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Jacques-Joseph MOREAU (de Tours)

Erreur sur le temps et l’espace ; Développement de la sensibilité de l’ouïe ; Influence de la musique

Du Hachisch et de l’aliénation mentale (Chapitre I - § IV et V)

Date de mise en ligne : samedi 20 août 2005

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§ IV. - Troisième phénomène : Erreur sur le temps et l’espace.

Sous l’influence du hachisch, l’esprit peut tomber dans les plus étranges illusions relativement au temps et à l’espace. Le temps semble d’abord se traîner avec une lenteur qui désespère. Les minutes deviennent des heures, les heures des journées ; bientôt, d’exagération en exagération, toute idée précise de durée nous échappe, le passé et le présent se confondent La rapidité avec laquelle se succèdent nos pensées, l’état de rêverie qui en est la suite, expliquent ce phénomène ; car si le temps parait plus long que s’il était mesuré par des horloges terrestres, ce sont les actions ou les faits renfermés dans cet intervalle qui en reculent les limites par leur ampleur.

« Mahomet dit A. Delrieu, emporté soudainement par les fantaisies d’une vision, culbute une jarre d’eau qui se trouvait près de lui ; la chute avait presque vidé le vase, dès le commencement du somnambulisme du Prophète ; il aperçut toutes les merveilles du ciel et de la terre, et lorsqu’il se retrouva dans la vie mondaine, l’eau de la jarre n’était pas encore complètement écoulée. »

Le temps et l’espace se mesurent par des points intermédiaires qui sont comme autant de jalons que la réflexion pose entre deux limites extrêmes, entre le point de départ et le point d’arrivée. L’intervalle s’agrandit et peut acquérir des proportions indéfinies, en raison du nombre de ces jalons. Il faut que l’attention puisse se fixer d’abord sur un point, puis sur un autre pour les considérer, ensuite tous les deux à la fois.

J’étais encore assez peu familiarisé avec les effets du hachisch, lorsque un soir traversant le passage de l’Opéra, je fus frappé de la longueur du temps que je mettais pour arriver jusqu’au bout. J’avais fait quelques pas, au plus, qu’il me semblait qu’il y avait bien deux ou trois heures que j’étais là. Je fixai mon attention sur les personnes, qui étaient nombreuses, comme d’habitude ; je remarquai très bien que les uns me dépassaient, tandis que j’en laissais d’autres derrière moi... J’eus beau faire, je ne pouvais me désabuser. J’eus beau hâter le pas, le temps n’en marcha pas plus vite.

Il me semblait, en outre, que le passage était d’une longueur à ne pas finir, et que l’extrémité vers laquelle je me dirigeais s’éloignait à mesure que j’avançais. J’éprouvai plusieurs fois ce genre d’illusion en parcourant les boulevards. Vus à une certaine distance, les personnes et les choses m’apparaissent comme si je les eusse considérées par le gros bout d’une lunette d’approche.

Nous nous rappelons que M. Th. Gauthier, cherchant à apprécier la durée d’un accès de hachisch, « calculait qu’elle avait été d’environ trois cents ans. Les sensations s’y succédèrent tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible. - L’accès passé, dit-il, je vis qu’il avait duré un quart d’heure. »

Du phénomène que nous venons de décrire, nous pouvons rapprocher certaines idées extravagantes que l’on rencontre, parfois, chez les aliénés. On sait que quelques uns se croient âgés de cent, de mille ans. Il en est même qui se disent éternels.

La jeune dame dont j’ai parle, page 14, dans les premiers jours de son exaltation maniaque, ne croyait plus avoir d’âge. Elle s’imaginait avoir vécu à toutes les époques historiques vers lesquelles sa mémoire la reportait. - « J’eus une mesure colossale (je copie textuellement) ; auprès de Dieu et de moi, tout me parut petit, chétif et laid. Je reprochai à ceux qui m’entouraient de m’avoir volé la mesure du temps ; pour moi, il n’en est plus, leur disais-je ; mes jours et mes nuits s’écoulent comme des instants, trop rapides pour que je puisse mettre à exécution les vastes conceptions dont mon cerveau est plein. Je reniai ma mère, par cette raison que je ne pouvais avoir une mère plus jeune que moi, etc. ... »

L’action du hachisch ne saurait déterminer des convictions aussi erronées que celles que nous venons de signaler. Avec la conscience de soi-même, on apprécie facilement l’illusion dont les aliénés sont nécessairement dupes, et on évite d’en tirer, comme eux, des conclusions plus ou moins extravagantes. Toutefois, n’oublions pas que la source de cette illusion est la même dans tous les ces, et quelle n’est autre que l’excitation cérébrale.

