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Lacan, L’inconscient et les mathématiques

Le treize-or des signifiants

séance du 4 décembre 2003

Date de mise en ligne : samedi 13 décembre 2003

Auteur : Agnès SOFIYANA

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Vais-je vous parler des indénombrables croyances qui entourent le nombre treize (13) et de leur relation avec la psyché ou la raison ?

Vais-je vous dire que l’arcane treize du tarot, dite arcane sans nom, est représentée par l’image d’un squelette tourné vers la droite, donc vers l’avenir, et par conséquent signe de mouvement et de découverte vers les régions psychiques encore ignorées ?

Vais-je vous rappeler que le squelette de l’arcane 13 n’est pas sans évoquer la mort, l’inconnue du grand voyage dont la destination finale est la lecture du livre de notre vie, passage obligé par la grande porte qui mène soit au paradis soit à l’enfer, après que nos âmes aient été pesées par Saint Michel ?

« Le nombre treize et la forme logique de la suspicion » est un article de Jacques Lacan, paru dans Cahiers d’art, en 1946, après « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipée », mais en fait écrit antérieurement à ce dernier.

Le problème des douze pièces

Comme je l’ai rappelé l’année dernière, entre 1840 et 1930 environ, la crise des fondements en mathématiques a amené sur le devant de la scène scientifique, le paradigme de la rigueur et avec lui son cortège de symboles et de paradoxes logiques. En 1894, le mathématicien-logicien Charles Dodgson rédige Symbolic Logic et en publie la première partie. Parallèlement, il écrivait sous une autre plume des nouvelles littéraires, et de sa rencontre avec la fille du doyen de l’Université d’Oxford, il nous reste aujourd’hui deux fabuleux contes oniriques et pourtant inspirés de la logique, Alice’s adventures in Wonderland (Alice au pays des Merveilles, 1865) et Through the Looking-glass and what Alice found there (De l’autre côté du miroir et de ce qu’Alice y trouva, 1872) de Lewis Caroll, évidemment.

Le problème que Lacan nous apporte ici et dont il dit que François le Lionnais, mathématicien français, est à l’origine, est tout à fait digne de figurer dans Alice ou dans un traité de logique de l’époque - rappelons que les paradoxes qui mirent Cantor et Hilbert dans de grandes perplexités sont de l’ordre de celui du barbier. Depuis l’Antiquité, philosophes, mathématiciens, astronomes, etc. se sont amusés à se poser des énigmes dont les résolutions aboutirent souvent à de nouvelles notions, mathématiques ou non. Le problème des douze pièces que Lacan résout ici est un exemple représentatif de ce genre d’énigmes qui firent le délice de Lewis Caroll, Pascal, Bourbaki et j’en passe, sans oublier les Oulipiens, dont François le Lionnais était un des instigateurs, avec Raymond Queneau (fondation du mouvement OuLiPo en novembre 1960).

Alors voici donc l’énigme des douze pièces : nous avons en présence 12 pièces, parmi lesquelles se trouve une intruse, trop lourde ou trop légère, on ne sait. Comment, en trois pesées sur une balance à deux plateaux, et uniquement à l’aide des pièces disponibles, comment donc détecter l’intruse ?

Lacan nous avertit immédiatement : la balance à deux plateaux est le support d’une forme logique, qu’il appelle « forme de la suspicion ambiguë ». En effet, la certitude de la présence d’une pièce trop lourde ou trop légère, l’intruse, introduit la suspicion et l’utilisation de la balance comme unique instrument de décision engage des manipulations de pesées qui nécessitent et permettent une réflexion anticipée des possibilités de résultats.

En note de bas de page, Lacan précise qu’il est question ici d’une analyse formelle de la logique collective et plus précisément, des formes logiques qui définissent les rapports de l’individu à la collection, avant que l’individu ne soit considéré comme Un, spécifié dans sa subjectivité. L’idée est donc d’analyser le problème de la détection de la pièce intruse comme métaphore de la spécification d’un individu dans une collection, dans un ensemble.

Solution du problème

Considérons tout d’abord les possibilités de résultats liés à une pesée sur la balance à deux plateaux : à comparer deux groupes de pièces, il y a trois cas possibles : soit l’équilibre, soit le déséquilibre dans un sens, soit le déséquilibre dans l’autre sens.

