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Sophocle

Œdipe Roi (Scènes VI à X)

Vers 649 à 1109

Date de mise en ligne : samedi 6 décembre 2003

Mots-clés :

Scènes VI à X.
 vers 649 à 1109.

SCÈNE VI
 vers 649 à 699.

LE CHŒUR.
Strophe
 Consens, et accorde ceci dans ta sagesse, ô Roi, je t’en supplie.

ŒDIPE.
 En quoi veux-tu que je cède ?

LE CHŒUR.
 Respecte celui qui auparavant n’était pas sans raison, et qui maintenant est couvert par la sainteté du serment.

ŒDIPE.
 Mais sais-tu ce que tu demandes ?

LE CHŒUR.
 Je le sais.

ŒDIPE.
 Dis-moi donc toute ta pensée.

LE CHŒUR.
 Ne châtie point, pour un fait douteux, comme coupable d’un crime incertain, un ami qui s’est lié par un serment.

ŒDIPE.
 Mais, toi, sache que ce que tu demandes n’est rien moins pour moi que la mort ou l’exil.

LE CHŒUR.
 Non, certes ! J’en atteste le Dieu Soleil le premier de tous les Dieux ! Détesté des Dieux et des hommes, que je meure par les pires supplices, si j’ai pensé cela ! Mais le malheur de ma patrie déchire d’autant plus mon cœur que de nouveaux maux s’ajoutent par vous à ceux qui nous accablaient déjà.

ŒDIPE.
 Qu’il s’en aille donc, même s’il faut que je périsse ou que, méprisé de tous, je sois chassé violemment de cette ville ! Ta parole, non la sienne, m’a remué de pitié. Mais pour lui, il me sera odieux, où qu’il soit.

CRÉON.
 Tu es inexorable, même en cédant. Ceci te sera dur, quand ta colère sera éteinte. De telles natures sont châtiées par elles-mêmes.

ŒDIPE.
 Laisse-moi donc, et va-t’en !

CRÉON.
 Je m’en vais, non connu de toi ; mais je suis toujours pour ceux-ci ce que j’étais déjà. (Créon sort).

LE CHŒUR.
Antistrophe
 Femme, pourquoi tardes-tu à ramener Œdipe dans la demeure ?

JOCASTE.
 Je saurai auparavant quelle était cette querelle.

LE CHŒUR.
 Elle est née de paroles obscures. Une fausse accusation irrite l’esprit.

JOCASTE.
 S’accusaient-ils tous deux ?

LE CHŒUR.
 Sans doute.

JOCASTE.
 Et quelles étaient leurs paroles ?

LE CHŒUR.
 Assez, c’est assez pour moi. Au milieu des calamités de cette ville, je m’arrête où s’est arrêtée la querelle.

ŒDIPE.
 Vois où tu en arrives ! Bien que tu sois un homme sage, tu faiblis et tu brises mon cœur.

LE CHŒUR.
 Ô Roi, je l’ai dit et je le redis, sache que je serais sans raison et inhabile à bien penser, si je me séparais de toi qui as dirigé dans la bonne voie ma chère patrie impuissante à lutter contre les flots de la mauvaise destinée. Maintenant encore, si tu le peux, dirige-la heureusement !

JOCASTE.
 Par les Dieux, dis-moi, ô Roi, la cause de ta violente colère.

SCÈNE VII
 vers 700 à 862.

ŒDIPE.
 Je parlerai, plutôt pour toi que pour eux. C’est que Créon a ourdi de mauvais desseins contre moi.

JOCASTE.
 Parle, si tu peux prouver, en expliquant la querelle, que tu as justement accusé Créon.

ŒDIPE.
 Il dit que je suis le tueur de Laïos.

JOCASTE.
 Le sait-il par lui-même, ou l’a-t-il entendu dire par un autre ?

ŒDIPE.
 Il a suscité un misérable divinateur, car, en ce qui le concerne, il a dégagé sa langue.