§ V. - Quatrième phénomène : Développement de la sensibilité de l’ouïe ; Influence de la musique.

Le sens de l’ouïe, comme tous les autres sens, est rendu extraordinairement impressionnable par l’action du hachisch. Je ne saurais mieux faire, pour en donner idée, que de citer les paroles dont M. Th. G*** se sert pour caractériser ce phénomène, malgré la poétique exagération dont elles sont empreintes et qu’il est inutile de relever ; je cède au plaisir de les citer une seconde fois. « ... Mon ouïe, dit-il, s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs ; des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en moi, comme des roulements de tonnerre ; ma propre voix me semblait si forte que je n’osais parler de peur de renverser les murailles ou de me faire éclater comme une bombe ; plus de cinq-cents pendules me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines. Chaque objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un océan de sonorité où flottaient, comme des îlots de lumière, quelques motifs de Lucia ou du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves, etc. ... »

II faut attribuer, en partie du moins, à ce développement excessif de la sensibilité de l’ouïe, la puissante influence qu’exerce la musique sur ceux qui ont pris du hachisch. C’est ici vraiment que les expressions manquent pour peindre les émotions de toute sorte que peu faire naître l’harmonie. La musique la plus grossière, les simples vibrations des cordes d’une harpe ou d’une guitare vous exaltent jusqu’au délire ou vous plongent dans une douce mélancolie. Suivant même la disposition d’esprit où l’on se trouve, l’ébranlement moral se communique à l’organisme, les fibres musculaires et les fibres de l’âme vibrent à l’unisson, et il survient de véritables mouvements choréiques ou hystériformes.

J’ai constaté ces effets sur plusieurs personnes.

J’ai été témoin de leurs cris de joie, de leurs chants et aussi de leurs larmes et de leurs lamentations, de leur profond abattement ou de leur folle gaieté, suivant le mode harmonique dont on frappait leurs oreilles. Il y a plusieurs mois, 1’Expérience a publié un article dans lequel M. le docteur Carrière décrit avec l’esprit et la finesse d’observation qui le distinguent, l’état d’exaltation où il avait vu plusieurs élèves en médecine auxquels j’avais fait prendre du hachisch. - « Un confrère, M. le docteur..., désireux de connaître par lui-même les effets du hachisch, avala quelques grammes de dawamesc. La dose était minime, aussi s’écoula-t-il assez de temps sans que M... eût encore rien éprouvé d’extraordinaire. Cependant une voix de femme vient à se faire entendre. C’était celle d’une fille de service occupée à ranger des effets dans une chambre voisine de celle où nous nous trouvions. Cette voix n’avait rien de désagréable, mais c’est là tout l’éloge qu’on pouvait en faire. Néanmoins, notre confrère y prête une vive attention ; bientôt il s’approche de la porte de la chambre d’où venaient les chants, colle son oreille contre le trou de la serrure, afin de ne pas perdre une seule note. II reste ainsi sous le charme pendant près d’une demi heure, et ne se retire que lorsque sa syrène en cornette et en sabots eut cessé de se faire entendre. M... subissait à son insu l’influence du hachisch, et tout en avouant que jamais musique n’avait fait sur lui semblable impression, il ne pouvait se persuader que le hachisch y fût pour rien. Il ne changea d’opinion que beaucoup plus tard, alors que toute action toxique fut éteinte.

Pour ce qui me regarde, j’essaierais vainement de faire comprendre à quel point la musique m’impressionne, dans les circonstances que nous venons de dire. Agréables ou désagréables, gaies ou tristes, les émotions qu’elle fait naître ne sont comparables qu’à celles qu’on éprouve en état de rêve. Il ne suffit pas de dire qu’elles sont plus vives que dans l’état ordinaire ; leur nature est pour ainsi dire transformée, et ce n’est qu’en passant à l’état d’hallucination qu’elles atteignent toute leur énergie et peuvent déterminer de véritables paroxysmes de plaisir ou de douteur. C’est qu’alors, à l’action immédiate et directe de l’harmonie, aux sensations propres à l’oreille, se joignent les émotions bien plus vives et bien plus variées, résultant des associations d’idées que fait naître la combinaison des sons.

