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Psychanalyse & Science

Croyance et Psychanalyse

Symptôme dans la civilisation

Date de mise en ligne : samedi 27 septembre 2003

Auteur : Christophe BORMANS

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« Ne t’imagine pas que la raison puisse croître et s’élever jusqu’à pouvoir connaître Dieu » (Maître ECKHART, De la naissance éternelle).

En conclusion d’une lettre datée du 9 octobre 1918, Freud donne à entendre à son correspondant, qui n’est autre que le Pasteur Oskar PFISTER, une énigme digne de celle que la Sphinge de la mythologie grecque pose au héros de Thèbes, Œdipe :

« Mais à propos, comment se fait-il que la psychanalyse n’ait pas été découvert par l’un de tous ces hommes pieux, pourquoi a-t-on attendu que ce fût un juif tout à fait athée ? » [1].

Pourquoi cette question fonctionne-t-elle comme une énigme ? Par ce que, tout simplement, Freud y donne quelque chose à deviner, d’après une description faite en des termes ambigus. C’est là, la définition d’une énigme. L’ambiguïté de Freud est certaine : d’une part, il revendique comme fondamentale son appartenance à la tradition fondatrice de la religion monothéiste, tout en s’avouant tout à la fois athée convaincu.

L’énigme de Freud ne reste cependant pas longtemps sans réponse. Deux semaines plus tard, le 29 octobre 1918, le Pasteur Oskar Pfister prend sa plume et répond au maître de Vienne :

« Tout d’abord vous n’êtes pas juif, ce que mon extrême admiration pour Amos, Isaïe, Jérémie, et les hommes qui composèrent le livre de Job et les Prophètes, me fait bien regretter ; ensuite vous n’êtes pas aussi athée que vous prétendez l’être, car celui qui lutte pour la vérité, pour la libération de l’amour, "demeure en Dieu" (Première Épître de Jean, IV, 16). Si vous laissiez fusionner votre propre œuvre avec la grande harmonie de l’Univers de la même façon que les notes d’une symphonie de Beethoven se fondent en un tout musical, je pourrais dire de vous : "Il n’y eut jamais de meilleur chrétien" » [2].

La réponse est habile. Elle semble aller à l’encontre de toute l’œuvre de Freud, laquelle peut s’entendre en première approche, comme une remise en cause de toute croyance et comme une critique violente du caractère névrotique et obsessionnel de toute religion. On citera ici : Actes obsessionnels et actes religieux (1907), Totem et tabou (1912), L’Avenir d’une illusion (1927) [3], Malaise dans la civilisation (1929) [4] et, enfin, sa dernière œuvre et son véritable testament, Moïse et le monothéisme (1938) [5].

Est-ce bien le cas ? L’œuvre de Freud est-elle cette critique virulente de la religion ou, pour reprendre les termes même du Pasteur suisse, n’eut-il jamais de « meilleur chrétien » que Freud ? En d’autres termes, quelle lumière nouvelle pourrait bien apporter la psychanalyse pour éclaircir quelque peu cette difficile et parfois obscure question de la croyance ?

Croyance et conscience

« Les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs » (Malaise dans la civilisation, p. 27). Telle est la thèse que Freud va soutenir tout au long de son œuvre, et particulièrement au sein de ses deux ouvrages majeurs consacrés à ce sujet, son Malaise dans la civilisation et l’Avenir d’une illusion. L’expression de « délire collectif » n’est pas ici à prendre à la légère. Dans l’Avenir d’une illusion, rédigée deux ans plus tôt, Freud préférait parler de « fictions », qu’il définit comme des « hypothèses dont l’absence de fondement, voire l’absurdité, nous apparaît clairement », et dont l’archétype nous est donné par l’ensemble des « doctrines religieuses » (L’Avenir d’une illusion, pp. 41-40). Là encore, ces illusions sont comparées au délire. Entendant caractériser au plus près l’illusion, Freud nous dit qu’elle se « rapproche », dans sa structure même, de « l’idée délirante en psychiatrie » (L’Avenir, p 44).

L’équation religion = illusion semble bien se confirmer d’emblée. À la différence près, cependant - mais elle est de taille, c’est qu’ici Freud énonce clairement l’origine de telles illusions : elles sont dérivées des "désirs humains" (L’Avenir, p. 44) :

« Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci la réalisation d’un désir est prévalante, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel » (L’Avenir, p 45).

Pour faciliter la compréhension, Freud donne immédiatement l’exemple de « l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or », laquelle est tout simplement dérivée du « désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible ». Mais quel est le désir qui se donne à entendre dans les croyances religieuses ?

