Psychanalyse-Paris.com Abréactions Associations : 8, rue de Florence - 75008 Paris | Tél. : 01 45 08 41 10
Accueil > Bibliothèques > Livres > Cultes, Mythes et Religions > Le Serpent et la Femme

Salomon REINACH

Le Serpent et la Femme

Cultes, Mythes et Religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 396-400

Date de mise en ligne : samedi 26 novembre 2005

Mots-clés : ,

Le Serpent et la Femme [1]

Au chapitre III de la Genèse, lorsque le premier couple et le premier tentateur entendent de Dieu le jugement qui les frappe, on lit ce qui suit (trad. Reuss, t. IV, I, p. 285) : « L’Éternel Dieu dit au Serpent : Puisque tu as fait cela, sois maudit entre tous les animaux domestiques et toutes les bêtes sauvages ; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière ta vie durant. Et je mettrai inimitié entre toi et la femme, et entre la race et la sienne ; celle-ci s’acharnera après ta tête et toi tu t’acharneras après son talon. À la femme il dit : Je multiplierai les peines de ta grossesse ; c’est avec douleur que tu mettras au monde tes enfants, etc. » [2].

Personne n’a jamais expliqué raisonnablement l’inimitié entre le serpent et la femme. Bien entendu, les interprétations mystiques et absurdes n’ont pas manqué ; Reuss, dans son commentaire, a cru devoir en faire justice (p. 298) : « C’est une aberration exégétique bien étrange que celle qui voit dans la race de la femme, qui s’acharnera après la tète de la race du serpent, soit la Vierge Marie (théologie latine), soit son fils (théologie grecque et protestante). Aucun auteur biblique n’a jamais vu ces choses-là dans notre texte. Il suffit, pour faire voir l’incongruité de cette interprétation, d’insister sur ce que le texte ne parle pas d’une victoire de la race de la femme sur le serpent (unique), comme le veut l’exégèse orthodoxe, mais d’une inimité permanente entre deux races, où les chances sont égales, ce qui prouve qu’il ne saurait être question du Christ ».

Tout cela est fort juste ; mais Reuss, après avoir ainsi écarté des extravagances, s’abstient lui-même de toute tentative d’explication. « La punition infligée au serpent, se borne-t-il à dire, appartient, comme un simple corollaire, à la forme allégorique une fois choisie ».

Il faut être vraiment de bonne composition pour se contenter de si peu de chose. Nous allons essayer d’y voir plus clair.

La punition infligée au serpent - de marcher sur le ventre et de manger de la poussière - est évidemment une réponse à la question posée par la curiosité populaire : « Pourquoi le serpent rampe-t-il au lieu de marcher [3] ? » Mais ce qui concerne l’inimitié entre la race du serpent et la race de la femme comporte une explication plus compliquée.

Remarquons, d’abord, que les mots hébreux que Reuss traduit par « la race de la femme » ne signifient pas nécessairement « les hommes, les mâles », sans quoi l’on n’aurait jamais eu l’idée de voir, dans ce passage, une prédiction de l’écrasement du serpent par la Vierge Marie.

Lorsque Dieu, un peu plus loin, condamne Adam à se nourrir « à la sueur de son front », il s’adresse nécessairement, dans la pensée du rédacteur, à Adam et aux fils d’Adam, c’est-à-dire aux mâles ; plus haut, parlant au serpent et à Ève, la symétrie exige qu’il fixe la destinée et le châtiment de tous les serpents, de toutes les filles d’Ève. Si l’on m’accorde que la « race de la femme » désigne « les filles d’Ève », le passage admet une explication curieuse et qui, je crois, n’a pas encore été proposée.

La vie physique de la femme comporte deux misères qui sont particulières à son sexe : la menstruation et la gestation. Dieu inflige à la femme, à toutes les femmes, les peines de la gestation et de la parturition (« c’est avec douleur que tu mettras au monde tes enfants ») ; ne parlerait-il pas aussi, du moins d’une manière indirecte, de la menstruation ?

Une opinion assez répandue parmi les primitifs veut que le flux menstruel soit le résultat d’une blessure, en particulier de la morsure d’un serpent. Cette croyance, dit-on, existait encore récemment au Portugal [4]. Les Musées de Berlin et de Munich possèdent des statuettes en bois de Nouvelle-Guinée, reproduites par Bartels et Ploss ; elles figurent des femmes nues que mordent, au milieu du corps, l’une un crocodile, l’autre un serpent [5]. Tantôt le serpent parait entrer dans le corps de la femme, tantôt il en sort. Chez les Iraniens, la menstruation était considérée comme l’oeuvre des démons : ils en attribuaient l’origine à la méchanceté d’Angra Manyu, génie malfaisant qui est assimilé au serpent. Après avoir rapporté diverses croyances analogues, le Dr Ploss écrivait (p. 391) : « Il me semble reconnaître dans tout cela l’opinion primitive que le saignement menstruel de la première femme aurait été causé par un animal qui mordit les parties génitales d’une jeune fille. La nature de l’animal incriminé varie seule. Au Portugal, c’était le lézard, en Nouvelle-Guinée le crocodile, en Guyane le serpent, en Nouvelle-Bretagne un oiseau. Même en Allemagne, au XVIIIe siècle, on croyait encore qu’un cheveu arraché à une femme pendant la crise et enfoui dans le fumier se transformait en serpent. Pourquoi en serpent ? C’est ce que je ne puis indiquer encore d’une manière satisfaisante [6] ».