Un jour, j’avais pris une dose assez forte de hachisch. J’étais entouré d’amis intimes dont la bienveillance m’était connue. Je les avais priés de m’observer avec une scrupuleuse attention, de tenir fidèlement compte de mes paroles, de mes gestes, de l’expression de ma physionomie, etc. Je n’étais pas encore bien sûr de moi-même à cette époque, et je voulais, par le contrôle d’autrui, m’assurer de l’exactitude de mes propre observations. Arrivé à un degré assez haut d’excitation, et dans le but de modérer la fougue des idées et des sensations en leur donnant une direction unique, je priai une jeune dame, artiste d’une grande distinction, de se mettre au piano et de jouer quelque air triste et mélancolique. Ce fut la valse de Weber qu’elle choisit. Dès les premières notes de cet air si profondément empreint de douleur, je sentis comme un frisson me parcourir tout le corps ; mon excitation tomba tout-à-coup, ou plutôt changea brusquement de nature. Tout entière concentrée en moi, comme un feu intérieur, elle ne s’alimentait plus que d’idées tristes, de souvenirs affligeants, de tableaux plus lugubres les uns que les autres. Les physionomies de quelques unes des personnes qui m’entouraient reflétaient la teinte sinistre de mon imagination... Ces personnes n’étaient que sérieuses ; d’autres, qui riaient en me regardant, me semblaient faire des grimaces et me menacer ; elles m’inspiraient de l’effroi, et j’étais bien près de leur supposer des desseins hostiles à mon égard. Je fermai les yeux pour ne plus voir personne, je m’étendis sur un divan, je me recueillis de mon mieux pour être tout entier à mes impressions intérieures ; mais alors la tristesse, une sombre mélancolie, je ne sais quelle anxiété pénible, me gagnèrent tellement que je sentais ma poitrine comprimée au point de suspendre ma respiration : mes larmes coulèrent en abondance, et si j’eusse été seul, j’aurais poussé des cris. Je ne pus y tenir plus longtemps, et j’éprouvai le besoin de secouer tout cela comme un affreux cauchemar... La prière de Moise, de l’opéra de ce nom, ramena peu à peu le calme dans mon âme. Il me semblait que ma poitrine était débarrassée du poids qui l’opprimait. J’éprouvais ce bien-être physique et moral que donne le réveil au sortir d’un mauvais rêve, ou que l’on goûte à la suite d’un accès de fièvre. Je n’avais pourtant pas été dupe un seul instant de mes illusions ; mais ces illusions avaient eu sur moi l’empire de la réalité même. J’écoutai avec ravissement ces accents religieux qui éveillaient en moi des souvenirs que je croyais éteints depuis des années, de douces émotions, de celles que connaît seul le premier âge, et qu’étouffe si vite le doute et le scepticisme, dès nos premiers pas dans la vie réelle. Puis l’idée me vint d’aller m’agenouiller devant le piano, et là, dans l’attitude d’un profond recueillement, les yeux fermés et les mains jointes, j’attendis que la musique cessai de se faire entendre. - Un instant après, je me levai comme réveillé en sursaut ; mes oreilles avaient été, tout-à-coup, frappées par des airs de valse et de contre-danse ; jetant les yeux autour de moi, je m’étonnai un instant de voir tout le monde tranquillement assis : - Vous ne dansez pas ! vous pouvez écouter une pareille musique et rester en place, immobiles comme des statues ! ... L’expression était exacte, - c’est justement l’effet que produisaient sur moi toutes les personnes qui m’entouraient, et dont quelques unes, par leur roideur et la fixité de leur regard, me rappelaient cette belle et effrayante automate qu’imagina Hoffman, telle que Nathanael l’entrevit, un jour, inoccupée, les mains posées, sur une petite table, et les yeux invariablement dirigés vers lui. Je n’étais point dupe de cette singulière illusion, je l’attribuai à l’état d’agitation auquel je me sentais de plus en plus entraîné, et au contraste qui en résultait. Il me semblait que des courants électriques me passaient par tous les membres, et les forçaient de se mouvoir en cadence. C’est comme si j’avais été piqué de la tarentule. Je priai une dame de valser avec moi (c’était la maîtresse de maison). Je valsai pendant plus d’un quart d’heure, dans un état de demi-somnolence dont je rendrais difficilement compte, je sentais le parquet se dérober à chaque instant sous mes pas, durant un espace de temps que je ne pouvais mesurer. Il me semblait que ma volonté n’était pour rien dans le tournoiement rapide qui m’emportait, et que mon corps obéissait irrésistiblement aux impulsions sonores qui partaient du piano, comme le jouet de l’enfant se meut sous les coups de lanière dont il est frappé. Je ne manquai cependant pas une mesure, et j’échangeai quelques paroles avec la personne qui valsait avec moi.

