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E. T. A. HOFFMANN

Le magnétiseur

Conte, 1814

Date de mise en ligne : samedi 19 août 2006

Langue de cet article : Deutsch > Der Magnetiseur
I

« La vie n’est qu’un sommeil dont on s’éveille je ne sais où, et les songes qui la remplissent ressemblent à l’écume des flots qui blanchit, moutonne et s’évanouit !... »

Après cet aphorisme tant soit peu matérialiste, le vieux baron K*** allongea le bras par un geste paresseux, et sonna son valet de chambre, pour l’aider à gagner son lit.

Au dehors, la bise d’automne soufflait avec violence, et faisait craquer les branches des arbres dépouillés de feuilles. Le salon de famille pâlissait à la lueur mourante des bougies. Maria, charmante jeune fille, à demi perdue dans les plis d’un immense châle blanc, comme la première fleur de l’année sous la neige du printemps, luttait avec effort contre le sommeil. Un peu plus loin se tenait debout, accoudé sur la cheminée, Ottmar, le fils du baron, grave étudiant dont la cervelle philosophait à propos de tout.
 « Père, » dit le jeune homme, qui n’acceptait point l’autocratie paternelle en matière de métaphysique, « comment pouvez-vous soutenir que les rêves de l’âme humaine ne soient pas des phénomènes mystérieux qui, pendant le repos des sens, nous emportent dans les régions du monde invisible ?... »
 « Mon ami, » reprit le baron, « je suis de l’avis des bonnes gens qui ne voient rien que de très-naturel dans ces prétendus mystères dont ton imagination fait tous les frais. Si je m’endors dispos ou satisfait, j’ai des rêves couleur de rose ; si ma digestion est laborieuse, j’ai le cauchemar. Les rêves ne sont donc qu’un effet physiologique de la disposition des organes à un moment donné. »
 « Mais, » objecta la jolie Maria, « ne se peut-il donc pas que les rêves soient la manifestation des esprits vitaux, livrés à leur spontanéité pendant l’engourdissement périodique de la matière, et reprenant possession, pour quelques heures, de ces domaines de la pensée que ne limitent ni l’espace ni le temps ?... »
 « Ah ! mon Dieu ! que de grands et vilains mots pour une si petite et si jolie bouche ! » s’écria le baron avec un éclat de rire. « Chère fille, tu m’épouvantes, avec ces emphatiques déclamations dont notre ami le docteur Alban t’a bourré la cervelle. Ne dis jamais de ces choses-là devant le monde ; on te croirait folle. Vous connaissez, du reste, mes enfants, le peu de cas que je fais de toutes les billevesées qu’agitent dans leurs systèmes les prétendus philosophes d’aujourd’hui. Les rêves sont tout simplement le résultat d’une surexcitation fébrile de nos organes, et j’en vois la preuve dans les impressions désagréables qu’ils font naître avant et après leur durée. Si, comme Ottmar se le figure, les rêves pouvaient créer des communications réelles entre nous et ce qu’il nomme si gravement le monde invisible, pourquoi ne seraient-ils pas une initiation aux félicités infinies dont les religions nous offrent l’espérance au delà de la vie terrestre ? Or, je ne sache pas que jamais rêve nous ait ouvert le paradis. »

