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Salomon Reinach

La Domestication des animaux

Conférence à l’Université populaire du VIIIe arr. (Paris, 1902)

Date de mise en ligne : mardi 24 juillet 2007

Salomon Reinach, « La Domestication des animaux », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 86-96.

LA DOMESTICATION DES ANIMAUX [1]

Les animaux domestiques — le chien, le cheval, le boeuf, le mouton, le porc, les volailles de nos basses-cours — sont de si vieux amis pour l’Européen qu’il ne s’interroge pas volontiers sur les circonstances qui ont lié leurs destinées à la sienne ; on est enclin à croire, avant d’avoir réfléchi sur ce sujet, qu’il en a toujours été ainsi. Tel était, d’ailleurs, l’état d’esprit du rédacteur de la Genèse. Dieu confère à l’homme, comme un privilège de sa nature, la domination sur les animaux ; ceux-ci, très dociles, se soumettent sans résistance. Ils sont tellement apprivoisés que l’homme, le premier homme, les voit défiler devant lui et apprend leurs noms de la bouche de l’Éternel (II, 19). Aussitôt Adam et Eve chassés du Paradis, Adam se met à cultiver la terre (III, 23) ; il n’est pas question de la longue période où la chasse seule, ou la cueillette des fruits, nourrissait les hommes. Des deux fils d’Adam, l’un est berger, c’est Abel ; l’autre est laboureur, c’est le méchant Caïn. Il est vrai qu’il y a aussi un chasseur dans la Genèse, le fameux Nemrod ; mais Nemrod est un chef puissant, il a l’air de chasser pour son plaisir, comme le faisaient les rois assyriens, et le texte ne dit pas que ce fût pour sa subsistance. Arrive le Déluge. L’Éternel dit à Noé (VII, 2) : « Tu prendras de toutes les bêtes pures sept de chaque espèce, le mâle et la femelle : des bêtes qui ne sont point pures, un couple, le mâle et la femelle. Tu prendras aussi des oiseaux des cieux, sept de chaque espèce, le mâle et la femelle, afin d’en conserver la race sur toute la terre. » Ces bêtes, même les oiseaux, se laissent faire et entrent dans l’arche ; le narrateur biblique néglige de nous dire comment, pendant les huit longs mois du Déluge, Noé put nourrir toute cette ménagerie, ni surtout comment il put empêcher que les lions ne dévorassent les cerfs, que les loups ne fissent leur pâture des moutons. Tout récemment, un membre éminent de notre clergé a déclaré que ce récit ne devait pas être pris à la lettre ; il faut lui savoir un gré infini de cette concession.

Les Grecs avaient des idées moins puériles sur le passé de l’humanité. Ils savaient parfaitement que les hommes avaient été chasseurs avant d’être pasteurs et pasteurs avant d’être agriculteurs ; ils nommaient même les héros ou demi-dieux auxquels ils attribuaient le mérite d’avoir dompté les animaux encore sauvages ou inventé la charrue. Pendant tout le Moyen Âge et jusqu’à nos jours, l’autorité du récit biblique, qu’il était dangereux de contester, détourna les savants des études, pourtant si intéressantes, qui concernent les origines de la civilisation ; mais le XIXe siècle a su rattraper le temps perdu. L’archéologie a démontré que les plus anciennes stations humaines, les cavernes habitées à l’époque dite quaternaire, ne renferment encore aucune trace d’animaux domestiques ; les hommes qui habitaient ces cavernes se nourrissaient des produits de la chasse et les animaux qu’ils chassaient étaient tous sauvages. Ce qui le prouve, c’est qu’on trouve, parmi les restes de leurs repas, des animaux de tout âge, alors que des peuples pasteurs et agriculteurs s’abstiennent, en général, de sacrifier les jeunes animaux.