Freud n’a nul besoin d’y insister, tant chacun peut y reconnaître et dénoncer à son aise que l’hypothèse d’une promesse heureuse, d’un véritable paradis terrestre, satisfait bien plus notre désir, que la sombre perspective d’envisager froidement le bas profil de la mort.

Cependant, une question vient immédiatement au grand jour : comment se fait-il que perdurent de telles illusions ? D’autant plus que « la menace des peines de l’enfer » (L’Avenir, p 67) vient sérieusement ternir son corollaire d’une vie éternelle et bien heureuse. Tout se passe comme si le principe sur lequel se base tout l’édifice de la religion est un simple « renoncement aux pulsions instinctives » (Malaise, p. 46), sans aucune autre satisfaction que l’espoir d’un rachat dans l’au-delà. La ficelle est grosse. Et en ce début de XXe siècle une question insiste : comment se fait-il que la science et la raison n’arrivent pas à définitivement endiguer croyance et religion ?

C’est ce moment que Freud choisit pour avancer une réponse surprenante et, précisément, pour convoquer la psychanalyse :

« C’est le lieu d’introduire enfin une conception entièrement propre à la psychanalyse, et totalement étrangère à la pensée humaine traditionnelle » (Malaise, pp. 85-86).

Cette thèse, c’est tout simplement que la conscience elle-même, c’est-à-dire notre raison, est issue du même principe de renoncement pulsionnel. En d’autres termes, c’est la pulsion qui est première, bien qu’à la suite d’un premier renoncement tombé dans le refoulement, la relation semble se renverser :

« Avec l’histoire du développement de la conscience, telle que nous le connaissons déjà, nous serions tentés de nous rallier à la thèse paradoxale suivante : la conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions. Ou bien : ce dernier, à nous imposé du dehors, engendre la conscience, laquelle exige alors de nouveaux renoncements » (Malaise, pp. 85-86).

En d’autres termes, la raison ne peut rien contre l’illusion, puisqu’elle participe, tout comme la religion, d’un certain renoncement à la pulsion. Raison et illusion ont la même origine, croyance et conscience ont les mêmes racines.

Cette hypothèse, pour autant paradoxale qu’elle puisse paraître pour le profane, est directement issue des travaux empiriques de Freud. Pour la comprendre, il nous faut impérativement nous plonger dans le développement du psychisme infantile et la dynamique de l’inconscient freudien.

Si l’on admet en effet avec Freud que la pulsion est première, tout le reste en découle. Le renoncement à la pulsion et à sa satisfaction est nécessairement imposé à l’enfant de l’extérieur, c’est-à-dire par une autorité supérieure. Peu nous importe pour le moment de discuter ni du genre de satisfaction et de pulsion à laquelle cette autorité défend expressément « de donner libre cours », ni du genre de l’autorité elle-même qui l’interdit. Le problème est que si la pulsion est première, le renoncement à sa satisfaction engendre nécessairement une nouvelle pulsion, laquelle est une pulsion d’agressivité, ou pulsion « vindicative » dit Freud, à l’encontre de cette autorité elle-même. Nous sommes ici dans un cercle vicieux que rien ne semble vouloir arrêter et le problème serait tout bonnement inextricable pour l’enfant, s’il n’avait recours un mécanisme psychique spécifique : celui de l’identification.

Pour résoudre ce dilemme, l’enfant n’a pas d’autre solution que de s’identifier à cette autorité même qui lui impose le renoncement à ses satisfactions pulsionnelles. Cette identification spécifique donne lieu à une nouvelle couche psychique que Freud nomme le Surmoi, laquelle vient en quelque sorte se superposer aux anciennes identifications du Moi.

Ainsi, l’enfant peut-il s’approprier et répéter inconsciemment tout le jeu entre autorité et soumission, dans un travail psychique à la limite du symbolique, de l’imaginaire et du fantasmatique. Le Surmoi joue par exemple le rôle du papa, le moi celui de l’enfant. La situation peut donner lieu à de multiples scénarii, dans lesquels le Moi s’allie tantôt avec le Ça, pour littéralement anéantir le Surmoi, tantôt avec le Surmoi pour définitivement punir le Ça.

La volonté d’agression est ainsi rendu inoffensive et compatible avec la réalité extérieure, au prix d’une intériorisation, d’une véritable introjection de l’agressivité et du conflit, lequel mérite désormais le terme de conflit psychique : « L’agression par la conscience perpétue l’agression par l’autorité » dit Freud (Malaise, p. 86).