La répartition de la première pesée en deux groupes de 6 pièces ne peut nous apporter une décision pertinente, dans la mesure où le déséquilibre est certain et ne conclut pas à la discrimination d’un groupe au détriment de l’autre. Cette épreuve est donc rejetée.

L’idée est de diviser nos douze pièces en trois groupes de quatre et d’effectuer une première pesée avec deux de ces groupes :

Première pesée

1er cas : équilibre de la première pesée

L’intruse est parmi les quatre pièces hors plateaux. On compare alors deux quelconques de ces quatre pièces lors d’une deuxième pesée.

Si les plateaux s’équilibrent, l’intruse est parmi les deux restantes. On effectue une troisième pesée en comparant l’une d’elles à une pièce bonne. Si les plateaux s’équilibrent, l’intruse est celle des deux qui n’a pas été pesée ; sinon, l’intruse est celle des deux qui a été comparée à la bonne.

S’il y a déséquilibre, l’intruse est parmi les deux pièces pesées. On effectue une troisième pesée en comparant l’une d’elles à une pièce bonne. Si les plateaux s’équilibrent, l’intruse est celle des deux qui n’a pas été pesée ; sinon, l’intruse est celle des deux qui a été comparée à la bonne.

2ème cas : déséquilibre de la première pesée

Le hic de la difficulté apparaît alors : détecter une pièce intruse parmi 8 pièces en deux pesées seulement, sachant que la suspicion est divisée, ambiguïté inhérente au non-savoir quant au trop ou trop peu de la masse de l’intruse.

« les pièces qui sont dans le plateau le plus chargé ne sont suspectes que d’être trop lourdes ; celles qui sont dans le plus léger ne sont suspectes que d’^être trop légères. »

L’astuce réside en une rotation que Lacan qualifie de tripartite, puisqu’elle enrôle trois groupes de pièces simultanément. Ce qui n’est pas, d’ailleurs, sans rappeler la rotation de la Lettre Volée d’Edgar Allan Poe, qui des mains de la Reine passe aux mains du Ministre pour enfin se retrouver dans celles de Dupin, un Colombo avant l’heure. Notre article est bien antérieur au séminaire sur la Lettre Volée (1956), mais nous ne pouvons pas ne pas voir ici une ressemblance étonnante, tandis que Lacan nous écrit : « Cette opération nous apparaîtra comme le nœud dans le développement d’un drame ... ».

Revenons à nos pièces. La première pesée étant déséquilibrée, 8 pièces sont donc suspectes et 4 pièces épurées de toute suspicion et déclarées bonnes. La rotation tripartite s’effectue de la manière suivante : on substitue trois pièces bonnes à trois pièces quelconques du plateau, par exemple le plus chargé, puis on substitue les trois pièces extraites de ce plateau à trois pièces quelconques dans le plateau plus léger, ces trois dernières pièces étant alors mises de côté, hors de la balance.

Rotation tripartite et 2ème pesée

On compare alors les deux plateaux. Trois cas sont possibles et cette disjonction est décisive car le problème n’offre plus alors de résistance réelle et la solution est à portée d’une troisième et ultime pesée.

a) équilibre des plateaux.

L’intruse est donc parmi les trois pièces exclues du plateau le plus léger, et comme telle, elle ne peut être qu’une pièce plus légère que les autres. On compare alors, dans une troisième pesée, deux quelconques de ces trois pièces. S’il vient un équilibre des plateaux, la troisième pièce est donc l’intruse et s’il vient un déséquilibre, le plateau le plus léger contient l’intruse. Le problème est résolu.

b) déséquilibre inversé.

L’intruse a donc changé de plateau, et elle ne peut qu’être parmi les trois pièces venant du plateau le plus lourd de la deuxième pesée. Comme telle, elle est donc plus lourde que les autres. On compare alors, dans une troisième pesée, deux quelconques de ces trois pièces. S’il vient un équilibre des plateaux, la troisième pièce est donc l’intruse et s’il vient un déséquilibre, le plateau le plus lourd contient l’intruse. Le problème est résolu.

c) déséquilibre conservé.

Les deux seules pièces qui n’ont pas bougé sont donc suspectes. On compare l’une d’elles à une pièce bonne dans une troisième pesée. S’il vient un équilibre des plateaux, l’intruse est donc l’autre pièce non pesée et s’il vient un déséquilibre, l’intruse est détectée.

