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Théodore FLOURNOY

Remarques sur la langue martienne

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VI - §III)

Date de mise en ligne : mercredi 5 juillet 2006

Mots-clés : , ,

Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE SIX
Le cycle martien (suite) : la langue martienne
 [1]

III. REMARQUES SUR LA LANGUE MARTIENNE

Pour peu que le lecteur ait donné quelque attention aux textes précédents, ne fût-ce qu’aux deux premiers, il aura sans doute été bien vite édifié sur le prétendu langage de la planète Mars, et peut-être s’étonnera-t-il que je m’y arrête davantage. Mais, comme plusieurs des habitués des séances de Mlle Smith - et, naturellement, Mlle Smith elle-même - tiennent sérieusement pour son authenticité, je ne puis me dispenser de dire pourquoi le « martien » n’est à mes yeux qu’un travestissement enfantin du français. À défaut, d’ailleurs, de l’importance astronomique à laquelle il prétend sur l’autorité de Léopold, cet idiome conserve tout l’intérêt psychologique qui s’attache aux produits automatiques des activités subconscientes de l’esprit, et il mérite bien quelques instants d’examen.

Il faut dès l’abord rendre cette justice au martien (je continue à l’appeler de ce nom par commodité) qu’il est bien une langue, et non un simple jargon ou baragouinage de bruits vocaux produits au hasard du moment sans fixité aucune. On ne peut, en effet, lui refuser les caractères suivants : 1°) C’est un ensemble de sons nettement articulés, groupés de façon à former des mots. 2°) Ces mots, au moment où ils sont prononcés, expriment des idées définies. 3°) Enfin, le rapport des mots aux idées est constant ; autrement dit, la signification des termes martiens est permanente et se maintient (à part de très légères inconsistances sur lesquelles je reviendrai plus loin) d’un bout à l’autre des textes recueillis au cours de ces trois années [2].

J’ajoute que, parlé couramment et un peu vite, comme Hélène le fait parfois en somnambulisme (textes 4, 11, 15, etc.), il a un caractère acoustique bien à lui, dû à la prédominance de certains sons et à une intonation spéciale difficile à décrire. De même qu’on distingue à l’oreille des langues étrangères qu’on ne comprend d’ailleurs pas, et que tout dialecte possède un accent particulier qui le fait reconnaître, on s’aperçoit dès les premières syllabes si Hélène parle hindou ou martien d’après la complexion musicale, le rythme, les consonnes et voyelles de prédilection propres à chacun de ces deux idiomes. Par là, le martien porte bien le cachet d’une langue naturelle ; je veux dire qu’il n’est pas le résultat d’un calcul purement intellectuel, mais que des influences d’ordre esthétique, des facteurs émotionnels ont concouru à sa création et instinctivement dirigé le choix de ses assonances et terminaisons favorites. Le martien n’a certainement point été fabriqué de sang-froid et à tête reposée pendant l’état normal, habituel, français pour ainsi dire, de Mlle Smith, mais il porte en ses tonalités caractéristiques l’empreinte d’une disposition affective particulière, d’une humeur ou orientation psychique déterminée, d’un état d’âme spécial qu’on peut appeler d’un mot l’état martien d’Hélène. La sous-personnalité qui prend plaisir à ces jeux linguistiques paraît bien être la même, au fond, que celle qui se complaît dans les images visuelles exotiques et colorées de la planète aux rochers roses, et qui anime les personnages du roman martien.

Un simple coup d’oeil sur l’ensemble des textes précédents montre que le martien, comparé au français, est caractérisé par la surabondance des é ou ê et des i, et la rareté des diphtongues et des nasales. Une statistique plus précise des sons-voyelles qui frappent l’oreille en lisant à haute voix les textes martiens, d’une part, et leur traduction française, de l’autre, m’a donné le pourcentage du tableau I ci-dessous [3]. Mais on sait que les voyelles se distinguent au point de vue acoustique par des sons fixes caractéristiques, et qu’elles se répartissent ainsi à des hauteurs différentes dans l’échelle musicale, i et é étant les plus élevées, a et o occupant la région moyenne, u et ou se trouvant dans la partie inférieure. En réunissant donc à ces dernières les nasales toujours sourdes, ainsi que les e muets, le tableau I peut se ramener aux trois groupes du tableau II au point de vue de la hauteur et de la sonorité. On constate alors que le martien est d’une tonalité générale beaucoup plus élevée que le français ; car, tandis que les deux langues ont à peu près la même proportion de voyelles moyennes, les sons bas, sourds, ou muets, qui forment presque la moitié des voyelles françaises, ne figurent que pour un douzième à peine en martien, où les sons hauts en revanche représentent en gros les trois quarts des voyelles au lieu d’un tiers seulement en français.

