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Théodore FLOURNOY

Léopold et le vrai Joseph Balsamo

Des Indes à la planète Mars (Chapitre IV - § III)

Date de mise en ligne : mercredi 10 mai 2006

Mots-clés : ,

Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE QUATRE
La personnalité de Léopold

III. LÉOPOLD ET LE VRAI JOSEPH BALSAMO

On peut concevoir que Léopold nous eût donné, par la perfection psychologique de ses incarnations partielles ou totales et par le contenu de ses messages, un portrait tellement vivant de Cagliostro qu’il y aurait lieu de se demander si ce n’est pas ce dernier qui « revient » réellement, de même que M. Hodgson et ses confrères se demandent si ce l’est pas G. Pelham en personne qui se manifeste par Mme Piper. Supposons, par exemple, que Léopold eût une écriture, une orthographe, un style identiques à ce qui reste ici ou là des manuscrits de Joseph Balsamo ; qu’il parlât le français, l’italien, l’allemand comme le faisait cet aventurier cosmopolite (dans la mesure où on peut le savoir) et avec tout juste les mêmes particularités ; que ses conversations et messages fussent farcis d’allusions précises aux événements réels de sa vie et surtout de faits inédits mais vérifiables, etc., on pourrait hésiter si l’on est en présence d’un étonnant sosie ou, chose non moins étonnante, du personnage lui-même. Resterait encore la tâche épineuse et délicate de prouver que Mlle Smith n’a pas eu connaissance par les voies normales de ces mille traits exacts, et que ce soi-disant revenant authentique n’est pas simplement un simulacre très bien réussi, une admirable reconstitution, un merveilleux pastiche, comme les facultés subliminales ne sont que trop portées et habiles à en faire pour le divertissement des psychologues et la mystification des naïfs.

Dans l’espèce, le problème ne se pose pas. Je le regrette, mais il n’y a vraiment - à mon avis, du moins, car en ces matières il est prudent de ne parler que pour soi - aucun motif de soupçonner la présence réelle de Joseph Balsamo derrière les automatismes de Mlle Smith. Autant vaudrait me demander si ce n’est pas un mauvais plaisant de l’au-delà, un farceur de la quatrième dimension de l’espace, qui a brisé un de mes carreaux en mon absence, alors que des enfants jouant à la balle sous mes fenêtres me suggèrent de cet accident une explication, absolument hypothétique puisque je n’en ai pas été témoin, mais du moins assimilable par mon pauvre cerveau. Qu’il y ait de très curieuses analogies entre ce qu’on sait de Cagliostro et certains traits caractéristiques de Léopold, je n’en disconviens pas, mais elles sont précisément ce qu’elles peuvent être dans la supposition du pastiche subliminal.

Prenons d’abord l’écriture. Pour faciliter les comparaisons, j’ai reproduit ici (voir figures 5 et 6) des fragments de lettres de Cagliostro, de Léopold et d’Hélène. Mettons les choses au mieux, et supposons - ce qui est peut-être discutable que l’écriture de Léopold, par sa régularité, sa grandeur absolue, sa fermeté, rappelle plus celle de Balsamo que de Mlle Smith : le degré de ressemblance ne dépasse cependant point, je pense, ce qu’on peut attendre du fait banal que l’écriture reflète le tempérament psycho-physiologique et se modifie avec l’état de la personnalité [1]. On sait combien la calligraphie d’un sujet hypnotisé varie selon qu’on lui suggère de devenir Napoléon, Harpagon, une petite fille ou un vieillard ; rien de surprenant à ce que la sous-personnalité hypnoïde d’Hélène, qui s’imagine être le mâle et puissant comte de Cagliostro, s’accompagne de tensions musculaires communiquant à l’écriture elle-même un peu de cette solidité et de cette ampleur que l’on retrouve dans l’autographe de Balsamo. À cela, d’ailleurs, se borne l’analogie. Les dissemblances dans le détail et la formation des lettres sont telles que la seule conclusion qui s’impose, c’est que Mlle Smith, ou sa subconscience, n’a jamais eu sous les yeux de manuscrits de Cagliostro. Ils sont rares, en effet, mais la facilité qu’elle aurait eue, et dont elle n’a pas songé à profiter, de consulter à la Bibliothèque publique de Genève le même volume d’où j’ai tiré la figure 5, prouverait du moins sa bonne foi et sa candeur si cela était le moins du monde nécessaire. La signature extravagante de Léopold au bas de tous ses messages (voir fig. 7) ne rappelle en rien non plus celle d’Alexandre Cagliostro dans sa lettre de la fig. 5.