Cet exercice quelque peu violent ne me causa pourtant pas le plus léger sentiment de fatigue ; néanmoins il provoqua une transpiration abondante, et amena ainsi plus rapidement la fin de l’accès, dont la durée en tout fut de quatre heures ou quatre heures et demie.

Pour expliquer les phénomènes que nous venons de décrire, évidemment il ne suffirait pas de dire que le hachisch excite, avive la sensibilité de l’ouïe. Les causes en sont beaucoup plus compliquées, et méritent d’être examinées chacune en particulier.

L’action de la musique sur les facultés morales à l’état sain, et dégagées de toute influence étrangère, peut être envisagée de deux manières distinctes : 1° au point de vue purement physique, ou, si l’on veut, organique ; 2° au point de vue intellectuel.

Nous aurons encore à l’envisager sous un troisième point de vue lorsque nous tiendrons compte des modifications apportées par le hachisch.

1° « La puissance, en quelque sorte générale de la musique sur la nature vivante, dit Cabanis, prouve que les émotions propres à l’oreille sont loin de pouvoir être toutes ramenées à des sensations perçues et comparées par l’organe pensant ; il y a dans ces émotions quelque chose de plus direct. Les hommes dépourvus de toute culture ne sont pas moins avides de chants que ceux dont la vie sociale a rendu les organes plus sensibles et le goût plus fin. Sans parler de ce chantre ailé, dont le gosier brillant est sans doute, à cet égard, le chef-d’œuvre de la nature, un grand nombre d’espèces d’oiseaux remplissent l’air d’une agréable harmonie ; plusieurs animaux domestiques et quelques races encore insoumises, paraissent entendre avec plaisir les chants de l’homme et les voix artificielles des instruments qui résonnent sous ses mains. Il est des associations particulières de sons et même de simples accents qui s’emparent de toutes les facultés sensibles ; qui, par l’action la plus immédiate, font naître à l’instant dans l’âme certains sentiments que les lois primitives de l’organisation paraissent leur avoir subordonnés... »

C’est cette action que nous avons appelée organique, parce que, en effet, elle semble tout entière concentrée dans l’organe auquel les sons s’adressent directement. C’est une sensation, et rien de plus, et cette sensation n’a de retentissement ni dans l’intellect proprement dit, ni dans la mémoire, ni dans l’imagination. Les organes sont plus ou moins aptes à l’éprouver, suivant une disposition originelle, ou bien acquise et développée accidentellement. Cette disposition peut se rencontrer même chez les idiots. On connaît le goût que quelques uns de ces pauvres êtres manifestent pour la musique. Cela n’est assurément pas aussi fréquent qu’on se l’est imaginé et qu’on s’est plu à le répéter dans ces derniers temps, où la musique, pour la cure radicale des maladies mentales, a été mise de mode ; mais enfin cela se voit quelquefois. Au reste, le seul exercice d’une faculté quelconque est toujours accompagné de bien-être et d’une jouissance à laquelle nous finissons, il est vrai, par ne plus prendre garde, à cause de l’habitude, mais qui n’en est pas moins réelle et vive quand il y a eu arrêt momentané dans cette sensation et qu’elle vient à reprendre. On sait que le sourd de naissance, Honoré Trézel, les premiers jours qui suivirent le développement de son ouïe furent pour lui des jours de ravissement. Tous les sons, les bruits mêmes lui causaient un plaisir ineffable, et il les recherchait avec avidité (Magendie).

La surexcitation que le hachisch cause à tout le système nerveux en général parait se faire sentir plus particulièrement à la portion de ce système chargée de la perception des sons. Nous l’avons fait remarquer précédemment : l’ouïe acquiert une délicatesse, une sensibilité incroyables. Les sons retentissent jusque dans le centre épigastrique ; ils dilatent ou compriment la poitrine, accélèrent ou ralentissent les battements du cœur, remuent convulsivement tout le système musculaire, on le jettent dans l’engourdissement.

