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Paul Janet

Kant et Swedenborg

La critique et le spiritisme

Date de mise en ligne : samedi 12 août 2006

Paul Janet, « La critique et le spiritisme. Kant et Swedenborg », Les maîtres de la pensée moderne, Éd. Calmann Lévy, Paris, 1883, pp. 305-331.

La critique et le spiritisme
Kant et Swedenborg [1]

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, vers 1760, vivaient à la fois dans le Nord, l’un à Stockholm, l’autre à Koenigsberg, deux hommes dont l’un étonnait alors le monde par ses prestiges, dont l’autre devait l’étonner plus tard par sa pensée ; l’un déjà vieillard et presque illustre, l’autre dans la force de la jeunesse et déjà célèbre ; l’un communiquant familièrement avec les esprits, l’autre interrogeant curieusement son propre esprit ; l’un vivant à la fois dans le monde visible et dans le monde invisible, l’autre, au contraire, creusant un fossé infranchissable entre ces deux mondes ; tous deux, d’ailleurs, unis par quelques traits communs, un même mépris de la philosophie des écoles, un même amour pour les sciences naturelles, une même liberté théologique, une même préoccupation de la destinée humaine. Ces deux hommes, si semblables et si différents, se sont un instant rencontrés, et peu s’en fallut qu’il ne s’établit entre eux un commerce de lettres philosophiques comme c’était souvent l’usage parmi les savants. On eût pu voir alors le spectacle le plus curieux : le mysticisme aux prises avec la critique, et le combat corps à corps de la science contre l’illusion. Malheureusement le mysticisme se déroba devant les sollicitations importunes de la critique. Kant fit les première ouvertures. Il écrivit à Swedenborg, il lui adressa mime un de ses amis pour lui demander des éclaircissements. Le superbe théosophe reçut la lettre, accueillit l’ami avec politesse, mais il n’éclaircit rien et ne répondit pas.

Nous n’avons pas la lettre adressée par Kant à Swedenborg, mais nous avons de lui une longue lettre adressée à une personne très distinguée ; très curieuse de philosophie, curieuse aussi, comme toutes les femmes, de merveilleux, mademoiselle de Knobloch. Cette lettre témoigne de l’intérêt singulier que le voyant suédois inspira à notre philosophe, de l’enquête qu’il essaya de faire sur les faits étranges rapportés par la voix publique. En outre, Kant se procura les oeuvres philosophiques de Swedenborg, les lut, les médita, et en tira l’occasion d’un de ses écrits les plus originaux et les plus profonds, qui correspond à toute une phase de sa carrière philosophique. Telles sont donc les deux sources auxquelles on peut puiser pour connaître à fond les rapports de Kant et de Swedenborg : 1° la Lettre à Mlle de Knobloch, lettre dont la date est contestée ; 2° les Rêves d’un visionnaire, ouvrage publié sans nom d’autour en 1760, mais dont l’auteur était bien Kant, puisqu’il le distribua lui-même à ses amis.

En outre, trois ouvrages diversement intéressants contiennent l’analyse et la discussion critique du point que nous examinons, et nous fourniront les éléments de notre examen. C’est d’abord M. Tafel, qui dans son Supplément à la biographie de Kant, a prétendu présenter notre philosophe comme beaucoup plus swedenborgien qu’il ne l’a jamais été ; M. Kuno Fischer, qui dans son livre, devenu classique, sur Emmanuel Kant, a traité ce point particulier entre mille autres avec beaucoup de précision ; enfin M. Matter, qui, dans son livre sur Swedenborg, a recueilli tous les documents relatifs à ce personnage célèbre, et en particulier des renseignements curieux, ignorés de Kant lui-même, sur les prodiges de son héros. Tels sont les écrits que nous avons consultés et dont nous analyserons les résultats en les contrôlant, dans notre propre récit.

Avant de mettre nos deux personnages en présence, recherchons d’abord ce qu’ils étaient l’un et l’autre ; résumons brièvement la biographie de Swedenborg et celle de Kant jusqu’au moment où ils se sont rencontrés.

Emmanuel de Swedenborg n’a pas toujours été le mystique et l’illuminé que la postérité connaît. Pendant la première partie de sa carrière, il a été un personnage public considéré, un savant estimé, un des hommes les plus compétents dans l’administration et l’exploitation de l’une des plus grandes industries de son pays, l’industrie minière et métallurgique. Né à Stockholm, en 1688, d’un ecclésiastique distingué, alors prédicateur de la cour, depuis évêque de Skara, le jeune Emmanuel fut élevé par son père dans des idées de piété éclairée, mais peu rigoriste et médiocrement orthodoxe : « Je ne connaissais alors, dit-il, d’autre doctrine que celle-ci : Dieu est le créateur et la conservateur de l’univers. » Il aimait, nous dit-il encore, s’entretenir des choses de la fol avec des ecclésiastiques, et il leur disait « que la fol n’est autre chose que la charité et que la charité n’est que l’amour du prochain ». On volt que son christianisme n’allait pas beaucoup plus loin que le pur déisme. Envoyé à l’université d’Upsal, il négligea la théologie pour les lettres, et l’on a de lui une thèse sur les Sentences de Sénèque et celles de Publius Syrus, qu’il donna avec les notes d’Erasme et la traduction grecque de Casaubon. Mais ce n’est pas du côté des lettres que devait se fixer sa vocation ; les sciences attiraient davantage son génie, et les circonstances favorisaient naturellement cette inclination. Sa mère en effet, était la fille d’un membre du Collège royal des mines, et Swedenborg était appelé à suivre la même carrière. Ses premiers essais scientifiques ayant attiré l’attention sur lui, il fut nommé assesseur du Conseil par Charles XII, en présence duquel il avait donné des témoignages singuliers de son aptitude aux mathématiques. Son talent comme ingénieur se manifesta d’une manière remarquable au siège de Frédérichshall, où devait succomber Charles XII. Ce fut lui qui trouva le moyen de transporter la grosse artillerie au pied de cette ville, protégée à la fois par la mer et par les montagnes ; en récompense de ce service, la reine Ulrique-Éléonore, soeur de Charles XII, lui conféra, à lui et à sa famille, la noblesse héréditaire.