L’exploration des stations lacustres de la Suisse et de la France, cabanes établies sur pilotis à peu de distance du bord des lacs, a montré que les animaux domestiques étaient connus dès l’époque de la pierre polie, qui succéda, après une période de transition fort longue, à l’époque quaternaire. De même, en Égypte, en Babylonie, où les fouilles ont révélé des civilisations vieilles de cinq ou six mille ans avant J.-C., on trouve, sinon tous les animaux domestiques, depuis l’époque la plus reculée, du moins quelques-uns d’entre eux, en particulier le chien et le boeuf.

Comment l’homme a-t-il eu l’idée de domestiquer des animaux ? Avant d’essayer de répondre à cette question, remarquons que de vastes régions du monde n’ont pas eu d’animaux domestiques jusqu’à une époque très voisine de la nôtre. Il n’y avait pas un seul animal domestique en Australie, quand ce continent fut découvert par les Hollandais ; aujourd’hui encore, les Australiens indigènes n’ont pas de troupeaux. L’Amérique, lors de la découverte du Nouveau Monde par Colomb, n’avait guère qu’un seul animal domestique, le lama, qui, d’ailleurs, était presque seulement connu au Pérou ; il n’y avait ni boeufs, ni chiens, ni chevaux. Dans l’Amérique du Nord, il y avait des boeufs sauvages, les bisons ; mais les Peaux-Rouges n’avaient fait aucune tentative pour les domestiquer.

Pour qu’il y ait quelque part des animaux domestiques, il faut d’abord, évidemment, qu’il existe dans ce pays des animaux à l’état sauvage qui se prêtent à la domestication. Or, en Australie, le kangourou, qui est indigène, n’est pas domesticable ; et, dans les deux Amériques, il n’y avait ni chevaux, ni chèvres, ni moutons que l’homme pût essayer d’apprivoiser d’abord, et puis de domestiquer.

Là où existent des animaux capables de devenir domestiques, l’homme n’en sait rien ; c’est l’expérience, une longue expérience qui seule peut l’édifier à cet égard. Mais n’ayant pas l’idée de la domestication, comment et pourquoi tenterait-il cette expérience ? Le hasard peut faire découvrir à l’homme primitif une paillette d’or, un minerai de cuivre ou de fer, mais il ne peut pas lui faire découvrir un animal domestique, puisqu’il ne saurait y avoir d’animaux domestiques que par l’effet de l’éducation qu’ils reçoivent de l’homme.

Jusque dans ces derniers temps, on se tirait de cette difficulté par une hypothèse qui, au premier abord, paraît assez satisfaisante. Soit, disait-on, un sauvage qui se nourrit de la chair des animaux tués à la chasse. Un jour, par hasard, il a tué une vache sauvage qui allaitait deux petits de sexe différent. Le sentiment de compassion, naturel à l’homme, l’a porté à épargner les petits animaux, à les amener près de sa cabane, à jouer avec eux, à les donner comme amis à ses enfants. Puis ces animaux ont grandi, ils se sont appareillés, ils ont eu des petits à leur tour et, au bout de quelques générations, l’habitude de vivre au contact de l’homme les a transformés en animaux domestiques.

C’est un joli roman, mais c’est un roman, où abondent les impossibilités matérielles. D’abord, le sauvage qui vit de la chasse n’a pas de provisions ; il n’est pas agriculteur, il vit au jour le jour et bien souvent il souffre de la faim par suite de l’absence de gibier. Il y a encore, dans nos sociétés civilisées, des personnes qui souffrent de la faim et même qui en meurent ; ce qui est aujourd’hui une honte sociale, un scandale, était autrefois presque la règle. Pour le sauvage, la mort par la faim était la conclusion la plus ordinaire de l’existence et toutes les facultés de son esprit étaient tendues vers ce but unique, s’assurer la subsistance quotidienne. Comment veut-on que ce sauvage, ayant à côté de lui, près de sa hutte, un jeune veau et une jeune génisse, n’ait pas été tenté cent fois, avant que ces animaux eussent l’âge de se reproduire, de les tuer pour s’en nourrir ? Le plaisir qu’il pouvait avoir éprouvé à jouer avec eux devait bien vite s’être émoussé et ne pouvait certes pas suffire à calmer sa faim. Dira-t-on qu’il les épargnait, bien qu’affamé lui-même, dans l’espoir qu’ils grandiraient et se reproduiraient, dans la pensée de posséder un jour un beau troupeau ? Mais c’est une absurdité, car le sauvage ne peut rêver d’un troupeau, comme Perrette, s’il ne sait pas ce que c’est qu’un troupeau, s’il ne sait pas que des animaux apprivoisés peuvent se reproduire et se multiplier sous ses yeux. Ignoti nulla cupido !