2° Il est un autre mode d’action de l’harmonie auquel principalement il faut rapporter l’influence qu’elle exerce sur l’économie vivante. Les sons ont le pouvoir d’éveiller nos souvenirs, de provoquer certaines associations d’idées, qui, à leur tour, mettent en jeu nos affections. Dans ce cas, ils s’adressent bien plus à notre entendement, à notre imagination qu’à notre sensibilité. Pour sentir la musique, il faut la comprendre. N’est-ce pas a dire que les sons ne doivent pas être pour nous lettre morte ; qu’à chacun d’eux, ou du moins aux différentes combinaisons raisonnées dans lesquelles ils entrent, il faut associer des idées ? Là est tout le secret de la puissance de l’harmonie. Quelque belle que soit la musique d’un opéra que nous entendons pour la première fois, si les paroles n’arrivent pas jusqu’à nous, si nous ne les comprenons pas, si au moins nous ne saisissons pas les situations, l’intention, la pensée des acteurs, nous ne pourrons être que médiocrement impressionnés. Ainsi de la musique instrumentale, qui n’arrivera jamais à exciter notre enthousiasme si nous ne pouvons suivre la pensée du compositeur dans ses diverses transformations harmonieuses. C’est en vain que vous ferez entendre les œuvres les plus remarquables de nos grands artistes à des individus dont les habitudes, les mœurs politiques et religieuses, diffèrent essentiellement des nôtres ; vous les trouverez indifférents, parce que ces œuvres leur parleront une langue qui leur est étrangère et qu’ils ne comprennent pas. J’ai été témoin de quelques tentatives de ce genre en Orient, au Caire, à Constantinople, où notre musique militaire avait été introduite depuis plusieurs années. Rien n’égalait la parfaite indifférence avec laquelle elle était écoutée des Turcs et des Arabes, si ce n’est le plaisir extrême, l’avidité que montraient les mêmes individus à entendre les sons discordants d’une mauvaise flûte et d’une espèce de tambour de basque en usage parmi eux. Suivant certaines circonstances relatives aux temps, aux lieux, à la disposition de notre esprit, les plus simples mélodies, la musique la plus vulgaire, peuvent exercer sur nous une influence qui tient du merveilleux, et dont l’imagination fait tous les frais. Il faut avoir passé quelques années loin de son pays, dans des contrées où rien ne rappelait l’image des personnes ou des choses parmi lesquelles on avait vécu, pour bien se rendre compte de la nature des impressions que peut faire naître l’harmonie. C’est alors que le plus mince ménétrier, exécutant des airs de la patrie absente, peut s’élever à toute la hauteur d’un Paganini. Évidemment l’harmonie n’a qu’une part bien minime dans les émotions qui vous saisissent ; les souvenirs, le travail de l’imagination, font tout.

Maintenant, si l’on veut se rappeler ce que nous avons dit de l’exaltation de la mémoire et de l’imagination par le hachisch, l’influence de la musique sera expliquée déjà en partie. On concevra que des idées, des souvenirs de deuil et de mort s’allient tout aussitôt à des airs tristes et mélancoliques, des pensées de bonheur à des airs gais, des souvenirs religieux à des airs religieux, etc., et que ces pensées, ces souvenirs exercent sur l’entendement une influence presque sans bornes. La réflexion étant anéantie, ou à peu près, l’âme s’abandonne tout entière et sans réserve à des impressions qui n’ont plus de contre-poids et que tout, au contraire, pousse à l’exagération.

3° - De la surexcitation de la mémoire et de l’imagination, surexcitation assez vive pour ne laisser que très peu de place aux impressions extérieures, jointe à l’excitation générale de l’entendement, au trouble des idées, naît un état mental particulier sur lequel j’ai déjà appelé l’attention, et qui n’est autre que l’état de rêve. Cet état modifie les sensations produites par l’harmonie, de telle sorte que, bien que venues de l’extérieur et ayant leur origine, leur point de départ dans le monde réel, elles ressemblent à ces créations imaginaires que développe l’état de rêve. Elles prennent, en un mot, tous les caractères des faits psychologiques que l’on est convenu d’appeler hallucination. Nous verrons plus tard qu’un état pathologique des organes de l’entendement peut être la source de phénomènes de ce genre.