Les travaux scientifiques de Swedenborg sont très nombreux et échappent à notre compétence ; ils portent, en général, sur la minéralogie, sur les métaux et sur les monnaies. Signalons seulement quelques-uns des faits qui attestent son mérite comme savant.

En 1723, on lui offre la chaire de mathématiques, qu’il refuse, à l’université d’Upsal ; en 1729, ii est nommé membre de l’Académie royale de cette ville ; en 1734, l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg l’appelle dans son sein ; en 1763, l’Académie des sciences de Paris fit traduire en français son traité du fer et le fit insérer dans sa Description des arts et métiers, « ce travail, disait-elle, ayant été reconnu le meilleur en cette matière. » Rappelons enfin que M. Dumas, dans sa Philosophie chimique, cite Swedenborg comme ayant eu quelques idées originales en chimie.

Indépendamment de ses travaux scientifiques, Swedenborg, avant l’époque de ses visions, composa de nombreux écrits philosophiques. En 1733, il publie à Leipzig ses Principes des choses naturelles, ouvrage qui est toute une philosophie de la nature. En 1737, il donne ses Prodromes de philosophie rationnelle, comprenant trois grandes questions : l’infini, la cause finale de la nature, et le lien de L’âme et du corps. Son Economie du règne animal (1740-1741), ouvrage de physiologie consacré presque exclusivement à l’homme, contient une introduction philosophique à la psychologie rationnelle. Dans tous ces écrits, on n’aperçoit guère la trace de cet illuminisme qui remplira la seconde partie de sa carrière ; c’est un philosophe spiritualiste et religieux, mais c’est encore et ce n’est encore qu’un philosophe.

Après ses livres, les événements les plus importants de la vie de Swedenborg sont ses voyages. II a parcouru toute l’Europe, et l’on peut le comparer à Descartes pour ce goût de perpétuel déplacement. Ces voyages avaient d’ailleurs pour but tantôt l’intérêt même de ses fonctions, tantôt la publication de ses ouvrages ; il visita la plupart des grandes exploitations métallurgiques de l’Europe, et on le voyait sans cesse à Londres, à Amsterdam, à Leipzig, occupé de l’impression et de la publication de quelque oeuvre nouvelle.

De tous les faits qui précèdent, nous pouvons conclure que Swedenborg n’a pas été un rêveur vulgaire entraîné seulement par une imagination exaltée et une fausse science dans les illusions du mysticisme. Il a donné les preuves d’une science réelle et positive non seulement dans la théorie, mais dans la pratique. Ce n’est pas non plus une vie trop intérieure, trop solitaire, trop contemplative, qui a conduit Swedenborg à la mysticité, car il a connu le monde et les hommes autant que qui que ce soit ; ce n’est pas davantage, nous l’avons vu, une éducation trop théologique, car sa religion avait très peu de dogmes ; enfin la métaphysique, à son tour, ne doit pas être considérée comme suspecte et complice, des aberrations du jeune illuminé, car elle n’avait occupé jusqu’ici, qu’une part assez peu importante de ses spéculations et n’avait jamais été séparée par lui de l’étude des choses naturelles. Non, ce fut chez Swedenborg une disposition toute spontanée, qui éclata par une crise à la suite de laquelle il fut entièrement transformé ; le vieil homme, à partir de ce jour, céda la place à l’homme nouveau ; la chair s’humilia devant l’esprit.