Ottmar allait soulever une discussion sans fin sur cette doctrine, mais le baron ne lui en laissa pas le temps. « Brisons là, » dit-il ; « je ne suis pas, ce soir, d’humeur à controverser, et tes arguments de collège ne sont point à ma mesure. Je me souviens d’ailleurs que c’est aujourd’hui le 9 novembre. Cette date est pour moi l’anniversaire d’un souvenir de jeunesse dont la préoccupation renouvelle en moi des sensations douloureuses... »
 « Mais, » interrompit l’étudiant, « sans nous jeter dans les voies de l’argumentation, et pour borner la question à un seul phénomène, n’est-il pas constaté, par une foule de faits, que l’influence magnétique... »
 « Oh ! » s’écria le baron, « ne prononce jamais ce mot-là devant moi. Ce seul mot de magnétisme est pour moi le signe du mal. J’ai la conviction que tous ceux qui se livrent à l’étude de cet art funeste sont punis, tôt ou tard, par quelque inévitable désastre, de la criminelle curiosité qui les porte à soulever le voile dont Dieu couvre ses oeuvres. Je me souviens qu’à l’époque où j’achevais mes études à l’université de Berlin, il y avait parmi nos professeurs un homme dont la physionomie singulière ne s’effacera jamais de ma pensée. Je ne pouvais l’envisager sans ressentir une impression de terreur inexplicable. D’une taille gigantesque, à laquelle ses membres décharnés donnaient l’apparence d’un squelette, ce personnage était doué d’une force et d’une adresse sans exemple. Il racontait qu’étant major d’un régiment danois, il avait été forcé de s’expatrier à la suite d’un duel avec son général. Mais certaines gens disaient à l’oreille que ce redoutable major avait tué son chef d’une autre manière. Quoi qu’il en soit, c’était un homme fort dur et d’une sévérité sans bornes dans ses fonctions. Cependant, il y avait des jours où son caractère s’adoucissait comme par enchantement. Il se montrait alors d’une indulgence et d’une aménité sans égale. Dans ces rares moments d’expansion, il partageait nos jeux, et témoignait à quelques-uns d’entre nous quelque chose qu’on eût pu prendre pour de l’affection, s’il eût été capable d’un sentiment continu. J’avais remarqué que s’il lui arrivait de me presser la main, son contact faisait courir dans mes veines un fluide singulier qui me liait sous sa dépendance par je ne sais quelle puissance à laquelle il m’était impossible de résister. Plusieurs de mes condisciples avaient fait, de leur côté, la même remarque. Mais ces jours de sympathie réciproque étaient rares. L’ex-major reprenait tout à coup ses habitudes de sauvagerie et sa rudesse native. Quelquefois, il avait des moments d’exaltation qui devenaient du délire. On le voyait alors s’affubler de son vieil uniforme rouge, tout délabré. Il courait, ainsi vêtu, à travers la maison, l’épée nue à la main, et s’escrimait dans le vide, parant et ripostant comme s’il se fut trouvé en face d’un adversaire invisible. Puis, il s’arrêtait tout à coup, jetait son arme et faisait mine d’écraser sous sa botte l’être odieux qu’il avait renversé. Cette scène, assez fréquemment renouvelée, était mêlée de jurements horribles. D’autres fois, il grimpait sur les arbres du jardin avec la vélocité d’un chat-tigre, ou bien ii avait l’air de fuir à toutes jambes un péril inconnu. Ces crises duraient souvent tout un jour. Le lendemain, il paraissait calme, et sans aucun souvenir de ses extravagances de la veille ; mais son caractère s’assombrissait de plus en plus, il n’était bruit, dans toute la ville, que de ses extravagances. On lui attribuait la possession de merveilleux secrets pour guérir les maladies incurables ; on disait que par l’imposition de ses mains, ou par la seule puissance de sou regard il opérait des cures surnaturelles. Cette croyance était devenue si populaire, qu’un jour il fut contraint de chasser à coups de canne, des gens qui voulaient à toute force qu’il leur rendit la santé. Certaines gens s’effrayaient de sa renommée, et lui supposaient un commerce avec les esprits infernaux. Du reste, et quelle que fut sa conduite envers mes condisciples, l’ex-major, je dois le dire, m’avait donné des témoignages d’un attachement persévérant. Je n’eus jamais à me plaindre d’aucun sévice de sa part, et il existait même entre nous une sorte d’attraction dont je ne cherchais point à me défendre. Pendant la nuit du 9 novembre 17... je rêvai qu’il était venu près de mon lit, et qu’arrêtant sur moi son regard fixe et pénétrant, il m’avait couvert les yeux de sa main droite, en me disant d’une voix caverneuse : « Faible créature de la terre, sois-moi soumise, car j’ai, comme Dieu, le pouvoir de lire dans la pensée !... » Je sentis en même temps quelque chose d’aigu et de froid comme une lame d’acier pénétrer à travers mon front jusqu’à mon cerveau. Je poussai un cri de frayeur qui me réveilla, tout baigné d’une sueur glacée et prêt à défaillir. Je me traînai hors du lit avec effort, et j’allai ouvrir ma fenêtre pour aspirer un peu d’air. Mais, jugez de mon épouvante, lorsque j’aperçus, au clair de la lune, le fatal major, revêtu de son habit rouge, sortant de l’université avec la précipitation d’un fou, par une grille donnant sur une rue déserte. Cette apparition qui concordait si étrangement avec mon rêve me porta un coup terrible. Je tombai évanoui. Lorsque je racontai tout cela à notre recteur, il me traita de visionnaire. Mais l’absence prolongée du major, qui ne paraissait point à son heure ordinaire, éveilla quelques inquiétudes. On courut à sa chambre ; la porte était barricadée en dedans ; il fallut un levier pour l’enfoncer. On trouva le major étendu sans vie sur le carreau. Il avait l’oeil vitreux ; sa bouche contractée laissait échapper une écume sanguinolente. Il tenait d’une main crispée son épée nue. Aucun soin ne put le ramener à la vie... »