La croyance populaire à la morsure d’un serpent me semble, au contraire, très facile à justifier ; le flux sanguin survenant parfois pendant le sommeil, il était naturel de l’attribuer à une blessure produite par un animal rampant, qui pouvait atteindre la dormeuse, et à un animal assez redoutable pour provoquer un saignement de plusieurs jours.

Il est vrai que, dans le texte actuel de la Genèse, on lit que les filles d’Ève seront mordues par le serpent au talon. J’ai cru d’abord qu’il y avait là un euphémisme ; mais, après réflexion, je suis plutôt disposé à y voir la preuve que le dernier rédacteur n’a pas compris, dans ce passage comme dans d’autres, le document très archaïque qu’il utilisait. Le serpent vient d’être condamné à ramper ; s’il est en état de guerre perpétuelle avec la femme, elle ne peut que menacer de lui écraser la tète en marchant, comme le serpent ne peut chercher qu’à la mordre au talon. Un texte plus ancien devait simplement parler de l’hostilité à venir entre le serpent et la femme. Ceux à qui s’adressait ce texte primitif comprenaient d’autant mieux comment se manifestait cette hostilité qu’ils croyaient à la morsure périodique du serpent, cause de l’écoulement menstruel ; le dernier rédacteur, ne connaissant ou ne partageant plus cette croyance, a imaginé une lutte un peu ridicule entre le serpent qui rampe et la femme debout.

Tous ceux qui ont lu avec soin les premiers chapitres de la Genèse ont du constater deux choses : d’abord, que la rédaction actuelle est pleine de redites, de contradictions et d’absurdités ; puis, que cette rédaction n’a pas été fabriquée à plaisir, mais d’après de très vielles données, écrites ou orales, mal comprises et maladroitement combinées [7]. Si j’ai raison d’expliquer comme je le fais la mystérieuse hostilité du serpent et de la femme, nous avons là une preuve de plus, et une preuve fort intéressante, tant de l’ineptie du dernier rédacteur de la Genèse que du caractère véritablement archaïque des éléments dont il disposait.

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations à partir de l’article de Salomon Reinach « Le Serpent et la Femme », publié dans son ouvrage Cultes, Mythes et Religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 396-400.

Notes

[1L’Anthropologie, 1905, p. 178-180.

[2Traduction de la Bible du Rabbinat (t. I, p. 4) : « L’Éternel-Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux et entre toutes les créatures terrestres, tu te traîneras sur le ventre et tu te nourriras de poussière tous les jours de ta vie. Je ferai régner la haine entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne ; celle-ci te visera à la tête et toi, tu t’attaqueras au talon. »

[3Dans le Zendavesta (trad. Darmesteter, t. II, p. 212), le serpent est qualifié d’udard-thràsa « qui marche sur le ventre ».

[4Ploss und Bartels, Das Weib, t. I, p. 391 (d’après Reys).

[5Ibid., p. 388, 389.

[6Cf. Crawley, The mystic rose, p. 192.

[7Non seulement le rédacteur de notre texte a combiné au « petit bonheur » les deux récits dits élohiste et jahvéiste, qui sont inconciliables, mais il a inséré des épisodes vides de sens, d’où l’exégèse la plus complaisante n’a rien su tirer. L’exemple le plus frappant se trouve au chap. IV : Lamec prit deux femmes, Ada et Cilla... Lamec dit à ses femmes : Ada et Cilla, écoutez, ma voix ! Femmes de Lamec, prête l’oreille à ma parole ! J’ai tué un homme parce qu’il m’avait frappe et un jeune homme à cause de ma blessure : si Cain doit tire vengé sept fois, Lamec le sera soixante-dix-sept fois. Ce cantique bizarre, d’allures archaïque, ne se rattache ni à ce qui précède, ni à ce qui suit. On dirait un lambeau d’un vieux poème sur brique ou sur papyrus, racontant l’histoire de Lamec et de ses femmes, que notre rédacteur a trouvé, dont la haute antiquité lui a inspiré du respect et qu’il a inséré dans son récit, tel quel, à l’endroit où il mentionne Lamec parmi les descendants de Cain. Les critiques qui abaissent l’époque de la composition du du Pentateuque ont raison mais à la condition de convenir, ce dont plusieurs se détendent, qu’il est entré dans ce livre étrange des documents de la plus haute antiquité.

Partenaires référencement
Psychanalyste Paris | Psychanalyste Paris 10 | Psychanalyste Argenteuil 95
Annuaire Psychanalyste Paris | Psychanalystes Paris
Avocats en propriété intellectuelle | Avocats paris - Droits d'auteur, droit des marques, droit à l'image et vie privée
Avocats paris - Droit d'auteur, droit des marques et de la création d'entreprise