Ce fut Londres, en 1748, qu’eut lieu la première vision, ou, si l’on veut, la première hallucination de Swedenborg, et iI faut avouer que cette première initiation aux choses surnaturelles prit d’abord une forme assez prosaïque. Un jour, en effet, que Swedenborg était à table, dînant très tard avec un grand appétit, vers la fin de son repas, une sorte de brouillard se répandit sur ses yeux ; il vit la chambre se couvrir de hideux reptiles ; l’obscurité s’épaissit, puis, se déchirant tout à coup, laissa paraître dans un coin de la chambre un homme enveloppé d’une lumière radieuse, qui lui dit d’un ton de voix effrayant : Ne mange pas tant. On s’étonne qu’un envoyé de l’autre monde ait pris la peine de se déranger pour un avertissement aussi vulgaire. Mais Swedenborg le prit très au sérieux, et, n’ayant, à ce qu’il parait, aucune notion du phénomène appelé aujourd’hui hallucination, il pensa que ce qu’il avait éprouvé ne pouvait avoir aucune cause naturelle, et il commença à croire, sans en rien dire d’abord à personne, qu’il avait des révélations d’en haut. « À partir de ce jour, dit-il, je renonçai à toute occupation profane pour ne plus travailler qu’aux choses spirituelles. » La première vision, comme on le pense, ne fut pas la dernière ; elle se renouvela à plusieurs reprises, et Swedenborg commença à communiquer avec les morts et à jouer son rôle de médium à peu près de la même manière que nous avons vu, de nos jours, jouer le même rôle par, ses successeurs. Dix-huit mois seulement après la vision de Londres, on volt qu’il était déjà en possession de donner des nouvelles du monde des esprits à ceux qui le consultaient. Voici ce que raconte, à ce sujet, le général Danois Tuxen : « M. Kryger, consul de Suède, donna un jour à dîner à Swedenborg avec plusieurs personnes distinguées de la ville, qui désiraient voir et entretenir le célèbre voyageur. Quand tout le monde fut placé à table, personne d’entre les invités n’osant prendre la liberté d’adresser la parole à Swedenborg, le consul crut devoir rompre le silence et prit occasion de la mort de Christian VI, roi de Danemark, mort l’année précédente, pour lui demander s’il avait vu ce prince depuis sa mort. Swedenborg répondit que oui et qu’à la première entrevue le prince était avec tel évêque, qui lui demandait pardon des fautes où il l’avait fait tomber pendant sa vie. Or le fils de cet évêque se trouvait précisément là ; le consul, craignant que Swedenborg n’ajoutât sur le compte du père des choses encore plus pénibles, lui dit : “Monsieur, voilà son fils. - Cela peut être, répondit. Swedenborg, mais ce que je dis est vrai.” » Ainsi la seconde vue, qui permettait à notre prophète de tout voir dans l’autre monde, ne le préservait pas de maladresse dans celui-ci.

Jusqu’ici rien de bien extraordinaire. Un homme a des visions, il communique ou croit communiquer avec les morts ; tout cela peut être et n’est, sans doute, qu’une illusion subjective, et n’est susceptible d’aucune vérification. Si les prodiges de Swedenborg s’étalent bornés là, ii est probable que Kant ne s’en serait pas occupé, et se serait contenté de le considérer comme un malade ; mais un événement surprenant, et dont le récit paraissait offrir toutes les apparences de l’authenticité, vint révéler dans Swedenborg de nouvelles facultés bien plus extraordinaires ; et presque dans le même temps, deux autres circonstances non moins prodigieuses, et, en apparence, non moins attestées, vinrent mettre le comble à la renommée du voyant. En un instant, on peut la dire sans exagération, toute l’Europe eut les yeux tournés sur la Suède et sur Swedenborg ; et nous le comprendrons aisément, nous qui avons vu une émotion tout à fait pareille se produire, il y a une quinzaine d’années. C’était le temps où le XVIIIe siècle, déjà las du débordement du scepticisme et ne voulant plus de la foi révélée, ne demandait qu’à se jeter dans la superstition ; les trois grands charlatans, Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, qui allaient exploiter cette veine, n’avaient pas encore paru. Swedenborg, bien supérieur à ces charlatans vulgaires, jouit le premier de cette étrange gloire ; elle arriva jusqu’à Kœnigsberg, et là elle rencontra un homme de génie, qui n’était dupe de rien, mais qui n’était systématiquement fermé à rien, et qui voulut, avec sa méthode critique, savoir le fort et le faible des miracles que l’on vantait. Il n’y réussit qu’imparfaitement ; car, en ces matières, rien de plus difficile que de savoir la vraie vérité ; mais l’opinion de Kant, ne fut-elle qu’une opinion, est déjà par elle-même une lumière. Voyons donc ce qu’il a pensé et dit à ce sujet. Mais, auparavant, voyons ce qu’il était lui-même et quelles avaient été jusque-là sa carrière et ses pensées.

Emmanuel Kant est né à Koenigsberg en 1724 ; il était donc de trente-six ans plus jeune que Swedenborg ; celui-ci était un vieillard lorsque Kant brillait de toute la force de la jeunesse ; l’un avait soixante-douze ans, l’autre trente-six.

