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Préhistoire de la psychanalyse

Freud et Charcot

Rencontre autour de l’hystérie masculine

Date de mise en ligne : samedi 1er février 2003

Auteur : Agnès SOFIYANA

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Il y a un peu plus de cent ans ... La médecine est dans tous ses états.

Fin du 19ème siècle, hiver 1882. Gambetta se blesse en manipulant une arme. Son médecin lui prescrit un alitement. Parce qu’on n’ose pratiquer une opération permettant peut-être de sauver l’homme d’état souffrant alors d’une inflammation du péritoine et d’une occlusion intestinale survenues à la suite de l’alitement, Gambetta meurt à 44 ans.

En 1883, Henri Bergson traduit "Les illusions des sens et de l’esprit" du philosophe John Sully, et Auguste Tripier, publie "Leçons cliniques sur les maladies de la femme", point de vue gynécologique de l’hystérie et de ses traitements physiologiques (c’est dans ces leçons que A. Tripier préconise pour le traitement de la femme hystérique, le massage jusqu’à l’orgasme, réactualisant ainsi les remèdes d’Hippocrate). L’année suivante, Edgar Bérillon publie "La dualité cérébrale et l’indépendance fonctionnelle des hémisphères cérébraux".

Fin 1884, le virus du choléra s’étend avec une célérité déconcertante sur la France, laissant derrière lui des milliers de morts et une preuve de plus de l’ignorance de l’homme face à la maladie. Parallèlement, la médecine fait le premier pas d’un long voyage : le 1er novembre 1885, au laboratoire de l’école normale de Paris, on applique pour la première fois la méthode préventive de Pasteur contre la rage, et quelques années plus tard, Alexandre Yersin, élève de Pasteur et explorateur des provinces du Mékong, découvre le bacille de la Peste et plante des milliers de quinquinas près de Hong Kong, sauvant ainsi des dizaines de milliers de gens.

Les bouleversements intellectuels foisonnent, les sciences et la culture connaissent des évolutions considérables : Les biologistes peuvent dorénavant observer l’intérieur des cellules grâce au microscope moderne ; Pour l’anesthésie, on commence à utiliser le chloroforme au lieu de l’éther ; Les premières voitures à vapeur circulent dans Paris, suivies de près des voitures à moteur diesel ; Le premier radio-télégramme est envoyé ; Le phonographe est inventé par le poète Charles Cros ; Les progrès de l’électricité font espérer un futur confort quotidien dans les foyers ; Les impressionnistes exposent (Degas, Pissaro, Monet, Renoir, Cézanne, Sisley) ; L’enseignement primaire est déclaré public, laïque et obligatoire par Jules Ferry et la loi sur la liberté de la presse est votée.

Au printemps 1885, Jean-Martin Charcot, professeur à l’hôpital de la Salpetrière de Paris, commence ses travaux sur l’hystérie traumatique, notamment chez l’homme, qui dureront jusqu’en 1891. Six mois plus tard, en octobre 1885, Freud arrive enfin à Paris et s’enthousiasme de faire un séjour dans le service du professeur Charcot, et ce jusqu’en mai 1886.

1. Freud & Charcot

Dès son arrivée, Freud est impressionné par Charcot, tant par ses qualités d’orateur que par les nouvelles interrogations que ses interventions suscitent. Charcot semble aussi porter une attention particulière au jeune Freud, alors âgé de 29 ans. Il lui propose, en effet, en décembre, de traduire en Allemand le tome III de ses leçons sur les maladies du système nerveux. Celui-ci doit aussi contenir en annexe quelques compte-rendus du Dr Babinski et de Gilles de la Tourette, respectivement médecin chef et interne à la Salpetrière.

Parmi les leçons du tome III, on trouve les premières leçons de Charcot sur l’hystérie chez l’homme et plus particulièrement six cas d’hystérie traumatique. Alors que Freud assiste assidûment aux leçons du mardi, Charcot fait régulièrement référence à ces six cas et plus précisément à deux d’entre eux : des monoplégies brachiales hystéro-traumatiques. Ces deux études de cas font l’objet de quatre leçons du tome III - 19ème à la 22ème - et datant d’avril et mai 1885. Il apparaît que les leçons de Charcot auxquelles a assisté Freud n’ont pas été retranscrites ...

