LE VOILE DE L’OBLATION [1]
Les Anciens se sont appliqués, non moins que les Modernes, à découvrir les motifs des vieux usages auxquels ils se conformaient par tradition. Aristote, dans des livres que nous avons malheureusement perdus, avait donne l’exemple de ces recherches. La vaste collection de Problèmes qui a été formée dans son école énonce presque exclusivement des questions qui se rapportent aux sciences naturelles ; il en est cependant quelques-unes qui concernent d’anciennes pratiques dont il s’agit de fournir l’explication. « Pourquoi, demande l’auteur, plante-t-on de préférence des noyers sur les tombes ? Est-ce parce que le fruit de ces arbres rappelle la forme des cercueils ? Ou bien est-ce parce que, de tous les arbres, le noyer est celui qui répand le plus de larmes, hommage que nous rendons nous-mêmes aux Morts [2] ? » Voilà une de ces questions que la curiosité moderne se pose volontiers ; seulement, elle ne se contente plus de réponses données à l’aventure ; ici comme ailleurs, la méthode historique a fait valoir ses droits et une science nouvelle a été créée, celle de l’étude comparée des moeurs, des coutumes, des traditions populaires, à laquelle on donne, assez improprement, le nom anglais de folklore.
Après Aristote, de nombreux écrivains, grammairiens, philosophes et même poètes, ont fait collection d’usages singuliers et en ont offert des explications souvent plus singulières encore. Citons seulement, à côté de l’auteur des Fastes, Varron et Juba, dont les compilations ont été utilisées par Plutarque. Nous possédons de ce dernier deux recueils, intitulés l’un Questions romaines, l’autre Questions grecques, infiniment précieux par la quantité de rites peu connus qu’on y trouve énumérés. Mais les réponses aux pourquoi, empruntées par Plutarque à des auteurs plus anciens ou proposées par lui, témoignent souvent d’une naïveté presque enfantine, même lorsqu’elles se présentent sous des dehors très érudits. Dans cette science, qu’on pourrait appeler l’étymologie des usages, les Grecs et les Romains font aussi pauvre figure que dans la recherche de l’étymologie des mots. Ce double insuccès tient à la même cause. Les Anciens isolent les problèmes au lieu de les grouper ; sauf des exceptions rares, ils ne savent pas comparer les faits ou les mots, les disposer en séries et en familles, en suivre l’histoire et les transformations. Une explication d’une coutume n’est valable que lorsqu’elle convient à un certain nombre de cas où la même coutume s’offre à l’observateur : la clef qu’on cherche doit être un passe-partout. Les Anciens se sont contentés d’une clef quelconque, quitte à forcer, si l’on peut poursuivre la métaphore, bien des serrures. C’est aux Questions romaines de Plutarque que nous emprunterons un exemple, d’autant plus intéressant, semble-t-il, que l’exégèse des Modernes est loin d’avoir élucidé encore l’usage qui va maintenant nous occuper.
« Pourquoi, demande Plutarque [3], se voile-t-on la tête en adorant les dieux [4] ? » — Les Grecs priaient et sacrifiaient la tête nue. À Rome, dès les derniers siècles de la République, les deux rites coexistaient sans se confondre ; les seules divinités romaines que l’on adorait la tête découverte étaient Saturne, Hercule et l’Honneur [5]. Nous savons par Varron que les femmes elles-mêmes se voilaient la tête lorsqu’elles sacrifiaient suivant le rite romain, romano ritu [6]. L’origine de cet usage remontait, croyait-on, à Enée. Au livre III de l’Enéide, le héros troyen aborde en Epire et consulte le devin Hélénus, fils de Priam, qui règne sur des villes grecques avec Andromaque. « Dès que ta flotte sera parvenue au terme de sa course, dit Hélénus, et que tu auras élevé des autels sur le rivage pour acquitter tes voeux, couvre-toi la tête d’un voile de pourpre, de peur qu’au milieu des feux sacrés allumés en l’honneur des dieux un visage ennemi ne se présente à tes regards et ne trouble les présages. Que tes compagnons répètent ce rite dans les sacrifices ; observe-le toi-même et que ta postérité s’y conforme [7]. » On racontait qu’Enée, sacrifiant sur le rivage de l’Italie, fut surpris par Diomède ou un autre Grec [8] et qu’il put échapper au trouble que devait lui causer cette rencontre grâce au voile dont il était recouvert.