JOCASTE.
 Laisse tout ceci et ce qui s’est dit. Écoute mes paroles et sache que la science de la divination ne peut rien prévoir des choses humaines. Je te le prouverai brièvement. Autrefois, un oracle fut révélé à Laïos, non par Phébus lui-même, mais par ses serviteurs, qui disait que sa destinée était d’être tué par un fils qui serait né de lui et de moi. Cependant des voleurs étrangers l’ont tué à la rencontre de trois chemins. À peine l’enfant, étant né, eut-il vécu trois jours, qu’il chargea des mains étrangères de le jeter, les pieds liés, sur une montagne déserte. Ainsi Apollon n’a point fait que le fils fût le meurtrier du père, ni que Laïos souffrît de son fils ce qu’il en redoutait. Voilà comment se sont accomplies les divinations fatidiques. N’en aie nul souci. En effet, ce qu’un Dieu veut rechercher, il le découvrira facilement lui-même.

ŒDIPE.
 Ô femme, combien, en écoutant ceci, mon âme est agitée et mon cœur est frappé !

JOCASTE.
 De quelle nouvelle inquiétude es-tu troublé ?

ŒDIPE.
 Je t’ai entendu dire, il me semble, que Laïos avait été tué à la rencontre de trois chemins ?

JOCASTE.
 Certes, on l’a dit, et ce bruit n’a pas été nié.

ŒDIPE.
 Et dans quel lieu cela est-il arrivé ?

JOCASTE.
 Dans la contrée qu’on nomme Phocide, là où les routes qui viennent de Delphes et de Daulis n’en font plus qu’une seule.

ŒDIPE.
 Y a-t-il longtemps de cela ?

JOCASTE.
 Ces choses furent annoncées dans la Ville un peu avant que tu devinsses roi de cette terre.

ŒDIPE.
 Ô Zeus, qu’as-tu voulu que je fisse ?

JOCASTE.
 Œdipe, d’où te vient cette épouvante ?

ŒDIPE.
 Ne me demande rien encore. Mais, dis-moi, quel était l’aspect de Laïos ? Quel était alors son âge ?

JOCASTE.
 Il était de haute taille, et sa tête commençait à blanchir, et son visage ressemblait au tien.

ŒDIPE.
 Malheur à moi ! Il semble que, sans le savoir, je me suis jeté à moi-même d’horribles imprécations !

JOCASTE.
 Que dis-tu, je t’en conjure ? Certes, je tremble de te regarder, ô Roi !

ŒDIPE.
 Je ne redoute que trop la clairvoyance de ce Divinateur. Tu m’éclaireras mieux si tu me dis encore une seule chose.

JOCASTE.
 Je suis épouvantée. Cependant, je te dirai, si je la sais, la chose que tu me demandes.

ŒDIPE.
 Faisait-il son chemin avec un petit nombre de compagnons, ou avait-il de nombreux satellites, selon la coutume d’un homme royal ?

JOCASTE.
 Ils étaient cinq, et, parmi eux, un héraut. Un seul char portait Laïos.

ŒDIPE.
 Hélas, hélas ! Ceci est clair désormais. Mais qui a rapporté ces choses, ô femme ?

JOCASTE.
 Un des serviteurs, le seul qui revint sain et sauf.

ŒDIPE.
 Est-il maintenant dans la demeure ?

JOCASTE.
 Non, car dès qu’il fut revenu et qu’il t’eut vu en possession de la puissance royale, et Laïos mort, il me supplia ardemment, en me prenant la main, de l’envoyer dans les champs paître les troupeaux, afin de rester très éloigné de cette ville. Et je le laissai aller, car il était digne de récompense, bien qu’esclave.

ŒDIPE.
 Est-il possible de le faire revenir très promptement vers nous ?

JOCASTE.
 Ceci est très aisé. Mais pourquoi le désires-tu ?

ŒDIPE.
 Je crains, ô femme, que trop de choses m’aient été dites déjà. C’est pourquoi je voudrais voir cet homme.

JOCASTE.
 Certes, il viendra. Mais, dans l’intervalle, je crois être digne d’apprendre, ô Roi, ce qui attriste ton cœur.