D’autre part, les recherches sur l’audition colorée ont montré qu’il existe une connexion psychologique étroite, fondée sur des analogies émotionnelles et une équivalence des réactions organiques, entre les sons élevés et les couleurs claires ou vives, les sons bas ou sourds et les couleurs sombres. Or, cette même corrélation se retrouve, dans la vie somnambulique de Mlle Smith, entre les visions éclatantes, lumineuses, colorées qui caractérisent son cycle martien, et la langue aux voyelles élevées et sonores qui jaillit dans ce même cycle. Il est permis d’en conclure que c’est bien la même atmosphère émotionnelle qui baigne et enveloppe ces produits psychologiques variés, la même personnalité qui donne le jour à ces automatismes visuels et phoniques. L’imagination ne pouvant d’ailleurs, on le comprend, créer ses fictions de rien, elle est bien obligée d’emprunter ses matériaux à l’expérience individuelle, quitte à les trier ou les transformer conformément aux tendances émotives qui l’inspirent. C’est pour cela que les tableaux martiens ne sont qu’un reflet du monde terrestre, mais dans ce qu’il a de plus chaud et de plus brillant, l’Orient ; de même, la langue martienne n’est que du français, mais métamorphosé et porté à un diapason supérieur.

J’admets donc que le martien est une langue, et une langue naturelle en ce sens qu’elle est automatiquement enfantée, sans la participation consciente de Mlle Smith, dans l’état émotionnel ou par le Moi secondaire qui est la source de tout le reste de ce cycle. Il me reste maintenant à relever quelques-uns des traits qui semblent indiquer que l’inventeur de toute cette linguistique subliminale n’a jamais su d’autre idiome que le français, qu’il est beaucoup plus sensible à l’expression verbale qu’aux rapports logiques des idées, et qu’il possède à un degré éminent ce caractère enfantin et puéril que j’ai déjà relevé chez l’auteur du roman martien. Il convient pour cela d’examiner rapidement cette langue inédite au point de vue de sa phonétique et de son écriture, de ses formes grammaticales, de sa syntaxe et de son vocabulaire.

1. Phonétique et écriture martiennes.

Le martien se compose de sons articulés qui tous, tant consonnes que voyelles, existent en français. Tandis que sur ce globe les langues géographiquement voisines de la nôtre (pour ne pas parler de plus éloignées) en diffèrent chacune par certains sons spéciaux - ch allemand, th anglais, etc. , la langue de la planète Mars ne se permet pas de pareilles originalités phonétiques. Elle semble, au contraire, plus pauvre que le français. Je n’y ai pas rencontré jusqu’ici la chuintante j ou ge (comme dans juger), ni le son double x. (Je ne parle que des textes proprement dits rassemblés ci-dessus, car, dans les discours verbeux et impossibles à recueillir de certaines séances, il y avait certainement des j ; mais, là encore, je n’ai remarqué aucun son simple étranger au français, et le cachet acoustique particulier de ce jargon ne résultait que d’une plus grande abondance de combinaisons peu fréquentes dans notre langue, telles que le phonème tch, qui ne se retrouve que dans les deux textes 1 et 3.) La phonétique martienne, en un mot, n’est qu’une reproduction incomplète de la phonétique française.

L’alphabet martien, rapproché du nôtre (fig. 24, p. 185), suggère une remarque analogue. La forme graphique des caractères est assurément nouvelle, et nul ne devinerait nos lettres dans ces dessins d’aspect exotique. Néanmoins, chaque signe martien correspond (à la seule exception du signe du pluriel) à un signe français, tandis que l’inverse n’est pas vrai, de sorte qu’ici encore on est en présence d’une imitation appauvrie de notre système d’écriture.

Les douze textes écrits sur lesquels j’établis mes comparaisons, comprennent environ 300 mots (dont 160 différents) et 1 200 signes. Il s’y trouve au total 21 lettres différentes ayant toutes leur équivalent exact dans l’alphabet français, lequel en possède encore 5 autres qui manquent en martien : j et x dont les sons eux-mêmes n’ont pas été observés, et q, w, y qui font, en somme, double emploi avec k, v et i. Cette réduction du matériel graphique se manifeste en deux autres détails. D’abord, il n’y a ni accents ni ponctuation, à l’exception d’un certain signe, ressemblant à notre circonflexe, employé quelquefois en guise de point à la fin des phrases. En second lieu, chaque lettre n’a qu’une forme, la diversité des majuscules et des minuscules ne paraissant pas exister en martien, non plus que celle des caractères cursifs et typographiques. Des chiffres, nous ne savons rien.

Il y a cependant trois petites singularités à signaler. 1°) À défaut de majuscules, les initiales des noms propres se distinguent assez souvent par un point placé au-dessus du caractère ordinaire. 2°) Dans les cas de lettres doubles, la seconde est remplacée par un point situé à droite de la première. 3°) Enfin, il existe, pour marquer le pluriel des substantifs et de quelques adjectifs, un signe graphique spécial, ne répondant à rien dans la prononciation, et ayant la forme d’une petite ondulation verticale qui fait un peu songer à une amplification de notre s, marque ordinaire du pluriel en français. - Ces particularités, outre la forme extérieure des lettres, constituent toute la dose d’invention déployée dans l’écriture martienne. Ajoutons que cette écriture, qui n’est ordinairement pas penchée, va de gauche à droite comme la nôtre. Toutes les lettres sont à peu près de même hauteur, sauf l’i qui est beaucoup plus petit, et restent isolées les unes des autres ; leur assemblage en mots et phrases offre à l’oeil un certain aspect d’inscriptions hiéroglyphiques orientales [4].