La vie de Kant est encore moins riche en événements que celle de Swedenborg. Il était d’une assez humble famille, d’origine écossaise ; son père exerçait le métier de sellier ; sa mère était très pieuse et d’une piété rigide ; elle appartenait à la secte des piétistes, et elle confia son éducation au docteur Schultz homme distingué et bienveillant, qui était alors le chef de cette secte à Koenigsberg. On peut attribuer à cette éducation le caractère rigoriste de la morale de Kant, caractère qui se retrouve dans sa vie comme dans ses écrits ; mais il ne s’asservit pas aux dogmes de la secte, et n’en garda que la morale : trait de ressemblance remarquable avec le visionnaire suédois. Kant fit ses études au collège de Frédéric (Collegium Fridericianum), dirigé par le docteur Schultz, et il eut pour maître d’humanités le célèbre Heydenreich, et pour camarade un autre humaniste non moins célèbre, Runken, depuis professeur à l’Université de Leyde, et l’un des premiers savants de son temps. Quelque temps, Kant eut également l’idée de se livrer à la philologie, mais une fois à l’Université, ses goûts changèrent, et comme Swedenborg, il quitta les lettres pour les sciences. Son professeur, Martin Knutzen, lui fit lire les oeuvres de Newton, il lui inspira le plus vif enthousiasme pour sa philosophie. Ce fut avec le même professeur, comme c’était alors l’usage, qu’il apprit la logique et la métaphysique. Au sortir de l’Université, Kant pensa à entrer dans la carrière théologique, mais, ayant échoué ; il y renonça et fut obligé de se livrer au préceptorat. Il fut précepteur pendant neuf années, dans trois maisons différentes, et il nous apprend lui-même qu’en fait de pédagogie sa théorie était très supérieure à sa pratique. À la différence de Swedenborg, qui était toujours en voyage et qui a vu toute l’Europe, Kant, comme Socrate, n’est jamais sorti de sa province : ce qui prouve en passant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir tant voyagé pour avoir l’esprit libre de préjugés. Kant, sans être pour ainsi dire sorti de chez lui, connaissait merveilleusement toutes les contrées du globe, et il enseignait de la manière la plus brillante et la plus fidèle la géographie, l’anthropologie, l’ethnologie. Ses premiers écrits furent des écrite scientifiques ; le principal est une Histoire naturelle du ciel, dans laquelle les Allemands prétendent retrouver la célèbre hypothèse de Laplace sur l’origine de notre système planétaire. Il écrivit également sur la géologie et la physique. Ce n’est qu’en 1755 qu’il revint, à titre de maître, à l’Université ; et, comme si, dans sa carrière, tout dût être lent et laborieux ainsi que dans sa philosophie, il resta quinze ans privat-docent. Ce n’est qu’en 1770, à l’âge de quarante-six ans, qu’il fut nommé professeur ordinaire ou titulaire, en même temps que, par sa thèse inaugurale, il posait les premières bases de la philosophie critique.

À l’époque où eurent lieu les événements que nous allons raconter, c’est-à-dire de 1760 à 1766, Kant était donc un simple privat-docent à Koenigsberg, connu déjà par quelques écrits importants, soit dans les sciences, soit en philosophie, professeur très goûté, et très brillant, homme du monde en même temps, quoique l’on soit disposé, à tort, à ne voir en lui qu’un homme d’école. On l’appelait le beau professeur ; il aimait à dîner en ville et recherchait particulièrement la conversation des dames, avec qui il savait causer de toutes sortes de sujets, sans excepter les plus frivoles. II était reçu dans le meilleur monde et y apportait une politesse exquise et même méticuleuse. Ce fut dans ce monde distingué qu’il connut mademoiselle de Knobloch, dont la curiosité provoqua la lettre intéressante sur Swedenborg dont nous avons à parler.

Quelles étaient, à cette époque, les idées philosophiques de Kant ? Rappelons en quelques mots les diverses phases qu’il avait traversées jusque-là. L’entrée de Kant à l’Université (1746) coïncide avec une date importante dans l’histoire de la philosophie allemande au XVIIIe siècle, le retour d’exil du célèbre Wolf, l’organisateur, le vulgarisateur de la philosophie de Leibniz, qui, banni pour cause d’hétérodoxie philosophique par Frédéric-Guillaume Ier, venait d’être rappelé dans sa patrie, à Halle, par le nouveau roi Frédéric II, son ancien élève. Ce triomphe de Wolf fut le commencement de sa décadence ; ii acheva dans le silence et dans l’abandon une carrière qui avait été, lorsqu’il était suspect, des plus brillantes. Néanmoins sa philosophie était encore la seule qui régnât dans les écoles, et ce fut celle que Kant reçut, adopta et professa. Longtemps encore après être arrivé lui-même à une philosophie originale, il expliquait à ses élèves la métaphysique dans le Manuel de Baumgarten et la logique dans celui de Meier, tous deux wolfiens distingués. Déjà, cependant, il avait fait des infidélités à Leibniz pour Newton ; puis il avait lu et fort goûté les moralistes anglais, et il inclinait de plus en plus à la philosophie de l’expérience. Enfin il rencontra les écrits de David Hume, le célèbre sceptique écossais, et ce fut pour lui le trait de lumière : « Ce tut Hume, nous dit-il lui-même, qui me réveilla du sommeil dogmatique. » Il en était là lorsqu’il commença à s’occuper de Swedenborg, et l’on doit présumer que, dans les dispositions sceptiques où il était alors, le médium suédois allait trouver en lui un juge sévère. Cependant ce scepticisme même, qui portait sur le dernier fond des choses, devait le rendre précisément plus réservé, et aussi éloigné de nier sans examen, comme les vulgaires esprits forts, que de croire aveuglément comme les ignorants et les enfants.

Nous voici donc arrivé au coeur de notre récit. Quels sont ces faits étranges qui firent croire un instant au pouvoir surnaturel de Swedenborg, et qui imposèrent, sinon l’adhésion, au moins l’examen et le doute, à un esprit tel que Kant dans sa pleine maturité ?