ŒDIPE.
 Je ne te refuserai pas ceci, quand il ne me reste que cette espérance. A qui, en effet, plutôt qu’à toi, me confier en une telle incertitude ? Mon père était Polybe le Corinthien et ma mère Mérope de Doride ; et j’étais tenu pour le premier parmi les hommes de Corinthe, quand il m’arriva une aventure, digne d’étonner sans doute, mais non telle cependant que j’eusse dû m’en inquiéter autant. Pendant le repas, un homme plus que pris de vin, m’appela un enfant supposé. Subissant l’injure avec douleur, je me contins à peine durant ce jour-là ; mais, le lendemain, j’allai vers mon père et ma mère et je leur demandai ce qui en était, et ils furent très indignés contre celui qui avait parlé ainsi, et j’étais très joyeux de leurs paroles. Cependant, cet outrage me brûlait toujours, car il avait pénétré dans mon esprit. Je partis donc pour Pythô, à l’insu de mon père et de ma mère. Phébus me renvoya sans aucune réponse aux questions pour lesquelles j’étais venu, mais il me prédit clairement d’autres choses terribles et lamentables : que je m’unirais à ma mère, que je produirais à la lumière une race odieuse aux hommes et que je tuerais le père qui m’avait engendré ! Ayant entendu cela, je quittai la terre de Corinthe, me guidant sur les astres, afin de fuir et de me cacher là où je ne verrais jamais s’accomplir ces oracles lamentables et honteux. Faisant mon chemin, j’arrivai au lieu où tu dis que le roi a péri. Or, je te dirai la vérité, femme. Comme je marchais non loin de la triple voie, un héraut et un homme tel que tu l’as dit, porté sur un char attelé de chevaux, vinrent à ma rencontre. Le conducteur du char et le vieillard lui-même voulurent m’écarter violemment du chemin. Alors, plein de colère, je frappai le conducteur qui me repoussait. Mais le vieillard, me voyant passer à côté du char, saisit le moment et me frappa le milieu de la tête de son double fouet. Il ne souffrit pas un mal égal, car, aussitôt atteint du bâton que j’avais en main, il roula à la renverse du haut de son char ; et je tuai aussi tous les autres. Si cet homme inconnu a quelque chose de commun avec Laïos, qui, plus que moi, peut être en horreur aux Dieux ? Nul, étranger ou citoyen, ne me recevra, ni ne me parlera ; et chacun me chassera de ses demeures ; et personne autre que moi-même ne m’accablera de mes propres imprécations ! Et mes mains, par lesquelles il a péri, souillent le lit du mort ! Ne suis-je pas un scélérat impur, puisqu’il faut que je m’exile et fuie sans revoir les miens et sans remettre le pied sur la terre de la patrie ? Sinon, je dois me marier avec ma mère et tuer mon père. Ne penserait-il pas sagement celui qui dirait que cette destinée m’a été faite par un Dieu inexorable ? Ô sainteté du Dieu ! que je ne voie point ce jour ! Que je disparaisse du milieu des mortels avant d’être souillé d’une telle horreur !

LE CORYPHÉE.
 Ces choses, ô Roi, nous frappent de terreur ; mais, jusqu’à ce que tu saches tout de celui qui était présent, ne désespère pas.

ŒDIPE.
 Certes, l’attente où je suis de ce bouvier est le seul espoir qui me reste.

JOCASTE.
 D’où vient que tu seras rassuré quand il sera ici ?

ŒDIPE.
 Je te l’apprendrai. S’il dit les mêmes choses que toi, alors je serai garanti de tout mal.

JOCASTE.
 Quelle parole si grave as-tu entendue de moi ?

ŒDIPE.
 Tu disais tenir de lui que Laïos avait été tué par des voleurs. Si, maintenant encore, il parle de leur nombre, je n’ai point tué ; car un seul ne peut être pris pour plusieurs. Mais s’il dit qu’il n’y avait qu’un homme, alors il sera manifeste que j’ai commis le crime.

JOCASTE.
 Sache qu’il a ainsi annoncé la chose, et il ne lui est point permis de dire le contraire. Toute la Ville l’a entendu, et non moi seule. Même s’il s’écartait de son premier langage, il ne certifiera point cependant, pour en juger selon l’oracle, que tu as commis ce meurtre, puisque Loxias a déclaré que Laïos devait être tué de la main de mon fils. Or, le petit malheureux ne l’a point tué, puisqu’il était mort auparavant. C’est pourquoi aucune divination ne me fera plus reculer.