L’alphabet martien n’ayant jamais été révélé comme tel, nous ignorons l’ordre dans lequel les lettres s’y succéderaient. Il semble toutefois qu’elles aient été inventées en suivant notre alphabet, au moins en grande partie, si l’on en juge d’après les analogies de forme des caractères martiens correspondant à certaines séries de lettres françaises ; comparez a et b ; g et h ; s et t ; et surtout la succession k l m n. D’autre part, on constate d’étranges rapports entre des lettres très distantes dans l’alphabet français, lorsqu’on rapproche u et g, z et h, f et v, ainsi que c et i qui semblent avoir simplement fait chassé-croisé en passant du français au martien. Au total, si l’on essaye de ranger ces curieux caractères suivant leur ressemblance de forme, on trouve qu’ils se répartissent en cinq groupes assez distincts. Le premier ne renferme que c et r, constitués exclusivement par des traits rectilignes. Le second, comprenant e et d, servirait de transition aux deux suivants caractérisés par la présence d’une grosse boucle ou panse ouverte soit à gauche (a b f n p v), soit à droite (i g h k l m z u). Un dernier groupe embrasserait o s et t où il n’y a plus ni traits rectilignes, ni grosse panse dominante, mais seulement des courbes diverses. À remarquer encore certains couples de lettres qui ne sont que l’image renversée ou spéculaire l’une de l’autre : m et n, l et p, et d’une façon moins parfaite f et k. À ces cas de symétrie verticale se joignent ceux de symétrie horizontale, mais inexacte dans les détails, qu’on observe dans les groupes l et m, n et p (comme chez nous dans les lettres d et q, b et p).

C’est dans la valeur phonétique des lettres, c’est-à-dire dans la correspondance des sons articulés et des signes graphiques, qu’on voit le mieux percer la nature essentiellement française du martien. La seule différence notable à relever ici entre les deux langues est la beaucoup plus grande simplicité de l’orthographe martienne, résultant de ce qu’il ne s’y trouve pas de lettres inutiles : toutes se prononcent, même les consonnes finales telles que s, n, z, etc., qui sont le plus souvent muettes en français. Cela revient à dire que l’écriture martienne s’est moulée sur la langue parlée, et n’est que la notation des sons articulés de celle-ci par les moyens les plus économiques. Tant s’en faut cependant qu’elle réalise le type d’une écriture vraiment phonétique, c’est-à-dire où chaque signe correspondrait à une certaine articulation élémentaire, constante et invariable, et vice versa. Elle fourmille, au contraire, d’équivoques, d’exceptions, d’irrégularités, qui font qu’une seule et même lettre revêt des prononciations très différentes suivant les cas, et que réciproquement un même son s’écrit de diverses manières, sans qu’on puisse apercevoir aucune explication rationnelle pour toutes ces ambiguïtés - si ce n’est qu’on retrouve précisément les mêmes en français ! On rencontre en d’autres termes, dans ce prétendu idiome extra-terrestre, une collection de singularités et de caprices qui ne nous étonnent point au premier abord, tant notre langue nous y a accoutumés, mais dont la réunion, lorsqu’on y réfléchit, défie l’oeuvre du hasard et constitue un signalement auquel il est impossible de se méprendre. Le martien n’est que du français déguisé. Je ne relèverai que les plus curieuses de ces frappantes coïncidences, d’autant plus frappantes que le champ où je les récolte est très limité puisqu’il se borne aux douze textes à la fois écrits et prononcés, lesquels ne renferment que cent soixante mots différents.

Les voyelles simples de l’alphabet martien correspondent exactement aux cinq voyelles françaises a e i o u et ont les mêmes nuances de prononciation. La plus intéressante sous ce rapport est l’e qui n’a pas moins de quatre ou cinq valeurs différentes, tout comme chez nous ; les trois e d’Esenale, par exemple, se prononcent successivement comme ceux de médecine ; ceux de êvé comme dans rêvé ; la terminaison de amès comme dans kermès, etc. Les diphtongues et nasales se prononcent et s’écrivent en martien identiquement comme en français, à en juger du moins par les seuls échantillons ou, an, on, qui figurent dans les textes écrits.

Le c martien joue un triple rôle qu’il remplit également (avec d’autres encore) en français. Il est guttural et équivaut au k dans carimi, crizé, où il se prononce comme dans car, cri. Il prend le son sifflant de l’s dur devant e (il ne s’est pas encore rencontré devant i) dans le mot qui se prononce comme dans agacé. Enfin, joint à l’h, il forme la chuintante ch dont je reparlerai.

L’s a les mêmes caprices que chez nous. Elle est généralement forte ; mais, entre deux voyelles, elle devient douce comme le z, à moins qu’elle ne se double, auquel cas elle reste forte. Par exemple, dans les mots somé, astané, mis, elle se prononce comme en français dans somme, astre, fils ; tandis que dans ésenale et misaïmé elle siffle comme le z de êzé, épizi, exactement comme en français l’s et le z s’équivalent dans visage et gazeux ; mais elle redevient forte, grâce à sa duplication, dans essate et dassinié comme dans essai et assigner.