De cette manière s’explique l’énergie des sensations, le ravissement, l’espèce d’extase que fait éprouver la musique à ceux qui ont pris du hachisch. La surexcitation de la sensibilité spéciale de l’ouïe, de la mémoire et de l’imagination, sur laquelle nous avons dit quelques mots en commençant cet article, serait impuissante à en rendre compte, si elle n’était, en quelque sorte, secondée par la modification mentale dont il a été question en dernier lieu. C’est là un fait d’observation intérieure que, du reste, on comprendra facilement si l’on se rappelle que les sensations et les émotions propres à l’état de rêve arrivent parfois à un si haut degré d’intensité et de puissance que rien dans la vie réelle ne sautait leur être comparé.

L’étrange influence qu’exerce la musique sur les facultés mentales lorsqu’elles ont été préalablement modifiées par l’action du hachisch, appelle naturellement notre attention sur une question qui bien souvent, a préoccupé les médecins d’aliénés. À toutes les époques, on a essayé d’agir sur le moral des fous par la musique. On a échoué ; mais les insuccès n’ont jamais profité qu’à ceux qui avaient tenté les expériences. On a fait de nouvelles tentatives, toujours en se promettant monts et merveilles d’un moyen thérapeutique que l’on veut trouver bon quand même, et qui semble hors d’atteinte de toute espèce de déconsidération [1].

La musique, pour l’homme sain d’esprit, est une source féconde d’émotions ; cela est incontestable. Mais en est-il ainsi lorsque nos facultés morales sont lésées ? C’est là une question qu’il importait de vider tout d’abord, et à laquelle cependant personne ne parait avoir songé ! ... Il en est une autre également importante, et qui n’a guère moins été négligée que la précédente, que personne ne s’est faite, celle-ci : S’il se rencontre des aliénés susceptibles d’être impressionnés par la musique, de quel genre de délire sont-ils atteints ? à quelle classe de malades appartiennent-ils ? ... C’était, à notre sens, procéder d’une manière bien peu rationnelle que d’appliquer un remède avant de connaître son mode d’action, ou même de savoir s’il était doué d’une action quelconque. En agissant ainsi, dans l’immense majorité des cas, selon nous, on a parlé à des sourds. Le sens et la longueur des discours, les formes oratoires ont pu varier, mais on ne s’en est pas moins adressé à des individus qui ne vous comprenaient pas, par la raison que la nature les a privés de la faculté de vous entendre. En outre, dans un petit nombre de cas, on n’a fait que fournir un nouvel aliment à l’excitation qu’on voulait calmer. Voici les faits sur lesquels nous appuyons ces deux propositions :

1° Les aliénés sur lesquels la musique exerce une influence réelle (bonne ou mauvaise, la question n’est pas là, pour le moment) sont excessivement rares. Je n’entends parler ici que des aliénés curables, depuis ceux qui offrent le plus de chances de guérison jusqu’à ceux qui en offrent le moins. Je fais abstraction des déments, qui, malheureusement, sont partout si fort en majorité. Restent les aliénés atteints de délire partiel et les maniaques. En vain nous chercherons, parmi les premiers, des individus accessibles aux impressions musicales. Nous n’en rencontrerons que parmi les maniaques, et encore parmi ceux-là seulement dont le délire ne dépasse pas la simple excitation.

Pour donner à notre pensée toute la portée qu’elle doit avoir, nous ajouterons que nous n’entendons pas parler seulement de l’excitation propre à l’état de manie, mais encore de celle qui survient parfois dans le cours d’une maladie mentale à forme partielle, et même aussi, quoique beaucoup plus rarement, dans la démence ; mais ce cas est loin d’être commun, et je ne le mentionne que par crainte d’être inexact.

C’est une remarque à faire que, parmi les aliénés, ceux-la seulement sont susceptibles d’être impressionnés plus ou moins vivement par la musique, qui, par l’état de leur esprit, ont le plus de ressemblance avec les individus qui ont pris du hachisch.

Depuis quelques années, comme chacun sait, on fait beaucoup de musique à l’hospice de Bicêtre. Plusieurs fois la semaine, cinq ou six cents aliénés assistent à de grands concerts, auxquels quelques uns d’entre eux, quand ils ont le bonheur d’avoir recouvré la santé, prennent quelquefois part, et dont les principaux acteurs sont recrutés parmi les épileptiques non aliénés, et parmi les vieillards dits reposants, qui, eux, sont chargés de la partie instrumentale.