II

Le baron n’ajouta rien à ce récit. Il paraissait accablé par ses réminiscences. Ottmar, qui l’avait écouté avec une profonde attention, méditait, le front penché dans sa main. Maria s’était accroupie au pied de la cheminée, toute transie d’émotion. Un silence presque sinistre régnait depuis quelques instants dans le salon, lorsque parut le peintre Franz Bickert, vieil ami de la famille. Il était entré sans bruit, et avait pu entendre une grande partie du récit du baron. Un large éclat de rire signala tout à coup sa présence.
 « Voilà vraiment, » s’écria-t-il, « des histoires ravissantes et bien faites pour tourmenter les jeunes filles à l’heure d’aller au lit. Quant à moi, mes bons amis, je professe des idées tout opposées à celles de notre cher baron. Comme je sais par expérience que les rêves nocturnes sont le fruit des sensations éprouvées pendant le jour, j’ai toujours soin, avant de m’endormir, d’éloigner de ma pensée toute préoccupation pénible et d’amuser mon esprit par quelque joyeux souvenir du temps passé. Au surplus, mes amis, ces songes épouvantables qui nous tourmentent parfois, tels que se figurer qu’on tombe du haut d’une tour, qu’on est décapité, et mille autres plus ou moins désagréables, sont le résultat de quelque douleur physique qui réagit sur nos facultés morales. Ceci m’en rappelle un, pendant lequel je croyais assister à une orgie. Un officier et un étudiant se prennent tout à coup de querelle et se lancent leurs verres à la tète. Je veux les séparer ; mais, dans cette lutte, je me sens si grièvement blessé à la main que la souffrance me réveille en sursaut. Ma main saignait bien réellement, car je venais de l’écorcher à une grosse épingle piquée dans ma couverture. J’ai fait aussi, d’autres fois, des rêves bien plus épouvantables, et... »
 « Ah ! je vous en supplie, » s’écria Maria, « faites-moi grâce de vos affreuses histoires, ou je ne pourrai pas fermer l’oeil de toute la nuit. »
 « Eh bien, non, ma toute belle, » reprit Bickert, « je ne vous ferai aucune grâce. Je veux que vous sachiez, dussiez-vous en mourir d’effroi, que, dans mon rêve, je me voyais invité à un thé magnifique dans les salons de la princesse A***. En arrivant au palais de cette illustre dame, vêtu de ma plus brillante toilette, je voulus m’approcher d’elle pour lui débiter un compliment auquel j’avais travaillé pendant tout un jour. Mais un cri de bruyante surprise éclatant autour de moi me fit chercher la cause de cet émoi. Ne l’apercevant nulle part, je ramenai mes regards sur ma propre personne, avec une sorte de complaisance... Je découvris que de toute ma toilette je n’avais oublié que la culotte !... »

Un rire homérique accueillit cette boutade du bon Bickert. Mais sans laisser à son auditoire le temps de se reconnaître, le vieux peintre poursuivit, sans perdre son sang-froid : « Voulez-vous, » dit-il, « que je vous raconte d’autres misères aussi fantastiques ? Je m’imaginais, la nuit dernière, que j’étais devenu feuille de papier. Un ignoble apprenti poète s’escrimait en tous sens sur mon individu, avec une plume de dindon mal taillée. Chacun de ses vers, qui assassinait le bon sens, me déchirait l’épiderme de la façon la plus douloureuse. Je n’en souhaiterais pas autant à mon plus cruel ennemi. Une autre fois, je rêvais qu’un chirurgiens démontait mes membres pièce à pièce, comme une poupée de Nuremberg, et s’amusait cruellement à étudier l’effet que produisait la transposition de mes membres. »