Si inversement on part des sons articulés pour examiner leur représentation dans l’écriture martienne, on tombe sur des singularités qui existent toutes en français. La gutturale forte, qui a plusieurs moyens d’expression chez nous, en possède encore deux en martien, le c et le k ; il n’y a que le q dont le martien fasse résolument l’économie en le remplaçant par k (voir, par exemple, les mots ka, ké, signifiant « qui », « que »). De même, la sifflante forte, ordinairement figurée par l’s simple (sauf entre deux voyelles) peut se traduire par c devant un e ; et la sifflante douce, représentée dans la règle par z, l’est parfois par un s simple entre deux voyelles.

En outre, des sons qui phonétiquement sont aussi simples que bien d’autres, et pourraient revendiquer une lettre spéciale comme ils le font dans diverses langues terrestres, se trouvent avoir en martien précisément le même symbole complexe qu’en français. Le son-voyelle ou, par exemple, qui en allemand se rend par une seule lettre, a suivi l’habitude française : il s’écrit et se prononce dans pouzé, bounié, etc., comme dans poule. De même pour les nasales an, on, les seules figurant dans les textes écrits, où elles sont orthographiées dans sandiné, pondé, etc., comme dans santé et pondre. Enfin, la chuintante forte que le français est seul sur notre globe, je crois, à représenter par l’union du c et de l’h - puisqu’elle s’écrit sh en anglais, sch en allemand, c en italien, etc., et que maintes langues orientales la désignent beaucoup plus logiquement par un signe spécial simple comme le son lui-même - se trouve également représentée en martien par ch qui se prononce dans ché, métiche, etc., comme dans chez et fétiche.

Un petit détail dans l’orthographe de la terminaison assez fréquente che trahit d’une façon significative l’influence des vieilles habitudes, et montre que les soi-disant Martiens qui écrivent par la main d’Hélène sont au fond plus accoutumés à manier le français que leur propre langue. En parcourant les divers textes graphiques, on s’aperçoit que le son ch dans la dernière syllabe d’un mot est représenté tantôt avec un e final (iche, mache), tantôt sans e final (métich, antéch), bien que, dans tous ces cas, la prononciation soit exactement la même et semblable à celle des terminaisons françaises de riche, tache, mèche. D’où vient cette différence d’orthographe que rien n’explique dans la prononciation et d’autant plus étrange qu’en français la finale ch non suivie d’un e a un tout autre son et devient gutturale (varech, almanach) ? Il faut, je pense, l’interpréter comme un simple lapsus calami dû à une ressemblance de forme probablement fortuite entre la lettre martienne h et la lettre française e. L’orthographe véritable et complète serait toujours che (métiche, antèche) ; mais il se trouve que l’h martien se termine par une boucle fermée semblable à un e français, ce qui entraîne facilement une confusion : pour peu que la personnalité martienne d’Hélène soit distraite en écrivant la finale ch, sa main trompée par cette boucle a le sentiment d’avoir tracé un e final et oublie d’ajouter l’e martien qui manque encore. C’est l’inverse et la revanche des cas où le rêve sous-jacent vient troubler la personnalité normale et glisse des caractères martiens dans la correspondance française d’Hélène (voir fig. I, p. 67, et 22, p. 185). - Ce qui confirme cette explication, c’est un cas où la même erreur s’est produite avec la lettre z, également terminée par une boucle en forme d’e. Dans l’article martien , qui se rencontre nombre de fois dans les textes écrits, l’e final n’est guère susceptible d’être omis, par la double raison que, dans un mot de deux lettres, il est plus difficile d’en oublier une que dans de plus longs mots, et surtout que l’é, n’étant pas muet mais fermé, y frappe davantage l’attention dans la parole intérieure. Cependant, on rencontre à la fin du texte 18 un exemple de cette absence de l’e terminal, de sorte que l’article , qui a d’ailleurs été ensuite intégralement prononcé, s’y trouve réduit à la lettre z. Esenale s’est évidemment laissé prendre à la boucle trompeuse qu’il venait de tracer par la main d’Hélène, comme il l’avait déjà fait deux lignes plus haut dans le mot métich, tandis qu’en quatre autres occasions, au cours du même texte, il a échappé à cette erreur (voir fig. 25, p. 194).

2. Formes grammaticales.

L’ensemble des textes que nous possédons ne permet pas encore d’en tirer une grammaire martienne. Quelques indices permettent cependant de pronostiquer que les règles de cette grammaire, si jamais elle voit le jour, ne seront guère qu’un décalque ou une parodie de celles du français.

Voici par exemple la liste des pronoms personnels, articles, adjectifs possessifs, etc., apparus jusqu’ici :

Il y a des textes où le féminin dérive du masculin, comme en français, par l’adjonction d’un e muet, et le pluriel par le petit signe non prononcé qui a tout l’air d’une réminiscence de notre s. Ainsi diviné (« heureux ») donne divinée (« heureuse ») ; (« tout ») donne iée (« toute ») et iée€ (« toutes ») (textes 7, 24, 28, etc.). De même, la terminaison ir caractéristique du futur rappelle le « ra » français (uzir, « dira » ; dézanir, « répondra » ; trinir, « parlera » ; etc.) dont la voyelle, moyennement haute, a été remplacée par la plus aiguë de toutes, conformément à la tonalité élevée du martien. Il suffit, en tout cas, de ces exemples - ainsi que de formes telles que la série cé amès, « je viens » ; amès, « viens » ; né amé, « est venu » ; dé améir, « tu viendras » - pour montrer que le martien est une langue à flexion, et même une langue analytique, singulièrement analogue au français.