Freud écrit dans la lettre du 24 novembre 1885 adressée à Martha Bernays « aucun autre homme n’a jamais eu autant d’influence sur moi » et poursuit en avouant son humble ambition d’ « apprendre à comprendre au cours d’une longue existence quelque chose de notre vaste monde  ». De quelle sorte d’ influence s’agissait-il et de quel monde parlait-il ?

Nous prendrons des exemples tirés d’autres leçons pour argumenter des invariants caractéristiques que Charcot a repéré pour construire une étiologie de l’hystérie traumatique. Nous verrons enfin comment la lecture et le travail de traduction des leçons précitées aurait pu inspirer à Freud les prémisses de quelques conjectures sur la présence d’un clivage possible de l’esprit et sur l’existence d’un terrain favorable à la conversion hystérique.

2. L’hystérie traumatique

Tout d’abord, retraçons rapidement un historique de l’hystérie, afin de comprendre pourquoi les travaux de Charcot et de son équipe ont eu l’influence que l’on sait sur l’étiologie de l’hystérie.

Depuis le Grec Hippocrate de Cos et son école (4ème siècle avant JC), il existe en médecine un courant de pensée qui envisage dans le malade, ou dans l’homme qui souffre, un individu atteint à la fois dans sa chair (soma) et dans son esprit (psuchê). Hippocrate connaît la maladie féminine dont il est question ici et lui donne le nom d’hystérie, du grec "hustera" qui signifie utérus, pour signifier l’origine des troubles de la malade. Dans le Timée, Platon définit l’hystérie comme une maladie organique d’origine naturelle, liée à l’absence prolongée de fécondation de la femme, et préconise le rapport sexuel, les travaux manuels et la grossesse.

Au Moyen-Age, l’idée de psychosomatique a disparue. La religion exclue le sexe et la jouissance comme remèdes sains (saints ?). La dualité Dieu/Satan détermine dorénavant la morale et la femme hystérique est alors considérée comme une sorcière, envoûtée par le malin, éventuellement soignée par des exorcistes, plus souvent purifiée par le feu.

A la Renaissance, sous l’impulsion des médecins anglais, et au nom de la neurologie naissante, l’hystérie est de nouveau considéré comme une maladie aux causes internes et naturelles, venant d’un trouble nerveux du cerveau.

Autour de 1800, Philippe Pinel, médecin à la Salpetrière, fait paraître son "Traité médico psychologique de l’aliénation mentale", et introduit le traitement moral. Il sépare les agités des calmes et avec lui, l’insensé devient "sujet". Pour Hegel, "il appartient surtout à Pinel d’avoir découvert ce reste de raison dans les aliénés, de l’y avoir découvert comme contenant le principe de leur guérison et d’avoir dirigé leur traitement d’après ce principe". Pinel peut ainsi émettre l’idée selon laquelle l’hystérie est un désordre de l’âme conduisant à des troubles du corps.

Enfin, un siècle plus tard, rejetant l’idée populaire selon laquelle l’hystérique est une simulatrice de ses symptômes, Charcot et son équipe tentent de reconsidérer cette maladie et d’en déterminer méthodiquement les caractères invariants physiologiques ou non, puis d’en rechercher les mécanismes.

Des travaux de Charcot, ressortent quatre principales découvertes :

1. La cause traumatique de l’hystérie ;

2. Le caractère non nécessairement féminin de l’hystérie ;

3. La recevabilité des symptômes hystériques, en tant que non simulés ;

4. L’utilisation de l’hypnose comme traitement des malades psychosomatiques - la possible détermination psychique des symptômes organiques est reconnue à partir de 1885.

3. Deux cas d’hystérie traumatique chez l’homme : Pinaud et Porczenska

A l’époque où Charcot commence ses travaux sur l’hystérie, il reçoit essentiellement des femmes, ce qui corrobore les présupposés féminins de cette maladie. Cependant, il reçoit quelques hommes, de plus en plus nombreux, qui présentent des symptômes identiques à ceux des femmes hystériques, excepté peut-être l’incident apparemment déclencheur de ces symptômes : les malades masculins arrivent dans le service de Charcot atteints d’une paralysie d’un membre survenue à la suite d’un accident ou d’un choc ...