Il y en a trois distincts, arrivés à des époques différentes, quoique à peu de distance l’un de l’autre ; ce sont, pour les distinguer par le nom, l’affaire de l’incendie de Stockholm ; l’affaire de la quittance perdue et retrouvée, et enfin l’affaire de la reine.

Voici d’abord l’affaire de l’incendie, telle qu’elle est rapportée par Kant dans sa Lettre sur Swedenborg [2] : « C’était en 1786 [3] que M. de Swedenborg, vers la fin du mois de septembre, un samedi, vers quatre heures du soir, revenant d’Angleterre, prit terre à Gothenbourg. M. W. Castel l’invita en sa maison avec une société de quinze personnes. Le soir, à six heures, M. de Swedenborg, qui était sorti, rentre au salon pâle et consterné, et dit qu’à l’instant même il venait d’éclater un incendie à Stockholm au Südermahn, et que le feu s’étendait avec violence vers sa maison. Il était fort inquiet et sortit plusieurs fois ; il dit que la maison d’un de ses amis, qu’il nommait, était réduite en cendres, et que la sienne propre était en danger. À huit heures, après une nouvelle sortie, il dit avec joie : Grâce à Dieu, l’incendie s’est éteint, à la troisième porte qui précède la mienne. Cette nouvelle émut fort la société, ainsi que toute la ville. Dans la soirée même, on informa le gouverneur. Le dimanche matin, Swedenborg fut appelé auprès de ce fonctionnaire, qui l’interrogea à ce sujet. Swedenborg décrivit avec détail l’incendie, son commencement, sa fin et sa durée. Or, le lundi au soir, il arriva Gothenbourg une estafette que le commerce de Stockholm avait dépêchée pendant l’incendie. Dans ces lettres, l’incendie, était décrit exactement de la manière qui vient d’être dite. Le mardi au matin arriva également auprès du gouverneur un courrier royal avec le rapport sur l’incendie, sur la perte qu’il avait causée et sur les maisons qu’il avait atteintes, sans qu’il y eût la moindre différence entre ces indications et celles que Swedenborg avait données. En effet, l’incendie avait été éteint à huit heures. »

Le second prodige attribué à Swedenborg est celui d’une quittance perdue et retrouvée miraculeusement. C’est encore le récit de Kant. « Madame Harteville, veuve du ministre hollandais à Stockholm, peu de temps après la mort de son mari, reçut de l’orfèvre Croon la réclamation du paiement d’un service d’argent que feu M. Harteville lui avait fait faire. La veuve était persuadée que son mari avait payé cette dette ; mais elle ne pouvait produire aucune quittance. Dans cet embarras, elle s’adressa à M. de Swedenborg. Après quelques excuses, on lui dit que, s’il avait, comme il le disait, le pouvoir extraordinaire de s’entretenir avec les morts, il voulût bien s’informer auprès de son mari si la réclamation de l’orfèvre était fondée. Swedenborg y consentit. Trois jours après, cette dame avait chez elle une société qui prenait le café ; M. de Swedenborg y vint, et lui dit avec sang-froid qu’il avait parlé à son mari ; que la dette en question avait été payée sept mois avant sa mort, et qu’elle en trouverait la quittance dans une armoire qui était à la chambre haute. La dame répondit que ce buffet avait été fouillé de fond en comble, et qu’on n’avait pas trouvé la quittance parmi les papiers. Swedenborg répliqua que le mari défunt lui avait écrit que, si on ouvrait le tiroir de gauche, on verrait une planche qui devait être déplacée, et qu’on trouverait ensuite une cachette où était serrée sa correspondance secrète avec la Hollande, et qui contenait aussi la quittance en question. Sur cette indication, la dame se rendit à la chambre haute avec toute sa compagnie. On ouvrit le buffet, suivant l’indication donnée, on trouva la cachette ignorée jusque-là, et les papiers signalés, au nombre desquels celui qu’on cherchait. On se figure sans peine l’étonnement de toute l’assistance. »

Ces deux récits nous sont rapportes par Kant ; le troisième, qui concerne ce qu’on appelle l’affaire de la reine, nous vient de deux sources différentes ; du côté de Swedenborg, le récit nous est rapporté par le général danois Tuxen, qui le tenait de lui-même ; du côté de la reine, le même récit est raconté par Thiébault, membre de l’Académie de Berlin, dans ses Souvenirs, et il le tient également de la bouche même de la reine. Or les deux récits s’accordent sur les faits essentiels. Voici le récit du général Tuxen.