Il y a encore un autre motif qui rend inadmissible l’hypothèse des animaux favoris devenus des animaux domestiques. Nous connaissons aujourd’hui, dans le sud de l’Afrique et ailleurs, des peuples qui ignorent l’agriculture et qui vivent uniquement de leurs troupeaux. Si les chasseurs s’étaient transformés en pasteurs afin d’avoir plus d’animaux à manger et de les trouver plus facilement à leur portée, il faudrait que ces pasteurs fussent de grands mangeurs de viande. Or, précisément, c’est tout le contraire qui a lieu. Les chasseurs sont essentiellement carnivores, les pasteurs sont frugivores et se nourrissent du lait de leurs troupeaux, ainsi que des produits que l’on fabrique avec le lait, comme le beurre et le fromage. Ils aiment tant leurs bestiaux qu’ils ne les tuent qu’à la dernière extrémité ; ils se gardent surtout de les sacrifier tant qu’ils peuvent se reproduire, tant que les femelles peuvent fournir du lait. Les Cafres ne tuent des bestiaux que pour sacrifier à leurs dieux ou à l’occasion d’un mariage. Un excellent observateur, Schweinfurth, dit du peuple des Dinkas, habitant l’Afrique australe, qu’ils ne tuent jamais une vache et que, lorsqu’une vache tombe malade, on la sépare du reste du troupeau pour la soigner dans une grande hutte construite à cet effet. Si une épizootie ou une incursion de pillards réduit le nombre des bêtes d’une tribu de Dinkas, tous manifestent la plus grande douleur. Des faits analogues ont été observés chez d’autres populations pastorales ; il semble donc que le pasteur, c’est-à-dire l’homme qui a domestiqué des animaux, ne songe nullement à les manger, mais à les garder et à en accroître le nombre.

Tout le monde ne peut pas aller étudier les sauvages ; mais nous avons tous auprès de nous de petits sauvages, qui sont les enfants. Or, qu’est-ce qu’on est obligé d’apprendre aux enfants, je veux dire aux enfants sains et vigoureux ? Est-ce à manger ? Non, certes, mais à ne pas trop manger. Ce qui est naturel à l’homme, c’est d’user et même d’abuser de la nourriture ; les civilisés qui mangent trop ressemblent singulièrement à des sauvages. En revanche, pour obtenir d’un sauvage, comme d’un enfant, qu’il s’abstienne d’une nourriture qui lui agrée, il faut des motifs très puissants, ou plutôt le motif le plus puissant de tous sur l’esprit des hommes, la peur.

Revenons à notre chasseur sauvage. Si rien ne s’oppose à sa fureur de destruction, mise au service d’un appétit aiguisé par la vie au grand air, il aura bientôt tué tout le gibier, dépeuplé la forêt, la plaine et la montagne ; puis il se transportera plus loin et y continuera son oeuvre dévastatrice. Si aucun facteur nouveau n’intervient pour le dissuader de tout tuer, il n’y aura jamais d’animaux domestiques, parce que les animaux sauvages auront disparu après quelques siècles de chasses continuelles.

Cependant, en Europe, en Asie, en Afrique, nous voyons que les animaux n’ont pas disparu et que l’homme a domestiqué un certain nombre d’espèces. Il faut donc qu’à un moment donné une crainte très efficace ait agi sur l’homme pour l’obliger à ne tuer qu’avec mesure et à vivre en paix avec diverses espèces d’animaux.