Nous retenons ici les deux cas qui sont analysés dans les leçons 19 à 22 du tome III des œuvres complètes de Charcot :

1) Pinaud, 18 ans, maçon, fait une chute d’un toit (environ 2 mètres) et reste sans connaissance. Lorsqu’il reprend conscience (sic) il constate quelques contusions à son genou gauche et se réveille quelques jours plus tard avec le membre supérieur gauche paralysé. Plusieurs mois après, Pinaud atterrit dans le service de Charcot à la Salpetrière.

2) Quasiment dans le même temps, Porczenska , 25 ans, cocher de fiacre, est projeté sur les pavés parisiens par un cheval turbulent et se relève immédiatement, avec quelques bleus sur l’épaule droite. Quelques jours plus tard, il se réveille avec un membre supérieur droit, je cite, « flasque, pendant, inerte, incapable de tout mouvement, à l’exception toutefois des doigts de la main ». A l’instar de Pinaud, il est hospitalisé à la Salpetrière quelques mois après et on diagnostique une monoplégie avec anesthésie locale.

Ces deux cas cristallisent déjà un invariant : le laps de temps qui s’écoule entre le choc traumatique et l’émergence des symptômes d’une monoplégie est étrangement long, de quelques jours à plusieurs mois, allant même jusqu’à un an chez certains cas. Il est probable que l’énigme entourant ce laps de temps ait pu éveiller chez Charcot quelques interrogations supplémentaires.

4. Démonstration de Charcot

A lire les compte-rendus des leçons du mardi et des autres interventions de l’équipe de Charcot, il apparaît que la rigueur scientifique était le mot d’ordre, ce qui ne pouvait que satisfaire l’avide exigence scientifique de Freud. En effet, le discours de Charcot met en évidence une méthodologie d’analyse médicale semblable à un raisonnement par épuisement des cas. Dans chacune des leçons des œuvres complètes, le médecin procède de la même manière, rigoureusement argumentée, décrivant exhaustivement les symptômes, excluant, par contraposée, certaines causes et aboutissant enfin à l’unique issue inexplorée, à savoir une cause purement psychique due à une "lésion dynamique" - terme suggestif et à la fois très vague :

 Charcot examine d’abord les éventuels antécédents familiaux et n’exclut pas les contingences héréditaires. Puis, il décrit de manière détaillée et exhaustive les symptômes du malade, y compris les moins intenses : vision partielle, odorat affaibli, sensibilité au chaud ou au froid, couleur et circonférence du membre paralysé ou atrophié, corrélation droite-gauche, description des sensations par le malade, récit du malade (fait relativement nouveau chez un médecin, Charcot écoute ses patients lui raconter leur histoire), etc.

 Puis, pour chaque symptôme décelé, il propose un catalogue des causes organiques possibles de la paralysie : lésion corticale en foyer, lésion spinale, lésion des nerfs périphériques, etc.. Il préconise divers remèdes connus : médicamentation, hydrothérapie, cures thermales, gymnastique intensive du membre ankylosé, électrothérapie, métallothérapie (dérivé lointain du magnétisme mesmérien), tous inefficaces, jusqu’à l’hypnose qui apporte une certaine amélioration des symptômes, voire leur effacement transitoire ou définitif.

 Finalement, face à l’échec des remèdes et à la non validité des hypothèses concernant les causes possibles, il conclut en rejetant toutes causes organiques, toutes lésions des centres nerveux et parachève sa démonstration en nommant les causes de ces paralysies hystéro-traumatique, des « lésions dynamiques ». Il valide enfin son idée avec l’argument spectaculaire qui fit la renommée mondaine des leçons du mardi : la représentation des hystériques et leurs comportements sous hypnose.

Dans la 19ème leçon, Charcot applique scrupuleusement ce raisonnement aux cas de Pinaud et de Porczenska et conclut par la mise en évidence de deux cas de monoplégie brachiale hystérique de cause traumatique.