Les rires se succédaient joyeusement à chaque bizarrerie nouvelle dont l’excellent Bickert régalait ses amis. Quand il eut achevé sa dernière tirade avec l’air de satisfaction d’un paon qui fait la roue, Ottmar se saisit de la parole : « - Notre ami, » dit-il gravement, « vient de se mettre, par ses propres récits, en flagrante contradiction avec son système ; car il nous fait des contes à mourir de rire, ou bien il a fort mal réussi à se préparer des songes à sa guise. Quoi qu’il en soit, je n’en reste pas moins, pour mon compte, très-convaincu des vertus magnétiques. »
 « Allons, allons ! » s’écria le baron, « finissons-en sur ce chapitre, je vous en prie. J’aimerais beaucoup mieux que Maria nous fit un punch pour nous garder en belle humeur. » Bickert parut enchanté de cette idée, et tandis que Maria faisait ses préparatifs, il s’occupa de ranimer le feu mourant de la cheminée. Quand la punch fut achevé, Ottmar remplit les verres, et Bickert dit, en vidant le sien tout d’un trait : « - Je ne bois jamais de punch plus délicieux que celui qui m’est versé par les jolies mains de Maria. Cette chère enfant communique un parfum céleste à tout ce qu’elle touche, C’est, j’en suis sûr, l’influence mystérieuse de son angélique beauté qui produit (pardon du mot, cher baron) ce... magnétisme... »
 « Encore votre magnétisme ! » exclama le baron de K..., « mais, pour Dieu, ne sortirai-je point, ce soir, du fantastique et de l’extravagant ! Ma chère Maria, tu es, en vérité, la plus aimable créature que je connaisse ; mais si tu ne perds pas cette fâcheuse manie d’attirer sans cesse la conversation sur un sujet si peu convenable à une jeune fille sensée, je te prendrai pour un être de l’autre monde, c’est-à-dire que, bien malgré moi certainement, je te prendrai en grippe ! tâchons donc, mes bons amis, je vous en supplie, de vivre en paix de cette bonne vie tranquille qui est si douce à user !... »
 « Pardonnez-nous, cher père, » répondit le jeune Ottmar ; « nous n’avons eu, les uns ni les autres, aucune envie de vous contrarier. Permettez-moi seulement de raconter â notre ami Bickert un fait que le docteur Alban m’a confié, et qui a laissé dans mes souvenirs une impression ineffaçable. Alban s’était lié, à l’Université, avec un grand homme nommé Théobald, qui joignait une âme très-sensible au plus heureux caractère. Mais, depuis cette liaison, Théobald était devenu, par degrés, triste et inquiet ; son imagination, portée d’abord vers la rêverie, s’était jetée tout à coup dans les voies d’une exaltation dont les résultats pouvaient faire craindre quelque catastrophe. Alban seul possédait le pouvoir de contenir et de dominer cette nature irritable. Théobald devait retourner dans sa ville natale pour épouser la fille de son tuteur, et vivre doucement sur le patrimoine que lui avaient légué ses parents. Tous ses goûts se résumaient dans l’étude du magnétisme animal, dont son ami Alban lui avait enseigné les premières notions ; et il se proposait d’approfondir cette science jusqu’aux extrême limites que peut atteindre l’esprit humain. Peu de temps après soit départ de l’Université, il écrivit à Alban une lettre désespérée, dans laquelle il lui racontait qu’un officier, logé dans la maison de son tuteur, était parvenu à se faire aimer de la jeune fille. Rappelé, à l’armée par ses devoirs, cet officier avait laissé sa fiancée en proie à une profonde tristesse. Elle dépérissait de jour en jour, et son état donnait même déjà les plus vives inquiétudes. Alban répondit â Théohald pour l’engager à bannir toute inquiétude, ajoutant que le magnétisme était l’infaillible remède qui guérirait la jeune fille et ramènerait la paix dans son coeur. Théobald, suivit ce conseil. Chaque soir, au moment où elle se laissait aller au premier sommeil, il allait s’asseoir auprès d’elle, exerçait les passes prescrites par la science, et l’amenait peu à peu à cet état que l’on nomme somnambulisme. Lorsqu’il eut acquis sur ses facultés un pouvoir dominateur, il lui adressa des questions auxquelles elle répondait avec autant de lucidité qu’une personne éveillée. Il conversait avec elle de leurs souvenirs d’enfance, de leurs jeux des premiers temps de leur affection mutuelle. Elle se laissait aller doucement au cours de ces pensées caressantes, et, chaque fois qu’elle rentrait dans l’état de somnambulisme, elle s’y replongeait d’elle-même avec quiétude et bonheur. La domination de ’l’héobald devint même si complète, que la jeune fille semblait, même dans l’état de veille, ne plus s’appartenir à elle-mêle. Elle ne vivait, en quelque sorte, que de la vie de son ami... »