La collection maxima accessible à n pesées

Lacan, après la prodigieuse démonstration de sa trouvaille, ne s’arrête pas là, et en bon mathématicien, se pose la question suivante :
« Pouvons nous dès lors déduire la règle qui, pour un nombre déterminé de pesées, nous donnerait le nombre maximum de pièces entre lesquelles ces pesées permettraient d’en détecter une et une seule, caractérisée par la différence ambiguë ? »

On constate en effet que 2 pesées suffisent à détecter une intruse ambiguë parmi 4 pièces ; 3 pesées pour 12 pièces ; 2 pesées pour 8 pièces à condition qu’il y ait eu une pesée antérieure ; 4 pesées suffisent ainsi pour détecter une intruse parmi 12 x 3 = 36 pièces. Pour une pesée de plus, il faut donc multiplier par 3 le nombre de pièces accessibles à l’épuration de la suspicion - ce qui équivaut à avoir une suite géométrique de raison 3 et de premier terme 4, pour n = 2. On serait tenté de généraliser le problème et de conjecturer que, si N est le nombre de pièces parmi lesquelles existe une intruse ambiguë et n le nombre de pesées suffisante pour la détecter, N = 4 x 3^n-2.

Mais, Lacan n’est pas encore satisfait...

Le problème des treize

Considérons maintenant que nous avons 13 pièces et que parmi elles se trouve une intruse ambiguë. Nous allons démontrer qu’en trois pesées, l’intruse est détectée.

Les treize pièces sont séparées en deux groupes de 4 et un groupe de 5 pièces. Les deux groupes de quatre sont comparés dans la première pesée, tandis que les cinq autres pièces restent hors plateaux.

1er cas : déséquilibre des plateaux.

Le problème est résolu en suivant l’algorithme des douze dans le même cas numéro 2.

2ème cas : équilibre des plateaux.

L’intruse se trouve donc parmi les cinq pièces hors plateaux. Là, le problème fait appel une astuce que Lacan appelle la position par-trois-et-un et qui nécessite la mise à disposition d’une pièce épurée de toute suspicion. Cette pièce « étalon » est donnée par la première pesée, d’où 8 pièces ont été déclarées bonnes et joue un rôle décisif dans la suite des événements.

On effectue alors la deuxième pesée, en plaçant sur un plateau une pièce suspecte accompagnée de la pièce bonne et que l’autre plateau deux pièces suspectes, les deux autres pièces suspectes restant hors plateaux.

Position par-trois-et-un et 2ème pesée

Deux cas sont alors possibles.

a)équilibre. L’intruse est donc parmi les deux exclues des plateaux. Il suffit de comparer dans une ultime pesée, l’une d’elles avec la pièce bonne pour résoudre le problème.

b)déséquilibre. La suspicion est divisée entre une pièce dans un sens et deux pièces dans l’autre sens (plus ou moins lourde). On effectue alors dans une troisième pesée, la rotation tripartite minimale, en substituant une pièce bonne à la pièce suspecte du plateau 1, pièce suspecte qui vient se substituer à l’une de l’autre plateau et cette dernière est alors exclue de la balance.

Rotation minimale et 3ème pesée

  s’il y a équilibre, l’intruse est donc la pièce qui a été expulsée du plateau 2 et le problème est résolu.
  S’il y a déséquilibre conservé, l’intruse n’a pas bougé et elle est donc la pièce du plateau 2 qui n’a pas été exclue et le problème est résolu.
  S’il y a déséquilibre inversé, l’intruse est la pièce qui était sur le plateau 1 et qui a été déplacée sur le plateau 2 et le problème est résolu.

Lacan précise sa trouvaille : « Cette position par-trois-et-un est la forme originale de la logique de la suspicion. » En effet, cette position particulière nécessite la donnée irrévocable d’une pièce supplémentaire qui joue un rôle de témoin, en tant qu’illustrant la norme de l’uniformité de toutes les pièces à part une. Toutes sauf une ...

Lacan va montrer dans la suite l’efficacité de sa trouvaille pour résoudre le problème des quatre pesées.

Le problème des quarante

Là, Lacan est difficile à suivre, dans la mesure où il inverse le problème : il détermine le nombre maximal de pièces accessibles à l’épuration et à la détection de l’intruse ambiguë en posant comme contrainte quatre pesées.