Note 1
Ce mot [le mot hed] ne figurant que dans un texte auditif (30), nous ignorons s’il prendrait, par écrit, le signe (non prononcé) du pluriel.

Il y a entre ces deux langues un autre ordre de points de contact, d’un intérêt plus spécial parce qu’il montre le rôle prépondérant que les images verbales ont souvent joué dans la confection du martien au préjudice de la nature logique, intrinsèque, des idées. Je veux dire qu’à tout moment le martien traduit le mot français en se laissant guider par des analogies auditives, sans égard pour le sens véritable, de sorte qu’on est tout surpris de retrouver dans l’idiome de la planète Mars les mêmes particularités d’homonymie que chez nous. C’est ainsi que deux vocables identiques comme prononciation, mais aussi hétérogènes comme signification, que la préposition « à » et « a » du verbe « avoir » se rendent en martien par le même mot é.

De même, le petit mot « le » est toujours traduit par , dans son double rôle d’article et de pronom (voir par exemple, dans le même texte 20 : « le » petit oiseau, tu « le » verras). Pareillement, « que » aux multiples emplois se dit uniformément . Notre mot « si » devient ii dans l’acception de « oui » comme dans celle de « tellement ». La préposition « de », qui marque tant de rapports logiques différents, est invariablement traduite par ti, et le pronom personnel « te » par di, peu importe qu’il exprime un datif ou un accusatif. Inutile de multiplier davantage ces exemples (le lecteur en trouvera facilement d’autres si ça l’amuse) qui montrent que ces petits mots, conjonctions, pronoms, prépositions, etc., qui, dans notre idiome très analytique, constituent les articulations essentielles du langage et remplacent les cas de la déclinaison, etc., sont toujours traduits uniquement sur leur apparence verbale, sans nul souci de leur fonction logique. Le martien suit servilement le français et n’a aucun sentiment propre de ce que M. Bréal a appelé la survivance des flexions [5]. Il est clair que jamais quelqu’un ayant un peu étudié d’autres langues, telles que l’allemand ou l’anglais, ne s’aviserait de traduire les deux « nous » de la même façon dans la phrase « nous nous comprenions », comme le fait le martien nini nini triménêni. Bref, il est de toute évidence que les gens de là-haut ne pensent qu’en français, et modèlent leur langage sur une parole intérieure, auditive ou motrice, exclusivement française.

On pourrait faire d’autres rapprochements curieux. En français la conjonction « et » ne diffère que faiblement, au point de vue des images phoniques, du verbe « est » ; en martien aussi il y a la plus grande analogie entre ni et qui traduisent ces deux mots. Entre le participe passé nié du verbe être et la conjonction ni, il n’y a qu’un é de différence, tout comme entre leurs équivalents français « été » et « et ». L’oreille tend à rapprocher le mot « va » (il « va ») du verbe « venir » plutôt que du verbe « aller » ; c’est sans doute pourquoi il se dit en martien ami (texte 23) qui semble appartenir à la série amès « viens », amé « venu », etc. - Il faut avouer que toutes ces coïncidences seraient bien extraordinaires si elles étaient purement fortuites.

3. Construction et syntaxe.

L’ordre des mots est absolument le même en martien qu’en français. Cette identité de construction des phrases se poursuit jusque dans les détails les plus infimes, tels que la division ou l’amputation de la négation ne pas (voir par exemple textes 15 et 17), voire même l’introduction d’une lettre inutile en martien pour correspondre à un t euphonique français (voir texte 15, kévi bérimir m lied, quand reviendra-t-il).

Si l’on admettait par hypothèse que la suite des mots, telle qu’elle nous est donnée dans ces textes, n’est pas l’ordonnance naturelle de la langue martienne, mais un arrangement artificiel comme celui des traductions juxtalinéaires à l’usage des écoliers, la possibilité même de cette correspondance absolument mot pour mot n’en resterait pas moins un fait extraordinaire et sans exemple dans les langues d’ici-bas ; car il n’en est pas une, que je sache, où chaque terme de la phrase française se trouve toujours rendu par un terme, ni plus ni moins, de la phrase étrangère. L’hypothèse ci-dessus est d’ailleurs inadmissible, car les textes martiens dont Esenale donne la traduction littérale n’ont pas été au préalable arrangés par lui dans ce but, ce sont les paroles mêmes que Mlle Smith a entendues et notées dans ses visions, souvent bien des semaines et des mois avant qu’Esenale les répétât pour les traduire, et qui constituaient la conversation telle quelle, prise sur le vif, des personnages martiens. Il en faut conclure que ceux-ci, dans leur élocution, suivent pas à pas et mot à mot l’ordre de notre langue, ce qui revient à peu près à dire qu’ils parlent un français dont on aurait simplement changé les sons.

4. Vocabulaire.

Au point de vue étymologique, je n’ai su démêler aucune règle de dérivation, même partielle, qui permettrait de soupçonner que les mots martiens soient issus des mots français suivant une loi quelconque. À part le tout premier texte, où il est difficile de nier que les gens de Mars nous aient volé nos termes de politesse en les dénaturant, on ne voit guère de ressemblance nette entre les mots martiens et leurs équivalents français ; tout au plus quelques traces douteuses d’emprunt, comme mervé (« superbe ») qui pourrait être un abrégé de « merveille » (texte 25), et véche une imitation de « voir ».