Ottmar n’avait pas achevé sa phrase, que tout à coup Maria, qui l’écoutait en silence, et comme suspendue â ses lèvres, pâlit, poussa lin cri aigu et fut tombée de sa hauteur sur le plancher, si Bickert, ne s’était élancé à temps pour la retenir dans ses bras. On s’empressa de lui prodiguer des secours ; mais rien ne pouvait la rappeler de cet évanouissement. Elle semblait morte...
 « Ah, mon Dieu, » s’écria Ottmar, « si le docteur Alban était ici ! Lui seul peut la sauver ! »

III

Au même instant la porte s’ouvrit. Le docteur Alban parut, et comprenant d’un coup d’oeil ce qui venait de se passer, il se dirigea, d’un pas grave, vers la jeune fille, lui prit la main, et lui dit, comme si elle eut pu l’entendre « Chère Maria, qu’avez-vous ?... »

La malade tressaillit sous cette parole, essaya de faire quelques mouvements pour se relever, et balbutia d’une voix creuse, avec un geste répulsif : « Laisse-moi... maudit... laisse-moi mourir..., sans souffrir !... » Les assistants restaient dans une muette stupéfaction. Mais Alban sourit, et promenant ses regards autour de lui, reprit tranquillement : « N’ayez nulle inquiétude ; c’est un léger accès de spasme nerveux, que le repos doit dissiper. Laissez-la s’endormir, et dans six heures, lorsqu’elle s’éveillera, faites-lui avaler, dans un peu d’eau sucrée, douze gouttes du cordial que voici. » Il tira de sa poche un petit flacon, le remit au baron, et prétextant que la famille avait besoin d’être seule autour de la malade, il salua gravement, et se retira comme il était venu.
 « Bon ! » s’écria Bickert, qui l’avait considéré curieusement ; « voilà encore un docteur mystérieux de la science nouvelle ! le regard inspiré, l’allure solennelle, le son de voix caverneux, l’élixir obligé, rien n’y manque ! J’ai bien l’honneur d’être son serviteur !... »