Les formes d’orthographe archaïque j’aurois pour j’aurais, etc., qui apparaissent dès le premier autographe de Léopold (voir p. 104), et qui se retrouvent dans les messages de Marie-Antoinette, constituent un très joli trait auquel le Moi ordinaire n’aurait probablement jamais songé dans une imitation volontaire, mais que l’imagination subconsciente a bien su mettre à profit. On peut, sans doute, admirer que Mlle Smith, qui n’a pas poussé loin les études littéraires, ait retenu ces particularités orthographiques du XVIIIe siècle ; mais n’oublions pas la finesse de choix, la sensibilité raffinée, l’art consommé quoique instinctif, qui président au triage et à l’emmagasinement des souvenirs subconscients. Comme l’abeille va butinant de fleur en fleur sans se tromper jamais, les notions dominantes de l’imagination hypnoïde s’assimilent chacune avec un flair exquis, dans les réserves de la mémoire ou les rencontres extérieures de la vie, ce qui leur convient et s’harmonise avec elles ; par une affinité naturelle, l’idée d’un personnage d’une certaine époque attire et absorbe en son sein tout ce que le sujet peut savoir ou entendre dire des façons d’écrire, de parler ou d’agir spéciales à cette même époque. Je ne sais si Balsamo a jamais pratiqué le français et l’orthographe comme Léopold ; s’il l’a fait, cela n’affaiblit en rien l’hypothèse du pastiche, mais, si l’on venait à découvrir qu’il ne l’a pas fait, elle s’en trouverait fortifiée d’autant.

Pour ce qui est de la parole, j’ignore comment, avec quel accent et quelles singularités de prononciation Balsamo parlait notre langue, et à quel degré, par conséquent, sa reconstitution par la fantaisie subliminale d’Hélène tombe juste. Si on pouvait tirer ce point au clair, il en serait probablement comme de l’écriture. Rien de plus naturel que de prêter au chevalier d’industrie palermitain une forte voix de basse, bien masculine et, cela va sans dire, aussi italienne que possible. Il faut, en outre, noter que Mlle Smith a souvent entendu son père parler cette langue, qui lui était très familière, avec plusieurs de ses amis, mais que, d’autre part, elle ne la sait pas et ne l’a jamais apprise. Or, Léopold non plus ne sait pas l’italien et il fait la sourde oreille quand on lui adresse la parole dans cet idiome [2]. - Les intonations, l’attitude, toute la physionomie enfin, prêtent aux mêmes remarques. À supposer que cela soit d’une rigoureuse vérité historique jusque dans les moindres détails, « ce langage solennel, ces gestes majestueux, cet accent onctueux et sévère à la fois » [3] répondent trop bien à la figure du grand Cophte telle que les pages dramatiques de Dumas l’ont à jamais gravée dans l’imagination populaire - sans parler du portrait bien connu de Cagliostro - pour qu’il y ait lieu de voir dans cette saisissante incarnation autre chose qu’un reflet éclatant d’idées préexistantes, une très intéressante objectivation d’un type formé par les moyens les plus naturels dans la pensée subliminale de Mlle Smith.