« La reine ayant entendu dire qu’il y avait un homme qui s’entretenait avec les morts, désira le voir. Il lui fut amené par le comte Schefter. Elle lut demanda s’il était vrai qu’il eût commerce avec les morts, ce qu’il affirma... Là-dessus, elle lui demanda s’il voulait se charger d’une commission pour son frère mort récemment. - De tout mon coeur. - Alors la reine, accompagnée du roi et du comte, se retira avec lui dans une embrasure de la fenêtre et lui donna sa commission... Quelque temps après, Swedenborg retourna à la cour avec Schefler. La reine lui dit : « Avez-vous fait ma commission. - Elle est faite, répondit-il. Quand il lui eut communiqué le résultat, elle fut très surprise et se trouva mal. Revenue à elle, elle ne prononça que ces mots : « Voilà ce qu’aucun mortel n’aurait pu me dire [4]. »

Tels sont les faits. Quel jugement Kant en a-t-il porté ? On a remarqué, sur ce point, une contradiction entre ses deux écrits. Dans la lettre à mademoiselle de Knobloch, Kant semble considérer les faits précédents comme à peu près aussi attestés qu’on peut le désirer ; il rend compte de l’enquête qu’il a fait faire à Stockholm et à Gothenbourg par un de ses amis, et cette enquête est très favorable à Swedenborg. L’histoire de la reine est attestée par l’ambassadeur danois à Stockholm, et l’on a vu que nous avons nous-mêmes deux témoignages encore plus authentiques, celui de Swedenborg, et celui de la reine elle-même. Pour les autres faits, « son ami, dit-il, a pu le recueillir immédiatement sur les lieux. » En particulier, pour ce qui est de l’incendie de Stockholm, le même ami s’est informé de tout, « non seulement à Stockholm, mais à Gothenbourg, où il connaissait fort bien les principales maisons, où il a pu se renseigner de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins d’un fait arrivé depuis peu ». Évidemment, jusqu’ici, Kant est plutôt favorable qu’hostile, et en particulier pour ce qui est de l’incendie, il va jusqu’à la croyance la plus formelle. « Que dire contre la crédibilité de ce fait ? ... Il coupe court à tous les doutes imaginables. »

En 1766, au contraire, dans les Rêves d’un visionnaire [5], il ne parle plus des visions de Swedenborg qu’avec dédain, et il ne parait plus faire aucun cas de sa propre enquête : « L’auteur confesse avec humilité, dit-il, qu’il a été assez bon pour rechercher la vérité de quelques récits de cette espèce. II a trouvé, comme il arrive d’ordinaire, qu’il n’a rien trouvé. »

Et, après avoir rapporté plus brièvement les mêmes anecdotes que plus haut, il ajoute : « On me demandera sans doute ce qui a pu me porter à me charger du rôle indigne de répandre un peu plus des fables qu’un esprit raisonnable hésite à écouter avec patience. » Enfin, rapportant ces faits, qui, dans le premier récit, viennent des témoins eux-mêmes, il ne les donne plus que « comme des bruits publics dont la valeur est très peu certaine ».

Ces deux opinions si différentes ont donné lieu à un swedenborgien allemand, M. Tafel, de supposer que la lettre écrite à mademoiselle de Knobloch était postérieure aux Rêves d’un visionnaire, qu’au lieu de passer de la confiance au doute, Kant, au contraire, serait passé de l’indifférence sceptique à une demi-croyance, et cela après un examen et une enquête sérieuse des faits. Le fondement sur lequel il s’appuie est d’abord que la date assignée par le premier éditeur Jachmann est manifestement fausse, car cette lettre est datée de 1758, et les faits relatés vont au moins jusqu’en 1761 ; la lettre ne peut donc pas être antérieure à cette époque. Reste à prouver qu’elle est postérieure à 1766. M. Tafet s’appuie surtout sur la contradiction déjà signalée ; dans les Rêves, les faits sont donnés comme attestés seulement par la renommée ; or, dans la lettre, Kant semble dire que son agent tient sa version des témoins oculaires eux-mêmes : preuve que cette enquête est postérieure. En outre, dans la Lettre, Swedenborg dit â l’ami de Kant qu’il répondra à la lettre de celui-ci dans un prochain ouvrage qu’il va publier à Londres au mois de mai suivant. Or, suivant M. Tafel, Swedenborg n’aurait rien publié à Londres entre 1761 et 1769. Il s’agirait donc de cette dernière année ; et la lettre devrait être placée en 1768. Par conséquent, le scepticisme méprisant des Rêves d’un visionnaire n’est pas le dernier mot de Kant sur le swedenborgisme : il serait revenu, après un examen plus attentif, à une opinion plus bienveillante, et presque à une adhésion formelle.

M. Kuno Fischer, dans son livre sur Kant, a soumis l’opinion précédente à une discussion critique qui ne laisse absolument rien à désirer. Il donne surtout une preuve péremptoire qui rend toutes les autres inutiles : « J’avais écrit, nous dit-il, tout ce qui précède, lorsqu’un heureux hasard m’a fait faire connaissance d’une vénérable dame, arrière-petite nièce de l’amie de Kant, à l’obligeance de laquelle je dus la communication suivante : Amélie-Charlotte de Knobloch, née le 10 août 1740, épousa en 1763 le chevalier de Klingspor. La lettre de Kant adressée à mademoiselle de Knobloch ne peut donc pas être postérieure à 1763. » Elle est donc antérieure aux Rêves, qui sont de 1766. Ainsi les faits viennent prouver péremptoirement ce que la vraisemblance philosophique permettait déjà d’affirmer avec une entière certitude.