ŒDIPE.
 Ta pensée est sage. Cependant, envoie quelqu’un qui ramène cet esclave. N’y manque pas.

JOCASTE.
 J’enverrai très promptement. Mais entrons dans la demeure, car je ne ferai rien qui ne te plaise. (Œdipe et Jocaste sortent).

SCÈNE VIII
 vers 863 à 910.

LE CHŒUR.
Strophe 1
 Puisse cette destinée m’être faite de garder la sainte honnêteté des paroles et des actes, selon les lois sublimes nées dans le Ciel éthéré, dont l’Olympe est le seul père, que la race mortelle des hommes n’a point engendrées et que jamais l’oubli n’endormira ! Un grand Dieu est en elles et la vieillesse ne les flétrira point.

Antistrophe 2
 L’insolence engendre le tyran ; l’insolence, s’étant rassasiée dans sa folie de nombreuses actions insensées et mauvaises, parvenue au faîte le plus haut, est précipitée au fond de son destin d’où elle tente en vain de sortir. Puisque le salut futur de la Ville est dans ce combat, je prie le Dieu de ne point permettre qu’il reste inachevé. Je ne cesserai jamais de prendre le Dieu pour protecteur.

Strophe 2
 Si quelque homme se manifeste insolemment par ses paroles ou ses actions, s’il ne vénère point la justice, ni les demeures des Dieux, qu’une mauvaise destinée le saisisse à cause de ses iniques délices, s’il ne s’inquiète point des gains honnêtes, s’il ne s’abstient point des actes impies, si, dans sa démence, il porte les mains sur ce qui ne doit pas être touché ! Quel homme alors pourrait se glorifier de repousser de son cœur les traits de la colère ? Car, si ces actions impies sont honorées, à quoi me sert-il de me mêler aux chœurs sacrés ?

Antistrophe 2
 Je n’irai plus vénérer le Nombril sacré de la terre ni le temple d’Abœ, ni celui d’Olympie, si ces oracles ne sont point manifestes à tous les hommes. Mais, ô toi qui commandes, Zeus, si tu es le vrai maître de toutes choses, que rien ne soit caché à ton immortelle puissance ! Déjà les oracles qui concernent Laïos sont dédaignés ; Apollon ne resplendira plus d’honneurs, et les Choses divines disparaissent ! (Jocaste entre).

SCÈNE IX
 vers 911 à 1084.

JOCASTE.
 Rois de cette terre, il m’est venu dans l’esprit d’aller vers les temples des Dieux, ayant en mains ces bandelettes et cet encens, car Œdipe a l’âme troublée de nombreuses inquiétudes, et ne juge point, comme un homme sage, les récents oracles d’après les oracles passés ; mais il croit celui qui lui annonce des épouvantes. Puisque je ne le rassure en rien, je viens à toi en suppliante, avec ces offrandes, ô Apollon Lycien, qui est le plus proche de nos demeures, afin que tu donnes une heureuse fin à ceci, car nous sommes tous saisis de torpeur en voyant ainsi épouvanté celui qui tient la barre de la nef. (Le Messager entre).

LE MESSAGER.
 Que je sache de vous, ô Étrangers, où est la demeure du roi Œdipe ! Dites-moi où il est lui-même, si vous le savez.

LE CORYPHÉE.
 Ces demeures sont les siennes, et il s’y trouve, ô Étranger. Cette femme est la mère de ses enfants.

LE MESSAGER.
 Qu’elle soit heureuse et entourée d’heureux, la vénérable épouse d’Œdipe !

JOCASTE.
 Sois heureux de même, ô Étranger ! Tu le mérites à cause de tes bonnes paroles. Mais dis pourquoi tu es venu et quelle nouvelle tu apportes.

LE MESSAGER.
 Des choses heureuses pour ta demeure et pour ton époux, femme.

JOCASTE.
 Quelles sont-elles ? Qui t’a envoyé vers nous ?

LE MESSAGER.
 Je viens de Corinthe. Je pense que ce que je dirai te sera agréable. Pourquoi non ? Cependant tu en seras peut-être attristée.