Grâce au choix judicieux des morceaux qui composent le répertoire, et, par-dessus tout, au zèle infatigable d’un jeune professeur (M. F. Ronger, ancien élève de Wilhem) dont le talent distingué mériterait de briller sur un autre théâtre, ces concerts sont loin d’être aussi défectueux qu’on pourrait le penser, et la musique qu’on y exécute est faite pour impressionner vivement le genre d’auditeurs aux oreilles desquels elle s’adresse. Voyons donc le résultat, et, pour en juger par nos propres yeux, entrons dans la salle destinée aux concerts, et où retentissent, en ce moment, des airs de Gluck et de Lully, avec accompagnement d’orgue expressif, de violons, violoncelles, flûtes, etc. L’assistance est divisée en deux parties, qu’il est important de ne pas confondre. La première, la plus nombreuse, se compose des simples auditeurs ; la seconde, en tète de laquelle vous voyez l’orgue expressif tenu par le professeur de chant et la double file d’instrumentistes, ne compte dans ses rangs que des exécutants. Maintenant fixons notre attention sur toutes ces physionomies, dont l’âge, la nature de la maladie, la couleur des idées dominantes, varient si étonnamment les caractères. Seulement, passons les deux ou trois premiers rangs des exécutants ; il n’y a là que des épileptiques, nous n’avons point affaire à ces malades. N’êtes-vous point frappé de l’immobilité de tous ces visages, de l’impassibilité évidente, de l’indifférence complète avec laquelle tous ces individus que vous avez sous les yeux, écoutent, je devrais plutôt dire entendent la musique que l’on fait à leur intention, et dont les modes habilement variés s’adressent pourtant aux différentes situations de leur esprit ? Quoi ! le chant même de la Parisienne et les roulements des tambours ne sauraient les émouvoir ! Ne les perdez pas de vue un seul instant et dites-moi, en conscience, si vous pouvez saisir, quelque passager qu’il soit, le moindre signe qui révèle la puissance de l’harmonie sur ces pauvres cerveaux désorganisés ; si vous vous apercevez que ce lypémaniaque que vous voyez la-bas dans ce coin obscur, les yeux fixés vers le sol, le coude appuyé sur ses jambes entrecroisées et la moitié du visage caché dans la paume de la main, semblable au pensieroso de Michel-Angelo, si ce lypémaniaque, dis-je, a fait trêve une seule minute aux idées noires qui le préoccupent ; si cet autre, tout bouffi d’orgueil et plein d’idées de grandeur, a cessé de tenir la tète haute et de jeter autour de lui des regards de dédain et de mépris ; si ce jeune maniaque dont l’état incline vers la chronicité, a cessé un seul instant de marmotter entre ses dents, portant de droite et de gauche ses regards incertains, et gesticulant sans cesse de manière à importuner ses voisins. Je n’appelle pas votre attention sur cette foule de visages sans expression, masques de chair, dont l’intelligence s’est retirées. Ce sont de pauvres malades en démence, et ils ne sont là que pour faire nombre. II en est cependant quelques uns parmi eux qui écoutent avec une certaine attention ; vous les voyez même sourire lorsque la musique éclate avec force, et que le rinforzando est à son plus haut degré. Mais qu’est-ce que cela prouve ? que des individus en démence sont encore susceptibles d’émotions : qui en a jamais douté ? Avez-vous pour cela la prétention de les guérir avec de la musique ? vous n’y avez jamais songé. Qu’un pauvre dément écoute votre musique avec plaisir, avec passion, si vous voulez ; qu’il en fasse par lui-même, et d’assez bonne, comme cela se voit assez souvent ; tant mieux pour lui, assurément ; ce sont autant de douces distractions qui allègent son infortune, mais qui ne sauvaient, enfin, l’arracher à son incurabilité. Nulle harmonie, nul maestro, qu’il s’appelle Mozart, Beethoven ou Rossini, ne sauraient rendre l’intelligence à celui qui l’a perdue. Je concevrais encore la possibilité d’utiliser l’influence de l’harmonie, tant que les facultés ne sont pas affaiblies, dégradées, de rétablir, comme c’était l’avis des pythagoriciens et du philosophe de Genève, « l’harmonie intellectuelle par l’harmonie sensuelle » ; mais nous avons fait voir que les aliénés qui se trouvaient dans ce cas, les fous à idées fixes, étaient, par la nature du délire auquel ils sont en proie, complètement soustraits à cette influence.

