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L’heureux tour à Freud

La parole est abîme

Lacan — Là, quand ? — Maintenant ! (Chapitre 1)

Date de mise en ligne : vendredi 18 mars 2011

Auteur : Guy MASSAT

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Guy Massat, Lacan — Là, quand ? — Maintenant !, Chapitre 1 : « La parole est abime » (L’heureux tour à Freud), Paris, 2011.

Lacan (Là, quand ?) maintenant

Chapitre 1
La parole est abîme

Jacques Lacan est psychanalyste, c’est-à-dire homme de lettres, ce qui ne veut pas dire homme de l’être. Que fait un homme de lettres ? « Il met du désordre dans l’alphabet », disait Cocteau, l’académicien. Psychanalyste, Lacan fait pire, il désatomise les lettres pour les faire parler autrement [1]. Il a pour sujet l’inconscient. Ses effets de style ne s’adressent qu’à la dimension la plus secrète de nous-mêmes et qu’on répugne à déchiffrer : l’inconscient. Dans notre inconscient « ça parle » [2], mais d’une manière étrange avec des phonèmes qui nous manipulent à notre insu. La raison et la culture nous exhortent à les oublier, au nom du sens. « Qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit derrière ce qui s’entend », énonce Lacan dans l’Étourdit. Cette formule résume la psychanalyse. Il y a dans tout discours des paroles inversées qui racontent un vécu particulier à rebours de tout semblant existentiel. Dans le séminaire 18 Un discours qui ne serait pas du semblant » [3] Lacan affirme : « Si vous ne vous êtes pas trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas d’aller chercher ailleurs… » La psychanalyse est l’acheminement vers cette parole qui est l’abîme qui parle. « Un écrit n’est pas à lire, explique Lacan, ce qui se dit passe à travers l’écriture en y restant indemne. Or ce qui se dit, c’est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à l’inconscient, soit à ce qui se dit, avant tout » [4].

Selon Lacan les analystes ne savent plus se servir de cette parole en tant qu’instrument de l’inconscient. Ils en ont oublié l’usage. Pour remédier à cette dérive, l’enseignement lacanien fut essentiellement oral. Il réside dans le célèbre « séminaire », tenu de vive voix, de 1951 à 1981. Lacan en interdisait la publication des transcriptions faites par ses élèves. Mais, en1964, attaqué par les psychiatres américains qui complotèrent pour l’empêcher de tenir son séminaire sur Les noms du père, Lacan autorisa la parution, non pas du premier, mais de son onzième livre Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [5]. Pourquoi ce livre là ? Parce qu’il y fait précisément le point sur l’inconscient. La publication de cet ouvrage sera suivie du recueil Écrits [6] en 1966. Le séminaire sera publié en 26 volumes.

Lacan irrite par les torsions qu’il inflige à la langue, ses réductions homophoniques et son fameux « pas tout », pas toute la vérité que l’écriture et la logique classique rateraient à chaque fois. Il décloisonne la dialectique de l’être et celle du non-être. On ne saurait le comparer qu’à ces professionnels de la logique verbale qui, à l’aube présocratique, furent, selon la formule d’Hegel, « les maîtres de la Grèce ». On les appelait les Sophistes. « Ils monnayaient leur art de persuader les juges, de retourner une assemblée, de former à la rhétorique et d’instituer la démocratie », nous explique si admirablement Barbara Cassin [7]. Ne sommes nous pas restés trop longtemps empêtrés dans Platon et Aristote ? Platon qui, au nom de la vérité de l’être, expulsa les Sophistes et les artistes, hors de sa cité idéale, et Aristote qui les chassa « hors du sens commun et de l’humanité ». Que disaient les sophistes ? Ils disaient que l’être n’est qu’une invention langagière, un effet de parole. C’est ce que prétend aussi la psychanalyse : pas d’être, du « désêtre ». Comment pourrait-il y avoir de « cure par la parole » si l’on était soumis comme le veut Parménide, le père de l’ontologie, à la sphère statique de l’être ? Heureusement là où est le danger croît aussi ce qui sauve.