Cette crainte, c’est la religion. Les Anciens l’ont déjà dit : c’est la crainte qui a enfanté les dieux. Mais les Anciens n’avaient pas creusé la question comme les Modernes et ils se trompaient en croyant que les dieux étaient, pour ainsi dire, les premiers-nés de la crainte. L’idée de dieux semblables à l’homme, ou celle d’un Dieu qui résume et concentre toute la puissance éparse dans la nature invisible, cette idée est relativement moderne. Beaucoup de peuples sauvages n’ont pas de dieux, mais tous ont une religion ; la religion est plus ancienne que les dieux et c’est elle qui est la fille de la crainte.

On appelle religion un ensemble de scrupules qui font obstacle aux appétits naturels de l’homme et entravent le libre exercice de ses facultés physiques. Aussi est-il vrai de dire que la morale, le droit, la civilisation elle-même sont des produits de la religion ; sans elle, l’homme n’aurait jamais appris à se contenir, à se gêner, il serait resté à tout jamais un animal à deux pieds. On peut contester l’utilité de la religion dans les sociétés déjà policées ; mais il n’est pas permis de nier que les sociétés primitives lui doivent d’être sorties de la barbarie.

Une des formes les plus anciennes et les plus répandues de la religion est le scrupule de tuer ou de manger un animal. Ces scrupules sont encore très répandus. Les musulmans et les juifs ne mangent pas de porc, les Russes ne mangent pas de pigeon, les Européens, du moins en général, ne mangent pas de chien et beaucoup éprouvent encore, pour la viande de cheval, une répugnance instinctive fondée sur une ancienne religion.

En observant des sauvages de nos jours qui s’abstiennent de tuer ou de manger certains animaux, tant en Amérique qu’en Asie et en Océanie, on a découvert un fait curieux. Le sauvage croit que tel animal, l’ours par exemple, est l’ancêtre de la tribu à laquelle il appartient, qu’il a conclu avec elle un pacte d’alliance, qu’il la protège. Ce n’est pas tel ou tel animal qui est sacré pour ce sauvage, mais une espèce d’animaux, on dirait presque une tribu ; de sorte qu’à regarder les choses de près, il semble qu’il existe un traité d’alliance offensive et défensive entre deux tribus, l’une d’hommes, l’autre d’animaux. Le premier effet d’un traité consiste à s’épargner mutuellement ; les sauvages observent la convention, et les animaux, quand ce ne sont pas des carnivores, l’observent naturellement de leur côté. S’ils sont carnivores, on s’imagine cependant qu’ils épargnent les hommes de leur clan, parce que la religion, fille de la crédulité, a pour effet naturel de l’entretenir.

On appelle totémisme (du mot américain totem ou otem, signifiant marque distinctive ou signe) cette forme primitive de la religion qui consiste, pour une tribu humaine, à se croire liée par un pacte perpétuel à une espèce d’animaux.

Ce totémisme a été la forme la plus ancienne des religions. Longtemps avant d’avoir des dieux, les sauvages ont eu des animaux sacrés, dont ils étaient les protecteurs et s’imaginaient être les protégés. À l’origine de ce phénomène, il n’y a pas seulement la sympathie que l’animal inspire au sauvage comme à l’enfant, mais la curiosité et la crainte qu’il éveille. Les enfants sont encore très accessibles à cette crainte et à cette curiosité. Un enfant qu’on menace du loup aura plus peur que si on le menace du gendarme, et il aimera beaucoup mieux aller regarder les ours et les lions au Jardin des Plantes que les belles dames à l’allée des Acacias.

Eh bien ! Une fois admis que l’homme primitif a été totémiste, la domestication des animaux va s’expliquer de la manière la plus simple et la plus facile.