Le baron hochait la tète, d’un air triste. « - Mon pauvre Bickert, » dit-il avec effort, « voilà une soirée qui ne finit pas gaiement. Depuis la dernière visite du docteur Alban, j’avais rêvé plusieurs lois qu’un fatal événement me menaçait. Dieu veuille que j’en sois quitte pour la peur. »
 « Ma foi, cher baron, » reprit Bickert, « à part la petite plaisanterie que je me permets innocemment sur la silhouette du docteur, je ne veux nullement vous mettre en défiance de son art. On dit que c’est un homme habile ; vous savez que, depuis quelque temps, Maria est sujette à des crises nerveuses, et il ne serait pas surprenant que le magnétisme, dont le docteur se sert avec prédilection, fût un agent de guérison tout-puissant. Je ne suis certes pas enthousiaste de tous les systèmes de la médecine moderne ; mais on ne saurait nier que la nature possède des secrets encore inconnus dont chaque siècle, à son tour, fera éclore la découverte. Le magnétisme est peut-être du nombre. »
 « Au diable votre magnétisme ! » reprit le baron avec un nouvel accès de cette vive répulsion que lui inspirait ce mot, chaque fois qu’il le lisait par hasard, ou qu’on le prononçait devant lui. « Après tout, » poursuivit-il, « si ce n’est pas un charlatanisme, c’est, à coup sur, quelque puissance infernale, dont le plus sage est de se garer. Tenez, Alban est magnétiseur ; eh bien ! chaque fois que je l’envisage ; je ne puis me défendre d’une sensation de malaise inexplicable. Je cherche en vain à fixer une réalité sous les physionomies changeantes que cet homme prend à son gré. Ottmar en est engoué. Pour mon compte, j’avoue qu’il a donné à ma fille des soins dont je ne saurais me montrer trop reconnaissant. Eh bien ! malgré moi, je cherche à secouer le fardeau de cette gratitude que je ne puis lui exprimer de bon coeur. Il y a plus, chaque fois que je vois cet homme, il me devient plus odieux. Son aspect me rappelle involontairement les traits de ce diabolique major danois, qui me causait, dans ma jeunesse, de si atroces frayeurs. »
 « Allons donc ! » répliqua Bickert, « c’est votre imagination qui vous crée des fantômes. Le docteur Alban est un brave homme, auquel il ne faut reprocher que son nez trop crochu et ses yeux en vrille. Le magnétisme fût-il une invention sept fois diabolique, il ne s’en sert que pour faire le bien. Laissons-lui la responsabilité du reste. Si l’homme a des travers ou des faiblesses, il n’en faut pas moins rendre justice aux talents éprouvés du médecin. »
 « Vous avez beau dire, » interrompit le baron ; « il n’est pas en mon pouvoir d’échapper à mes appréhensions que le temps fortifie au lieu de les effacer. Une secrète intuition me persuade qu’il arrivera, tôt ou tard, un malheur dans ma famille, et que cet homme en sera l’instrument. Je ne crois pas beaucoup à la puissance du magnétisme, mais, en revanche, je tiens grand compte de mes pressentiments, parce que, bons ou mauvais, ils ont rarement trompé mon attente. »

Là-dessus, les deux vieux amis échangèrent une cordiale poignée de main et se séparèrent. Franz Bickert avait perdu sa jovialité. Il s’en alla pensif. Le baron et son fils veillèrent auprès de Maria pendant toute la nuit.

La jeune fille dormait d’un sommeil qui ressemblait à l’anéantissement. Mais au bout des six heures précisées par le docteur Alban, elle ouvrit les yeux, et s’étonna de voir qu’on eût veillé près d’elle. Il ne lui restait aucun souvenir de son indisposition. Le père lui fit avaler les douze gouttes d’élixir, en priant Dieu, dans son coeur, de détourner de ce breuvage toute influence funeste. Maria reprit sa gaieté, comme si elle n’eût point souffert. Le docteur Alban ne vint point la voir ce jour-là ; il s’en excusa par un billet qui prétextait des occupations imprévues, dont l’urgence l’éloignait de la ville pour un peu de temps.

IV
Maria de K. à Adelgonde.

« Merci de ta longue lettre, chère amie de mon enfance ! J’ai cru mourir de joie en reconnaissant sur l’enveloppe ton écriture bien-aimée. Je suis ravie des nouvelles que tu m’envoies de tout ce qui arrive d’heureux à ton frère Hippolyte, mon gentil fiancé. J’ai été cruellement malade, depuis que nous ne nous sommes vues. Je ne saurais te peindre exactement de quel genre était la souffrance qui me torturait. Figure-toi que ma cervelle était comme bouleversée. Tontes les choses de la vie m’apparaissaient à rebours ou à l’envers. Le plus léger bruit autour de moi retentissait dans mes organes comme un son de cloche funèbre. Je faisais, tout éveillée, les rêves les plus affreux ; mes forces s’épuisaient de jour en jour, d’heure en heure, sans que je pusse me rendre compte des causes ni des progrès de cette espèce d’anéantissement progressif. Je sentais la mort s’infiltrer dans mes veines ; elle me faisait peur, et cependant la vie m’était devenue à charge. Tous les médecins que mon père avait appelés ne savaient que penser de mon état, et m’auraient tuée tout à fait par leurs ordonnances contradictoires, lorsque mon frère amena un jour à la maison un de ses amis, récemment reçu docteur, et qui me guérit par enchantement.