Il y a deux conceptions de la parole : une ordinaire et une extraordinaire. L’ordinaire est celle de l’être. Les mots y sont asservis dès que nous les utilisons. La parole extraordinaire est celle du non-être, synonyme du dire en mouvement, c’est celle d’Héraclite, celle des Sophistes, des artistes et des poètes, des créateurs, de ces inventeurs qui rendent l’impossible possible et qu’on qualifie souvent de stupides, comme si ce n’étaient pas toujours l’effet des idées les plus extravagantes qui change le monde. La dialectique du non-être est inépuisable. C’est celle du signifiant qui diffère continuellement de lui-même. On l’appelle aujourd’hui l’inconscient. Puissance illimitée de la parole dont la psychanalyse fait des miracles. Cette dialectique du non-être s’est avérée depuis Freud ce qu’il y a thérapeutiquement de plus utile et efficace. Jacques Lacan a enrichi notre modernité par l’apport inattendu des sophistes grecs. « Le psychanalyste, résume-t-il, c’est la présence du sophiste dans notre époque, mais, avec un autre statut » [8].

Le retour à Freud

« Le retour à Freud » est la formule de Jacques Lacan qui résume son enseignement. Mais ces quatre mots ne se réduisent pas à un hommage ou une invitation à revenir au texte. « Dans mon langage, explique Lacan, cela ne veut pas du tout dire qu’il faut reculer, revenir à je ne sais quelle imagination ou pureté primitive » [9]. Le retour à Freud est un appel à retrouver le sens dynamique de la découverte freudienne : l’inconscient c’est-à-dire libérer par la lecture la parole figée de l’écriture. Dès l’ouverture de son premier séminaire en 1953 [10], où il compare le psychanalyste au maître zen, Lacan explique : « la pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est un refus de tout système, c’est une pensée en mouvement. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. C’est ce qu’on appelle précisément la dialectique ». Freud n’est pas un philosophe au sens rigoureux du terme. Il ne pense pas à partir de « l’être » mais à partir du devenir. Ceux qui pensent à partir du devenir ou du « non-être » sont des sophistes, des chinois ou des psychanalystes mais pas des philosophes. La célèbre formule lacanienne : « l’inconscient est structuré comme un langage » n’est pas issue de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss comme l’affirment encore certains anthropologues, elle vient directement de la lecture des textes freudiens. L’être est solitude et perversion, il répète toujours le même scénario. Dans la formule « le retour à Freud » le mot « retour » doit être entendu dans son sens nietzschéen : retour, « forme suprême de l’affirmation ». L’heureux tour.

De quoi l’inconscient est-il le nom ?

Nos comportements relèvent de l’inconscient. L’inconscient n’est pas ontique, il est éthique. « L’inconscient freudien n’a rien à faire avec les formes dites de l’inconscient qui l’ont précédé » dit Lacan [11]. « Il est béance causale » [12]. Certes, le mot « concept » est utilisé ici, mais comme moyen propédeutique, comme étape préliminaire, moment d’un processus qui n’a d’autre fonction que de s’éliminer. Lacan montrera que ce qui anime et caractérise l’inconscient c’est justement « le refus de tout concept » [13].