Soient des chasseurs sauvages vivant dans l’ancienne France, pays où existaient, à l’état indigène, des taureaux, des chevaux, des chèvres, des ours et des loups, pour ne point parler d’autres animaux. Ces chasseurs sont divisés en clans ou petites tribus dont chacune croit avoir pour ancêtre un animal différent. Le clan du loup croit descendre du loup, avoir fait un traité d’alliance avec les loups et, sauf dans le cas de légitime défense, ne pas pouvoir tuer de loups. Le clan du cheval croit descendre du cheval et ne pas pouvoir, sans commettre un crime horrible, tuer un cheval et ainsi de suite. Chacun de ces clans s’abstiendra de chasser et de tuer telle ou telle espèce d’animaux, mais il ne se contentera pas de cela. Puisque ces animaux sont les protecteurs du clan, qu’ils le guident dans ses pérégrinations, l’avertissent, par leur inquiétude, par leurs cris, des dangers qui le menacent, il faut qu’il y ait toujours au milieu du clan, comme des sentinelles, deux ou plusieurs de ces animaux. Ces animaux, pris tout jeunes, s’habitueront à l’homme, s’apprivoiseront ; leurs petits, nés au contact même des hommes du clan, deviendront leurs amis. Bien entendu, il n’en sera ainsi qu’au cas où l’animal choisi comme totem a les dispositions voulues pour devenir domestique. Ainsi l’ours a pu être apprivoisé, mais n’est pas un animal domestique ; on ne rencontre pas de charrettes traînées par des ours ; les ours ne sont pas dressés à chasser comme des chiens ; ils n’ont jamais appris à garder les troupeaux de bêtes à cornes. Certaines espèces de loup ou de chacal ont pu être apprivoisées d’abord, puis domestiquées, et c’est ainsi que l’homme a conquis son meilleur ami, le chien ; mais la plupart des espèces de loups sont tout à fait insociables et sont restées les ennemies de l’homme. En revanche, le cheval, le taureau, le sanglier, la chèvre sauvage, sans parler des oies et des poules, ont passé de l’indépendance à la domesticité dans une grande partie du monde.

Dans quelle région s’est effectuée d’abord la domestication des animaux ? Nous l’ignorons ; elle a pu s’effectuer d’ailleurs dans plusieurs régions à la fois, puisqu’elle est le résultat de deux facteurs dont l’un, le totémisme, paraît avoir été universel, tandis que l’autre, la présence d’animaux domesticables, se rencontrait dans beaucoup de contrées tant d’Asie que d’Afrique et d’Europe. L’archéologie nous fournit cependant une indication intéressante. Dans les plus anciennes stations humaines postérieures aux temps quaternaires, les villages établis sur les côtes du Danemark, on recueille, au milieu d’énormes amas de coquilles comestibles, d’os de cerfs, de sangliers, d’oiseaux tués et mangés par l’homme, des os d’un chien domestique ; en outre, on observe que les os des animaux sont souvent rongés et que les incisions qu’ils présentent ont été produites par des dents de chien. Pour que les chiens aient pu ronger les os abandonnés par les hommes, il fallait qu’ils vécussent avec les hommes, dans ces villages de chasseurs et de pêcheurs ; c’étaient donc bien des chiens domestiques.

Ainsi, dans l’état actuel de nos connaissances, le premier animal domestiqué en Europe aurait été le chien ; il se rencontre d’abord sur les côtes du Danemark et sa domestication doit remonter à la longue période (cinq à six mille ans) qui se place entre la fin des temps quaternaires et la civilisation de la pierre polie, telle qu’on la connaît par les stations lacustres de la Suisse. Mais de quel animal sauvage descend le chien domestique ? Est-ce du loup, qui habite l’Europe et l’Asie, ou du chacal, qui habite surtout l’Asie ? Les savants ne se sont pas encore mis d’accord sur ce sujet [2]. En tous les cas, il serait fort étrange que le chien domestique fût originaire d’Asie et que des tribus asiatiques se fussent mises en marche, avec leurs chiens, pour aller pêcher des coquillages sur les côtes du Danemark. Le bon sens incline à croire que le chien est un descendant, domestiqué par le totémisme, de quelque espèce de loup qui habitait les épaisses forêts de l’Europe à l’époque intermédiaire entre les temps quaternaires et l’ère géologique actuelle. Il y a, d’ailleurs, tant d’espèces de chiens que la transformation graduelle en chiens domestiques de certaines variétés de loups et de chacals a pu s’opérer en plusieurs endroits du monde, soit à la fois, soit successivement.