« Cet homme ne me prescrivit aucun traitement. Il se bornait à me regarder d’un oeil fixe pendant quelques minutes, en tenant mes mains serrées dans les siennes. Alors, au lieu des étouffements nerveux qui me faisaient tant souffrir, je sentais un calme assoupissant circuler dans tout mon être, et je tombais dans un long sommeil. Plus tard, il me sembla qu’en dormant j’étais douée d’un sens nouveau. Le médecin m’interrogeait, et je lui disais tout ce qui se passait en moi, comme si j’eusse lu dans un livre. Plus tard encore, il me sembla qu’Alban (c’est le nom de ce docteur étrange) allumait par sa volonté, au centre de mon être, un foyer de lumière qui resplendissait ou s’éteignait, selon que cette volonté m’attirait à lui ou me refoulait sur moi-même. Que te dirai-je enfin, chère amie ? Il se passe en moi un phénomène que nulle expression ne peut retracer. Tu riras peut-être de moi, et tu me traiteras de visionnaire ; eh bien, je t’assure qu’il s’opère entre Alban et moi une sorte de transsubstantiation intellectuelle qui me procure un bonheur bien supérieur à toutes le délices que je pourrais imaginer dans la vie réelle.

« Quoi qu’il en soit, tu peux dire à mon fiancé Hippolyte que je ne l’ai jamais tant aimé, et que je n’ai jamais tant désiré son prompt retour. Depuis que le docteur Alban m’a soumise à cette puissance singulière qu’il nomme, je crois, magnétisme, il me semble que c’est par lui et en lui que j’aime Hippolyte avec plus d’effusion.

« Parfois, cependant, je te l’avoue, ce docteur Alban me pénètre d’une terreur secrète. Il y a des heures pendant lesquelles je m’imagine le voir au milieu de tous les attributs fantastiques dont s’entourent, dit-on, les gens adonnés à la magie. Alors, ses traits se décomposent, et je finis par ne plus distinguer, dans mes songes, qu’un hideux squelette dont les ossements craquent sous les replis d’immondes reptiles.

« Mais je vois, chère Adelgonde, que si je t’écrivais trop longuement sur toutes ces choses, tu me croirais folle ou à peu près. Tout cela est peut-être le simple résultat de l’ébranlement produit par la maladie dans ma frêle organisation. En tout cas, je ne voulais rien te cacher d mes secrets. Si tu es plus raisonnable que moi, trouve des raisons qui me rendent la mienne. En attendant, je suis à toi pour la vie. »

V
Le docteur Alban à Théobald***.

« L’existence de tous les êtres animés n’est qu’une lutte dans laquelle la victoire reste au plus fort, car la force morale ou physique, et graduée selon les desseins du Créateur, est la loi organique de toute, chose.

« Après le combat des jours contraires, l’être dominé augmente de sa propre force toute la force que possédait déjà son vainqueur.

« Il arrive tous les jours, et nous en faisons l’expérience vulgaire, qu’une dose médiocre de force intellectuelle soumet une immense force physique. Cette puissance de l’esprit sur la matière est un reflet de Dieu qui nous a créés pour conquérir et dominer toutes ses oeuvres.

« J’ai rencontré sur mon chemin une jeune fille dont l’aspect a fait vibrer en moi des cordes sympathiques. J’ai senti tout d’abord que j’avais la faculté de l’entraîner dans ma vie et de la soumettre à ma destinée. Mais il fallait pour cela triompher d’une force étrangère qui la dominait. Cette jeune fille avait un amour au coeur ; elle était aimée. Ce sentiment formait un obstacle à mes desseins. Je concentrai sur un seul point toutes les forces de ma volonté. La femme a reçu de la nature une organisation passive. C’est dans le sacrifice volontaire qu’elle fait de sa personnalité pour s’abîmer dans l’être qui domine sa vie, que réside l’amour. Je voulais être aimé de Maria, malgré l’influence étrangère qui me disputait la possession de son âme. Une semaine d’étude m’a suffi pour pénétrer tous les secrets de son organisation. J’appliquai à cette oeuvre l’action occulte, inévitable, du magnétisme. Le vulgaire se rit de cette science. Je laisse rire le vulgaire, et je vais à mon but. J’ai établi entre Maria et moi des communications sympathiques qui franchissent le temps et l’espace. Elle est tombée, sous ma domination spirituelle, dans des accès d’hallucination que son père et son frère prenaient pour une maladie nerveuse. J’ai laissé au père et au frère leur erreur qui me servait. Lié avec le frère que j’avais rendu témoin de certains phénomènes magnétiques, je fus amené par lui auprès de Maria, en qualité de médecin, pour donner une consultation sur sa prétendue maladie. La jeune fille, qui ne m’avait jamais vu, m’a reconnu par un tressaillement mystérieux que ma présence lui causa. Dès lors, mon empire sur elle, était assuré. Car il a suffi de mon regard et d’un seul acte de ma secrète volonté pour la plonger dans le somnambulisme, c’est-à-dire pour attirer son âme dans la mienne. L’amour qu’elle éprouvait pour un autre se transforme peu à peu. Encore quelques jours, et elle viendra d’elle-même tomber dans mes bras.