5. Paralysie détaillée et absolue

En 1893, huit ans après son séjour chez Charcot, Freud publie un article intitulé « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques » [1] , dans lequel, sans citer de cas particuliers, mais en en faisant une synthèse structurée, il expose l’identification de deux invariants spécifiques de la paralysie hystérique : celle-ci est détaillée et absolue. On trouve dans les leçons de Charcot des arguments venant légitimer les conclusions de Freud :

 Paralysie détaillée. La surface ou le corps de l’hystérique est en patchwork. Dans les deux cas d’hystérie traumatique de Pinaud et Porczenska, le bras est insensible mais les doigts peuvent bouger. Il y a donc un découpage et une limitation des zones insensibles en désaccord avec la structure nerveuse. Charcot en fait la remarque :

« Vous voyez en effet que sur le dos de la main, la limite de l’anesthésie est marquée, du côté des doigts, par une ligne perpendiculaire au grand axe du membre, située à quelques centimètres au-dessus de la série des articulations métacarpophalangiennes, tandis que, sur la face palmaire, cette limite est représentée par une ligne parallèle au pli du poignet et située au-dessus de ce pli, à un centimètre environ. »  [2]

Le malade est donc ignorant de la topographie de l’anatomie et considère les éléments du corps selon leur représentation vulgaire ou populaire. On relève des arguments venant confirmer cette représentation du corps dans plusieurs cas de paralysie d’un membre et dans des cas de mutisme hystérique. Pour argument, l’exemple du cas d’un autre malade qui, s’étant blessé sur le côté gauche de la tête, développe une hémiplégie du côté gauche du corps - le lien de cause à effet paraît cohérent, considérant la dualité droite/gauche du corps, mais il y a une incohérence, non su par le malade, qui tient de la distribution croisée des nerfs issus du cerveau. Ajoutons l’exemple de cette mère ayant giflé son enfant et souffrant un an plus tard d’une paralysie de la main droite, exactement limitée à un gant.

 Paralysie absolue. Une fois déclarée, la paralysie, accompagnée d’atrophie ou non, se développe très rapidement et présente en peu de temps une intensité spectaculaire. Cette paralysie dure plus longtemps que la blessure réelle, s’il y en a une, et lorsque cette paralysie disparaît, parfois après un accès de colère ou après une crise, le membre retrouve sa mobilité aussi subitement qu’il l’avait perdue. De plus, l’intensité de la paralysie n’entraîne nullement une insensibilité d’autres éléments du corps en liaison nerveuse avec le membre paralysé, ce qui est de nouveau contradictoire avec les connaissances modernes de la distribution nerveuse.

6. Représentation mentale et idée d’impuissance motrice

Mais, là s’arrête les conclusions officielles de Freud, concernant ce qu’il aurait entendu du discours de Charcot.

Lisons de plus près le tome III des œuvres complètes de Charcot, que Freud a traduit partiellement. Dans la 21ème leçon, Charcot indique l’ouvrage de Russell Reynolds : « Remarks on paralysis and other disorders of motion and sensation dependant on idea », d’où il tire la remarque suivante :

« On sait fort bien sans doute que, dans certaines circonstances, une paralysie pourra être produite par une idée et aussi qu’une idée contraire pourra la faire disparaître ; mais entre ces deux faits terminaux, combien de chaînons intermédiaires restent dans l’ombre. »

Pour illustrer cette remarque, nous avons relevé dans les cas d’hystérie chez l’homme quelques arguments et nous aboutirons à ce que Charcot a nommé l’idée d’impuissance motrice du membre.

6. 1. Le membre paralysé comme élément détaché du corps

Dans la 19ème leçon, Charcot présente le cas d’un malade dont l’épaule droite a été écrasée entre le tampon d’un wagon et la locomotive d’un train. Le membre présente un aspect violacé et froid. Le malade est interrogé sur ses sensations : il explique qu’à la place de son bras, il a l’impression d’avoir un corps très lourd, qu’en portant la main gauche sur l’épaule droite, il sent que son épaule est aplatie - cette dernière perception est cohérente avec le choc traumatique, le patient se représente son épaule compressée, comme dans un étau, entre le wagon et la locomotive, donc aplatie.

Dans un autre cas de monoplégie hystéro-traumatique du membre inférieur, le malade traîne le membre paralysé lourdement après lui, comme s’il s’agissait d’un corps inerte, sans vie.
Dans les deux cas, les membres sont flasques, inertes, froids et amaigris.

Ces sensations - réelles ou symboliques ? - que décrivent ces malades ne sont pas sans évoquer l’idée d’un élément séparé du corps. La charge pondérale imposante du membre suggère la présence annexée d’un corps qui est devenu étranger, pénible à porter ou à supporter. L’aspect violet et froid du membre évoque l’apparence d’un corps mort, d’autant plus qu’il semble être séparé du reste du corps vivant du malade, par des lignes imaginaires, incohérentes avec l’anatomie (cf. 5 ).