C’est ainsi que, selon Freud le renoncement aux pulsions, imposé du dehors par une autorité extérieure, « engendre la conscience », laquelle, en retour, exige alors « de nouveaux renoncements » (Malaise, p. 86).

Sur cette voie, il est désormais facile de comprendre en quoi la science ne peut pas venir à bout du délire et de l’illusion de la croyance religieuse. Elle ne peut le faire, car la conscience est au même titre que la croyance, elle-même directement issue du renoncement aux pulsions.

Deux questions subsistent désormais : si la raison et la science, d’une part, et la croyance et la religion de l’autre, ont finalement, du point de vue de la dynamique psychique, la même origine, comment se fait-il qu’elles se soient différenciées ?

De l’imaginaire au symbolique

Plus exactement, s’il peut être légitime du point de vue de la dynamique psychique, de placer science et religion au même niveau, encore faut-il pouvoir rendre compte par cette même hypothèse, de la multitude des religions et des guerres qu’elles se livrent régulièrement.

Si l’on a compris la dynamique de l’appareil psychique exposé par Freud, l’on comprendra aisément que le conflit majeur qui y réside, opposant le Ça au Surmoi, régit toute notre activité psychique. Il n’est donc pas surprenant de le retrouver sur la scène politique. Les guerres entre religions, ou les conflits entre science et religion, ne sont eux-mêmes que des versions extériorisées, projetées sur la scène de la vie quotidienne, du conflit intérieur entre le Ça et le Surmoi, selon le mécanisme inverse de celui de l’introjection : le mécanisme de la projection.

« La théorie des pulsions est pour ainsi dire, notre mythologie » écrira Freud en 1932, dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. « Les pulsions sont des êtres mythiques », formidables d’imprécision, et que nous ne sommes jamais certains de « voir nettement » [6]. Qu’est-ce que Freud entendait par là, sinon que les croyances polythéistes sont des croyances hautement pulsionnelles, croyances en des dieux multiples tout comme les pulsions du Ça sont elles-mêmes multiples et partielles, tandis que le monothéisme est, lui, la religion du Surmoi ?

« Oui, je viens dans son Temple adorer l’Éternel » dit Abner à Joad dès le premier vers de la pièce de Jean Racine, Athalie (Acte I, scène I). De quoi s’agit-il dans cette tragédie messianique ou, selon son sous-titre même, tirée de l’Écriture sainte ? L’épisode effectue une condensation entre le deuxième Livre des rois et le Livre d’Esther. Au onzième chapitre du deuxième Livre des rois, Athalie, pour venger la mort de son fils, fait périr toute la race royale de David. Du moins, c’est ce qu’elle commence par croire. Car à son insu, Jasabet a réussi à sauver du massacre un des fils du roi, Joas. Puis elle réussit ensuite à le dérober au regard d’Athalie pendant six années, durant lesquelles cette dernière règnera sans partage.

La septième année cependant, le Grand prêtre Joad se décide à renouveler l’alliance en montrant l’héritier tenu jusque-là caché. Dans le grand Temple, il met sur la tête de Joas le diadème et le livre de la loi, le proclamant ainsi roi. Ce même jour, il ordonne l’arrestation et le meurtre d’Athalie :

« Et tout le peuple du pays entra dans le temple de Baal, et ils renversèrent ses autels, mirent ses images en pièces, et tuèrent Mathan, prêtre de Baal, devant l’autel » (Deuxième Livre des Rois, 11, 18).

Le Livre d’Ester raconte quant à lui, comment celle-ci fit avorter le complot d’Aman contre le peuple élu. Dans sa prière au Seigneur pour faire échouer le complot d’Aman, Ester avoue ses péchés :

« Nous avons péché devant Vous, et c’est pour cela que Vous nous avez livrés entre les mains de nos ennemis : car nous avons adoré leurs dieux. Vous êtes juste, Seigneur ; et maintenant ils ne se contentent pas de nous opprimer par une très dure servitude ; mais, attribuant la force de leurs mains à la puissance de leurs idoles, ils veulent renverser Vos promesses, détruire Votre héritage, fermer la bouche à ceux qui Vous louent, et éteindre la gloire de Votre temple et de Votre autel, pour ouvrir la bouche des nations, pour louer la puissance des idoles, et pour célébrer à jamais un roi de chair » (Ester, 14, 6 à 10).

À l’arrière plan de la tragédie racinienne, l’on retrouve le schisme, cette même scission du royaume de Salomon et des douze tribus originelles : celle de Benjamin et de Juda d’une part, les dix autres tribus qui prendront bientôt Samarie pour capitale de l’autre.