Il est une autre classe d’aliénés, cependant, qui se trouvent dans le même cas, c’est-à-dire dont les facultés, loin d’être affaiblies, sont au contraire plus on moins exaltées, et dont quelques uns peuvent être impressionnés de la manière la plus énergique par le même moyen que nous avons vu échouer sur les malades livrés à des idées fixes ; ce sont, les maniaques à l’état de simple excitation. Nous avons déjà exprimé cette opinion, et je ne la rappelle ici que pour arriver aux faits sur lesquels elle est fondée. Ces faits sont en bien petit nombre. Deux seulement, dans l’espace de quatre années, ont pu être observés par nous. Ils sont relatifs à deux maniaques du service de M. le docteur Voisin, mon honorable collègue. L’un d’eux était atteint de paralysie générale, avec idées de grandeur, de force, de puissance, etc. Son état habituel était une vive excitation, qui n’allait jamais jusqu’à la fureur, et une gaieté inaltérable. L’autre, dont nous avons rapporté l’observation a la fin de ce travail, était également dans un état d’excitation habituel, avec idées ambitieuses, mais sans paralysie. Chez ces deux malades, le premier surtout, nous avons pu constater, à diverses reprises, une impressionnabilité vraiment extraordinaire, et dont l’action du hachisch nous a seule fourni quelques exemples. À peine les premiers chants venaient à frapper son oreille, que L*** se levait précipitamment du banc sur lequel il était assis, s’avançait au milieu de la salle, et là se livrait â une mimique en rapport avec la nature de la musique qui s’exécutait. Son visage extrêmement mobile, les yeux tantôt animés, tantôt abattus ou pleins de larmes, les gestes, les attitudes variées de son corps paraissaient exprimer vivement les émotions de son âme. Rien ne pourrait poindre l’énergie de sa pantomime, lorsqu’un chant guerrier se faisait entendre. C’était un soldat intrépide marchant à t’attaque d’une colonne ennemie, la baïonnette en avant, ou bien un cavalier monté sur un cheval fougueux, s’escrimant à droite et à gauche, repoussant de son sabre les ennemis qui l’environnaient... Toute cette ardeur, toute cette fougue tombait immédiatement lorsque les chants cessaient, et s’ils reprenaient sur un mode mélancolique, une expression indicible de tristesse, de découragement, de douleur, assombrissait son regard, semblait enchaîner tous ses mouvements. Les effets que nous avons observés sur le second malade différaient peu de ceux que nous venons de décrire. Ils étaient moins intenses, ce qui provenait sans doute d’un degré moindre d’excitation.

Nous ne possédons, comme nous l’avons dit tout-à-l’heure, que ces deux exemples de l’influence de l’harmonie dans le cas d’excitation maniaque. Ils seraient bien plus nombreux, nous n’en doutons pas, si, au lieu de faire de la thérapeutique musicale sur les aliénés en masse, d’essayer la puissance des sons et des rythmes indistinctement sur tous, quel que soit le genre de leur délire, ainsi que cela a été pratiqué jusqu’à ce jour, on eût soumis à cette médication mixte qui semble jouir d’une action tout à la fois physique et morale, ceux d’entre les aliénés auxquels on a pris soin d’interdire l’entrée des salles de concert, à cause du trouble que leur turbulence y apporterait infailliblement. De ce que nous venons de dire, tout le monde, je pense, conclura avec nous qu’il serait légitime d’espérer quelque succès dans le cas particulier que nous signalons. De la méthode suivie jusqu’ici, il ne faut attendre rien de bon ; l’excitation du maniaque ne peut que s’accroître et son état empirer.

P.-S.

Texte établi par Abréactions Associations d’après l’ouvrage de Jacques-Joseph MOREAU (de Tours), Du Hachisch et de l’aliénation mentale, Éditions Fortin, Masson et Cie, Paris, 1845.

Notes

[1Notre opinion sur ce sujet ressortira des quelques considérations dans lesquelles nous allons entrer : mais si nous devions l’exprimer dès à présent dans toute sa franchise et sa naïveté nous ne pourrions mieux faire que de répéter ces paroles d’un écrivain moderne : « La musique, comme moyen curatif, ne réussit guère qu’à l’Opéra-Comique. Là, on guérit la folie avec une romance, la fièvre avec un solo de flûte, le choléra morbus avec un air varié de trombone : c’est fort ingénieux. - Mais nous avons maudit souvent la harpe de David et l’hypochondrie de Saul, qui ont manifestement produit toutes ces billevesées. »

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