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Théodore FLOURNOY

Mlle Smith et l’inventeur du Martien

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VI - §IV)

Date de mise en ligne : mercredi 12 juillet 2006

Mots-clés : , ,

Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE SIX
Le cycle martien (suite) : la langue martienne
 [1]

IV. Mlle SMITH ET L’INVENTEUR DU MARTIEN

L’analyse précédente de la langue martienne vient fournir son appui aux considérations que le contenu du roman nous a déjà suggérées sur son auteur (p. 172). S’imaginer qu’en bouleversant les sons des mots français on créera vraiment une nouvelle langue capable de supporter l’examen, et vouloir la faire passer pour celle de la planète Mars, serait le comble de la fatuité niaise ou de l’imbécillité, si ce n’était simplement un trait de naïve candeur bien digne de cet âge « heureux » (quel euphémisme trop souvent !) où les forces vives de la nature humaine s’insurgent à leur façon contre les stupides cruautés de nos méthodes scolaires, et où le pauvre écolier tire le parti qu’il peut des longues heures de classe en se livrant, entre autres jeux, à la confection d’alphabets secrets pour correspondre avec ses compagnons de geôle.

Tout le cycle martien nous met en présence d’une personnalité enfantine, exubérante d’imagination, partageant pour la lumière, la couleur et l’exotisme oriental les tendances esthétiques de la personnalité normale actuelle de Mlle Smith, mais contrastant avec elle outre son caractère puéril - par deux points à noter. 1°) Elle prend un plaisir tout spécial aux ébats linguistiques et à la fabrication d’idiomes inédits (on a vu au texte 33 une langue ultramartienne poindre à côté du martien), tandis qu’Hélène n’a ni goût ni facilité pour l’étude des langues, qu’elle déteste cordialement et où elle n’a jamais eu de succès. 2°) Nonobstant cette aversion, Hélène possède une certaine connaissance soit actuelle, soit potentielle, de l’allemand - dont ses parents lui ont fait prendre des leçons pendant trois ans -, tandis que l’auteur du martien ne sait évidemment que le français. Il est, en effet, difficile de croire que si cet auteur avait eu ne fût-ce qu’une teinture de la langue germanique, si différente de la nôtre par la construction de la phrase, la prononciation, l’existence de trois genres, etc., quelques réminiscences au moins ne s’en seraient pas glissées dans ses élucubrations, et qu’avec la préoccupation de fabriquer un idiome aussi éloigné que possible du français il se fût abstenu de tout emprunt aux notions de grammaire étrangère en sa possession. J’en infère que la sous-personnalité martienne qui fait preuve d’une activité linguistique si féconde, mais si complètement assujettie aux formes structurales de la langue maternelle, représente un stade ancien, et comme un arrêt de développement, antérieur à l’époque où Hélène commença l’étude de l’allemand.

Si l’on songe, d’autre part, à la très grande facilité que le père de Mlle Smith paraît avoir possédée pour les langues (voir p. 15), on en vient à se demander si on n’assiste pas, dans le martien, à l’éveil et au déploiement momentané d’une faculté héréditaire, dormant sous la personnalité normale d’Hélène qui n’en a pas profité d’une manière effective. C’est un fait d’observation vulgaire que les talents et aptitudes sautent parfois une génération et semblent passer directement des grands-parents aux petits-enfants en oubliant le chaînon intermédiaire, qu’on dirait vraiment avoir hérité d’un creux au lieu de la bosse familiale. Il faut pourtant bien que ce chaînon désavantagé possède aussi ces dons - puisqu’il les transmet - sous la forme de germes engourdis, de virtualités non développées, de capital mort en apparence. Peu importe ici le substratum anatomophysiologique représentant dans l’organisme ces dispositions latentes, qui attendent pour éclore le terrain plus propice de quelque descendant mieux ou différemment constitué ; il suffit que d’une façon ou d’une autre ces facultés invisibles soient présentes dans l’individu, pour comprendre qu’elles puissent occasionnellement jeter de fugitives lueurs à la faveur de certaines circonstances exceptionnelles, telles que les états hypnoïdes. Qui sait si Mlle Smith, cédant un jour à un hymen qui aurait enfin obtenu l’agrément de Léopold, ne ferait pas refleurir de plus belle les aptitudes polyglottes de son père, pour le bonheur de la science, dans une brillante lignée de philologues et de linguistes de génie ? Cela donnerait bien à penser, alors, que le martien de ses somnambulismes n’était que la manifestation anormale et rudimentaire de facultés dont elle se trouvait dépositaire à son insu.

En attendant, et sans même invoquer un talent spécial latent chez Hélène, on peut attribuer le martien à une survivance, ou à un réveil sous le coup de fouet des hypnoses médiumiques, de cette fonction générale, commune à tous les humains, qui est à la racine du langage et se manifeste avec d’autant plus de spontanéité et de vigueur qu’on remonte plus haut vers la naissance des peuples et des individus. L’ontogenèse, disent les biologistes, reproduit en abrégé et grosso modo la phylogenèse ; chaque être passe par des étapes analogues à celles de la race elle-même ; et l’on sait que les premiers temps de l’évolution ontogénique, la période embryonnaire, l’enfance, la prime jeunesse, sont plus favorables que les époques ultérieures et l’âge adulte aux réapparitions éphémères de formes ou de tendances ancestrales qui ne laisseront plus guère de traces dans l’être ayant achevé son développement organique [2]. Le « poète mort jeune », en chacun de nous, n’est que l’exemple le plus banal de ces retours ataviques de tendances et d’émotions qui ont accompagné les débuts de l’humanité, qui restent l’apanage des peuples enfants, et qui font une poussée d’une énergie variable, en chaque individu, au printemps de sa vie, pour se figer ou disparaître tôt ou tard chez la plupart, à moins de prendre un nouvel essor et de s’adapter à des conditions supérieures chez les vrais artistes. Tous les enfants sont poètes, et cela dans l’acception originelle, la plus étendue, du terme : ils créent, ils imaginent, ils construisent - et la langue n’est pas la moindre de leurs oeuvres. Elle a beau finir par se mouler dans les formes que le milieu social lui impose, sa naissance et son développement attestent une activité « glossopoïétique » puissante qui ne demande qu’à s’exercer chez l’enfant, puis va s’affaiblissant avec l’âge.

J’en conclus que le fait même de la réapparition et du déploiement de cette activité dans les états martiens d’Hélène est un nouvel indice de la nature infantile, primitive, arriérée en quelque sorte et depuis longtemps dépassée par sa personnalité ordinaire, des couches subliminales que l’autohypnotisation médiumique met chez elle en ébullition et fait remonter à la surface. Il y a ainsi une parfaite concordance entre le caractère puéril du roman martien, les allures poétiques et archaïques de son style et la fabrication à la fois audacieuse et naïve de sa langue inédite.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Le contenu de ce chapitre a été communiqué à la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève dans sa séance du 6 avril 1899 (Archives des sciences physiques et culturelles, 1899, t. VIII, p. 90).

[2Comme exemple de l’application de ce point de vue biologique à la psychologie, voir la très intéressante et suggestive étude de M. G. Stanley Hall sur les peurs, phobies et obsessions diverses, si communes dans l’enfance, qu’il explique aisément pour la plupart comme des reproductions momentanées d’états d’âme raciaux pour ainsi dire, des réminiscences ataviques de conditions d’existence datant des premiers âges de l’humanité et même de l’animalité : « A Study of Fears », American Journal of Psychology, t. VIII, janvier 1897, p. 147.

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