« L’homme qu’elle aimait et auquel son père l’avait fiancé, se nomme Hippolyte***. Il est colonel, et fait la guerre, en ce moment, sur la frontière. Je ne désire pas que cet homme périsse sur le champ de bataille. Je voudrais, au contraire, qu’il revînt bientôt. Sa présence, et l’indifférence de Maria pour sa personne ajouteraient un nouveau charme à la victoire dont je cueillerai bientôt la plus douce fleur. Au revoir, mon cher disciple, continue tes études et tes expériences. Tu iras loin. »

VI

A quelque temps de là, c’était l’hiver. La campagne était couverte d’un linceul de neige. Un vent froid chassait des nuages plombés sous un ciel terne et sombre. Le jour allait finir, et j’avais hâte d’arriver au village de*** pour y passer la nuit. La cloche sonnait les derniers coups d’un glas funèbre, et quelques paysans jetaient des pelletées de terre dans une fosse creusée au bord du cimetière qui borde la route. Je rejoignis quelques hommes en deuil qui revenaient du convoi, et je marchais derrière eux en les écoutant

« Notre vieil ami Franz s’est endormi du sommeil des justes, » disait l’un.

« Dieu nous fasse la grâce de finir comme lui, » répondait l’autre.

J’appris de ces braves gens que le défunt se nommait Franz Bickert, un vieux peintre qui venait de s’éteindre dans une retraite presque absolue.

Le pasteur du village, que je connaissais, me raconta que le vieux Bickert avait légué sa maisonnette à la commune, pour y établir une école. Nous allâmes la visiter ensemble. En furetant çà et là, nous trouvâmes dans le fond d’un tiroir quelques papiers griffonnés que j’eus la curiosité de parcourir. L’un d’eux contenait, sous forme de note, quelques indications sur le dénoûment bien triste de l’histoire de Maria. Voici ce que j’ai pu déchiffrer :

Une nuit, le vieux baron de K. regagnait sa chambre à coucher, appuyé sur le bras de son ami Bickert. En passant dans un long corridor, ils aperçurent une ombre blanchâtre et phosphorescente, qui semblait sortir de la chambre de Maria, et qui s’évanouit dans les ténèbres
 « Jésus ! » s’écria le baron tout tremblant, « c’est... c’est le major danois !... Franz, c’est le major !... »

Bickert n’avait pu se défendre, d’une certaine frayeur, mais il était plus esprit fort que son vieil ami. Tous deux gagnèrent en frissonnant la chambre de la jeune fille.

Maria dormait d’un sommeil paisible. Un doux sourire effleurait ses lèvres, et l’image du bonheur se reflétait sur son doux visage. Hippolyte était revenu de la guerre. Il avait été reçu dans la famille avec toutes les joies qui fêtent le retour d’une personne aimée. Le mariage des fiancés devait être célébré le lendemain. La parure de noces de la jeune épouse s’étalait, radieuse, sur le sopha.

Le lendemain, les fiancés se rendirent à l’église. Mais au moment de s’agenouiller au pied de l’autel, Maria fut saisie d’un mouvement convulsif. Elle glissa, morte, dans les bras de son père.

Le magnétiseur, caché derrière un pilier du saint temple, avait aspiré âme de la pauvre enfant.

Tous ceux qui l’avaient aimée la suivirent de près au tombeau. Quant au docteur Alban, il disparut de la contrée après cet événement.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir du conte « Le magnétiseur », publié dans l’ouvrage des Contes d’Hoffmann, Arnauld de Vresse éditeur, Paris, 1859, pp. 303-315.

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