Encore moins le lexique martien trahit-il l’influence de langues étrangères (du moins à ma connaissance). C’est à peine si de loin en loin on rencontre un terme qui éveille un rapprochement ; par exemple, modé (« mère ») et gudé (« bon ») font penser aux mots allemands ou anglais ; animina (« existence ») ressemble à anima ; diverses formes des verbes « être » et « vivre », êvé, évaï, essat, rappellent le latin esse, ou l’hébreu évé et le passage du récit biblique de la création où Eve est appelée la mère des vivants. Un linguiste à la fois savant et facétieux réussirait sans doute à allonger la liste de ces étymologies à la mode du XVIIIe siècle. Mais à quoi bon ? Dans cette rareté des points de contact entre les idiomes d’ici-bas et le glossaire martien, on pourrait trouver un argument en faveur de l’origine extraterrestre de ce dernier, si, d’autre part, il ne semblait trahir l’influence de notre langue en ce qu’une notable proportion de ses mots reproduisent d’une façon suspecte le nombre de syllabes ou de lettres de leurs équivalents français, et imitent parfois jusqu’à la distribution des consonnes et des voyelles. Voyez, par exemple, outre les termes de politesse déjà rappelés, les mots tarviné (« langage »), haudan (« maison »), dodé (« ceci »), valini (« visage »), etc., et la plupart des petits mots, tels que (« je »), (« que »), ti (« de »), (« tu »), etc. Abstraction faite de cela, il faut convenir qu’il n’y a aucune trace de parenté, de filiation, de ressemblance quelconque, entre le vocabulaire martien et le nôtre, ce qui fait un singulier contraste avec l’identité foncière que nous avons constatée entre les deux langues dans les paragraphes précédents.

Cette contradiction apparente porte en elle-même son explication, et nous livre la clef du martien. Cet idiome fantaisiste est évidemment l’oeuvre naïve et quelque peu puérile d’une imagination enfantine qui s’est mis en tête de créer une langue nouvelle, et qui, tout en donnant à ses élucubrations des apparences baroques et inédites, les a coulées sans s’en douter dans les moules accoutumés de la seule langue réelle dont elle eût connaissance. Le martien de Mlle Smith, en d’autres termes, est le produit d’un cerveau ou d’une personnalité qui a certainement du goût et des aptitudes pour les exercices linguistiques, mais qui n’a jamais su que le français, se préoccupe peu du rapport logique des idées, et ne se met pas en frais pour innover en fait de phonétique, de grammaire, ni de syntaxe, ne soupçonnant probablement pas même l’existence de toutes ces belles choses et la possibilité de tels raffinements. Il n’y a que le dictionnaire que le candide inventeur du martien ait pris à tâche de rendre aussi extraordinaire que possible, conformément à la notion du vulgaire et des enfants qui ne voient dans un idiome étranger qu’un assemblage de mots incompréhensibles, ignorant que, ce qui caractérise une langue, et la différencie vraiment d’une autre, c’est sa structure interne et non point son vocabulaire.

Le procédé de création du martien paraît consister simplement à prendre des phrases françaises telles quelles, et à y remplacer chaque mot par un autre quelconque fabriqué au petit bonheur. Mais ce travail de fabrication artificielle est en réalité plus difficile et fatigant qu’on ne se l’imagine avant de l’avoir essayé. Involontairement, on reste pris dans les ornières du rythme et du nombre, on se laisse aller à traduire les termes courts par des courts et les longs par des longs, on conserve même parfois sans s’en apercevoir certaines voyelles ou consonnes du mot primitif, et au total on se trouve avoir contrefait ou dénaturé le vieux plutôt qu’inventé du neuf. Voilà pourquoi c’est surtout dans les textes du début qu’on reconnaît sous le martien la structure des mots français. L’auteur en a sans doute été frappé lui-même, et s’est dès lors évertué à compliquer son lexique, à rendre ses mots de plus en plus méconnaissables. Cette recherche de l’originalité - qu’il n’a d’ailleurs jamais étendue au-delà de la partie purement matérielle du langage, n’ayant pas l’idée qu’il pût y avoir d’autres différences entre les langues - représente un effort d’imagination dont il faut lui tenir compte. Comme en outre il prend soin de conserver ses néologismes à mesure qu’il les forge, et de s’en faire un dictionnaire auquel il reste fidèle dans la suite, il faut également rendre hommage au travail de mémorisation que cela implique. Ce n’est pas qu’il ne s’y glisse parfois des erreurs et des oublis. La fixité de son vocabulaire n’a pas été parfaite dès le début. Mais enfin, après les premières hésitations et indépendamment de quelques confusions ultérieures, il fait preuve d’une consistance terminologique louable, et nul doute qu’avec le temps et quelques encouragements suggestifs, il n’en viendrait à élaborer une langue très complète - peut-être même plusieurs, comme il est permis de l’augurer du texte 33 sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant.