Ce que dépeignent magnifiquement les vers de Racine, c’est le passage de l’imaginaire au symbolique, au sein même de la croyance. Le culte de Baal est en effet une croyance purement imaginaire, en de multiples dieux locaux, les Baals. Ces cultes, soutenues par Athalie durant ses six années de règne, sont des cultes idolâtriques que l’on rencontre déjà dans la Genèse, sous la forme de Veaux d’or. Ils comportent encore parfois des sacrifices humains, et il s’agit précisément pour le monothéisme, d’imposer, via le couronnement de Joas, une croyance plus symbolique (celui du Dieu monothéiste de l’Ancien Testament), dont on se souviendra qu’Il avait arrêté de sa main le sacrifice qu’Il avait lui-même exigé d’Abraham.

Ce que les premiers vers de Racine rendent à merveille, c’est que là encore, le passage du polythéisme pulsionnel des Baals à la religion monothéiste surmoïque, ne peut s’effectuer que par une intériorisation de l’autorité exigeant le renoncement à la satisfaction pulsionnelle, c’est-à-dire par la crainte : « Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte » (Joad, Acte I, scène I).

C’est ce que Freud dépeindra, plus de trois siècle après Racine, dans son ouvrage testamentaire : L’homme Moïse et la religion monothéiste. Le passage de « l’hénothéisme » au monothéisme est équivalent, dans l’inconscient, au passage de l’imaginaire au symbolique.

Bien entendu, l’abandon de cet imaginaire est lourdement signifié par l’interdiction de se faire une image de Dieu. Mais plus généralement, précise Freud, ce qui se donne à entendre dans le passage du polythéisme idolâtrique au monothéisme, c’est l’abandon de l’imaginaire en tant que maternel, au profit du symbolique, du Nom du père :

« [...] Reléguer au second plan les perceptions sensorielles directes en donnant le pas aux souvenirs, aux déductions, aux réflexions, tous processus intellectuels tenus pour supérieurs, c’est décider, par exemple, que la paternité, bien que les sens ne la puissent déceler, est plus importante que la maternité. C’est pourquoi le fils porte le nom de son père et en hérite » (Moïse, p. 111).

C’est ce pas décisif accompli par l’humanité que vient ici signifier ce passage du polythéisme au monothéisme. Ce pas est lourd de conséquence, puisqu’il donne du sens, non pas à une évolution, mais à ce « renoncement culturel » dont parle Freud, renoncement constitutif de toute société humaine :

« Il est impossible de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives » (Malaise, p. 48).

La science et le monothéisme ont là encore la partie liée et doivent se contenter de se partager un commun « sentiment d’orgueil et de contentement de soi », qu’ils risquent à tout instant de payer du prix de l’angoisse et du malaise, à un prix désormais d’autant plus élevé qu’il est fixé par les exigences narcissiques accrues par la civilisation :

« Peut-être toutes ces situations psychologiques comportent-elles un autre point commun, peut-être l’homme attribue-t-il plus de prix à ce qui lui est le plus difficile à atteindre et sa fierté tient-elle à un narcissisme accru par la conscience de la difficulté vaincue » (Moïse, p. 111).

Les résultats théoriques mis en évidence par Freud, sont le fruit de sa pratique quotidienne de la psychanalyse. Durant une cinquantaine d’années, cette étude de la dynamique inconsciente à l’œuvre dans le psychisme, lui a appris que toutes les constructions psychiques, qu’elles soient scientifiques ou religieuses, peuvent être qualifiées de délires. N’y a-t-il pas, tout de même, une ligne de démarcation nette entre délire et raison ? Tout délire est un souvenir déformé, certes, mais malgré tout réel, dit Freud :

« Dans la mesure où il est déformé, on peut l’appeler démence ; dans la mesure où il apporte quelque lumière sur le passé, on doit l’appeler vérité » (Moïse, p. 121).

Si la ligne de démarcation entre science et religion est mal définie, c’est avant tout selon Freud, que la ligne de démarcation entre désir et délire est elle-même fantasmatique. De sorte que dans le psychisme, un délire peut être raisonnable et la raison peut être délirante :

« La démence des psychopathes elle-même renferme une parcelle de vérité et la conviction du malade s’établit sur cette parcelle pour au-delà se répandre sur toute la construction démentielle » (Moïse, p. 121).