JOCASTE.
 Quelle est cette nouvelle ? Comment aurait-elle ce double résultat ?

LE MESSAGER.
 On dit que les habitants de l’Isthme vont faire Œdipe roi.

JOCASTE.
 Est-il vrai ? Le vieillard Polybe ne commande-t-il plus ?

LE MESSAGER.
 Non, certes, car la mort l’a renfermé dans le tombeau.

JOCASTE.
 Que dis-tu, vieillard ? Polybe est mort ?

LE MESSAGER.
 Si je ne dis vrai, que je meure !

JOCASTE.
 Femme, hâte-toi d’entrer et d’annoncer cela très promptement à ton maître. Ô oracles des Dieux, où êtes-vous ? Œdipe, craignant de tuer cet homme, avait fui autrefois de sa patrie, et voici qu’il a subi sa destinée, mais non par Œdipe ! (Œdipe entre).

ŒDIPE.
 Ô très chère tête, Jocaste, pourquoi m’as-tu appelé de la demeure ?

JOCASTE.
 Entends cet homme, et, quand tu l’auras entendu, vois où en sont venus les oracles véritables du Dieu.

ŒDIPE.
 Quel est-il, et que m’annonce-t-il ?

JOCASTE.
 Il arrive de Corinthe pour t’annoncer que ton père Polybe ne vit plus, mais qu’il est mort.

ŒDIPE.
 Que dis-tu, Étranger ? Explique toi-même ce qui est.

LE MESSAGER.
 S’il faut d’abord que je parle clairement, tiens pour certain que Polybe a quitté la vie.

ŒDIPE.
 Par un meurtre ou par maladie ?

LE MESSAGER.
 Un seul moment suffit pour coucher dans la mort les corps vieillis.

ŒDIPE.
 Le malheureux est donc mort de maladie ?

LE MESSAGER.
 Certes, et après avoir longtemps vécu.

ŒDIPE.
 Ah ! ah ! femme, pourquoi s’inquiéterait-on encore des autels fatidiques de Pythô, ou des oiseaux criant dans l’air, et par lesquels je devais tuer mon père ? Voici qu’il est mort et enfermé sous terre, et moi, qui suis ici, je ne l’ai point frappé de l’épée ! A moins qu’il ne soit mort de me regretter, car, ainsi, on pourrait dire encore que je l’ai tué. Donc, Polybe est couché dans l’Hadès, emportant avec lui tous ces oracles vains !

JOCASTE.
 Ne t’ai-je pas dit cela depuis longtemps ?

ŒDIPE.
 Tu l’as dit sans doute, mais j’étais troublé par la crainte.

JOCASTE.
 Ne laisse plus rien de tout ceci entrer dans ton esprit.

ŒDIPE.
 Dois-je aussi ne plus redouter le lit nuptial de ma mère ?

JOCASTE.
 Que peut craindre l’homme, quand la destinée mène toutes les choses humaines et que toute prévision est incertaine ? Le mieux est de vivre au hasard, si on peut. Ne crains pas de t’unir à ta mère, car, dans leurs songes, beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère ; mais celui qui sait que ces songes ne sont rien, mène une vie tranquille.

ŒDIPE.
 Tes paroles seraient sages, si ma mère ne vivait encore ; mais, puisqu’elle survit, bien que tu parles avec sagesse, rien ne peut faire que je ne craigne pas.

JOCASTE.
 La mort de ton père est une grande consolation.

ŒDIPE.
 Grande je le sais ; mais ma mère vit, et c’est pourquoi je crains.

LE MESSAGER.
 Quelle est cette femme qui vous inquiète ?

ŒDIPE.
 Mérope, ô vieillard, qui était mariée à Polybe.

LE MESSAGER.
 Qu’y a-t-il en elle qui vous effraie ?

ŒDIPE.
 Un oracle divin et terrible, ô Étranger !

LE MESSAGER.
 Peut-il être dit ? Est-il défendu qu’un autre le connaisse ?