Le traumatisme initial aurait donc eu comme conséquence de séparer, sectionner, détacher le membre atteint du reste du corps et étant détaché du corps vivant, le membre aurait ainsi développé toutes les caractéristiques du membre mort - par opposition à vivant - c’est à dire un aspect inanimé et aussi lourd et pesant que peut l’être un cadavre que l’on traîne (ou une réminiscence indésirable).

Il apparaît ici que la sensation du malade a plus à voir avec sa propre représentation des conséquences du traumatisme plutôt qu’avec les séquelles physiologiques d’un accident.

6. 2. La boule hystérique

Dans un cas de mutisme hystérique observé par Charcot [3], le malade explique par écrit qu’il « sent un obstacle au niveau du larynx ». Un autre malade atteint de mutisme hystérique a la sensation de la présence d’une boule dans la gorge. Après un massage de sa gorge, « il lui semble que la boule se déplace, descend et disparaît en même temps que son mutisme se dissipe ». Il s’exclame alors : « C’est fini, ma boule a disparu » et parle comme par le passé.

Ces cas de mutisme soulèvent l’existence d’une interprétation subjective du symptôme créant la paralysie : le malade est dépourvu de la faculté motrice du langage, excluant la possibilité de générer l’articulation de la parole et il se figure l’existence d’une singulière boule dans la gorge qui empêche cette articulation en étouffant le souffle venant de la poitrine pour alimenter la parole. Notons que la présence de cette boule imaginaire n’est pas sans rappeler la boule bien réelle qu’est la pomme d’Adam, caractéristique de la gorge masculine.

6.3. Idée d’impuissance motrice

Dans la 22ème leçon, Charcot insiste sur cette notion de représentation, qui s’applique autant au mutisme hystérique qu’aux monoplégies brachiales de Pinaud et Porczenska :
Il reprend l’idée, déjà ancienne en philosophie, que la pensée est la cause initiale de l’acte, du mouvement, et donc que la pensée d’un mouvement à exécuter est inéluctablement préexistante à la concrétisation volontaire de ce mouvement. Or, il constate que la pensée guidant le mouvement est altérée, dégradée ou affaiblie par une représentation mentale inappropriée ou inhibée, qui ne permet plus de se représenter le mouvement du membre.

"On sait que la production d’une image ou autrement dit d’une représentation mentale quelque sommaire et rudimentaire qu’elle soit, du mouvement à exécuter, est une condition préalable indispensable à l’accomplissement volontaire de ce mouvement. Or, il est vraisemblable que chez nos deux hommes, les conditions organiques qui président normalement à la représentation de cette image mentale ont été profondément troublées, au point de rendre impossible ou pour le moins difficile, en conséquence d’une action d’inhibition exercée sur les centres moteurs corticaux, par l’idée d’impuissance motrice ; et c’est à cette circonstance surtout que serait due, au moins en grande partie, la réalisation objective de la paralysie."

Charcot suggère donc que l’impossibilité du mouvement serait subordonné à une représentation mentale de cette impossibilité, qu’il désigne par l’idée d’impuissance motrice.
Charcot propose alors une démonstration par l’hypnose de la corrélation entre l’idée d’impuissance motrice et la paralysie :

Il pratique une hypnose sur une jeune fille "saine" et reproduit chez elle, par injonction, une monoplégie brachiale en tout point identique à celles de Pinaud et de Porczenska, segment par segment de membre et avec les mêmes délimitations singulières. Dans l’intention de montrer combien la paralysie est subordonnée à une représentation mentale de cette paralysie, il déparalyse la jeune fille, toujours sous hypnose - et manifeste par là, la possibilité de faire disparaître une paralysie hystérique par suggestion. Au réveil de la jeune fille, il lui assène un choc sur l’épaule droite en frappant brusquement dessus. La réaction est immédiate : « il lui semble que le membre frappé ne lui appartient plus, qu’il lui soit devenu étranger. »

Le signifiant du geste suffit donc à déclencher la paralysie qui avait été suggéré pendant l’hypnose. Charcot en déduit que la paralysie s’est manifestée sous hypnose parce que l’idée d’impuissance motrice avait été suggérée et que cette même paralysie s’est de nouveau déclarée, après le réveil de la patiente, parce que la frappe sur l’épaule a fait rejaillir l’idée d’impuissance motrice. La corrélation entre la représentation mentale subjective et la paralysie observée semble donc être expérimentalement vérifiable.