La plus récente de ces « conquêtes de l’homme », pour parler comme Buffon, n’est pas la moins instructive, par cela même qu’elle est encore incomplète : je veux parler de la domestication du chat. Le chat est loin d’être domestiqué comme le chien ; il ne supporte pas d’être attaché ; s’il va à la chasse, c’est pour son propre compte et ses instincts d’indépendance, de révolte même, ne se révèlent que trop souvent à son maître. C’est que le chat domestique est resté à peu près inconnu de l’Antiquité grecque et romaine ; les très rares exemples qu’on en a signalés sur des vases peints du Ve et du IVe siècle confirment le silence des écrivains. À Pompéi, où l’on a recueilli, sous la pluie de lapilli, des animaux de tout genre, on a vainement, jusqu’à présent, cherché un chat [3]. L’Égypte seule avait des multitudes de chats, et cela dès la plus haute antiquité ; ils y étaient sacrés, surtout dans le nome de Bubastis, où les momies de chats se comptent par dizaines de milliers. Tuer un chat y passait pour un crime énorme ; sous un des derniers Ptolémées, un Romain, qui s’en était involontairement rendu coupable, fut mis en pièces par la foule, malgré les efforts des autorités locales [4]. L’exportation des chats était rigoureusement défendue ; bien plus, de temps en temps, une mission égyptienne parcourait les pays méditerranéens pour racheter et ramener en Egypte les chats qu’on avait réussi à en faire sortir. Lors du triomphe du christianisme en Egypte, au IVe siècle, ces vieilles lois tombèrent naturellement en désuétude ; à la même époque, les moines grecs quittaient le pays des Pharaons pour voyager ou pour prêcher en Europe et y apportaient des fournées de chats. Il était temps, car c’est alors que les rats noirs, également inconnus de l’ancien monde, arrivaient de l’Asie à la suite des Huns. Le monde des chats et des rats eut aussi, au Ve siècle de notre ère, ses batailles de Pollentia et de Châlons. Ainsi, le chat, totem local en Égypte, apprivoisé et domestiqué dans le pays, n’a pu se répandre en Europe que lorsque le paganisme égyptien disparut et que toutes les barrières élevées par la vieille religion s’abaissèrent. On a lieu de croire, par conséquent, que la présence des chats sur nos toits et dans nos ménages est un des bienfaits que l’Europe doit au christianisme [5].

La théorie, que je viens d’exposer, de la domestication des animaux, a été d’abord entrevue par M. Frazer, puis reprise par M. Galton, enfin développée par M. Jevons dans son Introduction à l’histoire de la religion, publiée en 1896. J’ai été le premier, je crois, à la soutenir en France, tant dans mes cours de l’École du Louvre que dans divers articles. Elle peut expliquer également la domestication des végétaux, c’est-à-dire l’origine des plantes cultivées, et parait devoir être admise, à l’exclusion de toute autre, comme une conséquence logique du totémisme animal ou végétal qui est la forme primitive des religions.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La Domestication des animaux », Cultes, mythes et religions, Tome I, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 86-96.

Notes

[1Conférence faite, en 1902, à l’Université populaire du VIIIe arrondissement à Paris. — On trouvera des développements très instructifs sur le même sujet dans Jevons, Introduction to the History of Religion, p. 113 et suiv.

[2Voir, en dernier lieu, L’Anthropologie, 1904, p. 41, où la question a été bien résumée par M. U. Duerst.

[3Cf. Engelmann, Jahrbuch des Instituts, 1899, p. 136.

[4Diodore de Sicile, I, 83, 8.

[5Cf. Gazette des Beaux-Arts, 1900, I, p. 264. Une théorie toute différente a été exposée par O. Keller, « Zur Geschichte der Katze im Altertum », dans les Römische Mitteilungen, 1908, p. 40 et suiv.

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