ŒDIPE.
 Le voici. Loxias a dit autrefois que je coucherais avec ma mère et que je verserais de mes mains le sang paternel. C’est pourquoi j’ai habité longtemps loin de Corinthe, et certes, heureusement, bien qu’il soit très doux cependant de voir ses parents.

LE MESSAGER.
 Est-ce par suite de cette crainte que tu t’es exilé ?

ŒDIPE.
 Je ne voulais pas devenir le tueur de mon père, vieillard.

LE MESSAGER.
 Pourquoi donc, ô Roi, ne t’ai-je pas affranchi de cette crainte, puisque je suis venu vers toi dans un esprit bienveillant ?

ŒDIPE.
 Certes, je te donnerai une récompense méritée.

LE MESSAGER.
 Je suis venu surtout, afin que, de retour dans ta demeure, j’eusse de toi cette récompense.

ŒDIPE.
 Jamais je n’habiterai avec mes parents !

LE MESSAGER.
 Ô fils, il est clair que tu ne sais ce que tu fais...

ŒDIPE.
 Comment, ô vieillard ? Par les Dieux ! instruis-moi.

LE MESSAGER.
 Si tu fuis ta demeure à cause de tes parents.

ŒDIPE.
 Je crains que Phébus n’ait été véridique en ce qui me concerne.

LE MESSAGER.
 Redoutes-tu quelque souillure à cause de tes parents ?

ŒDIPE.
 C’est cela même, vieillard, qui m’effraie toujours.

LE MESSAGER.
Ne sais-tu pas que tu n’as aucune raison de craindre ?

ŒDIPE.
 Pourquoi donc, si je suis né d’eux ?

LE MESSAGER.
 Parce que Polybe ne t’était point uni par le sang.

ŒDIPE.
 Que dis-tu ? Polybe ne m’ a-t-il point engendré ?

LE MESSAGER.
 Tout autant que moi-même, et pas plus.

ŒDIPE.
 Comment celui qui m’a engendré serait-il tel que celui qui ne m’est rien ?

LE MESSAGER.
 Ni lui, ni moi ne t’avons engendré.

ŒDIPE.
 Pourquoi donc me nommait-il son fils ?

LE MESSAGER.
 Afin que tu le saches, c’est qu’il t’avait reçu autrefois de mes mains.

ŒDIPE.
 Et il a aimé aussi vivement celui qu’il avait reçu d’une main étrangère ?

LE MESSAGER.
 Il t’a aimé parce que depuis longtemps il manquait d’enfants.

ŒDIPE.
 Et m’as-tu donné à lui, m’ayant acheté ou trouvé par quelque hasard ?

LE MESSAGER.
 Trouvé dans les gorges boisées de Cithéron.

ŒDIPE.
 Pourquoi étais-tu dans ce lieu ?

LE MESSAGER.
 Je gardais là les troupeaux montagnards.

ŒDIPE.
 Tu étais donc un pasteur mercenaire, et tu menais une vie vagabonde ?

LE MESSAGER.
 En ce temps-là, ô fils, je fus ton sauveur.

ŒDIPE.
Quel était mon mal dans cette calamité, quand tu m’as secouru ?

LE MESSAGER.
 Les articulations de tes pieds peuvent le dire.

ŒDIPE.
 Ô Dieux ! pourquoi rappeler cette ancienne misère ?

LE MESSAGER.
 Je détachai tes pieds qui étaient liés.

ŒDIPE.
 Certes, j’ai ces marques depuis l’enfance, et il n’est rien en elles dont je me glorifie.

LE MESSAGER.
C’est pour cela qu’on t’a donné le nom que tu as.

ŒDIPE.
 Oh ! par les Dieux ! Dis-moi si ce fut par l’ordre de mon père ou de ma mère.

LE MESSAGER.
 Je ne sais. Celui qui te donna à moi le saurait mieux.

ŒDIPE.
 Tu m’as donc reçu d’un autre ? Tu ne m’as pas trouvé toi-même ?

LE MESSAGER.
 Non. Un autre pasteur t’a donné à moi.

ŒDIPE.
 Quel est-il ? Peux-tu me le nommer ?

LE MESSAGER.
 Il se disait serviteur de Laïos.

