« Maintenant, de la contemplation de ses rêves et de ses projets de vertu, il conclut à son aptitude pratique à la vertu ; l’énergie amoureuse avec laquelle il embrasse ce fantôme de vertu lui paraît une preuve suffisante, péremptoire, de l’énergie virile nécessaire pour l’accomplissement de son idéal. Il confond complètement le rêve avec l’action, et son imagination s’échauffant de plus en plus devant le spectacle enchanteur de sa propre nature corrigée et idéalisée, substituant cette image fascinatrice de lui-même à son réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter son apothéose en ces termes nets et simples, qui contiennent pour lui tout un monde d’abominables jouissances : “Je suis le plus vertueux de tous les hommes !” Cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui, lui aussi, après s’être confessé à l’univers, non sans une certaine volupté, a osé pousser le même cri de triomphe (ou du moins la différence est bien petite) avec la même sincérité et la même conviction ? L’enthousiasme avec lequel il admirait la vertu, l’attendrissement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d’une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu’il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur morale. Jean-Jacques s’était enivré sans haschisch. » (Charles Baudelaire, Le poème du Haschisch).