jeta la Grèce !

III

Les Romains ne furent pas plus sages que lc Grecs et, eux aussi, ils se laissèrent aller aux emportements de l’amour.

Properce se plaint du dieu cruel qui égara sa raison :

Et caput impositis pressit amor pedibus [7].

Et ailleurs : « Les philtres que la marâtre dHippolyte opposa vainement â l’insensibilité de ce jeune héros, tous les enchantements de Circé, tous les poisons de Médée, ne sauraient me détacher de Cynthie » [8].

L’image peu flatteuse qu’il trace du dieu mythologique de l’amour indique assez combien, il avait été malmené par lui. « Celui qui le premier imagina de représenter l’Amour sous les traits d’un enfant, fut sans doute un admirable artiste. Il sentit le premier que la vie des amants est une enfance perpétuelle où l’on sacrifie à des riens les plus grands avantages. il donna des ailes à ce dieu qu’il peignit voltigeant de coeurs en coeurs, pour faire entendre que nous sommes l’éternel jouet de son inconstance, et que rien ne saurait fixer sa légèreté. Il arma ses mains de flèches meurtrières, il suspendit à ses épaules un double carquois, pour signifier que l’Amour nous attaque en traître et que ses blessures sont toujours incurables » [9].

Ovide lui-même, après avoir enseigné l’art d’aimer et les recettes d’amour, apprit les remèdes qui guérissent de ce mal étrange et conseilla aux hommes de renoncer à leurs funestes passions :

… Damnosas, homines, compescite curas [10].

IV

Les anciens n’ont donc pas été plus que nous à l’abri des emportements de l’amour, puisque leurs poètes les ont décrit avec tant d’exactitude. Et même ils étaient tellement persuadés que l’amour était une sorte de délire, une courte folie, ils croyaient si bien que la volonté de l’homme amoureux était paralysée et en quelque sorte annihilée, ils le sentaient si bien dans l’incapacité de résister à son obsession, qu’ils avaient recours pour l’en débarrasser aux sortilèges des sorcières et des magiciennes.

Une jeune fille s’éprend d’amour pour un adolescent, quelque éphèbe farouche qui ne répond point à sa flamme. Toutes ses avances, toutes ses séductions sont restées vaines. Alors pour allumer la passion amoureuse dans le coeur de l’insensible, elle s’en va trouver la magicienne et c’est aux philtres qu’elle a recours.

« Où sont mes lauriers ? Apporte-les, Thestylis. Où sont les philtres aussi ? Entoure cette coupe de la toison rouge d’une brebis. Je veux faire un enchantement sur cet homme cruel que j’aime et par qui je souffre, qui n’est point venu depuis douze jours, qui ne sait si je suis morte ou vivante et qui n’a point frappé à ma porte. Salut, effrayante Hékata ! Soutiens-moi jusqu’au bout et fais que mes poisons égalent en violence ceux de Kirka, ceux de Médéia et ceux de la blonde Périméda ! » [11]

Mélissa a été abandonnée par son amant Charinus, qui a passé dans les bras de sa rivale Simiqué. Elle confie ses chagrins à son amie Bacchis. Va trouver la magicienne, lui dit celle-ci, et dans quelques jours tu verras Charinus revenir à toi.

MÉLISSA. — Si tu connaissais quelque vieille, Bacchis, qui sache, comme les femmes de Thessalie, rendre par ses enchantements les gens aimables et faire aimer ceux que l’on déteste, tu me rendrais bien service de me l’amener. Je lui donnerais volontiers mes robes et mes bijoux, pourvu que son art ramenât Charinus dans mes bras et lui fit exécrer Simiqué au lieu de moi.

BACCHIS. — Il y a, ma chère, une gaillarde, une Syrienne, magicienne excellente ; elle m’a un jour raccommodé avec Phanias qui, pour un rien, comme ton Charinus, s’était fâché. Au bout de quatre mois d’absence, par ses enchantements, elle m’a ramené mon infidèle ; alors que je commençais à perdre espoir » [12].

Dans Virgile, Alphésibée, pour ramener l’infidèle Daphnis, a également recours aux enchantements.

« Apporte l’eau lustrale, dit-elle ; entoure l’autel de bandelettes flexibles ; fais y brûler l’encens mâle et la verveine résineuse ; essayons d’égarer, par un sacrifice magique, la raison d’un insensible amant. » [13]

Ne sont-ce point là des peintures très exactes, malgré leur naïveté, de l’amour morbide, de l’amour qui obsède et paralyse la volonté ? Aucun remède humain ne pouvait guérir de cette folie. Alors on avait recours aux sortilèges et aux incantations. Les philtres des sorcières de Thessalie étaient tout-puissants, au dire de Lucain :

… Ibi plurima surgunt
Vim factura deis ; et terris hospita Colchis,
Legit in Hœmoniis, quas non advezerat, herbae [14]

Avec ces enchantements, les vieillards deviennent ardents et aimables :

… Flammisque severi
Illicitis arscre senes [15].