En 1766, en effet, nous l’avons dit, Kant était sceptique à la manière de Hume ; en 1770, il fondait la philosophie critique. Entre la période du scepticisme et celle du criticisme, est-il vraisemblable de supposer que Kant ait pu être un instant swedenborgien ? En outre, dans la Lettre, Kant parait évidemment ne pas connaître les écrits de Swedenborg ; dans les Rêves, au contraire, il nous apprend qu’il se les est procurés et fort cher (175 francs), et il en donne l’analyse. Quant à la contradiction des deux écrits, elle est plus apparente que réelle ; et ils diffèrent peut-être plus par le ton que par le fond des choses. Écrivant à une dame, naturellement plus disposée à croire à ces sortes de choses, il en parle avec plus d’égards. Écrivant pour le public, il a moins de scrupules ; ou plutôt, comme il le dit lui-même dans une lettre à Mendelsohn, pour ne pas se faire moquer de lui, il se moque lui-même de son sujet. Dans la Lettre, on voit déjà des marques de défiance, et au fond il incline au doute. Dans les Rêves, il ne nie pas d’une manière absolue, et il dit que l’impossibilité de la chose ne peut pas être plus prouvée que sa possibilité. Ajoutons une dernière raison, qui explique la différence : au moment de la Lettre, il était dans le fort de son enquête, il a écrit à Swedenborg, il en espère une réponse, il attend les éclaircissements, il doit donc encore suspendre son jugement. Dans les Rêves, il n’attend plus de réponse. Swedenborg n’a rien éclairci dans ses écrits, il s’est contenté d’affirmer ses visions sans en donner aucune preuve, sans faire appel à un témoignage précis et authentique. Enfin il est permis de supposer que, dans le premier moment, Kant lui-même, malgré son robuste scepticisme, a subi le charme, puis qu’à la longue son imagination s’est refroidie, et a tourné non-seulement à l’indifférence, mais à l’impatience et même à l’irritation. C’est ce que Kant nous apprend lui-même dans sa lettre à Mandelsohn [6] : « Comme par une curieuse enquête sur les visions de Swedenborg auprès de personnes qui avaient eu occasion de le connaître, par les moyens d’une correspondance ou en me procurant ses ouvrages, j’avais donné beaucoup à parler, je vis bien que je ne pouvais me débarrasser des incessantes questions qui me fatiguaient qu’en me déchargeant de la connaissance supposée de ces anecdotes. »

Il est à regretter que Kant n’ait pas été à même de pousser plus loin l’enquête critique qu’il avait commencée, et qu’il eût certainement conduite à bien, avec ses habitudes de sévère méthode, s’il se fût trouvé lui-même sur les lieux ; mais cette enquête, qu’il n’a pas achevée, a été continuée après sa mort ; et, au moins pour l’une des trois histoires merveilleuses que nous avons rapportées, nous pouvons mesurer la distance qui existe toujours entre la légende et la réalité. En effet, l’histoire de la quittance, dont nous avons raconté et dont Kant ne connaissait que le récit légendaire, nous est connue aujourd’hui par le témoignage du principal témoin, madame de Marteville (et non madame Harteville). Cette dame s’était remariée, et c’est son second mari, le général E., qui raconte d’après sa femme le récit véritable, qui reste encore assez singulier, mais non miraculeux. C’est là, pour le dire en passant, un exemple assez remarquable de la manière dont se forme la croyance aux miracles. Voici ce récit :

« Ma femme, dit le général E., eut l’idée de rendre visite à M. de Swedenborg. Entre autres discours, elle lui demanda s’il n’avait pas connu M. de Marteville. À quoi Il répondit qu’il n’avait pas pu le connaître. Il faut, que je dise ici en passant que l’histoire des 25,000 florins de Hollande est exacte en ce sens que ma femme était inquiète à ce sujet et n’avait pas de quittance à présenter. Toutefois, dans la susdite visite, il ne fut point fait mention de cela. Huit jours après, M. de Marteville apparut en songe à mon épouse et lui indiqua, dans une cassette de façon anglaise, un endroit où elle trouverait non seulement la quittance, mais une épingle à cheveux avec vingt brillants, que l’on croyait également perdus. Il était environ deux heures du matin. Pleine de joie, elle se leva et trouva tout à la place indiquée. Puis elle se recoucha et dormit jusqu’à neuf heures du matin. Vers onze heures, M, de Swedenborg se fait annoncer. Avant d’avoir rien appris de ce qui était arrivé, il raconta que, dans la nuit précédente, il avait vu plusieurs esprits, et entre autres M. de Marteville. II aurait désiré s’entretenir avec lui ; mais M. de Marteville s’y était refusé par la raison qu’il était obligé de se rendre auprès de sa femme pour lui faire faire une découverte importante. »

Si l’on compare ce récit à 1a légende rapportée plus haut, on volt combien la part du merveilleux y est diminuée, et, en particulier, combien l’intervention de Swedenborg y est amoindrie. Ici ce n’est plus Swedenborg lut-même, c’est madame de Marteville qui, dans un rêve, retrouve la place de la quittance. Ce n’est plus un fait de seconde vue ; c’est le fait si connu et si fréquent de la mémoire inconsciente. Tous les auteurs qui ont étudié les phénomènes du sommeil et de l’hallucination citent des cas semblables. Reste la coïncidence du rêve de Swedenborg avec celui de madame de Marteville et cet avertissement donné par l’âme du défunt, qu’elle était forcée d’aller rendre visite à sa femme. Mais c’est là un détail si puéril et si peu sérieux, qu’il est difficile de ne pas croire à quelque supercherie, et peut-être l’enquête poussée plus loin pourrait-elle nous apprendre que notre voyant avait quelque moyen de savoir ce qui se passait chez madame de Marteville. En accordant, d’ailleurs, l’authenticité des faits tels qu’on nous les donne, il ne resterait qu’une simple coïncidence de songes, s’expliquant par une préoccupation commune.