La bipartition simpliste de la psychologie entre le concept qui relève de la conscience et ce qui seulement s’y oppose ne rend pas compte de l’inconscient freudien. L’inconscient n’est pas le préconscient. L’inconscient freudien n’est pas relatif à la conscience comme l’inconscient des philosophes. Au contraire, il la précède. C’est la conscience qui est relative. Que ce soit au début, au milieu ou à la fin de l’analyse l’inconscient est l’opérateur de la psychanalyse. Il est par son mouvement même une coupure, une castration, surprenante « en ce qu’elle a une fonction de nœuds » [14]. Tous les concepts de la psychanalyse ne se nouent qu’à partir de l’inconscient. Le mot inconscient, Unbewusst en allemand, existait déjà en philosophie, certes, mais, dans une acception ontologique, donc inverse de celle de Freud et de Lacan. « La béance de l’inconscient est pré- ontologique » [15] révèle Lacan. Il arrive encore trop souvent que l’équivoque de l’homonymie entre « inconscient » philosophique, et « inconscient » psychanalytique, soit pour le lecteur étourdi une source de malentendus. L’inconscient freudien se différencie de l’inconscient collectif de Jung, par exemple, en ce qu’il ne se réduit à aucune loi. En conséquence, « l’inconscient freudien est autre chose » [16]. Il ne s’objective pas. Il se distingue de l’imaginaire et du symbolique. Il est « anticonceptuel et indéfini » [17]. Lacan le nomme « pulsation temporelle » [18]. C’est-à-dire devenir. Le devenir dépasse les limites de toute conscience. Le présent étant insaisissable, le passé n’étant plus, et l’avenir pas encore, le temps réel relève du vide ou du non-être actif. « L’inconscient se tient dans l’aire du non-né » [19]. C’est la discontinuité de l’infini, sans fond, ni plafond, ni limite : « La discontinuité, telle est donc la forme essentielle où nous apparaît d’abord l’inconscient comme phénomène » (id., p.28). Cette discontinuité n’a pas de totalité qui lui serait antérieure. « L’inconscient c’est le un de la fente, du trait, de la rupture » (id., p. 28), rupture qui précède tout englobant. C’est un trou qui précède ses bords avec ouvertures et fermetures mouvantes. « L’inconscient est un effet de signifiant », mais « signifiant » au sens lacanien du terme, c’est-à-dire un son qui diffère continuellement de lui-même.

Les mots étant faits de lettres et les lettres de sons, l’inconscient est toujours « un autre discours » sous les discours apparents. Sous tout discours les sons animent en se différenciant les trois figures du temps. Les lapsus et les actes manqués expriment le discours infaillible de l’inconscient. Donc, « au niveau de l’inconscient… ça parle et ça fonctionne d’une façon aussi élaborée qu’au niveau conscient qui perd ainsi ce qui paraissait son privilège » (id., p.27). « Il est indispensable de cesser de surestimer la conscience », disait déjà Freud, en 1900 dans L’interprétation des rêves (p. 520), autrement dit il est indispensable de cesser de surestimer la logique formelle. « Les activités de pensée les plus compliquées peuvent se produire sans que la conscience y prennent part » (p. 504), c’est-à-dire sans qu’aucune forme d’ontologie intervienne. C’est ce que Freud n’a cessé d’enseigner et jusque dans son dernier ouvrage, en 1939, L’abrégé de psychanalyse où il souligne encore : « la conscience ne constitue pas l’être du psychisme, elle n’en est qu’une qualité et une qualité inconstante... » « Le concept d’inconscient frappait depuis longtemps aux portes de la psychologie et la philosophie comme la littérature flirtaient avec lui, mais la science ne savait pas comment l’utiliser. La psychanalyse a fait sien ce concept, l’a pris au sérieux et l’a empli d’un nouveau contenu » (p. 20).

Le non-être est le réel qui est l’inconscient. L’être statique relève de l’imaginaire. Il est soumis au symbolique, au langage, comme l’avaient vu les sophistes de l’antiquité. Il n’y a pas d’être mais du « parlêtre », a repris Lacan, du « parlêtre » dans le « désêtre ». Le « parlêtre », synonyme d’inconscient, dévoile que « c’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être ».

Folie en grec se dit « manie ». L’être est maniaco-dépressif. Il balance entre la jubilation et à une profonde mélancolie. Fort de la logique du non-être le sophiste Antiphon pouvait affirmer, il y a plus de vingt quatre siècles, qu’il guérissait toutes les maladies par la parole et l’interprétation des rêves (Plutarque, Les vies parallèles). Le non être c’est ni de l’être ni du non-être, c’est du non, réalisé (Les Quatre concepts, p. 32), du non explétif.