Voilà la fable étiologique, l’origine pseudo-historique de la coutume. Hélénus, bon devin, a voulu préserver Enée d’une rencontre fâcheuse ; c’est en prévision d’un accident qu’il a prescrit cet usage, conservé depuis par les Romains. Plutarque allègue aussi cette explication, qui ne devait satisfaire personne, mais il en propose encore trois autres : 1° on adore les dieux la tête couverte par humilité ; 2° on agit ainsi pour ne pas entendre, pendant la prière, les paroles de mauvais augure ; 3° on veut signifier que l’âme qui adore les dieux en dedans de nous est couverte et comme cachée par le corps. Cette troisième solution, la moins vraisemblable de toutes, est rapportée par Plutarque d’après le pythagoricien Castor, qui avait tracé un parallèle entre les institutions, de Pythagore et celles des Romains.
La citation que fait ici Plutarque de l’ouvrage perdu de Castor est fort importante. II en résulte probablement que l’usage de se voiler la tête en priant faisait partie du rituel pythagoricien. Or, ce rituel, comme on sait, est archaïque : c’est la codification de très anciennes pratiques qui ont été autrefois communes aux ancêtres des Grecs et des Romains. Aussi, quand nous trouvons çà et là l’usage du voile chez les Grecs, sommes-nous autorisés à y voir non pas un emprunt fait aux Romains, mais une survivance. À défaut de Plutarque, qui n’en a rien dit, les textes et les monuments nous offrent, en effet, quelques exemples très significatifs du voilement de la tête chez les Grecs.
Pausanias, décrivant le sanctuaire du héros local d’Olympie, Sosipolis, dit qu’une vieille prêtresse, élue chaque année, peut seule pénétrer dans l’intérieur du temple, mais qu’elle doit avoir la tête et le visage cachés sous un voile blanc [9].
Un scholiaste d’Homère nous apprend que, d’après un antique usage, l’auteur d’un meurtre involontaire devait s’exiler de sa patrie et, entrant dans une maison étrangère, s’asseoir au foyer la tête voilée, afin d’être purifié de son crime [10].
Mme la comtesse Ersilia Lovatelli a publié en 1879 les bas-reliefs ornant un vase en marbre découvert à Rome. C’est une scène d’initiation aux mystères de Déméter et de Kora, qui sont représentées comme témoins à gauche du tableau [11]. L’initié est assis sur un siège que recouvre une peau de bélier, la tête entièrement voilée, une prêtresse secoue au-dessus de lui l’instrument destiné à remuer le grain, que l’on appelait le « van mystique d’Iacchos », mystica vannus Iacchi [12].
Voilà trois témoignages qui, pour n’être pas très anciens eux-mêmes, se rapportent évidemment à un état de choses très ancien. Ils ont encore l’avantage de ne pas être équivoques, en ce sens que le voilement complet de la tête est bien là un rite religieux, et n’admet pas d’autre interprétation. Beaucoup d’autres exemples, que fournissent la littérature et l’art de la Grèce, prêtent, en revanche, à contestation. On peut alléguer, pour les expliquer, des causes différentes, notamment la peur, la pudeur ou la douleur.
Aussi n’invoquerons-nous ici ni Agamemnon se voilant la face au moment du sacrifice d’Iphigénie [13], ni Priam se couvrant de son manteau quand il apprend la mort d’Hector [14], ni les nombreux passages [15] qui se rapportent à des femmes voilées ou à des personnages qui se cachent le visage de leurs mains [16]. Nous n’attachons pas non plus grande importance au texte de Quinte-Curce, qui nous montre le devin Aristandre, avant la bataille d’Arbèles, sacrifiant dans une robe blanche et la tête voilée [17], car il est possible que l’écrivain romain ait emprunté ce détail aux coutumes de son pays et de son temps.
Suivant le récit de Platon, Socrate, après avoir bu la ciguë, s’était couché en se couvrant le visage [18]. Il se découvrit pour recommander à Criton de sacrifier un coq à Esculape, puis se voila de nouveau. « Peu de temps après, il fit un mouvement. L’homme l’ayant alors découvert entièrement, ses regards étaient fixes ; alors Criton lui ferma la bouche et les yeux. » Ce passage montre clairement que Socrate s’était voilé la face pour mourir, et l’on peut supposer que cette attitude, rapprochée de quelques lois de villes grecques ordonnant de voiler les morts [19], avait pour but d’empêcher que la lumière céleste ne fût souillée par la vue d’un cadavre. La foi voulait d’ailleurs que les condamnés ne bussent la ciguë qu’après le coucher du soleil [20], de même que l’on n’enterrait les morts qu’avant le lever du jour [21]. Nous sommes ici en présence d’un ordre de faits et d’idées entièrement différents de ceux que nous avons entrepris d’examiner ; il est évident que la crainte de souiller la lumière céleste n’est pour rien ni dans l’acte du sacrificateur qui se voile la tête, ni dans celui de l’initié ou du criminel qui se voile pour être purifié [22].