ŒDIPE.
 De celui qui, autrefois, était roi de cette terre ?

LE MESSAGER.
 Précisément. Il était pasteur de ce roi.

ŒDIPE.
 Vit-il encore ? Puis-je le voir ?

LE MESSAGER.
 Vous qui habitez cette terre, vous le savez mieux que moi.

ŒDIPE.
 Y a-t-il quelqu’un d’entre vous, qui êtes ici, qui connaisse ce pasteur dont il parle, soit qu’il l’ait vu aux champs, ou à la Ville ? Répondez, car le temps est venu d’éclaircir ceci.

LE CORYPHÉE.
 Je pense qu’il n’est autre que ce campagnard que tu désirais voir ; mais Jocaste te le dira mieux que tous.

ŒDIPE.
 Femme, penses-tu que l’homme à qui nous avons commandé de venir soit le même que celui dont il parle ?

JOCASTE.
 De qui a-t-il parlé ? Ne t’en inquiète pas ; ne te souviens plus de ses paroles vaines.

ŒDIPE.
 Il ne peut se faire qu’à l’aide de tels indices je ne rende pas manifeste mon origine.

JOCASTE.
 Par les Dieux ! si tu as quelque souci de ta vie, ne recherche pas ceci. C’est assez que je sois affligée.

ŒDIPE.
 Aie courage. Même si j’étais esclave depuis trois générations, tu n’en serais abaissée en rien.

JOCASTE.
 Cependant, écoute-moi, je t’en supplie ! ne fais pas cela.

ŒDIPE.
 Je ne consentirai point à cesser mes recherches.

JOCASTE.
 C’est dans un esprit bienveillant que je te conseille pour le mieux.

ŒDIPE.
 Ces conseils excellents me déplaisent depuis longtemps.

JOCASTE.
 Ô malheureux ! plaise aux Dieux que tu ne saches jamais qui tu es !

ŒDIPE.
 Est-ce que quelqu’un ne m’amènera pas promptement ce pasteur ? Laissez celle-ci se réjouir de sa riche origine.

JOCASTE.
 Hélas, hélas ! malheureux ! C’est le seul nom que je puisse te donner, et tu n’entendras plus rien de moi désormais ! (Jocaste sort).

LE CORYPHÉE.
 Œdipe, pourquoi s’en va-t-elle, en proie à une âpre douleur ? Je crains que de grands maux ne sortent de ce silence.

ŒDIPE.
 Qu’il en sorte ce qu’il voudra ! Pour moi, je veux connaître mon origine, si obscure qu’elle soit. Orgueilleuse d’esprit, comme une femme, elle a honte peut-être de ma naissance commune. Moi, fils heureux de la destinée, je n’en serai point déshonoré. La bonne destinée est ma mère, et le déroulement des mois m’a fait grand de petit que j’étais. Ayant un tel commencement, que m’importe le reste ? Et pourquoi ne rechercherais-je point quelle est mon origine ?

SCÈNE X
 vers 1085 à 1109.

LE CHŒUR.
Strophe
 Si je suis divinateur, et si je prévois bien selon mon désir, ô Cithéron, j’en atteste l’Olympe, avant la fin d’une autre pleine lune, nous te vénérerons comme le nourricier et le père d’Œdipe et comme son concitoyen, et nous te célébrerons par des chœurs, parce que tu auras apporté la prospérité à nos rois ! Phébus ! qui chasses les maux ! que ces désirs soient accomplis !

Antistrophe
 Ô enfant, quelle fille des Bienheureux t’a conçu, s’étant unie à Pan qui erre sur les montagnes, ou à Loxias ? car celui-ci se plait sur les sommets boisés. Est-ce le Roi Kyllène, ou le Dieu Bacchus, qui habite les hautes montagnes, qui t’a reçu de quelqu’une des Nymphes de l’Hélicon avec lesquelles il a coutume de jouer ? (Le Serviteur entre).

Voir en ligne : Œdipe Roi (Scènes XI à XV)

P.-S.

 Texte établi par Abréactions Associations d’après la traduction nouvelle de Sophocle par Leconte de Lisle, publiée aux éditions Alphonse Lemerre à Paris en 1877 (503 pages).

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