Les observations et la démonstration par hypnose viennent donc confirmer la pensée de Charcot selon laquelle les paralysies hystériques ne sont pas simulées par les patients, mais bien réels pour eux, puisque suggérées par une représentation mentale liée à l’idée d’impossibilité de mouvement du membre, d’impuissance motrice.

Charcot continue à explorer cette conception nouvelle de la paralysie hystérique, en explorant plus avant les liens possibles entre l’idée subjective qui empêche le mouvement et ce qui permet l’émergence du symptôme, à savoir le choc traumatique, car, pour lui, la paralysie hystérique est d’abord consécutive à un trauma, à un choc nerveux.

7. Idée parasite et obnubilation du moi

Charcot poursuit sa remarque :

« Nous savons que chez les sujets plongés dans l’état d’hypnotisme, il est possible de faire naître par voie de suggestion, d’intimation, une idée, un groupe cohérent d’idées associées, qui s’installent dans l’esprit, à la manière d’un parasite, restant isolés de tout le reste, et pouvant se traduire à l’extérieur par des phénomènes moteurs correspondants. »

Pour mettre en évidence ce qu’il nomme "le groupe cohérent d’idées associées", Charcot utilise de nouveau l’expérience hypnotique. Et il commence l’étude des suggestions hypnotiques par l’étude de la catalepsie, deuxième étape de l’hypnose (la première étape étant la léthargie, la dernière le somnambulisme), afin de montrer comment celle-ci permet d’insuffler une idée parasite et éventuellement d’agir sur cette idée.

Tout d’abord, Charcot définit le moi, comme synonyme de conscience, siège de l’accumulation organisée de l’histoire et des idées personnelles constitutives de l’individu. Son hypothèse est la suivante : Parmi les idées constitutives du moi, il existe une idée parasite, antérieure à l’idée d’impuissance motrice du membre. Lors d’un choc nerveux ou d’un trauma, cette idée parasite déclenche ou se transforme en une représentation mentale d’impuissance motrice du membre et vient se réaliser dans la paralysie effective du membre.

Par ailleurs, en 1876, Jules Bernard Luys (1828 - 1897), spécialiste de l’anatomo pathologie, retrouve Charcot à la Salpetrière. Ses travaux antérieurs sur les arcs réflexes mettent en évidence que sous hypnose, le cerveau est éteint instantanément et que l’individu réagit grâce aux activités réflexes, identifiables par leurs caractères automatique, involontaire et inconscient.

La démonstration de Charcot tient alors en trois points :

1) Sous hypnose, l’individu est donc assujetti à ses réflexes, automatiques et mécaniques, libres de tout contrôle du moi. La résurgence de l’idée parasite peut alors se manifester par des "actes de cérébrations inconscientes" - l’expression est de J. Luys, reprise par Charcot dans le texte - à savoir une paralysie.

2) Charcot hypnotise son sujet (éventuellement sain), lui suggère l’idée d’impuissance motrice du membre, engendrant ainsi une paralysie en tout point identique à celles de nos hystériques. Il déparalyse puis réveille son sujet. Puis, il produit un signifiant, rappelant l’idée dictée précédemment, par un geste imprimé sur l’épaule - ç’aurait pu être un mot, une image, un objet - et l’idée se réalise effectivement dans la réalité, comme un réflexe, de manière automatique et involontaire : le sujet reproduit la paralysie déterminée pendant l’hypnose.

3) Conclusion : la deuxième paralysie n’est possible que parce qu’il existait, au préalable, l’idée, à l’état d’empreinte dans le mental du sujet, de cette paralysie, et le choc, le geste réactive cette idée, comme un réflexe en réponse au signifiant éprouvé. Il vient donc de mettre en évidence l’existence antérieure d’une idée parasite, qui au moment du choc traumatique, s’affranchit du contrôle du moi et s’abandonne à l’idée d’impuissance motrice, involontairement, automatiquement.

Charcot appelle cette persistance de l’idée parasite, l’obnubilation du moi.