Il ne faudrait pas, par étourderie, faire du non-être, une autre forme d’être, comme le font les théologies négatives. Se déroulant dans le temps chaque parole a tous les aspects fantomatiques du temps. « Pulsation temporelle », l’inconscient est le non-être actif et insaisissable. Son inapparence transforme une parole en une autre, un sens en un autre, un son en silence, un silence en son. En tant que changement il échappe à toute saisie intelligible de la conscience aussi bien avant qu’après son énonciation. Articuler c’est parler. Le vide, n’est pas le silence mais la poussée qui libère les formes. Si l’on jouait toutes les notes d’une symphonie en même temps on n’entendrait rien. C’est le vide entre les notes qui articule la musique. C’est le vide entre les choses qui permet de ne pas les confondre. Le discours du non-être divise le monde et le fait advenir, tandis que le discours de l’être ne cherche qu’à l’emprisonner. Mais on n’arrête pas le devenir. L’être est le mensonge. Alors que le non-être dit la vérité même quand il ment. « Que l’inconscient dise toujours la vérité et qu’il mente c’est chez lui parfaitement soutenable », explique Lacan. Equivoque, la plasticité de la dialectique du non-être, ne s’oppose pas à l’être. Elle n’en fait pas simplement le centre immobile du monde.

Avec son angoisse de castration l’être hystérise. L’être c’est le père. Phonétiquement, c’est-à-dire réellement, quand on lui ôte l’accent « père » sonne comme « peureux ». L’être est le fantasme fondamental, qui engendre toutes les souffrances. L’être n’aspire qu’à la mort. Il est « être pour la mort » en conviennent les philosophes. La proposition « le non-être est le réel » est une proposition universelle bien qu’elle soit sans sujet reconnaît la logique moderne. C’est ce qu’on appelle l’ensemble vide Ø. La figure inapparente de l’ensemble vide a cette particularité d’être incluse dans n’importe quel ensemble, y compris elle-même. Elle va toujours par delà tout ensemble. De quoi l’inconscient est-il le nom ? Du non-être. Du non-être opérateur dont la parole est le double du temps. De la dialectique du non-être ou du zéro qui précède les mondes, les soutient et leur succède. Des ondes de l’équivoque avec ses effets et ses effets d’effets d’effets créateurs. « Ne veux-tu rien savoir du destin que te fait l’inconscient ? », demande Lacan dans Télévision (p. 67). Écoute, Dionysos, Apollon est sonore [20]. L’inconscient est notre avenir. Il est éthique et non ontique (L’éthique de la psychanalyse).

Notes

[1Lacan, Écrits, Seuil, p. 437 ; « La lettre volée », p. 11 ; « Instance de la lettre dans l’inconscient », p. 493

[2Lacan, « L’étourdit » in Autres Écrits, Seuil, p. 449.

[3Lacan, Séminaire XVIII, 1971, p. 37 : D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil.

[4Lacan Post-face au Séminaire 11 : Les quatre concepts fondamentaux in Autres écrits, Seuil, p. 503.

[5Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil.

[6Lacan, Écrits, Seuil.

[7Barbara Cassin, L’effet sophistique, Gallimard.

[8Lacan, Séminaire XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, leçon du 12/5/65 Seuil.

[9Discours de Tokyo, 1971.

[10Lacan, Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, p. 7, Seuil.

[11Les Quatre concepts de la psychanalyse, p. 26

[12Page 47.

[13Lacan, Scilicet 6/7, Seuil, p. 49.

[14Écrits, p. 685.

[15Les quatre concepts, p. 31.

[16Id., p. 24.

[17Id., p. 25.

[18Lacan, Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, p. 73.

[19Les quatre concepts, p. 25.

[20Dumézil, Apollon sonore, Gallimard.

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