Quant à l’histoire de la reine, nous n’avons pas, comme pour la précédente, un moyen de contrôle aussi authentique et aussi précis ; mais on doit remarquer d’abord que la reine elle-même, qui racontait l’histoire dans les mêmes termes que Swedenborg, n’a jamais voulu croire à une communication des esprits ; elle a donc pensé que son secret avait pu lui être dérobé sans qu’elle devinât par quel moyen. En outre, voici quelques circonstances suspectes qui ont été rapportées après coup. Un ancien M. Gambs, ancien aumônier de la chapelle suédoise à Paris, écrivit, le t mai 1800, une lettre dans le Morgenblatt, où il invoque le témoignage de trois personnes distinguées vivant encore et qui ne réclamèrent pas. D’après leurs communications intimes, Swedenborg, instruit par le sénateur comte de Bréhé, président du conseil de l’Empire et père de l’un des témoins, de la correspondance secrète de la reine avec son frère, le prince le Prusse, put facilement révéler à la princesse un mystère dont il se serait procuré la connaissance en payant un homme de confiance. Tels sont les doutes qui planent sur la sincérité de Swedenborg dans cette affaire, et, sans nous autoriser à affirmer une supercherie, ils suffisent cependant pour nous mettre et garde contre une confiance trop naïve.

Reste l’histoire de l’incendie de Stockholm. Ici nul fil conducteur ; nous ne savons rien qui soit venu vérifier ou démentir le récit primitif de Kant ; il faut croire cependant quo lui-même n’a pas attaché grande importance aux témoignages qu’il avait d’abord recueillis, puisqu’il ne les mentionne plus dans son second écrit que comme des bruits publics dont on ne peut vérifier l’origine. Il est vraisemblable que là aussi, si l’on pouvait remonter à la source, on trouverait soit une version nouvelle du fait primitif, comme dans le premier cas, soit des circonstances suspectes, comme dans le second. Peut-être Kant lui-même, ayant poursuivi l’enquête que nous lui avons vu commencer, a-t-il eu des raisons de traiter légèrement, après examen, ce qui lui avait paru, au premier abord presque indubitable.

Quoi qu’il en soit, on voit, par les exemples cités, combien il est facile au surnaturel de s’emparer des imaginations et combien il est difficile de le surprendre en faute. La transformation rapide des légendes et la difficulté de remonter à la source, plus une certaine part faite à la supercherie, expliquent la plupart du temps ce que l’on appelle le merveilleux. S’il en a été ainsi au XVIIIe siècle, dans un temps de pleine et lumineuse civilisation, si la critique éclairée, soupçonneuse, active, d’un penseur libre tel que Kant n’a pu réussir à démasquer de faux prodiges qu’une illusion volontaire et involontaire protégeait contre une indiscrète curiosité, combien, à plus forte raison, a-t-il dû en être ainsi dans l’enfance des peuples, dans l’absence de toute science, de tout examen, et lorsque l’imagination populaire, ardente et naïve, non seulement est disposée à tout croire, mais invente elle-même, sans s’en douter, ce qu’elle croit. Nous avons pu, sur un seul point, à la vérité, mais sur un point précis et circonscrit, signaler le passage de la réalité à la fiction, la réalité elle-même étant déjà peut-être, dans l’imagination du principal témoin, mêlée de fiction. Ce qui s’est passé dans cette circonstance est l’image fidèle de ce qui se passe dans toutes les circonstances semblables, et, sans vouloir en aucune façon toucher à rien de respectable, nous pouvons dire, au moins pour ce qui est des prodiges purement profanes, qu’ils s’évanouiraient tous de la même manière devant les lumières de la critique, si elle avait toujours à sa disposition toutes les données du problème.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Paul Janet, « La critique et le spiritisme. Kant et Swedenborg », publié dans le recueil Les maîtres de la pensée moderne, Éd. Calmann Lévy, Paris, 1883, pp. 305-331.

Notes

[1Immanuel Kant von Kuno Pischer, (Mannheim 1860). - Supplement Zu Kant’s Biographie, von Imm. Tafel (Stuttgard, 1845). - Swedenborg, sa vie et ses écrits, par M Matter, Paris, 1863).

[2Traduite en français par Tissot, dans son volume Intitulé Anthropologie de Kant (Paris 1863), p. 345.

[3La vraie date est 1759. Kant la rétablit plus tard dans ses Rêves d’un visionnaire, preuve manifeste que ce second ouvrage est postérieur à sa lettre.

[4La version de Thiébault, c’est-à-dire de la reine elle-même, confirme, sur tous les points essentiels, celle de Swedenborg, rapportée par le général Tuxen. (Voy. les Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, par Thiébault, Paris, 1804).

[5Même Volume p. 370.

[68 avril 1766. Œuvres de Kant (éd. Rosenkranz), t. XI, p. 7.

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