Quant au contenu si varié des conversations et messages de Léopold, il n’oblige pas davantage d’invoquer Balsamo comme son auteur nécessaire. Lorsqu’on en a écarté tout ce qui concerne personnellement Mlle Smith et les assistants, mais n’a rien à faire avec le siècle dernier, ainsi que les dissertations spirites sur la façon « fluidique » dont Léopold existe, perçoit et se meut, il reste trois sujets ou catégories de communications qui méritent un rapide examen.

FIGURE 5
Écriture de Joseph Balsamo. - Fragment d’une lettre à sa femme, reproduite dans l’Isographie des hommes célèbres.
FIGURE 6 et 7
FIGURE 6. Écriture normale de Mlle Smith. FIGURE 7. Écriture de Léopold. - Fragment et signature d’une de ses lettres, écrite par Mlle Smith en hémisomnambulisme spontané.

Ce sont d’abord les réponses de Léopold aux questions qu’on lui pose sur sa vie terrestre. Ces réponses sont remarquablement évasives ou vagues. Pas un nom, pas une date, pas un fait précis. On apprend seulement qu’il a beaucoup voyagé, beaucoup souffert, beaucoup étudié, beaucoup fait de bien et guéri de malades ; mais il voit les choses de trop haut maintenant pour songer encore aux menus détails historiques du passé, et c’est avec un mépris non dissimulé ou des paroles de blâme direct pour les vaines curiosités de ses interrogateurs charnels, qu’il s’efforce de ramener au plus vite la conversation, comme Socrate, sur les sujets de morale et de haute philosophie où il se sent évidemment plus à l’aise. Quand on le presse davantage, il se fâche parfois, et parfois aussi avoue ingénument son ignorance en la gazant d’un air de profond mystère : « L’on demande le secret de ma vie, de mes actes, de mes pensées - je ne puis point répondre ! » Ça ne facilite pas les recherches d’identité.

En second lieu viennent les consultations et prescriptions médicales. Léopold affecte un grand dédain pour la médecine moderne et l’acide phénique. Il est archaïque dans sa thérapeutique comme dans son orthographe, et traite toutes les maladies à la mode ancienne, qui n’en est certes pas plus mauvaise dans bien des cas. Des bains au marc de raisin contre les rhumatismes, le tussilage et le genièvre en infusion dans du vin blanc pour les inflammations de poitrine, l’écorce de marronnier dans du vin rouge et les douches d’eau salée comme toniques, les tisanes de fleurs de houblon et autres, les camomilles, l’huile de lavande, les feuilles de frêne, etc., tout cela ne cadre pas mal avec ce que pouvait ordonner Balsamo, il y a un peu plus de cent ans. Le malheur au point de vue « évidentiel », c’est que la mère de Mlle Smith est extrêmement versée dans toutes les ressources de la médecine populaire où se perpétuent ces antiques recettes. Elle a eu l’occasion de soigner beaucoup de malades en sa vie, connaît les vertus de diverses plantes médicinales, s’entend à merveille à la préparation des drogues sur un feu doux, et prône ou emploie constamment, avec une sagacité et un à-propos que j’ai souvent admirés, une foule de ces vieux remèdes dits de bonne femme, qui font volontiers sourire les jeunes docteurs frais émoulus de la clinique, mais auxquels plus d’un recourt en cachette après quelques années d’expérience médicale. - On comprend que, dans ces conditions, il faille renoncer à faire le départ entre ce que Léopold a pu tirer des souvenirs inconscients de Mlle Smith et ce qu’il aurait dû puiser dans la mémoire fluidique ou astrale du vrai Balsamo [4].