L’obnubilation du moi sur une idée parasite est donc la discrimination persistante de cette idée et son détachement du reste du groupe d’idées personnelles constitutives du moi. Charcot suggère que cette obnubilation du moi, rendue possible par l’hypnose, aurait pu être engendrée chez l’hystérique par le choc traumatique ou peut-être par un élément vu, entendu, appartenant à la scène traumatique - cet élément peut être la terreur éprouvée lors du trauma, ou quelque chose d’antérieur à la scène traumatique, mais que le trauma aurait réactivé.

Puis, il conclut :

« [...] En raison de l’obnubilation du moi produite dans un cas par l’hypnotisme, dans l’autre cas, ainsi qu’on l’a imaginé, par le choc nerveux, cette idée une fois installée, fixée dans l’esprit et y régnant seule, sans contrôle, s’y serait développé et y aurait acquis assez de force pour se réaliser objectivement, sous la forme de paralysie. »  [4]

Charcot ajoute ici la notion de développement, d’épanouissement de l’idée parasite, libre du contrôle du moi identitaire.

8. Rôle du sommeil & obnubilation du moi

L’obnubilation du moi étant mise en évidence par les expériences d’hypnose, il reste à comprendre l’inconstance du laps de temps qui s’écoule entre le choc traumatique et la paralysie.

Charcot relève que dans les récits que ses patients lui font des événements, il apparaît fréquemment que la paralysie survienne au réveil, or la troisième phase de l’hypnose, le somnambulisme présente des caractéristiques identiques au sommeil et Charcot va trouver là un lien de cause à effet, inédit pour la Salpetrière.

En effet, Charcot constate que le patient mis sous hypnose somnambulique réagit à la suggestion, de la même manière qu’il réagirait au rêve, c’est à dire en ne sachant pas qu’il rêve et par conséquent, prenant le rêve pour la réalité :

« Ces gens-là dorment, alors même qu’ils semblent parfaitement éveillés ; ils procèdent, en tous cas, dans la vie commune ainsi que dans un songe, plaçant sur le même plan la réalité objective et le rêve qu’on leur impose. » [5]

L’état de somnambulisme plonge donc le sujet dans un état cérébral identique à celui du sommeil, et le sujet réagit à la suggestion comme il le ferait d’un rêve : la limite entre rêve et réalité, entre imaginaire et réel, est effacée. Charcot en déduit que la suggestion imposée au sujet pendant l’hypnose est de même nature que ce qui lui a été révélé en rêve, pendant son sommeil, et qui avait déclenché la paralysie.

« Sans doute, ajouterai-je, ces deux hommes n’étaient pas en état de sommeil hypnotique au moment de la chute, non plus qu’à l’époque un peu postérieure où la paralysie s’est définitivement établie chez eux. Mais à ce propos, il est permis de se demander si l’état mental occasionné au moment de l’accident et lui survivant pendant quelques temps, n’équivaudrait pas, dans une certaine mesure, chez les sujets prédisposés comme l’étaient Porczenska et Pinaud, à l’état cérébral que déterminent chez les hystériques les pratiques d’hypnotisme. »

Ainsi, l’émergence d’une idée suggestive, hors hypnose, serait rendue possible par le produit (au sens mathématique) d’un choc nerveux et d’un état mental identique à celui du sommeil. Et ce que Charcot conjecture aussi ici, c’est que l’idée aurait se dévoiler au moment du choc, et se développer pendant le sommeil du sujet, en restant prégnant pendant l’état de veille sous la forme d’une obnubilation insue, pour enfin émerger après une nuit et se réaliser sous forme de paralysie.

9. Terrain favorable

Charcot va encore plus loin dans cette 22ème leçon, qui est particulièrement plus longue que les autres :

« Sans doute, chez nos deux hommes - chez le cocher, dans sa chute de voiture, chez le maçon lorsqu’il a sauté par la fenêtre d’un entresol - le choc matériel a été beaucoup plus énergique ; mais il s’agit là, en somme, que d’une question de quantité, non d’une dissemblance foncière, de telle sorte que l’on peut arguer d’une différence d’impressionnabilité des sujets. »

Le choc réel étant plus important en intensité que le choc imprimé par l’hypnotiseur, Charcot signifie que le sujet développe la paralysie parce que l’idée d’impuissance motrice était déjà présente sous forme d’empreinte, d’image imprimée, dans l’esprit du sujet. Charcot parle d’impressionnabilité du sujet, ce qui suggère l’existence d’un terrain favorable à l’émergence de l’obnubilation du moi.