Le problème des treize suggère que la première pesée peut comparer deux groupes de treize pièces et non de douze.

Déséquilibre de la première pesée

Le déséquilibre de cette première pesée revient à détecter l’intruse parmi 26 pièces en trois pesées. On effectue alors une rotation tripartite, à l’aide de 9 pièces restées hors plateaux et de ce fait déclarées bonnes, du plateau le plus lourd au plateau le plus léger, puis on effectue une deuxième pesée.

Rotation tripartite et 2ème pesée

a)équilibre des plateaux. L’intruse est parmi les 9 pièces exclues du plateau le plus léger, et de ce fait l’intruse est plus légère que les autres. Dans une troisième pesée, on compare trois à trois, en laissant trois pièces hors plateaux, sachant qu’ un plateau plus léger ou un équilibre désignera trois pièces comme suspectes. Une quatrième pesée compare alors 2 pièces parmi ces trois. L’équilibre ou le déséquilibre révélera l’intruse. Le problème est résolu.

b)déséquilibre conservé. L’intruse est donc parmi les huit pièces qui n’ont pas bougé pendant la rotation, avec une suspicion divisée. Il nous faut donc détecter l’intruse parmi huit, en deux pesées, on sait faire d’après le problème des douze, 2ème cas.

c)déséquilibre inversé. L’intruse est donc parmi les neuf pièces qui ont changé de plateau (du plus lourd à l’autre) et de ce fait l’intruse est plus lourde que les autres pièces. On doit donc détecter l’intruse parmi neuf, en deux pesées, avec suspicion univoque : on sait faire, d’après le 1er cas ci-dessus.

La première pesée s’équilibre

L’intruse est donc parmi les pièces restées hors plateaux et il reste trois pesées.

1er cas  : En utilisant la position par-trois-et-un et une rotation tripartite, le nombre maximum de pièces que l’on peut mettre en comparaison lors d’une deuxième pesée en déséquilibre est neuf. En effet, considérons le schéma suivant :

Position par-trois-et-un et rotation tripartite

La deuxième pesée compare donc deux groupes de cinq pièces, dont une est épurée de toute suspicion. Le déséquilibre de cette pesée entraîne donc une suspicion divisée entre quatre dans un sens (+ lourd par exemple) et cinq dans l’autre sens (plus léger, donc). Une rotation tripartite de trois pièces, du plateau le plus lourd au plateau le plus léger nous autorise une troisième pesée décisive.

 a)équilibre des plateaux : L’intruse est parmi les 3 pièces exclues du plateau le plus léger, donc de suspicion univoque. Une quatrième pesée compare alors 2 pièces parmi ces trois. L’équilibre ou le déséquilibre révélera l’intruse plus légère. Le problème est résolu.

 b)déséquilibre conservé : L’intruse est donc parmi les trois pièces qui n’ont pas bougé pendant la rotation, avec une suspicion divisée. On peut dès lors retirer les groupes de trois pièces qui ont bougé puis effectuer une rotation tripartite minimale pour la quatrième et ultime pesée (cf. problème des treize, 2ème cas, b.) et l’intruse est détectée.

 c)déséquilibre inversé : L’intruse est donc parmi les trois pièces qui ont changé de plateau (du plus lourd à l’autre) et de ce fait l’intruse est plus lourde que les autres pièces. Une quatrième pesée compare alors 2 pièces parmi ces trois. L’équilibre ou le déséquilibre révélera l’intruse plus lourde. Le problème est résolu.

2ème cas  : Si la pesée des neuf pièces précédente donne un équilibre, l’intruse est donc parmi les pièces restées hors plateaux et il nous reste deux pesées, avec une suspicion ambiguë. Le problème des treize avait montré que l’on peut détecter l’intruse en deux pesées si celle-ci se trouve parmi cinq pièces suspectes. Il en résulte que le nombre maximal de pièces restées hors plateaux à la deuxième pesée est de cinq. Et le problème est résolu, en suivant l’algorithme des treize, 2ème cas.

Conclusion

La première pesée avait comparé 26 pièces suspectes. En cas d’équilibre de la première pesée, la deuxième avait comparé 9 pièces suspectes. Enfin, en cas d’équilibre de la deuxième pesée, une troisième pesée va détecter parmi cinq pièces suspectes, l’intruse avec une suspicion ambiguë. Au terme, il y aura eu 26 + 9 + 5 = 40 pièces disponibles à la détection de l’intruse en quatre pesées.