J’ai parlé des inconsistances qui se rencontrent dans le vocabulaire martien, surtout dans les premiers temps. Beaucoup ne sont peut-être qu’apparentes et tiennent à ce que soit Hélène, soit les auditeurs distinguaient mal parfois les sons qu’ils entendaient. Cependant, en faisant bénéficier le martien de tous les cas douteux, il en reste quelques-uns où très certainement il n’y a eu aucune méprise, et qui révèlent des modifications dans les mots ou leur sens précis. Par exemple, dans le texte 4, « tout » se dit is (aucune hésitation possible sur cette prononciation ice), tandis qu’à partir du texte 7, quinze jours après, il se dira définitivement et au féminin iée (texte 24). De même le mot kiné, « petit » (3), s’est transposé plus tard en niké (20), et amiché, « mains » (12), est devenu éméche, « main » (23), à moins qu’on ne veuille voir dans cette variation une flexion originale pour distinguer le pluriel du singulier ! L’article « la », qui se disait ci dans le texte 2 (tel qu’Hélène l’a entendu et noté au crayon et qu’Esenale l’a distinctement prononcé au moment de la traduction), est plus tard devenu zi (27, 31). L’adverbe « là », par suite de la confusion verbale dont j’ai donné d’autres exemples p. 214, a subi le même sort (comparer 4 et 40), et, de plus, il figure comme dans le texte visuel 26, ce qui constitue une véritable faute de la part d’Astané, car veut toujours dire « le ». La négation « ne », nettement articulée dans les premiers textes, a été prononcée et écrite kié à partir du texte 17, peut-être pour la distinguer de « que ». - Dans d’autres cas, le défaut de fixité peut s’expliquer par l’oubli momentané du véritable équivalent français et la substitution d’un synonyme. Par exemple, le mot « instant », qui se dit tensée (8 et 17), sert aussi une fois (11) à traduire mûné, dont le vrai sens est « moment » (34). De même le mot triménêni (15) aurait probablement dû être rendu par « entretenions » plutôt que par « comprenions », car, d’après la suite du même passage (15) et divers autres textes (8, 37), c’est le verbe seïmiré qui est le véritable équivalent martien de « comprendre ». De même encore azini, traduit par « alors » comme patrinèz, semble plutôt signifier « puis » ou « ensuite » (17). - Les exemples d’inconsistance totale, c’est-à-dire de l’emploi de deux mots de fabrication absolument différente pour exprimer la même idée, sont rares. On en trouvera un en comparant les deux occasions, à sept mois de distance, où Esenale dit à sa mère qu’il la « reconnaît » (3) et qu’il l’a « reconnue » (15), ces deux formes du même verbe étant exprimées par deux mots aussi différents que cévouitche et ilinée.

Une autre sorte de variation éclate dans la façon de rendre les monosyllabes français « je », « de », etc., lorsque leur e s’élide et se remplace par une apostrophe devant le mot suivant. Dans les premiers temps, le martien paraît toujours prendre le mot français en bloc, comme une unité : tive : « d’un » ; ilassuné : « m’approche » ; zalisé : « l’élément » ; mianimé : « t’enveloppe » ; mél : « t’ai », etc. (passim dans les quinze premiers textes). Les derniers textes, au contraire (depuis 29), font toujours la distinction des deux mots, et Esenale les sépare en français comme en martien : ti mis : « de un » ; lé godané : « me aider » ; zé brodi : « le os » ; di anizié : « te envoie », etc. Il y a donc eu comme un progrès dans la faculté d’analyse du philologue martien. Ce progrès a pu être spontané, mais je suis tenté de le rattacher au moins en bonne partie à une discussion que j’eus avec Léopold sur le martien, la confusion de l’article et du pronom (« le »), etc. (voir au chapitre suivant) ; discussion qui tomba précisément dans l’intervalle entre ces deux séries de textes, et qui doit avoir attiré l’attention subliminale d’Hélène sur la valeur propre des petits mots que l’élision fait rentrer, au point de vue verbal, dans le mot suivant. Ce progrès analytique ne supprime d’ailleurs pas certaines inconsistances ; car, si on peut comprendre zalisé, « l’élément », comme la contraction de l’article et du substantif alisé (comparer textes 14 et 28), on ne s’explique pas la formation de ilassuné, méï, etc., puisque « me » se dit , et « te » di ; ni le désaccord entre tive et ti mis.

On pourrait sans doute allonger cette liste de contradictions et de variations. Mais, somme toute, ces petites imperfections se réduisent à peu de chose, comparées à la permanence générale très remarquable du vocabulaire martien.

5. Style.

Il resterait à examiner le style. Si le style c’est l’homme, c’est-à-dire non pas l’entendement impersonnel et abstrait, mais le caractère concret, le tempérament individuel, l’humeur et la vibration émotionnelle, on doit s’attendre à retrouver dans la tournure des textes martiens le même cachet spécial qui distingue les visions, les sons de la langue, l’écriture, les personnages, bref tout le roman, à savoir le curieux mélange d’exotisme oriental et de puérilité enfantine dont paraît être faite la sous-personnalité de Mlle Smith à l’oeuvre dans ce cycle. Il est difficile de se prononcer en ces matières d’impression esthétique vague plutôt que d’observation précise ; mais, pour autant que j’en juge, il me semble qu’il y a bien dans la phraséologie des textes recueillis quelque chose d’indéfinissable qui ne répond pas mal au caractère général de tout ce rêve.