10. Ce que Freud a pu entendre du discours de Charcot

Nous reprenons le cheminement intellectuel de Charcot, en sens inverse :

Le sujet présente une impressionnabilité particulière ;
Un choc traumatique vient réveiller chez le sujet un signifiant en sommeil ; le moi se fixe sur cette idée parasite ; l’obnubilation du moi se développe dans le rêve pendant le sommeil ; au réveil, surgit l’idée d’impuissance motrice qui, par une représentation mentale cohérente avec l’image que se fait le sujet de l’anatomie, va détacher, couper imaginairement un élément du corps pour le dire ; une paralysie détaillée et absolue se déclare.

Autrement dit, il existe chez certains sujets un terrain favorable à l’obnubilation du moi - une impressionnabilité particulière qui distinguerait dans une scène traumatique un élément précis et l’imprimerait, comme une empreinte laissée, dans le moi - celui de Charcot, pas encore celui de Freud.

Cette empreinte chargée d’affects, liée à la scène traumatique, prendrait la forme d’un groupe d’idées associées et plus exactement d’une idée parasite sur laquelle le moi cristalliserait. L’idée parasite se développerait ensuite dans l’esprit du sujet pendant son sommeil.

L’obnubilation du moi sur cette idée parasite produirait, après un laps de temps indéterminé, une idée d’impuissance motrice et ’’choisirait’’, en cohérence avec la représentation mentale des conséquences organiques du choc traumatique, un élément du corps pour dire cette idée.

Cet élément du corps serait alors détaché, isolé, comme l’est par ailleurs l’idée parasite, et subirait l’impossibilité motrice, d’où la paralysie ou le mutisme.

On peut ici se demander pourquoi l’obnubilation du moi vient empêcher un mouvement précis, et dans quelle mesure cette motricité inhibée semble être intimement liée à une réponse à une culpabilité inconsciente ou à un signifiant imprégné dans la scène traumatique ou dans un trauma antérieur à l’accident déclencheur.

Jean Martin Charcot changea ainsi les idées reçues de l’époque et jeta une petite graine appelée à germer dans l’esprit déjà curieux de Freud :

1. L’hystérie n’est pas un syndrome spécifiquement féminin ;

2. L’hystérique considérée jusqu’alors comme une simulatrice n’en est peut-être pas une puisqu’il est possible de déterminer une cause de la maladie, nommée "lésion dynamique" par Charcot, non physiologique mais psychologique.

3. L’obnubilation du moi, l’idée parasite, l’idée d’impuissance motrice, la représentation mentale ... toutes ces expressions indiquent explicitement le rôle majeur joué par les idées, et la pensée dans l’émergence des symptômes hystériques. On peut supposer ici l’attention particulière de Freud devant cette preuve de l’existence de maladies dont la cause est liée à un clivage de la psyché, mise en évidence par les expériences d’hypnose.

4. Charcot démontre également que la méthode de l’hypnose est un bon moyen d’accéder à cette zone d’ombre renfermant du savoir à l’insu du sujet et Freud adoptera cette méthode comme technique d’approche de cette zone d’ombre, qu’il nommera plus tard l’inconscient.

5. Enfin, la démarche heuristique de Charcot, examinant rigoureusement l’un après l’autre des cas particuliers de malades, aurait pu inspirer à Freud une méthode de recherche inductive d’invariants psychiques à partir de l’analyse de cas singuliers.

P.-S.

Ce texte a d’abord été présenté lors d’un Cartel dirigé par Jean-Claude Aguerre, membre actif de la lettre lacanienne (anciennement l’APEP), en février 2002.

Notes

[1Paru en français dans les Archives de Neurologie, n° 77, 1893.

[2Œuvres complètes, tome III, Charcot, p. 304

[3Gazette des hôpitaux civils et militaires, 12 janvier 1886, 23 avril 1886 et 22 juin 1886 ; Œuvres complètes, tome III, Charcot, appendice p. 483 et 26ème leçon recueillie par G. de la Tourette.

[4Œuvres complètes, tome III, Charcot, p. 355 - 356

[5ibid.

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