La règle générale de la conduite des opérations
Algorithme des opérations

On constate que, quelque soit le nombre de pesées imposé, un algorithme général se dégage des procédures de résolution précédemment décrites :

Après une première pesée discriminatoire, dont l’issue est l’équilibre, la position par-trois-et-un est mise en place grâce à l’intervention d’une pièce étalon qui joue le rôle du plus-un, du témoin de la norme et qui accompagne le jugement ultérieur. Par la suite, l’équilibre d’une pesée entraîne l’utilisation de la position par-trois-et-un et les déséquilibre permet la rotation tripartite, qui, dans le cas d’un déséquilibre conservé est suivi de nouveau par une position par-trois-et-un, et ainsi de suite.
Le dénouement de l’affaire n’a lieu que lorsque la pesée succédant à une rotation tripartite aboutit soit à une équilibre soit à un déséquilibre inversé, auxquels cas, le problème n’offre plus de résistance puisque la suspicion en devient univoque.

La raison de la série des collections maxima

Les termes « raison » et « série » sont ici utilisés à dessein, puisque l’expression algébrique du nombre de pièces accessibles à n pesées est, selon le vocabulaire mathématique, une série de RAISON 3, c’est à dire une somme des termes consécutifs d’une suite géométrique de raison 3. En effet, si l’on note P(n) le nombre de pièces accessibles à n pesées, on remarque que P(n) = 3.P(n-1) + 1 ou encore que P(n) = 1 + 3 + 3^2 + 3^3 + ... + 3^(n-1), pour n supérieur ou égal à 3. Ce qui donne, en écriture réduite : P(n) = (3^n - 1)/2 pour n supérieur ou égal à 3 et P(2) = 5.

Rappelons ici que la première pesée n’a lieu qu’entre individus disponibles et qu’à ce moment là, la suspicion qui pèse sur chacun de ces individus est ambiguë, de ne savoir si l’intruse est plus lourde ou plus légère que les autres.

Lacan insiste alors sur « la puissance tripartitrice de la balance », du fait évidemment que les issues d’une pesée sont au nombre de trois (équilibre, déséquilibre dans un sens, déséquilibre dans l’autre sens) et aussi du fait que la raison de la série trouvée est encore 3. Trouvaille qui ne va pas sans la considération de la position par-trois-et-un, qui exige trois épreuves successives et déterminantes :

1)Une première pesée pour fournir l’individu épuré de toute suspicion, la pièce étalon ;

2)Une deuxième pesée qui divise la suspicion entre les individus qu’elle inclut (un plateau plus lourd et un autre plus léger) ;

3)Une troisième pesée qui, après une rotation triple (encore 3), discrimine les groupes d’individus entre eux et diminue de ce fait le nombre d’individus suspects.

Ce chiffre 3 est donc intimement lié à l’expérience de la pesée d’individus entre eux. Belle trouvaille que l’activité énigmatique et divertissante de Lacan nous dévoile ici.

La forme logique de la suspicion

Lacan nous invite à considérer cette expérience sous le jour de l’intersubjectivité, dont il n’a pas encore schématisé le processus imaginaire et inconscient.

« Si le sens de ce problème, la donnée, quoique contingente, où il manifeste la forme originale que nous désignons du terme de suspicion, c’est que la norme à laquelle se rapporte la différence ambiguë qu’il suppose, n’est pas une norme spécifiée ni spécifiante, elle n’est que relation d’individu à individu dans la collection - référence non à l’espèce, mais à l’uniforme. »

Lacan pointe ici que la forme originale de la suspicion se présente d’abord entre individus et selon la certitude de l’existence d’un unique individu hors norme qui viendrait contredire la loi d’uniformité de la collection. La référence à l’uniforme appelle, par la polysémie du terme, ce que certaines communautés ont instauré du point de vue de l’image, à savoir les uniformes de postiers, pompiers, gendarmes, soldats, ministres, magistrats, académiciens, mineurs, religieuses, rappeurs, etc. Le problème est donc de discriminer un individu parmi la collection uniforme, en comparant les individus entre eux et uniquement de cette façon-là. Il est donc bien question d’intersubjectivité, c’est à dire de comparer un sujet à un autre en supposant qu’il y ait une loi d’uniformité entre les individus, et ainsi d’apprécier l’affirmation ou la négation de la concordance du sujet pesée à cette loi. Or, la suspicion tient précisément à la notion absolue de la différence et donc à la présupposition que l’individu est unique, tout en appartenant à une collection uniforme. Là réside le paradoxe existentiel du sujet.