Comme évidemment ces paroles sont pensées d’abord en français - puis travesties en martien par une substitution de sons dont le choix, ainsi qu’on l’a vu à propos de la tonalité élevée de cette langue, subit et reflète la disposition émotive générale -, c’est naturellement sous leur face française que nous devons les considérer pour juger de leur style véritable. Malheureusement, nous ne savons pas jusqu’à quel point la traduction donnée par Esenale est bien identique à l’original primitif ; certains détails semblent indiquer qu’il y a parfois des divergences. Quoi qu’il en soit, on sent nettement que la forme littéraire de la plupart de ces textes (pris en français) est plus voisine de la poésie que de la prose. Bien qu’aucun ne soit en vers proprement dits, le grand nombre d’hémistiches qu’on y rencontre, la fréquence des inversions, le choix des termes, l’abondance des exclamations et des phrases entrecoupées y trahissent une grande intensité d’émotion sentimentale et poétique [6]. On retrouve le même caractère, avec une forte nuance d’originalité exotique et d’archaïsme, dans les formules de salutations et d’adieux (« sois heureuse ce jour » ; « sur toi trois adieux », etc.), ainsi que dans beaucoup d’expressions et de tournures de phrases qui rappellent plus le parler nuageux et métaphorique de l’Orient que la sèche précision de notre langage courant (« il garde un peu de ton être » ; « cet élément mystérieux, immense », etc.).

Si maintenant l’on se rappelle que partout, dans l’histoire littéraire, la poésie précède la prose, l’imagination vient avant la raison et le genre lyrique avant le didactique, on arrive à une conclusion qui concorde avec celle des paragraphes précédents. C’est que, par ses tournures et son style, la langue martienne (ou les phrases françaises qui lui servent d’ossature) semble nous apporter l’écho d’un âge reculé, le reflet d’un état d’âme primitif, dont se trouve bien éloignée, dans ses dispositions d’esprit ordinaires et normales, Mlle Hélène Smith d’aujourd’hui.

Il y aurait bien des points de détail à relever dans le style des textes martiens, qui varie notablement suivant le personnage en jeu, ce qui est dans l’ordre. Esenale parle à sa mère autrement qu’Astané à Simandini, et le langage de l’amoureux Siké est, comme il convient, beaucoup plus fleuri (« soleil de mes songes », etc.) que celui du savant astronome Ramié, bien que ce dernier n’ait rien de la sécheresse scientifique d’ici-bas et soit probablement un émule de M. Flammarion plutôt que de feu Le Verrier. Mais ces remarques m’entraîneraient trop loin. Je me borne à une seule : l’emploi du mot métiche - incontestablement dérivé de notre « Monsieur » (v. texte 1) - dans le sens de « homme » (textes 2, 7, 21, 33 ; dans le texte 18, il eût été conforme à la situation, surtout de la part d’Esenale, de traduire par « monsieur »). J’incline à voir dans cette confusion de deux sens bien différents, non une preuve de la suppression de toute inégalité sociale sur Mars, mais un ressouvenir de l’âge tendre où les enfants désignent encore comme « des monsieurs, des madames » tous les gens qu’ils aperçoivent sur la route ou dans les livres d’images. Ce serait un petit indice de plus de l’origine infantile de la littérature martienne.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Le contenu de ce chapitre a été communiqué à la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève dans sa séance du 6 avril 1899 (Archives des sciences physiques et culturelles, 1899, t. VIII, p. 90).

[2Si l’on m’objecte qu’il manque au martien le caractère essentiel d’une langue - à savoir la consécration pratique, le fait de servir de moyen de communication entre des tes vivants -, je ne répondrai pas avec Mlle Smith qu’après tout nous n’en savons rien, mais je dirai simplement que ce côté social de la question ne nous regarde pas ici. Même si le volapük et l’esperanto ne servent encore à rien, ils n’en sont pas moins des langues, et le martien a sur ces constructions artificielles la supériorité psychologique d’être une langue naturelle, spontanément créée sans la participation consciente, réfléchie et voulue, d’une personnalité normale.

[3Il va sans dire que, malgré ses chiffres suivis de décimales, aboutissement naturel de toute statistique, ce tableau ne prétend qu’à une valeur approximative, vu la part d’arbitraire qui affecte dans certains cas l’appréciation des sons-voyelles (surtout quand il s’agit des e). Je crois, cependant, que le résultat général est encore au-dessous de la réalité en ce qui concerne la tonalité élevée du martien relativement au français, par le fait que les noms propres martiens, très riches en é et en i, figurent tels quels dans la traduction française et y ont indûment accru la proportion de ces voyelles hautes. - Cette statistique a été faite avant l’arrivée des plus récents textes martiens (36 à 39), qui ne pourraient d’ailleurs la modifier que d’une façon peu notable, tout à fait insignifiante pour le résultat général du tableau II.

[4Noter certaines analogies avec l’écriture sanscrite. Comparer par exemple le p et l’l martiens avec le 8 ou certains t et d sanscrits.

[5M. Bréal, Essai de sémantique, Paris, 1897, p. 55.

[6La même note reparaît en martien dans le fréquent emploi de l’allitération, de l’assonance, de la rime : misaïmé, finaïmé, tant de mots terminés en iné, etc.

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