Revenons aux deux explications tolérables proposées par Plutarque : le voile symbolise le respect ou la crainte des dieux ; il a pour but d’isoler l’officiant du monde extérieur, afin qu’il puisse concentrer toute son attention sur l’acte qu’il accomplit. L’exemple grec que nous avons cité, du meurtrier qui attend la purification en se voilant, ne s’accommode bien ni de l’une ni de l’autre interprétation. Mais voici un usage religieux, emprunté au passé le plus reculé de l’Italie, qui nous oblige à les repousser toutes deux, bien que la seconde ait été généralement admise par les auteurs modernes [23] et paraisse assez acceptable au premier abord.
Il s’agit de la coutume italique du printemps sacré, ver sacrum, sur laquelle nous sommes renseignés par Festus [24]. « Les Italiens, dit-il, lorsqu’ils étaient pressés par de grands périls, promettaient aux dieux d’immoler tous les êtres vivants qui naîtraient parmi eux au printemps. Mais comme il parut cruel de tuer des petits garçons et des fillettes innocents, on les laissait parvenir à l’âge adulte, puis on les couvrait d’un voile et on les chassait du territoire. » Remarquons que nous avons ici un exemple frappant d’une devotio substituée à un sacrifice humain [25]. La religion n’assume plus l’horreur du meurtre ; elle se contente de mettre des êtres humains à la disposition de la divinité, qui peut les faire périr, mais peut aussi les sauver, comme cela est arrivé plus d’une fois [26]. Les enfants ne sont plus sacrifiés, mais consacrés aux dieux. L’imposition du voile est un rite essentiel de cette consécration. Or, il ne peut plus être question, pour l’expliquer, ni du respect des dieux, puisqu’il n’y a pas célébration d’un acte du culte, ni du désir de concentrer l’attention de ceux qu’on voile. Les hypothèses de Plutarque doivent donc être rejetées.
Elles ne s’accordent pas davantage avec un autre cas de devotio, le châtiment des Vestales coupables. Ces Vestales n’étaient pas mises à mort ; elles étaient abandonnées à la justice des dieux dans un caveau où on leur laissait même quelque nourriture. Or, Plutarque, dans l’exposé qu’il a fait de cette devotio, dit que la Vestale ensevelie vivante est complètement voilée [27]. C’est un détail qu’il n’eût point donné s’il s’était agi du voile ordinaire que portaient les femmes.
Il existait à Rome, dans le vieux temple de la Fortune Primigenia, une statue représentant un homme assis, la tête voilée d’une toge qu’il était défendu de soulever. On la prenait pour l’image de Servius Tullius, fondateur du culte de la Fortune. Pour expliquer le voilement, on rappelait diverses histoires : le forfait de Tullie, qui frappa la statue d’horreur ; la liaison secrète de Tullius avec Fortuna ; le deuil de la plèbe après la mort du bon roi [28]. En réalité, il ne peut s’agir que de la statue d’un homme — Servius ou tout autre — qui s’était voué en effigie à la divinité du lieu, peut-être après lui avoir élevé un temple.
L’idée de la consecratio, et en particulier de la consecratio capitis, s’applique très bien aux exemples que nous avons cités. L’adoration est un acte de soumission à la divinité. Celui qui subit les rites de la purification et de l’initiation se donne au dieu, se consacre à lui. Ce n’est point l’effet d’une simple rencontre, comme nous le verrons plus loin, si la prise de voile a conservé le même sens dans la religion chrétienne ; un même rite, compris diversement suivant les époques, déroule sa trame ininterrompue jusque sous nos yeux.
Le rituel de la devotio était si bien arrêté à Rome qu’on l’observait jusque sur les champs de bataille. Nous savons par Tite-Live comment s’accomplit le sacrifice volontaire des deux Décius. En 340 avant Jésus-Christ, le consul P. Décius Mus se fit dévouer par le pontife Valérius [29], pour obtenir le salut de son armée engagée dans une lutte périlleuse contre les Latins. Le pontife revêt Décius de la robe prétexte, lui voile la tête, lui ordonne de lever la main sous sa toge jusqu’au menton, de poser le pied sur un javelot, et lui dicte une longue formule que Tite-Live nous a conservée. Décius la répète et, aussitôt, ceint de la toge à la mode de Gabies, c’est-à-dire voilé [30], il saute à cheval et se précipite en aveugle au milieu des ennemis. Le second Décius se dévoua de même, en 295, dans la bataille de Sentinum contre les Gaulois [31].