La balance du jugement dernier

Pour illustrer la forme logique de la suspicion et l’intérêt de la généralisation du problème des pesées entre individus, Lacan nous emmène sur le terrain du jugement dernier. En effet, alors que chez les égyptiens, la pesée des âmes se fait en comparaison avec une plume, dans la bible, la pesée des âmes se fait avec les âmes disponibles et requiert donc l’algorithme de notre énigme. Sur les tympans des églises construites aux 12ème et 13ème siècle, le jugement dernier est représenté, plaçant le Christ au centre, la main droite vers le haut, la gauche vers le bas, et à ses pieds, Saint Michel et un diable effectuant la pesée des âmes à l’aide d’une balance à deux plateaux dans lesquels viennent se placer les individus à tout de rôle.

Tympan représentant le jugement dernier

Or, si l’on fixe à 10^12 le nombre d’âmes attendant au purgatoire d’être pesées, la formule N = (3^n - 1)/2 permet de limiter le nombre maximum de pesées nécessaires à la discrimination d’une âme en tant qu’unique à 26.

Lacan ajoute alors : «  Nous dédions cet apologue à ceux pour qui la synthèse du particulier et de l’universel a un sens politique concret. Pour les autres, qu’ils s’essaient à appliquer à l’histoire de notre époque les formes que nous avons démontrées ici. »

Cette dernière phrase n’est pas sans rappeler les événements dramatiques qui eurent lieu pendant la guerre 39-45, d’autant plus que l’article est écrit à la fin de cette guerre. Qu’aurait voulu suggérer là Lacan ? Nous pourrions penser que la notion absolue de la différence de l’unique à la collection a fait défaut dans les esprits belliqueux des petits soldats et de leurs généraux. En effet, comment identifier la différence intrinsèque de l’individu parmi une collection uniformisée dans l’imaginaire, si l’on ne prend pas le temps d’effectuer une pesée ? La considération de l’uniformité d’une collection est le chemin le plus court vers l’erreur de jugement, dans la mesure où la différenciation est occultée. Autrement dit, considérer qu’un individu est indifférencié, sous prétexte qu’il porte un uniforme faisant référence à une collection, c’est nier son individualité, son identité et par là même, nier l’autre.
J’extrapole sans doute, mais c’est peut-être de cela qu’il est question dans l’amalgame du particulier et de l’universel dont les conséquences déshonorantes pour l’esprit humain étaient à l’ordre du jour en 1946.

En corps ...

Par ailleurs, la trouvaille de Lacan réside moins dans la résolution d’une énigme logique fort délicate que dans l’intrusion d’un élément neutre pour départager les éléments suspects d’une a-symétrie ambiguë. Ainsi que l’a suggéré C. Bormans, les trois caractéristiques liées à la définition algébrique du groupe, selon Evariste Galois, sont bien présentes dans l’algorithme que Lacan nous propose pour identifier l’Une parmi Toutes :

1)L’associativité est à l’œuvre dans la rotation tripartite, dans la permutation de trois groupes de pièces afin de lever l’ambiguïté de la suspicion ;

2)L’élément neutre que représente la pièce étalon, témoin de l’uniformité de la collection, est introduite dans la position par-trois-et-un ;

3)La symétrie ou plutôt l’a-symétrie de la suspicion est présente dès l’énoncé du problème et c’est précisément cette a-symétrie qui engendre la certitude du problème.

Alors, en laissant à notre interprétation la liberté et le droit de dire des conneries, peut-être pouvons nous voir dans l’introduction de l’au moins-un élément neutre, la nécessité de la neutralité de l’analyste, qui par la présence de son corps, est le témoin de la possibilité de l’individualisation du sujet parmi la horde de la collection.

Peut-être aussi pouvons nous entrevoir dans ces manipulations de pièces, la recherche d’un signifiant premier, unique parmi la collection des signifiants qui constituent le sujet et dont on ne sait de quel côté il ferait pencher la balance. A la recherche de l’unique ambiguë dans le trésor des signifiants...

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