Restent enfin les sentiments de Léopold pour Hélène, qui ne seraient que la continuation de ceux de Cagliostro pour Marie-Antoinette. Mon ignorance en histoire ne me permet pas de me prononcer catégoriquement ici. Que la reine de France ait eu avec le fameux faiseur d’or des entrevues secrètes, dictées par la simple curiosité ou par des questions d’intérêt matériel, cela n’est pas douteux, je crois ; mais que les sentiments de celui-ci à l’égard de la souveraine aient été une curieuse combinaison de la passion désespérée du cardinal de Rohan pour la reine avec le respect volontaire absolu qu’Alexandre Dumas prête à Joseph Balsamo vis-à-vis de Lorenza Feliciani, c’est ce qui me paraît moins évident. Je laisse aux gens compétents le soin d’en juger. En somme, si les révélations de Léopold nous ont vraiment dévoilé des nuances de sentiment insoupçonnées jusqu’ici chez le comte Cagliostro, et dont des recherches documentaires ultérieures viendraient à confirmer l’exactitude historique - tant mieux, car cela constituerait enfin une trace de supranormal dans la médiumité d’Hélène !

Je n’ai rien à ajouter sur les rapports de Léopold et de Balsamo, sauf une remarque anticipée que l’on comprendra mieux après avoir parcouru les cycles de Mlle Smith. Le lien affectif qui unit Léopold à Hélène, ou Cagliostro à Marie-Antoinette, est très caractéristique : de lui à elle, c’est un sentiment aussi violent que désintéressé, un mélange d’admiration platonique, de dévotion religieuse, de paternelle sollicitude ; d’elle à lui, c’est beaucoup moins profond, pas trace d’amour proprement dit, mais une haute estime, un peu de reconnaissance, un besoin de le consulter sur les questions matérielles comme sur les plus graves problèmes de la philosophie morale, une très grande confiance n’allant cependant pas jusqu’à une soumission aveugle. Or, singulière coïncidence, c’est, autant qu’on peut en juger, exactement la même note émotionnelle qui se retrouve entre le sorcier hindou Kanga, actuellement réincarné dans le magicien martien Astané, et la princesse Simandini réincarnée en Mlle Smith. Ce rapprochement donne à penser. On dit bien que l’histoire se répète ; cependant, cette tendance à la symétrie, ces retours d’une même phrase avec des modulations différentes, cette permanence d’un motif identique sous des enjolivements variés, est en général, le fait de l’art, de la poésie et de la musique, de l’imagination créatrice, en un mot, plutôt que du déroulement brutal de la réalité. Et j’avoue que je regretterais bien un peu, le jour où il me faudrait voir dans la médiumité de Mlle Smith des révélations authentiques de faits véritables, plutôt que le beau poème subliminal que j’y ai admiré jusqu’ici.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Voir par exemple : Ferrari, Héricourt et Richet, « La personnalité et l’écriture », Revue philosophique, t. XXI, p. 414.

[2La façon dont Léopold s’est excusé de ne pas répondre à mes questions en italien vaut la peine d’être citée pour montrer combien il peut être parfois ingénieux et retors. Il soutient qu’il sait parfaitement l’italien, mais qu’il fait comme s’il l’ignorait, parce que, s’il s’en servait, je ne manquerais pas d’en tirer un nouvel argument contre son existence réelle et indépendante, en disant que c’est tout simplement le cerveau d’Hélène qui fabrique cette langue pour l’avoir souvent entendu parler autour d’elle ! - Je conviens qu’il ne se trompe pas et me connaît joliment bien.

[3Alexandre Dumas, Mémoires d’un médecin, introduction, chapitre III.

[4Mlle Smith estime que je m’exagère la richesse de son arsenal thérapeutique et fais trop d’honneur à ses connaissances. Elle affirme que, par l’intermédiaire de sa fille, Léopold a souvent ordonné des substances dont elle ignorait absolument les vertus curatives, et des remèdes dont elle n’avait même jamais entendu le nom. Je rapporterai, au chapitre des « Apparences supranormales », quelques exemples de ces cas où Léopold aurait véritablement posé des diagnostics ou dicté des prescriptions inexplicables par les voies ordinaires. Il faut cependant remarquer, sur le point qui nous occupe ici, que la réalité avérée de ces phénomènes supranormaux ne prouverait pas encore qu’ils fussent dus à l’intervention de Joseph Balsamo en personne, plutôt qu’à la télépathie, la clairvoyance, ou toute autre cause occulte mais non proprement spirite.

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