L’usage du voilement de la tête dans la consecratio paraît aussi dans la cérémonie de la consecratio bonorum, par laquelle une propriété privée est attribuée à un dieu. Tel fut le cas du terrain sur lequel s’élevait la maison de Cicéron ; pendant son exil, Clodius le consacra et y fit élever un temple à la Liberté. Dans le discours Pro domo sua, qu’il prononça à son retour et dans lequel il demanda au Collège des pontifes la restitution de son bien, Cicéron se défend à plusieurs reprises de vouloir décrire des pratiques mystérieuses dont pourtant, dit-il, quelque chose est venu jusqu’à ses oreilles. Cela est fâcheux pour nous ; mais du moins, dans trois passages, il mentionne le rite essentiel de la consecratio : un réchaud posé sur les Rostres, la récitation de formules anciennes, le magistrat opérant la tête voilée, au son de la flûte [32]. Ces mêmes éléments se retrouvent dans le sacrifice suivant le rite romain. L’idée qui domine l’un et l’autre acte religieux est celle d’un don fait à la divinité ; quand l’objet du don n’est pas une créature humaine, c’est le donateur qui prend le voile.
Nous savons par Caton que le fondateur d’une ville, lorsqu’il traçait avec la charrue la ligne des murs, avait la tête couverte de la toge [33]. Ici encore, en l’absence de tout sacrifice, c’est l’idée de la consécration qui a dû inspirer le rituel.
Dès l’époque de Cicéron, la devotio des Décius n’était plus qu’un souvenir historique. « Chez nos ancêtres, dit-il [34], la force de la religion était si grande que certains généraux se sont dévoués eux-mêmes aux dieux immortels, la tête voilée et en prononçant des formules pour le salut de la République. » Mais l’usage de sacrifier la tête voilée se maintint jusqu’à la fin du paganisme, et pas un Romain instruit n’ignorait dans quelle attitude les deux Décius s’étaient dévoués. Pompée et César, mourant de mort violente, s’en sont l’un et l’autre souvenus.
On connaît le récit de la mort de Pompée dans la Pharsale : « Lorsqu’il vit les épées des assassins levées sur lui, Pompée s’enveloppa le visage ; s’indignant d’offrir à la Fortune sa tête nue, il ferma les yeux et retint son souffle, de peur qu’il ne lui échappât quelques paroles, quelques plaintes qui pussent ternir la gloire éternelle de son nom [35]. » Plutarque, qui, comme Lucain, a suivi de près le texte aujourd’hui perdu de Tite-Live, dit aussi que Pompée ramena sa toge sur son visage avec ses deux mains, ne faisant et ne disant rien qui fût indigne de lui [36]. Lucain a voulu expliquer le geste suprême de Pompée ; quelque belle que soit son explication, peut-être suggérée par Tite-Live, elle est trop empreinte de rhétorique pour être vraie. Le vieux général, qui avait tant de fois bravé la mort, ne peut pas non plus s’être voilé par crainte ; il a accompli, d’instinct sans doute, un acte religieux, se dévouant, comme Décius, à la cause de la liberté romaine et du Sénat. César, à la différence de Pompée, commença par lutter contre ses assassins en poussant de grands cris ; puis, dit Plutarque, quand il vit Brutus lever son poignard sur lui, il ramena sa toge sur sa tête et vint expirer, frappé de coups, près du piédestal de la statue de Pompée [37]. César aussi, quand il se sentit perdu, mourut en Décius [38].
Du rite romain du voilement de la tête, il faut, je crois, rapprocher celui du voilement de la main droite, qui est attesté dans le culte très ancien de Fides. En sacrifiant à cette divinité, on se couvrait la main droite d’un voile blanc [39]. « C’est, dit Servius, parce que la Foi doit être secrète et voilée. — C’est, dit un savant moderne, parce que la Foi doit être pure et sans tache [40]. » Cette dernière explication approche seulement de la vérité [41]. Fides est comme la personnification de la main droite, d’où la formule de serment per Fidem, per hanc dextram. La main droite qui se tend vers elle doit non seulement être pure et sans tache, mais consacrée. Le sacrificateur fait l’oblation de sa main, oblation, il est vrai, toute symbolique ; mais l’histoire légendaire de Rome n’offre-t-elle pas un exemple, celui de Mucius Scoevola, où la main droite d’un héros avait été consumée par la flamme sur l’autel où il engageait sa foi de Romain [42] ?