Conclusion

Les propos tenus par Freud à la fin des années vingt et présentés dans ce texte, n’étaient pas nouveaux, loin s’en faut. Dès 1911, dans son article plus technique, intitulé « Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique » Freud développait déjà cette même thèse dans sa problématique dite « économique », à l’aide de son fameux principe de plaisir. La substitution du principe de réalité au principe de plaisir, c’est-à-dire l’émergence du Surmoi, était déjà présentée non pas comme une destruction pure et simple du principe de plaisir, mais comme un moyen d’assurer sa continuité sous une forme plus spirituelle et symbolique, que pulsionnelle et imaginaire :

« Un plaisir instantané, aux conséquences peu sures, est abandonné, mais ce n’est que pour gagner, sur cette nouvelle voie, un plaisir plus tardif, assuré » [7].

Là encore, l’archétype de cette substitution était à retrouver dans le mythe religieux du paradis terrestre :

« La doctrine de la récompense dans l’au-delà, en échange du renoncement - volontaire ou imposé par contrainte - aux plaisirs terrestres, n’est rien d’autre que la projection mythique de cette révolution psychique. En développant ce modèle dans toutes ces conséquences, les religions ont pu imposer l’absolu renoncement au plaisir dans cette vie contre la promesse d’un dédommagement dans une existence future » (Freud, ibid.).

Cependant, Freud voyait déjà combien cet idéal spirituel promu par la religion monothéiste, risquait en même temps d’accroître l’écart entre cet idéal même et la réalité. En d’autres termes, combien il était finalement difficile de surmonter définitivement le principe de plaisir. Sur ce chemin, il reconnaissait que la Science avait jusque-là mieux réussit dans cette tâche en assurant un nouvel idéal de plaisir au sein même du renoncement :

« C’est la science qui réussit le mieux ce surmontement, elle qui au demeurant procure un plaisir intellectuel pendant le travail et promet pour finir un gain pratique » [8].

En 1968 cependant, soit seulement trente ans après la mort de Freud, la science semble elle-même connaître quelques difficultés à surmonter le retour du refoulé pulsionnel. C’est pour le coup, la doctrine de la récompense non pas dans l’au-delà mais, bien dans l’immédiat, qui est quelque peu malmenée par la "rumeur qui chante", comme le dit J.-A. Miller en 1974 :

« Il y a une rumeur qui chante : si on jouit si mal, c’est qu’il y a répression sur le sexe, et, c’est la faute, premièrement à la famille, deuxièmement à la société, et troisièmement au capitalisme. La question se pose » [9].

À ce questionnement sur l’illusion scientifique et la croyance capitaliste, c’est cette fois Jacques Lacan qui s’y colle :

« Freud n’a pas dit que le refoulement provienne de la répression : que (pour faire image), la castration, ce soit dû à ce que Papa, à son moutard qui se tripote la quéquette, brandisse : "On te la coupera, sûr, si tu remets ça."
 Bien naturel pourtant que ça lui soit venu à la pensée, à Freud, de partir de là pour l’expérience, - à entendre de ce qui la définit dans le discours analytique. Disons qu’à mesure qu’il y avançait, il penchait plus vers l’idée que le refoulement était premier. C’est dans l’ensemble la bascule de la seconde topique. La gourmandise dont il dénote le surmoi est structurale, non pas effet de la civilisation, mais "malaise (symptôme) dans la civilisation" » [10].

P.-S.

Ce texte constitue une première version d’un article publié dans l’ouvrage collectif intitulé « La Croyance » (Studyrama, Collection « Principes - Culture générale », Jeunes Éditions, Paris, Septembre 2003, pp. 127-135).

Notes

[1E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. 2 : 1901-1919, PUF, Paris, 1961, p. 479.

[2O. Pfister, dans E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, vol. 2 : 1901-1919, PUF, Paris, 1961, p. 479.

[3Sigmund FREUD, L’Avenir d’une illusion [1927], Trad. : M. BONAPARTE (revue par l’auteur en 1932), PUF, Paris, 1973.

[4Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation [1929], Trad. : CH. et J. ODIER (1937), PUF, Paris, 1970.

[5Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme [1939], Trad. : Anne BERMAN (1948), Gallimard, Paris, 1980.

[6S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, « Angoisse et vie pulsionnelle », [1932], Gallimard, Paris, 1984, p. 129.

[7S. Freud, « Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique » [1911], Œuvres complètes, PUF, 1998, vol. XI, p. 18.

[8S. Freud, Œuvre complètes, PUF, 1998, vol. XI, p. 18.

[9J.-A. Miller, Télévision, Seuil, Paris, 1974, p. 47.

[10J. Lacan, Télévision, Seuil, Paris, 1974, p. 48.

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