La Béotie était également un bon pays pour les oracles, parce que, dit Fontenelle, « il y avait beaucoup de sots et beaucoup de cavernes » [16].

« Redites trois fois cette chanson, écrit Tibulle à Délie, et, après l’avoir dite, jetez aussi trois fois votre salive sur le seuil de votre chambre : ce charme rendra votre mari incrédule aux rapports de ses espions ; il n’en croirait pas même ses propres yeux s’il me voyait près de vous. Mais prenez garde, Délie, le charme n’a d’effet qu’en ma faveur : avec un autre amant votre mari verrait tout ; la sorcière ne le rend aveugle que pour moi » [17].

Ovide, cependant, ne croit point aux sortilèges amoureux. « Vainement, dit-il, on mettrait en usage l’hippomanès, arraché au front d’un jeune poulain ; les herbes de Médée, les magiques enchantements des marses ne sauraient faire naître et entretenir l’amour » [18]. Mais Ovide, malgré les sottises qu’il commit avec Corinne et Néère, était un philosophe, et sa sagesse ici fait exception.

Au milieu des superstitions du Moyen-Âge, nous retrouvons cette foi en la puissance des charmes magiques et des sortilèges. Plus tard, le XVIe et le XVIIe siècles croyaient encore aux effets de la magie en amour. « Les amoureux invoquaient les puissances surnaturelles, consultaient les sorcières, achetaient des philtres, portaient des anneaux constellés, faisaient ou faisaient faire des conjurations et des enchantements ; la magie amoureuse enfin était une des parties principales de la magie et ce n’était pas la moins cultivée, car c’était celle qui était la mieux payée par la prodigalité des amants » [19].

Cornélius Agrippa [20] a soin d’indiquer les différents moyens de se faire aimer des belles. Un des charmes les plus puissants est de se faire attacher au bras gauche les intestins d’une hyène : avec cela on est sûr d’être aimé de la première femme qu’on regarde. L’os gauche du crâne de crapaud a aussi une grande force en amour ; mais il faut prendre garde de se tromper, car l’os droit produit l’effet contraire.

V

Ce n’est là qu’une rapide esquisse et je reviendrai sur ce sujet lorsque j’étudierai l’amour morbide dans la littérature. Cependant ces quelques extraits nous permettent déjà de comprendre comment les anciens interprétaient cette forme de l’amour.

La volonté de l’amoureux n’entre pour rien dans la naissance et le développement de sa passion. Il la subit comme le dégénéré subit son obsession. L’imagination naïve des anciens n’a vu là qu’un sortilège, une sorte de délire toxique analogue à celui produit par l’alcool. Et, pour le provoquer et le conjurer, ils ont recours à des puissances occultes. Ne parlez pas des obstacles de l’art ou de la figure ; ne parlez ni du devoir ni de la vertu : la magie surmonte tout ; quelques paroles suffisent pour changer Caton en Adonis, Lucrèce en Aspasie.

Les anciens n’avaient pas su trouver d’autre explication de cette étrange aberration qui fait d’un homme intelligent et bon un véritable aliéné foulant aux pieds honneur et dignité, et cela presque malgré lui. Ils connaissaient donc les détraqués de l’amour. Athènes et Rome en regorgeaient.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Émile Laurent, L’Amour morbide. — Étude de psychologie pathologique, Chapitre II : « L’amour morbide dans l’Antiquité », Société d’Éditions Scientifique, Paris, 1891, pp. 18-26.

Notes

[1John GARRET. Classifical Dictionary by India.

[2Hymnes orphiques : V. Parfum d’Eros. Traduction de LECONTE DE LISLE, p. 127.

[3HÉSIODE. Théogonie. Traduction LECONTE DE LISLE, p. 7.

[4MOSCHUS. Idylle I. Eros fugitif. Trad. LECONTE DE LISLE.

[5EURIPIDE. Les Troyennes, V. 946.

[6SOPHOCLE. Antigone, V. 781. Traduction ARTAUD.

[7PROPERCE. Élégies, L.I, Éleg. I.

[8Id., L. II, Éleg. I.

[9PROPERCE. Élégies, L. II, ÉLg. XII.

[10OVIDE. Le Remède d’amour. Traduct. HÉQUIN DE GUERLE.

[11THÉOCRITE. Idylle II, Traduct. LECONTE DE LISLE, p. 155.

[12LUCIEN, Dialogues des courtisanes, IV. Traduction A.-J. PONS. Édit. Quantin. Paris, 1881.

[13VIRGILE. Églogue VIII. Traduction F. LEMAISTRE, p. 104. Édit. Garnier, Paris 1874.

[14LUCAIN. La Pharsale, L. VI, v. 440.

[15LUCAIN. La Pharsale, L. VI, v. 453.

[16FONTENELLE. Histoire des oracles, ch. XII.

[17TIBULLE. Élégies, liv. I, II.

[18OVIDE. L’Art d’aimer, liv, II.

[19SAlNT-MARC GIRARDIN. Cours de littérature dramatique, t. II, p. 337.

[20CORNÉLIUS AGRIPPA. Traité de philosophie occulte, p. 59.

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