Arrivés à ce point, nous voudrions remonter plus haut encore et savoir pourquoi le voilement répond à l’idée de la dévotion. Mais ici, plusieurs hypothèses sont possibles et le terrain se dérobe. On peut dire, d’une manière générale, que le voile convient aux choses sacrées, parce qu’elles sont « mises à part » pour les dieux, réservées à leur usage, et, en conséquence, isolées du monde. Peut-être aussi, à une époque très ancienne, les victimes humaines étaient-elles sacrifiées avec un voile, comme on voile encore, dans certains pays, les condamnés à la peine capitale [43] ; mais les textes classiques sont muets à cet égard. On songe plus volontiers à la corrélation qui existe encore aujourd’hui entre la purification, la pénitence et le deuil. Quelle que soit, d’ailleurs, l’idée première, on ne s’étonnera pas qu’elle ait suggéré des idées accessoires, une fois que le voile fut devenu comme l’emblème de la consécration religieuse. Ainsi, dans les mystères, le voile semble symboliser l’obscurité de la nuit où s’opère la purification, à laquelle la lumière de l’initiation doit succéder. On sait qu’à Eleusis les initiés passaient subitement d’une obscurité profonde et pleine d’angoisses à une clarté radieuse [44]. Dans les initiations privées, comme le prouvent le vase publié par la comtesse Lovatelli [45] et un curieux épisode des bas-reliefs en stuc de la Farnésine [46], l’obscurité, au moment de la purification, était obtenue à l’aide d’un voile [47]. Ce rite semble avoir passé dans le christianisme primitif. À Jérusalem, le candidat au baptême était exorcisé la tête couverte et les yeux voilés ; c’est ce qu’affirme expressément saint Cyrille [48]. Junilius, au VIe siècle, dit que le catéchumène, imitant l’humilité d’Adam chassé du Paradis, doit se montrer en public la tête voilée [49]. Il est à peine besoin de faire observer que l’idée d’imiter « l’humilité d’Adam » ne peut être alléguée comme l’explication primitive de cet usage, qui rentre dans les pratiques générales et traditionnelles de l’initiation.
C’est ici qu’il convient de rappeler les analogies très frappantes que présentent les cérémonies d’initiation et celles du mariage. Dans l’une et l’autre, chez les païens, on prononce la même formule : J’ai fui le mal, j’ai trouvé le mieux [50]. Dans l’une et l’autre interviennent le bain lustral, le van mystique, le sacrifice d’un mouton ou d’un porc, la procession nocturne à la lueur des torches, le couronnement (des fiancés) et le voilement (de la jeune fille) [51]. Qu’est-ce, en effet, que le mariage, à l’origine, sinon l’initiation de la fiancée au culte domestique de son époux [52]. En Grèce et à Rome, la fiancée seule est voilée, parce que l’initiation n’a lieu que pour elle ; mais le christianisme, qui ne connaît plus les cultes domestiques, confère à la fois l’initiation aux deux conjoints. Aussi, dans le mariage chrétien, pendant la bénédiction nuptiale, un voile est étendu sur les deux époux [53]. « Il n’y a pas bien longtemps, dit M. l’abbé Duchesne [54], on avait encore, en France, la coutume de tenir le voile étendu sur les époux pendant la bénédiction ; mais cet usage, n’étant pas marqué dans le rituel romain, disparaît de plus en plus. » Dans l’Église arménienne, le fiancé est voilé comme la fiancée d’un long voile rouge, le flammeum des Romains [55] ; au moment de la cérémonie, le prêtre étend un long voile sur les deux conjoints. Suivant le rite copte, ils sont recouverts par le prêtre d’un voile blanc [56]. Enfin, le voile d’initiation ou d’oblation, confondu avec le voile nuptial, est conféré, depuis le IVe siècle, aux vierges chrétiennes qui renoncent pour toujours au mariage ; on vit là de bonne heure comme le symbole d’une union mystique dont les hommes étaient naturellement exclus, puisque la vierge se donnait à l’Époux divin [57]. La prise de voile est restée, depuis quinze siècles, l’acte essentiel de la consécration virginale, mais il est certain que le rite dont elle dérive est bien plus ancien encore et répond à une idée plus générale. Une voie que l’on peut suivre, et dont nous avons marqué seulement les grandes étapes, relie cette cérémonie chrétienne à celles d’un passé si lointain qu’elles semblent antérieures, sinon au paganisme lui-même, du moins au polythéisme gréco-romain que nous connaissons.